Son premier essai, Beyond Beef (Au-delà du bœuf, 1993), a d’abord été attaqué. Jeremy Rifkin y dénonçait la boulimie américaine de viande, l’arrivée de l’obésité, du milliard de bœufs, vaches, veaux, moutons vivant en permanence sur la terre, occupant 20 % des terres cultivées, dévorant un tiers des céréales mondiales, contribuant à l’appauvrissement du tiers-monde et produisant quantité de méthane à effet de serre. Depuis, ses vues ont été corroborées par nombre d’enquêtes.
En 1995, dans La Fin du travail (La Découverte), Jeremy Rifkin poursuit la réflexion ouverte par l’économiste Georges Friedmann sur le « travail en miettes », et annonce que la révolution technologique va mettre fin à un emploi stable et protégé pour tous, comme au rêve d’une société sans chômeurs.
Les solutions qu’il propose ont été très critiquées, et parfois reprises par la gauche européenne : les 35 heures, les travaux d’intérêt général, le renforcement des réseaux d’entraide sociale, le développement des associations, etc.
En 1997, dans Le Siècle biotech (La Découverte), il décrypte les avancées extraordinaires des biotechnologies – thérapie génique, séquençage du génome, prolongation de la vie – et les risques nouveaux qu’elles font courir : risque de pollution irréversible par les OGM, confiscation industrielle du patrimoine génétique, individus catalogués par génotype, etc.
Dans L’Age de l’accès. La Révolution de la nouvelle économie (La Découverte, 2000), il réfléchit sur les conséquences sociales de l’Internet à haut débit, l’extension mondiale de la sphère marchande, la circulation accélérée des produits culturels, la délocalisation du travail grâce à l’« accès » au réseau mondial, et s’interroge : « Existe-t-il encore une différence entre communication, communion et commerce ? »
Aujourd’hui, Jeremy Rifkin propose un nouveau livre enquête, Une nouvelle conscience pour un monde en crise. Civilisation de l’empathie (Les liens qui libèrent, 656 p., 29 euros), où il explique que l’humanité sort de l’ère amorcée par la révolution industrielle du XXe siècle, symbolisée par notre dépendance à l’énergie nucléaire et fossile, qui nous a menés à la crise écologique actuelle, et par la remise en cause de ses modèles de croissance comme d’une conception égoïste de l’individu.
Pour commencer, qu’est-ce que vous inspire la tragédie nucléaire au Japon ?
Jeremy Rifkin : Fukushima sonne le glas d’une époque. L’ère prométhéenne de l’humanité s’achève, qui a débuté avec l’exploitation des houillères, la construction des hauts-fourneaux et des locomotives, quand nous promettions aux peuples la corne d’abondance et défions Dieu lui-même, lui volant notre salut pour le réaliser par nous-mêmes.
C’est ce rêve d’une humanité libérée par l’industrialisation massive, l’exploitation systématique des ressources terrestres, la manipulation de la matière, perpétué avec le nucléaire et ses travaux colossaux, ses spéculations d’ingénieurs et son pouvoir du secret, qui s’effondre.
Cette catastrophe marque la fin du règne des énergies dont l’accaparement a nourri les grands affrontements géopolitiques du siècle dernier, autour de l’accès aux gisements de charbon, pétrole, gaz naturel, uranium.
Des guerres coloniales et néo-coloniales ont été livrées, des gouvernements destitués, des dictatures soutenues ouvertement ou en coulisses, des pays pillés, de nombreuses vies sacrifiées parce que les pays riches rivalisaient pour sécuriser leur approvisionnement énergétique. Ils ont accru considérablement leur niveau de vie, urbanisé la planète et fondé des industries puissantes qui ont fini par bouleverser les manières de vivre de tous.
Mais si, aujourd’hui, les pays du Sud accèdent à une vie meilleure, nous mesurons les effets contre-productifs de la révolution industrielle du XXe siècle. L’accident nucléaire de Fukushima en est le dernier symbole dramatique.
La troisième grande révolution industrielle et énergétique de l’humanité a déjà commencé, elle se fonde sur le sentiment collectif que nous ne pouvons plus continuer comme avant, s’appuie sur un nouveau sens de la responsabilité écologique, faisant appel à des sources d’énergie renouvelables, et se développe de façon décentralisée : c’est ce que j’appelle la « politique de la biosphère »…
Votre seconde réflexion ?
