En juin 1972 paraissait un numéro Hors Série du Nouvel Observateur intitulé « La dernière chance de la Terre ». Alain Hervé, directeur de la revue Le Sauvage nous rappelle cet événement historique : c’est lui qui a dirigé ce numéro spécial tiré à 200 000 exemplaire.
A la suite de ce succès Claude Perdriel lançait le mensuel Le Sauvage avec Alain Hervé comme rédacteur en chef. Le premier numéro paraissait sous le titre : « L’Utopie ou la mort ».
Aujourd’hui c’est l’association Les Sauvages associés qui publie la revue et le site.
Je vous propose trois articles du numéro spécial du Nouvel Observateur, écrits par des écrivains qui ne vous sont pas inconnus : Michel Bosquet (alias André Gorz), Théodore Monod et Edgar Morin.
Michel Bosquet, Les démons de l’expansion
Autant vous faire à l’idée tout de suite : ce que nous appelons « la civilisation industrielle » ne passera pas le cap de ce siècle. Pendant une à deux décennies encore, elle vous procurera des jouissances douteuses et des privilèges qu’il faudra payer de plus en plus cher. Ensuite il faudra que cela cesse : que cessent les voitures que l’on change tous des deux à cinq ans ; que cessent les vêtements qui ne durent qu’une saison, les emballages que l’on jette, la viande quotidienne, la liberté d’engendrer et de concevoir. Plus vite cela cessera, mieux cela vaudra ; plus cela durera, plus l’effondrement de cette civilisation sera brutal et irréparable la catastrophe planétaire qu’elle prépare.
Vous pouvez hausser les épaules et arrêter là votre lecture. Si vous la continuez, souvenez-vous de ceci : d’autres civilisations se sont effondrées avant la nôtre, dans les guerres d’extermination, la barbarie, la famine et l’extinction de leurs peuples pour avoir consommé ce qui ne peut se reproduire et avoir détruit ce qui ne se répare pas. Souvenez-vous aussi que l’impasse absolue qui est prédite à la civilisation dite occidentale et industrielle ne vous est pas annoncée par des idéologues mais par des démographes, des agronomes, des biologistes et des écologistes.
A partir de l’an 2020, les minerais riches seront épuisés, le coût de leur extraction et de leur raffinage montera en flèche. Pourra-t-on remplacer fer et aluminium par des matières synthétiques ? On le fait déjà, grâce à la pétrochimie. Mais la consommation actuelle de pétrole aura épuisé les gisements connus dans 70 ans. Quelles que soient les découvertes et les inventions, le coût des métaux qu’exige l’industrie augmentera vertigineusement. Les actuelles structures de production et de consommation du monde industrialisé sont condamnées. N’espérez pas vous en tirer en préconisant pour le tiers monde un genre de civilisation totalement différent du nôtre, de type essentiellement agricole. Le tiers monde n’a pas attendu vos conseils : de plus en plus il tend à s’inspirer du type de développement de la Chine. L’URSS elle-même a adopté les techniques américaines puis, en 1955, par la voix de Khrouchtchev, a pris le niveau de consommation américain pour modèle.
Quand les écologistes, avec l’équipe du M.I.T. (le rapport du club de Rome) réclament l’arrêt de la croissance industrielle et font de cet arrêt la « priorité des priorités » pour les pays riches, ils émettent en réalité une proposition dont ils ne mesurent pas la portée subversive : leur logique écologique est la négation pure et simple de la logique capitaliste du toujours plus. Qu’est-ce en effet qu’un capitalisme sans croissance où le capital cesse de s’accumuler et de s’accroître ? C’est un capitalisme en crise. Un capitalisme où l’on investit seulement pour réparer ou remplacer ce qui est usé, c’est un capitalisme qui ne fonctionne plus.
Il est une chose dont nous n’avons pas encore parlé, la principale : la croissance démographique. Elle exigera la mise en culture, dès avant l’an 2000, de la totalité des terres cultivables du globe. Or un fort accroissement des rendements est impossible sans base industrielle : il exige des motopompes, des machines, des digues et des canaux, des engrais chimiques et des insecticides. Il exige donc du fer et du charbon, des métaux non ferreux ou rares et beaucoup d’énergie. N’espérez pas vous en tirer en préconisant pour le tiers monde la limitation des naissances. Cette limitation est certes nécessaire. Mais, d’abord, nous ne l’avons pas encore acceptée pour nous-mêmes alors que déjà la Chine se l’impose. Et cette population, en raison de la structure d’âge, continuera de croître pendant près d’un siècle encore pour se stabilisera finalement à 8,2 milliards d’hommes vers l’an 2100. Les conditions d’un équilibre durable ont été calculées dans l’hypothèse d’une stabilisation mondiale à quatre milliards d’habitants vers la fin de ce siècle. Cet objectif ne représente pas un maximum ni un optimum ; selon Paul Ehrlich, l’optimum se situerait aux environs de 500 millions d’habitants. Si le niveau de 4 milliards est dépassé, ce qui est probable, l’équilibre demeure possible, mais à condition de réduire les niveaux de consommation par habitant. A défaut, la réduction de la consommation et de la population sera opérée par des catastrophes naturelles et des exterminations mutuelles auxquelles les formes de vie civilisées pourraient bien ne pas survivre.
