Le krach de Dubaï menace les multinationales françaises de l’eau
Article mis en ligne le 13 décembre 2009
dernière modification le 4 octobre 2014

par Marc Laimé, 12 décembre 2009

La faillite brutale de Dubaï siffle la fin de la récréation pour les technologies hydrauliques de pointe, « Re-use [1] et desalination [2] » qui faisaient figure depuis quelques années de « Nouvelle Frontière » pour les géants français de l’eau. Plongeon des bourses asiatiques et reflux des marchés européens ont fait suite à l’annonce de la dette abyssale et des défauts de remboursement de ce petit émirat du Golfe Persique qui, faute de pétrole, s’était spécialisé dans les services et l’immobilier en complémentarité de l’économie de ses voisins. S’entrouvre un nouvel épisode de la récession généralisée du capitalisme mondial, dans le cadre d’une crise de surproduction des équipements industriels de traitement et distribution de l’eau dans ces paradis artificiels du contrat-export, au détriment des pays en développement où les besoins de masse en eau potable et assainissement ne seront finalement pas satisfaits dans le cadre des ambitieux, mais imprudents, Objectifs du Millénaire à l’horizon 2015.
L’extraordinaire croissance de Dubaï City, profitant de son immense aéroport international et de sa place commerciale centrale au carrefour de toutes les grandes routes mondiales, a entièrement artificialisé ce petit territoire côtier où se trouve une grue de chantier sur trois dans le monde.

L’ensemble est aujourd’hui paralysé par une crise financière sans précédent rappelant celle du Mexique ou de l’Argentine dans les années 80 [3]. Ce débouché impensable dans une récession prolongée et généralisée de l’économie mondiale, grâce au recyclage des pétrodollars, certes ralenti depuis la baisse du Dollar américain, mais aussi et surtout des excédents de liquidités chinoises, a stimulé l’immobilier et l’urbanisation et, partant, le marché des technologies hydrauliques de pointe pour alimenter ces villes-champignon.

Illustrant la « nouvelle frontière » de la gestion de l’eau dans le monde sur laquelle les principaux groupes industriels et de services s’étaient jetés pour conquérir des marchés de délégation de service public en eau potable et assainissement, le dessalement de l’eau de mer par membranes à osmose inverse (desalination) et la réutilisation des eaux usées (Reuse) pour les espaces verts ou le recyclage en eau brute multi-usages marquent les tendances technologiques dominantes en hydraulique urbaine ou récréative (tourisme, hôtellerie, golfs).

Nombre de revues professionnelles (Hydroplus, Water & Wastewater International…), n’en finissaient plus de recenser les contrats de joint venture (BOT [4], DBO [5],…) des majors de l’eau européennes et françaises au premier rang desquelles Suez Environnement avec sa filiale Dégremont, Veolia Environnement ou même la SAUR en Arabie Saoudite.

Ces créneaux technologiques d’avant garde, encore insuffisamment maîtrisés d’un point de vue technologique et économique [6], sans parler de leurs incidences sociales ou managériales si peu entrevues, ont été élaborés pour être disséminés plus tard dans les pays industriels et, particulièrement, sur le littoral urbanisé méditerranéen [7] en réponse à la saturation de la ressource en eau face à l’extension des villes et du tourisme, à la croissance démographique permanente et saisonnière, au vieillissement des réseaux urbains [8] européens, ou bien aux faibles performances de ceux des rives Est et Sud de la Mare Nostrum.

C’est là une des vocations de la Stratégie méditerranéenne de l’eau de l’Union pour la Méditerranée, confinant jusqu’à la caricature avec le projet « Red-Dead » de connexion de la Mer Morte avec la Mer Rouge [9], pour réalimenter la première, tout en dessalant à l’aval, pour suppléer au détournement intégral du Jourdain par Israël, et en turbinant grâce à la pente pour quelques besoins électriques locaux [10].

Les tests et perfectionnement en recherche-développement du « reuse » et du dessalement ont été financés essentiellement par l’extraordinaire croissance des pays pétroliers de la Péninsule Arabique, bordée de ses deux mers semi-fermées surconcentrées en sel, la Mer Rouge et le Golfe Persique.

Ces technologies s’y développent grâce à une certaine flexibilité des standards et une très relative prise en considération des externalités environnementales, comme ces panaches de saumure, rejets du dessalement d’une eau de mer semi-fermée déjà concentrée en sel, et qui bouleversent tous les fonds marins, particulièrement riches en coraux et biodiversité reliée, atouts touristiques menacés, en favorisant des apparitions d’algues bleues halophiles qui bouleversent les chaînes alimentaires et la transmission des UV nécessaires aux fonds marins.