Nous assistons à une extraordinaire vague de solidarité mondiale, comme nous en avions déjà connu pour le tsunami de décembre 2004 ou le séisme d’Haïti en janvier 2010.
Un puissant sentiment d’inquiétude et d’altruisme soulève des centaines de millions de personnes autour du monde. Ce sont des exemples très forts de la nouvelle réalité empathique qui gagne l’humanité. Aujourd’hui, un drame collectif, une catastrophe écologique, un accident nucléaire touche chacun d’entre nous. Nous partageons les souffrances des autres, nous nous rendons compte qu’elles sont les nôtres, en nous identifiant à eux.
Comment comprendre une telle empathie ? D’abord, nous sommes concernés par ces drames car nous savons qu’ils pourraient aussi bien nous arriver, que ce qui affecte la biosphère là-bas nous affectera bientôt ici. Nous sommes sortis de l’ère égoïste de la fin du XXe siècle, nous nous découvrons tous reliés, interdépendants, comme nous sommes tous associés et menacés par les nuages de particules radioactives qui se dispersent au-dessus du Japon.
En même temps, comme l’analysait déjà le sociologue canadien Marshall McLuhan, les réseaux de communication (téléphone, médias électroniques) constituent désormais un « village global », nous sommes connectés en permanence aux autres .Le tissu électronique mondial en quelque sorte « extériorise » notre système nerveux, déploie nos capteurs sensoriels, nos capacités d’écoute tout autour du monde.
Vous voulez dire que l’empathie s’étend au rythme des réseaux sociaux ?
Tous les parents du monde se sont émus devant l’image de cette petite fille terrorisée, entourée d’hommes en combinaison stérilisée, braquant un détecteur de radioactivité sur elle. Une véritable agora électronique se développe, qui permet à des millions de personnes de réagir massivement.
Quand, en décembre 2004, les tsunamis meurtriers ont balayé les côtes asiatiques et est-africaines, des milliers de vidéos ont été tournées, puis mises en ligne. Un blogueur d’Australie a réuni sur son site des dizaines de vidéos amateurs et enregistré 682 366 visiteurs en moins de cinq jours.
Du jour au lendemain, des milliers de blogs ont tissé un réseau d’entraide planétaire permettant de prévenir les familles, de collecter les dons et de monter les missions de secours. La même chose arrive aujourd’hui pour le Japon ou pour la Libye.
Quand les tanks de Kadhafi ont commencé d’écraser la rébellion, le fait de voir ces hommes désarmés, enfin libres, se faire bombarder nous a semblé insoutenable. Nous nous disions que nous ne pouvions pas laisser faire cela. C’est ce sentiment qui a prévalu jusque dans les institutions internationales, quand l’ONU a autorisé une intervention.
Décrivez-nous cette civilisation de l’empathie que vous annoncez…
Pour la première fois dans l’histoire du monde, nous devons faire face à notre possible destruction, et ce n’est pas utopique de dire que nous tendons vers une civilisation globale, gouvernée collectivement, connectée en permanence, devant affronter des dangers communs.
De fait, l’humanité se trouve déjà insérée dans un tissu d’institutions politiques, économiques, humanitaires, environnementales d’envergure planétaire, les Nations unies bien sûr, dont on mesure aujourd’hui l’importance morale dans la crise libyenne, mais encore la Banque mondiale, l’Organisation mondiale du commerce, le Fonds monétaire international, l’Union européenne, l’Organisation mondiale de la santé, l’Organisation météorologique mondiale, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat , la Cour pénale internationale et beaucoup d’autres…
Mais cette civilisation interdépendante, où chaque pays apprend à s’écouter et développe des actions d’entraide, se déploie à tous les niveaux de l’activité humaine.
Au moment où je vous parle, 2 500 satellites tournent autour de la Terre, scrutent les mouvements de troupes en Libye, évaluent les dégâts écologiques, repèrent les forêts incendiées, observent les conditions climatiques, font circuler des milliards de documents électroniques pour des milliards de personnes, facilitent les vols de 49 000 avions, aident des dizaines de millions d’automobilistes à parvenir à destination, ou encore surveillent les régimes dictatoriaux et les activités terroristes.
Mais cette mondialisation fait-elle une civilisation ?
A l’heure d’Internet et des réseaux sociaux, des milliards de personnes s’informent, s’éduquent, découvrent comment vivent leurs voisins, tandis que la quasi-totalité des recherches scientifiques, des créations artistiques, des livres, du matériel politique deviennent accessibles. La mondialisation, tant décriée, est d’abord celle de l’accès à la connaissance.