L’économie de profit doit être remplacée par une économie décentralisée et distributive. Ce n’est que dans les communautés intégrées, « à l’échelle humaine », que l’ajustement de la production aux besoins et des besoins aux ressources – ainsi que le souci de ménager et de soigner l’environnement – peuvent reposer sur des décisions collectives plutôt que sur des contraintes bureaucratiques et policières. L’activité libre, l’autodétermination des producteurs associés à l’échelle des communes et des régions l’emporte sur le travail salarié et les rapports marchands. En fin de compte les écologistes apportent une caution scientifique à tous ceux qui ressentent l’ordre présent comme un désordre barbare et le rejettent.
Théodore Monod, Le roi devenu fou
Ce qu’on appelle la crise de l’environnement est tout simplement le résultat d’une violation sans cesse aggravée des lois de l’écologie, fondées sur l’interdépendance des êtres vivants entre eux et avec leur milieu physique, c’est-à-dire sur la notion d’équilibres naturels. Un rapide coup d’œil sur les étapes de la situation de l’homme au sein de la biosphère, face aux autres éléments de la communauté biologique, peut aider à prendre une vue d’ensemble.
Dans une première phase, l’homme reste un prédateur parmi d’autres, occupant une modeste place dans sa biocénose originelle ; ses prélèvements sur le milieu demeurent comparables à ceux des autres parties prenantes : le lion, le guépard, les autres singes. Mais avec le perfectionnement de ses techniques d’acquisition, avec le biface, la flèche, le feu, son efficacité s’accroît sensiblement. Avec la révolution néolithique apparaît l’animal domestique, la céréale cultivée, la poterie, la ville, le palais, le temple, la boutique, l’entrepôt, la caserne, le bordel et la prison : la civilisation est en marche. Le processus de déséquilibre entre le potentiel de destruction de l’homme et les capacités de récupération du milieu naturel est dès lors engagé : il mènera tout droit à la bombe atomique et aux autres merveilles que nous prépare une technologie emballée, devenue une fin en soi et médiocrement soucieuse, jusqu’ici, de ce qui devrait tout de même compter : l’homme.
Une idéologie belliqueuse et orgueilleuse, la mythologie d’un « roi de la création » chargé de conquérir, de dominer, sans souci des droits des autres êtres vivants, devaient nous permettre de ravager la planète en toute bonne conscience. Et d’autant plus facilement que la religion du profit allait rendre licite n’importe quel méfait du moment que l’assurance d’un gain venait l’absoudre, voire le sanctifier. On fera l’avion supersonique pour la seule raison qu’on peut le faire : est-ce raisonnable, est-ce digne d’un Homo qui ose se prétendre sapiens ?
La grosse industrie, les grands pollueurs, se trouvent désormais sur la défensive. Ils condamnent les rousseauistes, les passéistes, ils accusent les écologistes de vouloir revenir à l’ère pré-industrielle, alors que les écologistes osent justement penser à l’ère postindustrielle. On va plus loin, en tentant de vastes opérations de « dédouanement » publicitaire, par exemple par la fondation de prix pour encourager la protection de la nature. A en croire certaines de ces firmes puissantes, c’est tout juste si leur souci majeur ne serait pas devenu la protection de l’environnement. Autre argument : tout le monde pollue, le vrai coupable c’est vous, c’est moi, c’est la ménagère, plutôt que l’usine. L’environnement, les équilibres écologiques deviennent une tarte à la crème : de hauts personnages en ont, sans rire, plein la bouche, de ces mots qu’ils ignoraient il y a six mois.
Sans une philosophie politique qui implique un certain modèle de société, l’action politique est paralysée par l’alternative de la résignation entre ce qui est et d’une contestation globale vouée au verbalisme. L’homme, avec son petit avoir dérisoire dans le creux de la main, doit manifester un jour le courage de choisir la révolte de l’Etre contre l’Avoir.
Edgar Morin, AN 1 de l’ère écologique
C’est toute l’idéologie occidentale depuis Descartes, qui faisait l’homme sujet dans un monde d’objets qu’il faut renverser. Le capitalisme et le marxisme ont exalté « la victoire de l’homme sur la nature », comme si c’était l’exploit le plus épique que d’écrabouiller la nature. Mais la nature vaincue, c’est l’autodestruction de l’homme.
La conscience écologique, c’est d’abord la conscience que l’environnement est une totalité vivante auto-organisée d’elle-même. C’est ensuite la conscience de la dépendance de notre indépendance, c’est-à-dire de notre relation fondamentale avec l’écosystème. L’homme doit se considérer comme le berger des nucléoprotéinés – les êtres vivants – et non comme le Gengis Khan de la banlieue solaire.
Il nous manque une science de l’homme qui sache intégrer l’homme dans la réalité biologique tout en déterminant ses caractères originaux. Il nous faut une théorie des systèmes auto-organisateurs et des écosystèmes, c’est-à-dire qu’il faut développer une bio-anthropologie, une écologie généralisée. Pour cela, il ne faut pas faire confiance au développement des sciences ; les théories d’avant-garde naissent dans les brèches du système. A mon sens, la nouvelle écologie généralisée, science des interdépendances, des interférences entre systèmes hétérogènes, science au-delà des disciplines isolées, science véritablement transdisciplinaire doit contribuer à ce dépassement.
Pour le résumé de ce numéro spécial mis en ligne le 3 février 2011 par Michel Sourouille, cliquer sur ce lien