Qu’évoque aujourd’hui le Larzac pour les moins de 30 ans ? Les forts en géographie diront un plateau calcaire datant de l’ère jurassique, situé dans l’Aveyron et constituant le parc naturel régional des Grands Causses. Les plus sensibles aux débats écologico-politiques évoqueront la polémique autour des gaz de schiste ou se souviendront qu’en 2003 le plateau accueillit quelque 300 000 visiteurs pour une vaste réunion altermondialiste destinée à débattre du libéralisme économique. Mais combien, parmi eux, pourraient citer l’une des plus longues, opiniâtres et enthousiasmantes batailles politiques menées en France dans le sillage de Mai 68, depuis ce bout de territoire transformé, durant onze ans, en bastion irrédentiste ?
Tous au Larzac, du documentariste Christian Rouaud, vient à point pour édifier les plus jeunes générations et rafraîchir la mémoire des anciennes, en commémorant comme il se doit ce sanctuaire de l’utopie réalisée, qu’on eut vite fait de réduire au pittoresque patoisant du slogan « Gardarem lo Larzac ».
L’affaire se noue en octobre 1970, lorsque est divulgué le projet d’extension du camp militaire du Larzac, construit en 1902 et installé sur la commune de La Cavalerie sur une superficie confortable de 3 000 hectares. Cet agrandissement prévoit pourtant de porter sa surface à 17 000 hectares et d’empiéter sur douze communes environnantes. Le projet se heurte d’emblée à une levée de boucliers de la part des paysans de la région, qu’ils soient natifs de cette terre ou nouveaux arrivants débarqués du rêve alternatif.
Dépeuplé des deux tiers de sa population depuis un siècle, le Larzac recommence, en effet, à se densifier à partir de 1968. La première manifestation a lieu le 9 mai 1971 et rassemble 1 500 personnes qui partent de Millau à pied pour rejoindre La Cavalerie. C’est la première manche d’une titanesque guerre d’usure entre les citoyens et l’Etat.
La nature originale de cette lutte, qui préfigure le vaste mouvement des « indignés » contemporains, est arrêtée dès le début du mouvement et ne variera pas : elle est non violente, locale et solidaire. Ce dernier point n’est pas le moindre, eu égard à l’hétérogénéité des opposants, autochtones et « émigrés », grands et petits propriétaires, paysans et gauchistes, parvenant à maintenir l’unité démocratique du mouvement. Ce qui change, en revanche, avec le temps, c’est la dimension de la lutte.
A mesure que l’Etat démontre son intransigeance et fait monter la tension, la cause est rejointe à la fois par des activistes de tous bords et par un réel mouvement de sympathie nationale. Des comités Larzac sont créés partout en France, on renvoie ses bulletins militaires à tour de bras. Mais c’est une lutte serrée, où l’on se rend coup pour coup.
A la déclaration d’utilité publique de l’extension en 1972 répondent des convois de brebis et de tracteurs campant sous la tour Eiffel, ainsi que la construction d’une gigantesque bergerie sur un des sites visés par l’extension. Les paysans fondent aussi un Groupe foncier agricole destiné à acheter les terres convoitées par l’armée. Une ferme acquise par l’armée en 1974 est immédiatement reconquise, pacifiquement, par les paysans qui en délogent les troufions. Une autre ferme, « rebelle » celle-ci, est dynamitée un an plus tard, l’enquête concluant à un non-lieu.
En 1976, un commando de paysans organise un raid pour voler les plans d’expropriation au sein même du camp militaire : ils sont jetés en prison. En 1978, les ordonnances d’expropriation tombent : une marche sur Paris est aussitôt organisée, accueillie par 80 000 personnes. On pourrait continuer longtemps cette énumération, s’agissant d’une guérilla pacifique, mais non moins efficace, qui aura duré onze années et à laquelle seule l’élection de François Mitterrand en 1981 va mettre un terme définitif, avec l’abandon du projet d’extension. Mais il importe aussi de souligner la manière par laquelle ce récit nous est transmis. Celle-ci mêle la contemplation du rude paysage aveyronnais à diverses archives d’époque, tout en réservant la part belle au témoignage rétrospectif des seuls acteurs de la révolte. Ce canevas classique, deux éléments lui donnent une forte valeur ajoutée.
C’est d’abord la forte personnalité des témoins, qui allie la simplicité à la modestie, l’humour à la détermination, la générosité au courage. Des gens qu’on aimerait avoir comme voisins, en temps ordinaire comme en cas de pépin. Ils se nomment Léon Maille (autochtone au verbe fleuri, ex-militaire horrifié par les chevelus de Mai 68), Marizette Tarlier (femme de l’ex-leader du mouvement, un couple de colons reconverti à l’agriculture), Michel Courtin (un Provençal qui fait son service au Larzac et passe de l’autre côté), Pierre Bonnefous (un curé malicieux qui arrondit les angles de la lutte), José Bové (qui rejoint à l’époque la cause en tant que militant libertaire), entre autres.
Le second élément déterminant de la réussite du film est le talent de Christian Rouaud, d’abord pour faire parler ces gens, mais plus encore pour transformer au montage cette parole collective en un art du récit d’une fluidité et d’une tension captivantes.
Il démontre à ce titre la même qualité que dans son film précédent, Les Lip, l’imagination au pouvoir (2007), également consacré à une lutte exemplaire des années 1970. La joyeuse intelligence de ces deux films consiste à montrer en quoi consiste cette exemplarité.
Indignation populaire contre l’injustice plutôt que dogmatisme doctrinaire, spontanéité éruptive et enracinement social de la lutte plutôt qu’action militante. Victoire enfin, éphémère chez les Lip, durable au Larzac, du droit du peuple à disposer de lui-même lorsque l’Etat, favorisant les intérêts qui l’oppressent et le dépouillent, trahit sa légitimité. Est-il utile de préciser la retentissante actualité de ces luttes ?