Le lobby de la chimie veut-il notre peau ?!
Article mis en ligne le 7 octobre 2014

Par Marion Rousset

Beaucoup de substances chimiques nous empoisonnent. Les industriels discréditent les études qui le prouvent. Grâce à des « experts » et à une rhétorique redoutable.

Quatre-vingt-neuf millions et des poussières : c’est le nombre de substances chimiques uniques inscrites au registre mondial du Chemical Abstracts Service (CAS), une division de la Société américaine de chimie. Des molécules que l’on retrouve un jour loin des éprouvettes qui les ont vues naître – dans l’eau potable, l’air frais du matin, les sources de vitamines, les crèmes de soin… Jusqu’au plus anodin ticket de caisse ! Certaines font figure de suspect n° 1 dans l’augmentation des cancers, des maladies neurologiques et du diabète, le recul de l’espérance de vie, la chute de la fertilité ou l’avancement de la puberté chez les filles. Et pourtant, rien ne change. Ou si lentement. Certes, la France a interdit le bisphénol A dans les biberons et l’interdiction sera étendue aux bouteilles en plastique, canettes ou boîtes de conserves au 1er janvier 2015. Mais la consommation de pesticides continue d’augmenter dans l’Hexagone. Simple retard à l’allumage des pouvoirs publics ? Si seulement…

« Les industriels allument des contre-feux pour neutraliser la connaissance et mettre en doute indéfiniment les effets sanitaires de substances toxiques », affirme la sociologue Annie Thébaud-Mony, qui publie en novembre un livre sur le sujet. « L’expérimentation animale est présentée comme non pertinente, les données humaines non-représentatives… » Ou l’art et la manière de réfuter les preuves existantes, de disqualifier leurs auteurs ou les biais qu’ils empruntent, mais aussi d’empêcher la réalisation d’études scientifiques, d’infiltrer les universités, de se constituer une écurie d’experts et de publier leurs travaux dans des revues scientifiques, de financer des projets de recherche mettant en avant d’autres causes de maladies, comme les comportements individuels et le patrimoine génétique… La méthode est subtile. Et son efficacité redoutable : à ce jour, 0,4 % seulement des substances chimiques font l’objet d’une réglementation particulière.

À chaque alerte sanitaire, les fabricants recyclent un savoir-faire désormais éprouvé qui consiste à contester la toxicité de leur produit. Pour les perturbateurs endocriniens, par exemple, ils procèdent « comme ils l’ont fait avec le Distilbène, le tabac, le changement climatique, les décharges nucléaires ou les pesticides », souligne le journaliste Fabrice Nicolino dans Un empoisonnement universel : par la mise en cause systématique des preuves scientifiques qui leurs sont opposées. Ces liaisons sulfureuses entre industriels et scientifiques débutent dans les années 1920 par un pari risqué : l’introduction du plomb dans l’essence. Au vu des connaissances de l’époque – le saturnisme (intoxication au plomb) est considéré comme un problème de santé publique depuis le XIXème siècle – l’idée aurait dû être écartée. Mais c’est compter sans l’inventivité tactique des firmes Du Pont et Ethyl Gasoline Corporation, qui auront raison des réticences. Leur trouvaille : transformer un petit consultant médical en figure d’autorité, payée en vue de faire taire les contradicteurs. Les deux firmes débloquent 150 000 dollars pour que Robert Kehoe soit propulsé directeur d’un laboratoire (au sein de l’université de Cincinnati) qui deviendra la principale source d’information sur le plomb aux États-Unis et à l’étranger. Sa méthode : exiger toujours plus de preuves de la toxicité du plomb. Et critiquer sans relâche les études les plus accablantes.

Les ficelles sont grosses, mais la recette fonctionne… Elle fonctionne même si bien qu’elle se propage à une kyrielle d’autres domaines. Et transforme l’industrie en usine à arguments. Celle du tabac, dont l’historien américain Robert Proctor retrace la « conspiration » dans un essai très documenté, Golden Holocaust, est un cas d’école. Comment la cigarette, qui « demeure la principale cause de mortalité évitable », s’est-elle imposée ? « L’idée était simple, l’industrie combattrait la science par la science, explique l’auteur. La sphère publique entière devint l’arène où se déroulait la tromperie, avec un tabac accusé, des cigarettes présumées innocentes jusqu’à ce qu’on ait la preuve de leur culpabilité – et la barre de la preuve placée si haut que personne ne pouvait jamais la franchir. » Un biologiste est enrôlé, Clarence Little, éminent scientifique membre de l’académie des sciences américaine et ancien président de l’université du Michigan. Sa première qualité ? Être persuadé que les cancers du poumon tiennent à une faiblesse génétique individuelle.

