« La main invisible du marché, c’est pour les Bisounours, c’est quand tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil. Faut arrêter : le marché, c’est la jungle. […] Les néolibéraux, c’est des grands malades, ces mecs-là ! Friedman et toute sa bande… C’est eux qui ont mis en place la politique économique de Pinochet, au Chili ! Et c’est enseigné dans toutes les écoles de commerce ! C’est des psychopathes ! »
Ces mots ne ne sont pas ceux d’un révolutionnaire, d’un cagoulé ou d’un énième prophète du Grand Soir. Mais de Régis Aubenas, un agriculteur responsable - pour son département - du secteur fruits de la très tiède FNSEA. Dans le dernier numéro de Fakir (N°44, avril 2010), on le découvre ainsi pestant contre Friedman, contre la déréglementation du secteur agricole et - de façon générale - contre ces politiques néo-libérales qui sont en train de le mettre sur la paille, lentement mais sûrement.
Intéressant ? Oh que oui ! Quand les plus productivistes en arrivent à de telles analyses, criant haut et fort que le secteur agricole et le système économique marchent sur la tête, c’est qu’il se passe quelque chose de décisif, non ? Que notre mode de production est devenu si évidemment nuisible et absurde qu’il n’est d’autre alternative que d’en changer ? Que la fuite en avant doit cesser, sauf à vouloir disparaître corps et biens ?
Cela, Jean-Pierre Berlan le dit depuis longtemps, le répète, le martèle, avec conviction et passion. Tu es d’ailleurs déjà au courant, pour peu que tu aies lu la première partie de l’entretien qu’il a accordé à A.XI (sinon, je t’encourage fortement à le faire ; ça se passe ici). Nul besoin, donc, de te redire que l’homme, ancien chercheur à l’Inra et auteur de La guerre au vivant – OGM et mystifications scientifiques [1], n’a de cesse de dénoncer un système nous poussant droit dans le mur. Ou de te répéter qu’il rue intelligemment dans les brancards et prône un ambitieux changement de paradigme. Mieux vaut lui laisser la parole…
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Pour vous, les « clones pesticides brevetés » sont souvent refusés pour de mauvaises raisons…
Je m’intéresse d’abord aux significations politiques et scientifiques des techniques. Dans le cas présent, je constate qu’on peut tout-à-fait obtenir l’équivalent des « clones pesticides brevetés » par d’autres moyens que la transgenèse. En particulier, par des moyens naturels. Si un tournesol est mis en contact avec un herbicide à des doses croissantes, il se produira un jour une mutation : un individu tournesol plus ou moins tolérant à cet herbicide verra le jour. Avec un travail de sélection et de pression sélective, on va rapidement obtenir un tournesol qui, de façon tout à fait « naturelle », va se transformer en plante tolérante au pesticide. De la même façon, aux États-Unis, les amarantes sont devenues « naturellement » tolérantes au Round Up à cause de l’usage très répandu de ce dernier. C’est un phénomène qui se produit tout le temps ; un insecticide peut par exemple devenir inutile parce que les insectes y deviennent résistants.
On ne peut donc reprendre certaines critiques « traditionnelles » contre les OGM - soit la critique de la manipulation génétique ou celle de l’ignorance des scientifiques - puisqu’on peut obtenir cette « plante pesticide » par des moyens naturels. Une bonne partie des préventions de ceux qui s’opposent aux soi-disant OGM tombent donc forcément. Au Cetiom [2], il y a ainsi des gens pour tenir ce discours : « Mais enfin, soyez logiques ! Nous obtenons une plante résistante à un herbicide par des moyens parfaitement naturels et vous venez nous chercher des poux dans la tête ? »
A partir de là, il devient clair que ce qui importe est le résultat, et non le processus pour y arriver. Je me fiche pas mal de savoir si une plante est transgénique ou pas, de savoir comment on l’a obtenue. La seule chose importante est qu’il s’agisse d’un clone. D’un clone pesticide. D’un clone pesticide breveté. Qu’il soit obtenu par transgenèse ou par des moyens naturels n’y change rien… En résumé : je crois que la signification politique, économique et sociale, le type de projet de société qui se profile derrière cette plante, sont absolument indépendants du moyen d’obtention. Et il s’agit bien d’une industrialisation de l’agriculture qui se poursuit toujours par des moyens nouveaux.
