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Une économie sans déchets
Article mis en ligne le 18 janvier 2010

En généralisant l’écologie industrielle et l’économie de fonctionnalité, on pourrait limiter fortement la production de déchets tout en offrant des services de qualité.

Kalundborg. Chaque année, on vient du monde entier visiter ce petit port danois de 22 000 habitants, situé à l’ouest de Copenhague, au bord d’un fjord. Pas pour son centre-ville médiéval et sa singulière église à cinq tours. C’est l’expérience d’écologie industrielle qui a démarré là-bas dans les années 1960 qui suscite tant d’intérêt : progressivement, des échanges entre entreprises se sont en effet mis en place, qui ont permis de limiter drastiquement les gaspillages d’énergie et de matières premières. Une véritable « symbiose industrielle » est ainsi née, qui mime le fonctionnement des écosystèmes naturels.

C’est une voie intéressante - mais pas la plus aisée à mettre en oeuvre - pour tenter de bâtir un modèle de développement soutenable. Une autre piste explorée par quelques entreprises consiste à basculer dans ce qu’on appelle « l’économie de fonctionnalité », c’est-à-dire dans un système qui substitue la vente de services à la vente de biens. Revue de ces deux modèles, et des difficultés qui freinent leur généralisation à l’économie entière.

 D’importantes économies

A Kalundborg, la plus grande centrale électrique du Danemark vend de la vapeur à la raffinerie de pétrole voisine, laquelle lui vend en retour ses eaux usées qu’elle utilise comme eau de refroidissement. La centrale fournit également de la vapeur à la société de biotechnologies Novo Nordisk, à la société Gyproc, productrice de panneaux de construction en plâtre, et à la municipalité de Kalundborg, qui l’utilise pour son système de chauffage urbain. L’eau tiède rejetée par la centrale est quant à elle utilisée par une ferme piscicole à proximité. Tandis que l’unité de désulfuration de ses gaz de combustion lui permet de fournir du gypse à Gyproc, etc. Au total, 26 contrats d’échange de matières, d’eau ou d’énergie se sont mis en place au fil du temps, permettant des réductions tangibles de la masse de matières premières consommées : la symbiose industrielle de Kalundborg permettait déjà au début des années 2000 d’économiser 20 000 tonnes de pétrole par an, 200 000 tonnes de gypse, 15 000 tonnes de charbon ou encore de 2,9 millions de mètres cubes d’eau. Avec pour conséquence une réduction importante des émissions de gaz à effet de serre.

Ce principe selon lequel les sous-produits d’une activité deviennent les ressources d’une autre activité n’est pas neuf, ni utilisé seulement à Kalundborg, loin de là, mais rarement ce type d’échanges a été autant systématisé. D’où l’intérêt que cette expérience suscite dans le monde entier. Le potentiel d’une généralisation d’un tel système est en effet considérable. Ne serait-ce que si l’on considère la montagne de déchets que produisent les activités humaines : selon un récent rapport des Amis de la Terre (1), la moitié des matériaux potentiellement recyclables au sein des déchets résidentiels, commerciaux et industriels de l’Union européenne à 27 ont été incinérés ou enfouis sous terre en 2004. Si ces matières avaient été recyclées, c’est l’émission de 148 millions de tonnes de CO2 qui aurait pu être évitée, soit l’équivalent des émissions de 47 millions de véhicules chaque année en Europe. En outre, ces matières représentent une valeur monétaire potentielle de 5,2 milliards d’euros.

 De nombreux obstacles

Mais alors, qu’est-ce qu’on attend pour cloner Kalundborg ? Les initiatives intéressantes se multiplient, comme le parc éco-industriel de Devens, dans le Massachusetts aux Etats-Unis, ou celui de Burnside à Halifax en Nouvelle-Ecosse au Canada, mais elles restent des expériences isolées. Le développement de ce type de pratiques se heurte en effet à de nombreux obstacles. Et d’abord aux coûts de transaction qu’impliquent les relations entre des entreprises travaillant bien souvent dans des secteurs très différents. Ces relations nécessitent des échanges d’informations parfois jugées sensibles, et donc de la confiance. Quand il ne s’agit pas d’investissements d’infrastructures, comme un pipeline pour acheminer de la vapeur, par exemple. Ce système suppose donc un engagement de long terme entre deux entreprises, voire plus. Une gageure souvent dans le capitalisme actuel.