En même temps, le commerce mondial se développe, les pays pauvres entrent dans le marché, présentent leurs produits et déjà concurrencent l’Occident. N’oublions pas qu’un commerce florissant va de pair avec des échanges pacifiques, et combien la monnaie et les promesses de paiement reposent sur le postulat d’une confiance collective solide entre anonymes.
Aujourd’hui, à chaque minute, des quantités considérables de fruits, légumes, céréales, viandes parviennent tous les jours, frais, comestibles, contrôlés, dans les magasins du monde entier. Quant à la plupart des biens industriels, automobiles, avions, machines-outils, ils se voient fabriqués avec des milliers de pièces détachées et de composants construits dans des pays parfois très éloignés.
Nous sommes à l’ère de l’objet mondial. Quoi qu’en disent les derniers défenseurs du nationalisme, de l’autarcie économique et du repli sur soi, responsables des affrontements sanglants du XXe siècle, notre interconnexion est totale. Sans celle-ci, les révolutions arabes n’auraient pas eu lieu, et personne ne les soutiendrait…
Comment analysez-vous ces révolutions arabes ?
C’est 1848 au Moyen-Orient ! Les peuples secouent le joug de leurs monarques dans tous ces pays, comme au XIXe siècle en Europe. Grâce à Facebook, à Twitter, aux blogs, les gens apprennent en direct ce qui arrive chez eux comme chez les voisins, ils découvrent la répression et comment y échapper, ils assistent à la chute des dictateurs, et les héros de leur révolution deviennent des martyrs en une heure.
Ici encore, nous assistons à une propagation généralisée de la passion, la révolte, des idées démocratiques comme de l’empathie pour ceux qui se battent et meurent. Ces populations entrent dans ce que j’ai appelé, en 2000, l’« âge de l’accès », elles ne veulent plus végéter en dehors de l’univers des réseaux, elles veulent profiter des informations et des richesses de toutes sortes qu’il propose. Elles veulent participer à la marche du monde, ne plus vivre enfermées sur leur passé comme le voudraient les fondamentalistes…
En France, les diverses droites semblent surtout craindre que ces révoltes amènent une vague massive d’immigrés…
Notre planète se mondialise irrémédiablement ; or un monde cosmopolite et « multiculturel » effraie beaucoup de gens, et génère des réactions d’agressivité certainement peu altruistes. Cela d’autant plus que toutes les grandes villes deviennent des lieux d’intense brassage social et culturel.
L’année 2007 a marqué un moment de bascule dans l’histoire humaine, semblable par son ampleur à l’avènement de l’agriculture. Pour la première fois, la majorité de l’humanité, 3,5 milliards de personnes, vit dans de vastes zones urbaines, villes, banlieues, cités-dortoirs, capitales régionales, mégapoles de plus de dix millions d’habitants.
Nous sommes devenus un Homo urbanus, vivant en contact permanent avec des populations d’origines diverses. Ce mouvement de brassage est irrémédiable, et parfois difficile à vivre pour les gens de souche…
Des études sur les réactions de l’opinion publique à ce nouveau « cosmopolitisme » ont été menées par les équipes d’un sociologue américain, Ronald Inglehart, dans 80 pays. La diversité apparaît toujours comme une menace, analyse-t-il, quand la survie de la population d’accueil, ou d’une partie d’entre elle, s’avère incertaine ou précaire.
Les étrangers sont alors perçus comme des intrus qui risquent de priver les habitants de leur travail, de leur protection sociale, même si la réalité n’est pas celle-là.
Inversement, dès lors que la vie quotidienne et l’emploi ne posent plus problème, la diversité ethnique et culturelle prend une valeur positive, elle est jugée stimulante. Autrement dit, conclut Ronald Inglehart, « la sécurité individuelle accroît l’empathie ».
Faut-il en déduire que le nouvel altruisme cosmopolite n’existe que chez les gens aisés ?
Dans les faits, il s’exprime dans les environnements urbains du monde entier, évolue de génération en génération, dépend pour beaucoup des politiques locales. Je le vois bien dans ma propre ville, Washington, avec ses grandes banlieues de Virginie et du Maryland.
En 1960, Washington comptait une importante population noire et une riche communauté blanche, qui s’évitaient. Aujourd’hui, des dizaines de milliers de personnes de toutes origines cohabitent et se mélangent dans les quartiers. Les manières de vivre de chaque communauté – nourriture, vêtements, musiques, etc. – ont profondément transformé les rues, les magasins, la vie culturelle.