La recherche ne serait donc pas responsable ?
Il faut comprendre sur quelles bases repose l’institution. Parce que la recherche agronomique est une institution. C’est-à-dire qu’elle relève d’un système et doit faire corps avec ce que le système recherche. Quelle est la règle du jeu la plus fondamentale de notre monde ? Par quoi nos existences sont-elles dominées ? La recherche du profit.
Pourtant, lorsque je demande à des gens ce que produit Peugeot, ils répondent des voitures ; pour Aventis, on me parle de médicaments ; pour Michelin, de pneumatiques ; etc…
Sérieusement, vous croyez vraiment que Peugeot produit des voitures, Michelin des pneumatiques et Aventis des médicaments ? Bien sûr que non ! Ils produisent des profits. S’ils ne produisent pas de profits, ils ne peuvent pas produire de biens, qu’ils soient utiles, inutiles, toxiques, criminels, peu importe… La règle du jeu la plus fondamentale de notre monde, qui domine complètement nos sociétés, est donc bel et bien la production de profits.
Une fois que vous avez compris que toutes les institutions d’une société (et plus encore les grandes entreprises capitalistes, cotées en bourse) doivent contribuer à ce qui est sa règle de fonctionnement la plus fondamentale, soit la recherche du profit, vous vous rendez bien compte qu’il n’est pas question que la moindre d’entre elles puisse aller contre la règle du jeu de ce même système.
« Sérieusement, vous croyez vraiment que Peugeot produit des voitures, Michelin des pneumatiques et Aventis des médicaments ? Bien sûr que non ! Ils produisent des profits. »
De la même manière, il faut revenir sur les larmes de crocodile que les médias versent sur la faim dans le monde. Parce que la logique interne de notre système de production de profits signifie qu’on se contrefout du fait que les gens crèvent de faim. Tout ça, c’est bon pour amuser les gogos, faire des émissions et taper les spectateurs au portefeuille, les émouvoir et les culpabiliser. Mais en réalité, si ça produit du profit de les faire crever de faim, on fera du profit en les affamant. C’est d’ailleurs le cas.
C’est ce qu’on a appelé du beau terme de « biocarburants », qui sont en réalité des « nécrocarburants » : ils ont condamné des dizaines de millions de gens à la mort. C’est ce qu’explique Jean Ziegler, l’ancien rapporteur pour le droit à l’alimentation aux Nations Unies, qui tempête que les populations du Sud ne meurent pas de faim ou de mort naturelle, mais bien qu’elles sont as-sa-ssi-nées [3]. Par qui ? Par nos dirigeants, qui se sont lancés dans les biocarburants, par la FNSEA, par Monsanto et autres firmes, par le système financier, le FMI, la Banque Mondiale…
Revenons à la recherche. Comment voulez-vous que la recherche agronomique travaille sur la gratuité, alors que la règle du jeu est marchande ? C’est absolument grotesque de s’imaginer une seule seconde qu’elle va chercher contre le système qui la paye. Elle contribue donc au fonctionnement du système, à l’industrialisation du monde vivant et de l’agriculture. Et partant il est passablement absurde de vouloir le lui reprocher. Comme il faut éviter la critique consistant à présenter les chercheurs comme corrompus, vendus, etc. D’abord, c’est inexact. Et ensuite, c’est sans aucun intérêt. Parce qu’une fois que vous avez dit que la recherche publique est corrompue, vous n’avez rien dit. Certains sont corrompus, d’accord. Et alors ?
Non. Ce à quoi il faut s’intéresser, c’est la manière dont des gens qui pour la plupart ne sont pas corrompus, des gens qui ont pour beaucoup de hautes exigences envers le service public, leur métier et le rôle qu’ils aimeraient avoir dans la société, des gens pensant contribuer au bien-être de l’humanité et à mieux nourrir les hommes, c’est la manière - disais-je - dont ces gens ont intériorisé la règle du jeu du système. La manière dont ils vont d’eux-mêmes respecter et favoriser cette règle du jeu. Et la manière dont ils vont participer à l’extension du système marchand.