Utilisée en flux continu, contrairement à sa vocation d’appoint, la production d’eau dessalée se trouve supérieure à la demande dans certains émirats, même pauvres comme Oman, et on réinjecte cette eau douce précieuse et coûteuse dans des « néo-aquifères » en vue d’un stockage incertain, d’où il faudra repomper chèrement le moment venu.

Dire que les meilleures performances techniques et économiques sont obtenues en eaux saumâtres d’estuaires, lagunes et deltas, fragiles mais normalement réalimentés par des bassins-versants productifs, plutôt qu’en eau de mer, qui plus est semi-fermée, revient à relativiser les marges de diffusion de ces « eaux non conventionnelles » que même les instances onusiennes de l’environnement (PNUE, PAM, UICN-Ramsar,…) ont du mal à classer dans la « gestion de l’offre » sous la pression « amicale » de quelques lobbies, alors que la « gestion de la demande en eau » par réduction des pertes et gaspillages est pourtant affichée comme la seule issue viable à des crises locales ou régionales en vue dès 2025, comme le signale le Plan Bleu. Voilà en quoi une logique industrielle et commerciale particulière contrarie ou contredit ce qu’une stratégie publique issue d’une expérience comparée dans moult pays voudrait affirmer.

L’eau qui coûte le moins cher est celle que l’on ne consomme pas indûment, axiome illustrant l’un des principaux « gaps » des politiques publiques de l’eau dans les contextes de saturation de la ressource.

Une exception à cette tendance mondiale fragilisée : Singapour qui consacrera 160 millions d’euros dans les 5 ans à sa propre Recherche-Développement dans les dites technologies, mais en maîtrise industrielle et commerciale autrement affirmée que celles des Emirats, suite à une tradition étatique auto-centrée, efficace métissage d’un pragmatisme anglo-saxon et d’un autoritarisme oriental, reflet d’une certaine épaisseur de la société de cette riche péninsule. Espérons qu’une nouvelle vague de défauts de paiement n’affectera pas ce micro-état dont l’économie repose aussi sur le recyclage des excédents de liquidités et les transactions commerciales et immobilières qui l’accompagnent.

Verrons-nous ces gratte-ciels de Dubaï se dégrader comme ces villes mortes de l’Ouest américain post-Klondyke suite à l’arrêt du « Gold Rush » ? Cette vision ferait frémir dans les bureaux parisiens de la Rue d’Anjou comme de l’Avenue Georges V.

Tout comme Suez avec GDF, le P-DG de Veolia, M. Henri Proglio, a finalement bien joué en anticipant cet effondrement du prétendu stable et prospère marché du Golfe Persique, à la croissance supposée infinie, en reprenant le géant de l’énergie et du nucléaire français, EDF.

La « nouvelle frontière de l’eau » ne serait-elle pas le gaz ou le nucléaire, comme semblent nous le souffler nos stratèges parisiens, contredisant la diplomatie de l’eau sarkozienne en Méditerranée, dans laquelle viennent inconsciemment de se jeter les collectivités territoriales de la sous-région lors d’une récente conférence à Lyon [11].

[1] Réutilisation des eaux usées après traitement.

[2] Dessalement de l’eau de mer ou saumâtre.

[3] Alors que les marchés d’export hydrauliques étaient dominés par les grands barrages et aménagements hydro-agricoles où certains groupes industriels français ont laissé quelques plumes.

[4] Build, operate, transfer.

[5] Design, Build, Operate.

[6] Le m3 d’eau dessalée a du mal à baisser au dessous de 0,4 Euro en sortie usine.

[7] Comme le suggèrent nettement les documents de la Stratégie méditerranéenne de l’eau de l’Union pour la Méditerranée du Président Sarkozy. www.ufm-water.net .

[8] Où même les villes méditerranéennes françaises figurent en queue de peloton dans la classement national des pertes d’eau sur réseaux urbains.

[9] Déjà esquissée dans le Rapport Hays de 1946, publication américaine inspirée de l’expérience de la Tennessee Valley Authority en vue de l’alimentation en eau du « Foyer Juif » en Terre Promise.

[10] Le scepticisme devant la faisabilité du projet a même poussé récemment la Jordanie à déclarer qu’elle prendrait en charge seule le projet. Quand on connaît la dépendance du pays vis à vis des USA et des pays du Golfe, on se prend à douter.

[11] http://www.ufm-water.net/meetings/lyon