Si les premiers venus ont tendance à rester retranchés, leurs enfants et petits-enfants entretiennent des relations beaucoup plus libres avec les autres jeunes. C’est ce qui se passe quand les gens se côtoient quotidiennement à l’école, sur le terrain de sport, les lieux de travail et dans la vie civique.
Peu à peu, et d’abord dans la jeunesse, le contact régulier suscite ce que la sociologue Annick Germain appelle des « cultures de l’hospitalité ». Quand les enfants se tiennent par la main pour traverser une rue, les élèves passent leur journée ensemble, jouent au basket le soir en bas de chez eux, ils apprennent à se connaître personnellement, à dépasser les barrières culturelles.
Un géographe canadien a étudié comment une vie cosmopolite se développe dans son quartier de Cedar Cottage, à Vancouver. Des descendants d’anciennes vagues de migration du Royaume-Uni, d’Europe centrale et du Moyen-Orient cohabitent avec des nouveaux arrivants venus de Chine, Taïwan, d’Indonésie.
Il a observé que le jardinage joue un grand rôle dans leur rapprochement. Une bonne partie des conversations de voisinage tourne autour de l’échange de « tuyaux » sur l’entretien des potagers. En important des semences de leur pays d’origine, les nouveaux migrants plantent très concrètement leurs racines culturelles !
Aujourd’hui, Cedar Cottage est devenu un écosystème « microcosmopolite » où l’on trouve des tomates de Calabre, de la menthe du Vietnam, des bok choy de Chine et des fèves du Portugal. Ce faisant, les habitants se parlent davantage, découvrent l’histoire de chacun, si bien qu’une pensée plus altruiste se développe…
Cette civilisation de l’empathie a-t-elle un avenir ?
Je n’en vois pas d’autre. Depuis une vingtaine d’années, une vision neuve de la nature humaine émerge de la biologie et des sciences cognitives. Les dernières découvertes des spécialistes du cerveau et de l’apprentissage chez l’enfant nous obligent à revoir la vieille conception d’un être humain naturellement agressif, égoïste, utilitariste.
Ces recherches montrent que nous sommes des animaux sociaux qui supportons mal la souffrance des autres et la destruction de ce qui vit, réagissons de concert, en vue de l’intérêt général, quand nous sommes menacés.
Le retentissement mondial de la tragédie de Fukushima nous le confirme, de même que la priorité donnée aux enjeux humanitaires, écologiques et énergétiques dans tous les agendas politiques, ou encore le succès extraordinaire des réseaux sociaux de toutes sortes.
Voyez ces chercheurs de l’université d’Oxford, qui ont convaincu 100 000 personnes, dans 150 pays, d’offrir chacun un temps d’ordinateur pour affiner les modèles de prévision climatique. Ils disposent désormais d’une puissance de calcul plusieurs fois supérieure aux ordinateurs les plus rapides…
Les projets de ce type prolifèrent en milieu scientifique, que ce soit pour rechercher des solutions éco-compatibles, identifier de nouvelles structures protéiques, étudier les nanotechnologies ou développer des médicaments.
Pourquoi tant de gens s’associent-ils à ces projets ? L’« altruisme » est la motivation invoquée le plus souvent par les crunchers, les « moulineurs de données », et cette conception coopérative s’accroît. La « wiki économie », dont Wikipédia reste l’exemple le plus connu, réunit des centaines de milliers de contributeurs qui enrichissent tous les domaines de la connaissance et la recherche, contribuent à créer des logiciels performants comme Linux, etc.
L’Américaine prix Nobel d’économie 2009 Elinor Ostrom nous a appris que seule la coopération des acteurs permet de faire respecter des « biens communs » aussi importants que les ressources maritimes d’un territoire ou ses terres fertiles. Quant au « pair-à-pair » ou peering, qui fait circuler les innovations dans un collectif, il devient un principe opératoire courant dans les associations humanitaires comme les plus grandes entreprises.
Tous ces modèles économiques reposent sur un postulat diamétralement opposé à la conception libérale orthodoxe d’un homme agissant seulement par intérêt individuel. Quand on lui en donne l’occasion et les moyens, l’être humain se révèle toujours disposé à collaborer avec les autres dès qu’il s’agit de contribuer à l’intérêt général ou à améliorer l’existence de tous.
Propos recueillis par Frédéric Joignot