Ce qu’il faut découvrir, c’est pourquoi - et comment - ils le font spontanément, sans en être conscients (tout au moins, en général), contribuant finalement à faire fonctionner le système en sens exactement inverse de leurs souhaits originaux. C’est ce que j’appelle le syndrome du pont de la rivière Kwaï. Vous connaissez l’histoire, j’imagine ? Je résume quand même : pendant la Deuxième Guerre mondiale, les Japonais voulaient organiser le travail de prisonniers militaires britanniques dans un camp en Thaïlande, leur faire construire ce pont sur la rivière Kwaï. Mais ça ne fonctionnait pas, les soldats multipliaient les actes de sabotage, menés par le colonel Nicholson… D’abord torturé par les Japonais, Nicholson est ensuite réintégré dans le commandement de ses hommes prisonniers, pour peu qu’il réalise un bel ouvrage. A partir de là, il se met à construire le pont, jusqu’à devenir un parfait collaborateur du système : l’application stricte des règles de la guerre et des conventions internationales le transforme en instrument efficace des Japonais. Il faut toujours garder ce « syndrome du Pont de la Rivière Kwai » en tête, surtout quand on analyse des institutions.
En résumé : la plupart des scientifiques ont la conviction absolue de contribuer au bien-être de l’humanité ; mais ils ont aussi une capacité absolument ahurissante à se leurrer sur ce que le système attend d’eux, sur ce qu’ils font en réalité et sur ce à quoi ils servent.
Ces logiques de « servitude volontaire » représentent donc le ciment d’un système d’oppression ?
Exactement. Le système marchand doit s’étendre, mais aussi élargir et approfondir son emprise, pour que ses tentacules s’introduisent subrepticement dans tous les recoins de nos vies et les organisent. C’est en cours depuis très longtemps. C’est bien pour cela que la critique anarchiste des institutions me paraît de plus en plus intéressante et valable - celle de Chomsky par exemple. Il s’agit des seules personnes à s’être rendues compte que ce qu’on appelle « le progrès » est d’abord chaque fois le progrès d’une forme de servitude. À avoir compris que tant que les hommes ne prendront pas le contrôle de leur propre vie, c’est-à-dire un véritable contrôle de leurs moyens d’existence, le système les tiendra sous sa propre dépendance. Cela renvoie aussi à une réflexion de Marx, dans Le Capital, où il expliquait qu’on pourrait faire l’histoire des inventions en fonction des troubles sociaux ou des grèves ouvrières. La technique est clairement un moyen de contrôle social.
La biologie moléculaire en est une parfaite illustration. Tel que défini par la fondation Rockefeller au cours des années 30 (avec une mise en œuvre par cette même fondation entre les années 40 et 60), le projet de la biologie moderne est de développer de nouveaux moyens de contrôle social par la manipulation des particules infiniment petites du vivant. A la base, il s’agissait donc bel et bien d’un projet politique de contrôle social - d’ailleurs fortement teinté d’eugénisme (dans les années 30, tous les biologistes étaient eugénistes). Par la manipulation des particules du vivant, il s’agissait d’accroître le contrôle sur la société. Pourquoi ? Parce que toute forme de liberté - la sexualité humaine, par exemple - est éminemment dangereuse.
« Le système marchand doit s’étendre, mais aussi élargir et approfondir son emprise, pour que ses tentacules s’introduisent subrepticement dans tous les recoins de nos vies et les organisent. »
Les nanotechnologies sont l’aboutissement très clair de cette logique : cette problématique du contrôle social s’y exprime pleinement. Soit la possibilité de pouvoir (et de savoir) piéger les gens en tous lieux et à tous instants, avec les téléphones mobiles, internet, la carte bleue, les puces RFID, etc… Le contrôle du système sur la vie est en train de prendre des formes tout à fait effarantes. En réaction, je crois aussi qu’un nombre croissant de gens sont prêts à déserter le système, à essayer de retrouver des zones d’autonomie, même si l’appareil d’État s’y oppose.