Enfin le mot « recherche » est intégré à dessein dans le nom des organisations, comme le Tobacco Industry Research Council. Honni soit celui qui va contre la science. Mieux vaut orienter les recherches, quitte à se payer les services d’un scientifique de renom… Et le journaliste Stéphane Foucart de railler, dans La Fabrique du mensonge, « les chercheurs qui affirment que les sources financières de leur recherche (…) n’ont aucune influence ni sur leur résultat ni sur leur discours public ». Ce n’est pas tant qu’ils mentent : ils trouvent juste qu’on leur demande de chercher. Faites entrer les épidémiologistes. Ils ont le profil idéal pour aider les marchands de doute. « Les industriels ont imposés que l’on ne se fie pas aux données toxicologiques ou aux expérimentations animales, mais seulement à la preuve épidémiologique », affirme Annie Thébaud-Mony. Pratique. Primo, l’épidémiologie ne s’intéresse qu’aux maladies déjà déclarées. Les premiers symptômes apparaissant parfois trente ans après l’exposition, elle ne permet pas de bloquer la mise sur le marché des substances toxiques incriminées. Secundo, cette science jongle avec des chiffres abstraits pour identifier les grandes tendances. Que peut-elle faire, dans ces conditions, de six cas de cancer diagnostiqués chez des enfants d’une école maternelle de Vincennes implantée sur le site d’une ancienne usine Kodak ? Une toute petite anomalie statistique (au regard des mille deux cent cinq écoliers ayant fréquenté cet établissement) que les études imputeront au hasard…

Même quand la toxicité d’un produit devient indéniable, une riposte reste disponible pour les industriels : la DJA, ou dose journalière admissible… « Comment les agences sanitaires osent-elles prétendre qu’il n’y a pas de danger à avaler, respirer, boire, sentir une molécule toxique ? Grâce à la DJA : si on ne la dépasse pas, il n’y a pas de souci. Et si on la dépasse, pas davantage, ou presque », ironise Fabrice Nicolino. Des expériences menées sur des rongeurs ont pourtant prouvé que, même à des doses infinitésimales, le bisphénol A, connu pour ses effets sur l’équilibre hormonal, pouvait provoquer des anomalies chromosomiques. Ce poison est d’ailleurs l’arbre qui cache la forêt des phtalates et autres perturbateurs endocriniens, tel le bisphénol S – incriminé dans deux études japonaises – qui lui sert déjà de substitut dans la fabrication de certains tickets de caisse ! Et dans l’ombre, se profilent d’autres particules omniprésentes, mais dont l’affichage n’est pas réglementé : celles qui se nichent dans les nanotechnologies. Dans Nanotoxiques, Roger Lenglet raconte ainsi comment ces dernières, « entrées dans nos vies en catimini », sont à bien des égards des bombes à retardement. Qu’il faudra désamorcer. Rapidement.

À VOIR :
Cash Investigation : Industrie du tabac, la grande manipulation, le 7 octobre à 20h45 sur France 2

Gaz de schiste : les lobbies contre-attaquent, le 14 octobre à 20h35 sur France 5

À LIRE :

La science asservie. Santé publique, les collusions mortifères entre industriels et chercheurs, d’Annie Thébaud-Mony, Éditions La Découverte, en librairie le 20 novembre 2014

Un empoisonnement universel. Comment les produits chimiques ont envahi la planète, de Fabrice Nicolino, Éditions Les Liens qui Libèrent, 448 pages, 23 euros

Golden Holocaust. La conspiration des industriels du tabac, de Robert N. Proctor, Éditions Équateurs, 690 pages, 25 euros

Nanotoxiques. Une enquête, de Roger Lenglet, Éditions Actes Sud, 256 pages 22 euros

La Fabrique du mensonge. Comment les industriels manipulent la science et nous mettent en danger, de Stéphane Foucart, Éditions Folio, 416 pages, 8,90 euros

Source : Télérama N° 3376 du 24 septembre 2014