Autre difficulté : avant de les proposer à d’autres, il faudrait encore que les entreprises aient une connaissance précise des sous-produits que leur activité engendre, ce qui est loin d’être monnaie courante. C’est précisément pour lever certains de ces obstacles que l’un des groupes de travail du Grenelle de l’environnement préconisait la création de « places de marché » des déchets industriels. Le statut juridique de ces déchets est lui-même bien souvent un problème : leur remise dans le circuit économique est (à juste titre) très souvent réglementée, quand elle n’est pas tout simplement interdite.

Enfin, il semble souvent plus facile de créer ex-nihilo des parcs éco-industriels autour de cette logique d’échange que de la faire pénétrer dans des zones industrielles existantes. C’est pourquoi l’écologie industrielle peut en particulier trouver une application privilégiée dans les pays en développement pour y créer des conditions de production et de consommation durables, dans un contexte où les ressources naturelles sont bien souvent limitées.

 De la vente de biens à celle de services

L’économie de fonctionnalité, c’est l’autre voie majeure pour réduire l’impact environnemental des activités des entreprises. Il s’agit de faire évoluer leur modèle économique de la vente de biens vers celle de ser vices. Si les entreprises tirent de plus en plus leurs revenus des services liés à l’usage et à la maintenance de leurs produits, on peut s’attendre à ce qu’elles développent des efforts particuliers pour mettre au point des produits pérennes, modulables et recyclables, ou pour dématérialiser leur activité. Ce mouvement est déjà à l’oeuvre, mais il concerne pour l’instant beaucoup plus les entreprises dans les relations qu’elles entretiennent entre elles que les marchés de grande consommation.

Les exemples les plus aboutis se trouve sur le marché des pneumatiques et sur celui des photocopieurs. Ainsi Michelin a développé un service incluant la location de ses pneus aux entreprises de transport avec un tarif au kilomètre parcouru. La firme équipe aujourd’hui de cette façon 270 000 camions en Europe. Du coup, l’allongement de la durée de vie du pneu est devenu un enjeu primordial pour Bibendum. Grâce à l’innovation et à un service d’entretien adéquat assuré par ses techniciens, cette durée de vie a été multipliée par 2,5.

 La symbiose industrielle de Kalundborg

Autre exemple marquant, Xerox : 75% de ses revenus proviennent désormais de contrats de services auprès des entreprises, avec mise à disposition de photocopieurs ou d’imprimantes qu’elle reprend en fin de vie. Une évolution qui a poussé Xerox à simplifier au maximum les composants de son matériel, afin d’être plus facilement réutilisés. 90% d’entre eux connaissent ainsi une deuxième vie.

 La nouveauté contre la longévit

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Là encore, le développement de l’économie de fonctionnalité ne va pas de soi. En premier lieu parce que l’innovation telle qu’on la conçoit le plus souvent pousse à l’accélération du renouvellement des produits plus qu’à l’allongement de leur durée de vie et à leur modularité. Une telle course est évidemment insoutenable pour l’environnement, mais elle est au coeur de la dynamique de nombreux marchés, comme ceux du téléphone portable ou des baladeurs numériques, par exemple. Cette dynamique est d’autant plus compliquée à infléchir qu’elle s’appuie sur le désir de nouveauté des consommateurs, savamment entretenu par les campagnes de pub qui font de ces produits aux yeux des utilisateurs un outil privilégié de différenciation sociale.

Autre difficulté : les recompositions qu’une telle logique entraîne dans la chaîne de valeur. Afin de développer ses innovations à moindre coût, l’entreprise qui s’engage dans cette démarche doit maîtriser la conception de ses produits en amont en contrôlant ses approvisionnements. Mais, dans le même temps, elle doit également conserver la maîtrise de sa relation avec le client final, puisqu’une telle stratégie, pour être rentable, doit être inscrite dans la durée. Pour l’entreprise cliente d’un tel service, cela se traduit souvent par une perte de compétences et une dépendance accrue à l’égard de son fournisseur.

Enfin, le développement de l’économie de fonctionnalité bute, en particulier sur les marchés de grande consommation, sur l’attachement viscéral des individus à la propriété et sur son négatif, le moindre respect accordé aux choses qui ne leur appartiennent pas. Le groupe JC Decaux, qui gère les services de vélo en libre-service Velo’v de Lyon et Vélib’ de Paris l’a appris à ses dépens. A Paris, sur une flotte de 20 000 vélos au total, pas moins de 16 000 auraient été vandalisés, tandis que 8 000 auraient disparu depuis la mise en service de Vélib’ à l’été 2007.

Marc Chevallier

Alternatives économiques