Un bon exemple en est – au niveau agricole – la tentative de vaccination des ovins contre la langue bleue, c’est à dire contre la fièvre catarrhale [4]. En gros, l’État veut obliger les éleveurs ovins à vacciner leurs bêtes contre une maladie qui n’est pas transmissible à l’homme, qui serait transmise par un moucheron d’animal à animal. Problème : il y aurait 21 versions différentes du virus. Le vaccin auquel l’État a recours est donc probablement inopérant, parce que le virus aura de toute façon muté une fois qu’ils auront réussi à l’imposer. C’est idiot… En filigrane de cette histoire, on retrouve le monopole scandaleux de Pasteur Mérieux [5], une véritable catastrophe en France : c’est en partie à cause de lui qu’on vaccine à tour de bras dans ce pays…
Parallèlement à cela, les institutions étatiques cherchent à contrôler de plus en plus le bétail. En 2012, la Commission européenne prévoit que ne seront admis à la reproduction que les animaux inscrits sur un rôle spécifique, agréés et dument enregistrés par l’État. Ce processus de fichage systématique - donc, une fois de plus, de contrôle pur et simple du vivant - est parfaitement hallucinant. Surtout quand on sait que l’État fait essentiellement des conneries dans le domaine de l’élevage et de la sélection…
Tout ça pour quoi ? Soi-disant pour « améliorer la race ». Utiliser le terme « améliorer » permet de dissimuler la perte de caractères pouvant par ailleurs être intéressants. Je vous rappelle qu’une base fondamentale de la biologie est l’idée qu’une structure génétique donnée n’est jamais supérieure dans tous les milieux. Elle peut l’être dans certains, mais dans d’autres elle sera tout à fait affaiblie. C’est ce qu’on appelle « la norme de réaction ».
Il est donc nécessaire de se demander ce qu’on entend par « améliorer ». Par rapport à quoi ? Par rapport au système technique. Si nous remettons en cause ce système technique, leur amélioration ne sert à rien. Un certain nombre d’éleveurs d’ovins considèrent ainsi que l’ « amélioration » proposée est simplement la poursuite d’une fuite en avant. Ils se rendent bien compte - notamment parce que ça touche des espèces encore peu industrialisées, comme les moutons - qu’on veut les emmener là où ils ne veulent pas aller. Il y a donc des éleveurs qui résistent et qu’il faut soutenir, qui passent devant les tribunaux et doivent payer des amendes parce qu’ils ne veulent pas entendre parler de ça.
Un éleveur présent avec son troupeau tous les jours sait pourtant beaucoup mieux ce qu’il fait que des vétérinaires bureaucrates ou des laboratoires… Mais il ne peut pas faire ce qu’il veut, notamment parce qu’il est surveillé en permanence. Avec les systèmes de primes, les photos par satellite, les bordereaux de surveillance à remplir sans arrêt, le contrôle sur les agriculteurs est aujourd’hui absolu. Il sont constamment surveillés, fliqués, c’est une situation insupportable.
Mais la population rejette parfois cette fuite en avant. Par exemple, elle freine des quatre fers et du museau sur les « clones pesticides brevetés »…
Il y a en effet une résistance intuitive à ces nouvelles techniques, fondée sur un raisonnement clair et matérialiste. Si les gens n’en veulent pas, c’est d’abord parce qu’ils ne savent pas vraiment à quoi ça sert. Ils voient bien que les clones pesticides brevetés servent les profits de Monsanto et ils sentent aussi qu’il y a peut-être des dangers corrélés. Pourquoi prendraient-ils des risques pour que Monsanto fasse plus de profits ?
La plupart des gens refusent donc les « clones pesticides brevetés » sur cette base-là. Mais ils ne sont pas passés à l’étape suivante, celle de se dire : « Pourquoi refusons-nous cela ? Est-ce que nous ne sommes pas en train de poser une question beaucoup plus large, à savoir celle de la malbouffe et ses corollaires ? » C’est là que Bové, avec toutes ses ambiguïtés, intervient dans le débat. C’est là que d’autres types de questions émergent : « Est-ce qu’il ne serait finalement pas souhaitable qu’on réfléchisse à une autre façon de produire ? », par exemple. Ces questions sont en arrière-plan, certains les voient distinctement, d’autres moins. Mais tout le monde les pressent, au fond.
À partir de là, le rôle d’une résistance véritablement politique est d’élargir la brèche, de dire que le sujet réel du refus est beaucoup plus large que ça. Réfléchissez à la nature du monde moderne, à la dégradation écologique qu’il sous-tend, aux délires techno-scientifiques qui nous ont amené là… Réfléchissez par exemple au fait que vous utilisez votre téléphone mobile, et aux conséquences qu’il a sur votre vie : vous êtes constamment à disposition. Est-ce que vous avez envie d’être constamment à disposition ? Est-ce que vous n’avez pas envie, de temps en temps, d’être dans un endroit où on ne peut pas vous joindre, de ne pas être joignable pendant plusieurs jours ? Pourquoi est-ce que vous devriez être constamment à la disposition du système ? Il y a 15-20 ans, lorsque les firmes ont commencé à distribuer des ordinateurs gratuits à leurs cadres, ce n’était pas pour leurs beaux yeux, mais pour les avoir constamment sous la main. Pour les rendre dépendants et les contrôler en permanence. Avec l’ordinateur portable et le téléphone mobile, les gens se sont jetés spontanément dans la gueule du loup.
C’est sur ce genre de questions qu’on peut réfléchir, en partant du refus instinctif des « clones pesticides brevetés ».
Le combat semble pourtant perdu d’avance, aussi bien sur les nanotechnologies que sur les « clones pesticides brevetés »…
C’est vrai, ni les hommes politiques, ni les firmes ayant investi dans ces technologies ne reculeront. Côté nanotechnologies, ils vont continuer à avancer, imposer ces évolutions même si les opinions publiques n’en veulent pas. C’est pareil en ce qui concerne la transgenèse : cela représente un investissement bien trop énorme pour les firmes qui s’y sont engagées. Mais justement : plus elles ont du mal à faire passer la pilule, plus ça leur coûte d’argent. Et actuellement, c’est le cas - par exemple avec l’interdiction de certains « clones pesticides brevetés » dans quelques pays européens et sous la pression des opinions publiques. Nous leur avons déjà fait perdre beaucoup d’argent, et j’espère que ça va continuer.
Sur le long terme, pourtant, je pense qu’ils vont réussir leur coup. Progressivement. Depuis 2003, la Commission européenne a statué sur un seuil : elle n’oblige pas à mentionner sur les étiquettes la présence d’OGM quand celle-ci est inférieure au taux de 0,9 % [6]. Demain, ce sera 3%. Puis, un jour, plus personne n’y fera attention, nous serons mis devant le fait accompli. C’est la stratégie que les politiques, sous la pression des grandes firmes du secteur, utilisent : il s’agit de nous habituer à ça [7].
Je ne veux pas démoraliser ceux qui luttent, mais il faut bien voir qu’il y a une espèce de rouleau compresseur en marche. Avec des moyens absolument colossaux à sa disposition. C’est finalement admirable qu’on ait réussi à les contenir si longtemps [8]. La partie n’est pas encore tout-à-fait perdue, mais elle aurait beaucoup plus de chances d’être gagnée si les opposants utilisaient un vocabulaire précis. En utilisant l’appellation d’« Organismes génétiquement modifiés », ils vont forcément se faire avoir, puisqu’ils s’engagent sur la question technique. Il en va tout autrement si vous vous servez du terme « clone pesticide breveté » en expliquant ce qu’il y a derrière.
D’autres types de « clones brevetés » (non pesticides) sont souvent mis en avant par les promoteurs de l’industrie agroalimentaire. Le riz doré [9] par exemple…
Voilà. Ça, c’est le rêve. Cette idée que nous allons faire mieux que la nature, qui a quand même à peu près 4 milliards d’années d’expérience, d’essais et d’erreurs… Elle a pourtant à peu près tout essayé, conservant seulement ce qui fonctionne… Mais il faut quand même que nous jouions aux apprentis-sorciers… C’est d’autant plus dramatique que si on raisonne sur un plan strictement technique, il faut souligner qu’on sait faire autrement. On n’a pas besoin de tout ça. Je définis l’agronomie, ou l’agro-écologie, comme la science et l’art de faire faire gratuitement par la nature ce qu’on fait aujourd’hui à coups de moyens industriels ruineux. Ruineux économiquement, pour l’environnement, pour la santé publique, pour les agriculteurs, pour les paysages…
Il y a d’excellents exemples à donner de ces techniques agro-écologiques, incompatibles avec la règle du jeu - soit le profit à tout crin - du monde dans lequel nous sommes. Prenons-en un au Kenya, pays sous-développé, avec une absence de moyens qui pousse à la réflexion. Au Kenya, donc, le maïs se fait bouffer par une pyrale ; il s’agit d’un insecte foreur, une chenille rentrant à l’intérieur des tiges pour manger le maïs et qui peut détruire entièrement un champ. C’est d’autant plus embêtant que le maïs est aussi parasité par une plante qui s’appelle la striga, laquelle s’enroule autour des racines de maïs et détourne à son profit la photosynthèse.
On a évidemment essayé tous les moyens de la science moderne pour lutter contre ces fléaux ; mais les insecticides et les herbicides en sont incapables - en général d’ailleurs, les insecticides fonctionnent très mal en Afrique, parce que les générations d’insectes s’y renouvellent très rapidement et que les résistances apparaissent très vite. Un centre de recherche, l’ICIPE (Centre de recherche sur la physiologie des insectes et l’écologie), a alors vu le jour, résolu à travailler avec des méthodes intelligentes. Les membres de ce centre ont commencé par étudier toutes les associations de cultures pratiquées par les paysans au Kenya et dans l’Est de l’Afrique. Après plusieurs années d’études ils ont retenu une technique, qui consiste à cultiver en même temps que le maïs une légumineuse s’appelant desmodium.
Desmodium a quatre effets. Elle a d’abord une odeur désagréable, repoussante pour le papillon de la pyrale, lequel s’éloigne alors du champ de maïs ; il en sort d’autant plus facilement que, pour l’attirer à l’extérieur, on cultive autour du champ de maïs une bande de deux mètres de large d’une plante qu’il apprécie beaucoup, l’herbe à éléphants (penicetum purpureum). Le papillon de la pyrale sort donc du champ de maïs parce que ça sent mauvais et que ça lui est désagréable, il voit l’herbe à éléphants, il aime ça, il pose ses œufs dessus. Les chenilles se développent et mangent un peu les feuilles, puis, au bout d’un moment, une fois grosses, elles rentrent à l’intérieur des tiges de la plante. Là, la plupart d’entre elles sont détruites par le mucilage [10] agressif que produit cette plante (qui est en outre une très bonne plante fourragère, donc une très bonne plante pour l’élevage). Exit la pyrale : vous la contrôlez de cette façon.
En outre, la fameuse striga ne pousse pas en présence de desmodium. Peut-être que desmodium émet des substances qui inhibent la germination des graines de striga ? En tous cas, vous voilà débarrassé de la striga. Et vous avez en plus réussi à faire ce dont tout agronome rêve, c’est-à-dire d’associer une légumineuse et une graminée. Desmodium (la légumineuse) apporte donc la petite usine d’engrais au pied du maïs. Enfin et pour ne rien gâcher, desmodium est aussi une plante de couverture, qui protège les sols du rayonnement solaire et de l’érosion par ruissellement.
Voilà donc une technique qui protège les sols et qui permet aux paysans keynians d’avoir des récoltes fiables, abondantes, sans acheter ni engrais, ni pesticides, ni insecticide ou herbicide. Mais si on la regarde du point de vue dominant de notre société, c’est c’est à dire sous le prisme du PIB, donc des profits, il est évident qu’elle ne génère aucun profit. Au contraire : elle produit du bien-être. La contradiction est absolue : le bien-être des paysans croît, mais le PIB décroît. Et l’État kenyan ne peut plus toucher de taxes sur les pesticides, les engrais et tous les intrants importés.
C’est pour ça que ce genre de techniques n’a strictement aucune chance de se développer chez nous. Il faudra qu’on soit vraiment dans le mur pour que la recherche agronomique finisse par chercher une autre manière de faire. Tant qu’il y aura des possibilités de poursuivre cette fuite en avant que j’ai décrite, le système refusera ces techniques différentes et toute forme d’alternative gratuite. C’est inscrit dans ses gènes. Parce que son but n’est pas de produire du bien-être. Parce qu’on s’en fiche, du bien-être. Parce que c’est finalement très bien, de leur point de vue, que les paysans kenyans crèvent pour que les entreprises fassent du profit…
Le
s alternatives ont donc peu de chances de s’imposer ?
Disons que l’un des enjeux essentielles - et c’est très difficile dans le monde dans lequel nous sommes - est d’arriver à présenter et à démontrer aux populations l’existence d’alternatives crédibles. Les gens doivent savoir et comprendre qu’il y a des modes de fonctionnement sociaux permettant de vivre beaucoup mieux, de mener une vie plus significative, plus intéressante, bien plus riche que la vie qu’ils mènent actuellement, et que ça vaut le coup d’essayer de réfléchir à ça.
Je lisais d’ailleurs dans le livre - critiquable sur le fond, mais intéressant sur le plan factuel - de Jared Diamond, Effondrement, qu’il y a des sociétés humaines, à Bornéo ou en Papouasie Nouvelle-Guinée, qui auraient 20 000 ans d’existence. Elles sont toujours au même endroit, elles ont mis au point des méthodes de culture et de contrôle démographique qui leur permettent d’occuper le même territoire depuis 20 000 ans sans le détruire. C’est absolument fantastique ! Quand on voit la façon dont toutes les différentes civilisations ont détruit le milieu dans lequel elles vivaient, qu’ils s’agisse des Grecs, des Aztèques, des Romains, des Babyloniens, des Mayas… Toutes ces civilisations n’ont duré que cinq à dix siècles, pas plus. Et le capitalisme industriel - et son agriculture industrielle - ne tiendra guère plus que les deux siècles d’existence qu’il compte aujourd’hui…
Il y a pourtant des gens qui partent du principe que la technologie va pouvoir tout résoudre, qu’une croissance infinie serait possible dans un monde fini…
C’est vrai, la technologie a résolu beaucoup de choses, notamment depuis Mathus. Celui-ci avait pourtant raison, quelque part : si la production agricole croit de façon arithmétique et que la démographie s’accroit de façon géométrique, il va forcément y avoir collision entre les deux. Soit des gens qui vont crever de faim parce qu’ « au banquet de la nature tout le monde n’aura pas sa place ». Malthus a eu tort pendant deux siècles ; peut-être moins aujourd’hui.
Il en va de la croissance démographique comme de la croissance économique : il faut arrêter de rêver, elles ne pourront se poursuivre indéfiniment. Parce que la croissance économique qui se fait par définition à un taux exponentiel, c’est-à-dire à un taux constant, va inévitablement dans le mur. C’est l’histoire que je raconte dans la préface du livre Écocide [11], celle du nénuphar qui double de surface chaque année sur son étang. À la 39e année, il a occupé la moitié de la surface de l’étang. D’où la question : quand occupera-t-il la totalité de la surface ? La 40e année, il ne lui faudra qu’un an de plus pour doubler encore de volume et occuper la totalité de l’étang. Ce qui est vrai du nénuphar qui croît de 100 % par an est vrai de toute fonction qui croît de 1, 2 ou 3 % : ça prend simplement plus de temps. S’il croît d’ 1 % par an, il lui faudra 72 ans ou 73 ans pour atteindre le doublement ; si sa croissance est à 3 %, il lui faudra 25 ans ; si elle est à 10 %, soit le taux de croissance de la Chine, il lui faudra sept ans seulement pour doubler.
Ce qu’il faut bien comprendre - prenons cet exemple - est que quand Attali propose de croître de 5 %, quand il prétend « libérer la croissance de 5 % », il sous-entend que notre PIB doublerait en l’espace de 15 ans. Ce qui signifierait qu’en l’espace de 15 ans, nous consommerions autant de ressources que ce que nous en avons consommé depuis les débuts de la Révolution industrielle. Soit depuis le moment où la croissance s’est instaurée au cœur de nos sociétés (puisqu’avec l’industrie, la croissance est devenue une nécessité). Dans les 15 prochaines années, le système détruirait autant qu’il ne l’a fait depuis deux siècles ? Pour citer Kenneth Boulding, président de l’Association des économistes américains, « celui qui croit qu’une croissance exponentielle peut continuer indéfiniment dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste ». Et il en va pour la croissance économique comme pour la croissance démographique.
Comment nourrir, alors, les plus de 9 milliards d’habitants de la planète prévus en 2050 ?
Avec des techniques agronomiques fondées sur la gratuité, avec la possibilité pour les paysans d’avoir accès à un minimum de terre - comme en Inde -, qui équivaudrait à environ un demi-hectare, on peut parfaitement s’en sortir. On peut très bien vivre sur un demi-hectare, voire moins. Des travaux ont été menés, basés sur le meilleur des techniques de jardinage européennes, asiatiques et africaines : ils ont prouvé que dans un milieu tempéré, avec deux ou trois mois d’arrêt de végétation, on peut vivre avec 450 mètres carrés par personne, de manière un peu frugale, avec un recyclage systématique et avec de l’eau. 450 mètres carrés, c’est très peu… Il n’est pas question, bien évidemment, de faire ça, mais cela montre bien qu’on a de la réserve pour nourrir la planète. Mais ce n’est pas du tout en cherchant vers la monoculture industrielle qu’on va résoudre le problème…
La situation aura bientôt tellement empiré qu’on n’aura pas d’autre choix que de se poser cette question : « Dans quel monde voulons-nous vivre ? » Il va falloir en inventer un autre. Ça ne se fera pas facilement. Mais c’est possible. C’est une évidence. Et le basculement finira par s’opérer. On peut, on doit passer à autre chose. Et il y a des gens qui étudient cela [12], qui explorent cela, certains agriculteurs bio, les agriculteurs biodynamistes… Il y a un potentiel de savoir et de savoir-faire détenu par ces gens aujourd’hui en marge et qui sont en fait les véritables héros de notre temps. Et le grand travail de demain pour réaliser un nouveau monde, une nouvelle société, sera de redonner confiance à chacun dans ses capacités de création et d’inventivité, de dialogue et de partage. Il faut réinventer le contraire du monde dans lequel nous sommes.
Notes
[1] Publié aux éditions Agone.
[2] Sur son site, le Cetiom se présente comme un « organisme technique de recherche et de développement au service des productions oléagineuses ».
[3] Il y a de fortes chances qu’on revienne sur ces questions d’ici peu, mais en attendant tu peux toujours « dévorer » le très bon livre de John Madeley, Le commerce de la faim - La sécurité alimentaire sacrifiée à l’autel du libre-échange (publié dans la collection Enjeux Planète), qui développe en détail comment les politiques néolibérales ont condamné plus d’un milliard de personnes à mourir de faim.
[4] Pour ceux qui veulent en savoir plus sur le sujet, c’est ICI.
[5] L’ancien institut Pasteur Mérieux, passé sous le contrôle de Rhône Poulenc en 1968, et qui s’appelle depuis 2004 Sanofi Pasteur, est la division vaccin du groupe pharmaceutique Sanofi Aventis. Il fournit - quand même - 25% du marché mondial de vaccins.
[6] L’étiquetage est désormais obligatoire lorsque le taux d’OGM dépasse 0,9% (la France a voté la loi depuis juin 2008), mais ne l’est pas dans le cas d’aliments « accidentellement contaminés » à un pourcentage inférieur. Cela montre surtout que les filières ne sont absolument pas hermétiques, et qu’on ne peut pas transiger avec les clones pesticides brevetés : soit on impose un moratoire absolu, soit on accepte qu’il y en ait partout (même dans l’alimentation « bio »), d’ici quelques années.
[7] On peut d’ailleurs se demander si la dissémination « naturelle » des OGM et la création d’une situation écologiquement irréversible ne sont pas une stratégie des promoteurs de ces biotechnologies : la question des seuils d’étiquetage montre bien qu’on a déjà perdu le contrôle sur cette filière. C’est par exemple par dissémination « commerciale » (importés par contrebande alors qu’ils étaient interdits, ce qui a obligé les gouvernements à les autoriser d’office afin de pouvoir les différencier des plantes classiques) qu’ils ont été imposés au Paraguay et au Brésil.
[8] Le « rouleau compresseur » attaque en ce moment sur tous les fronts : ainsi de la pomme de terre Amflora de BASF, du nouveau coton BT dont Monsanto souhaiterait inonder l’Inde et de l’autorisation par la Chine de la culture et la commercialisation de riz transgénique.
[9] Le « riz doré » serait modifié génétiquement pour produire de la vitamine A, pour combler l’une des carences essentielles en micronutriments dont souffrent les populations des pays du Sud. Ce qui n’est pas dit, c’est qu’il n’est nul besoin de transgenèse pour cela, mais seulement de diversifier les cultures.
[10] Le mucilage est une substance visqueuse produite par la plante.
[11] L’Écocide, ou l’Assassinat de la vie, préface au livre de Franz Broswimmer Une brève histoire de l’extinction en masse des espèces, également publié chez Agone, en 2010.
[12] Un seul exemple - fort connu au demeurant - parmi des milliers, l’action de l’association Kokopelli pour la