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Je suis rentrée à la JOC (Jeunesse Ouvrière Chrétienne) en 1965. J’avais quatorze ans. Assez vite, j’y ai pris des responsabilités. J’ai mal vécu 1968 : à l’école, je sentais qu’il se passait des choses importantes, la grève générale et les barricades, mais en même temps, Ferrat chantait les « pauvres petits cons ». Je fais partie de cette génération qui a cherché sa place. C’est pourquoi la question de la place des chômeurs résonne si fort en moi, la question d’avoir une place dans la société et que cette place ait un sens.
En 1969, je vais en socio à Nanterre. J’étais fille d’ouvrier, mon père était à la CGT et au PSU. Je vais à la fac parce qu’il n’y a pas de raison que seuls les bourgeois aient accès au savoir, et qu’il faut faire du savoir un outil dans les rapports de forces. Et là, c’est la déculturation complète. D’abord les copains de ma bande me mettent en quarantaine sur le mode « tu es à la fac, tu as trahi ». Et à la fac, je ne comprends pas la manière dont les gens parlent. Je mesure là que c’est une histoire de culture, qu’on a beau parler la même langue, on ne parle pas de la même chose.
Ensuite, je travaille comme chargée d’études dans l’urbanisme, je fais soit de la programmation d’équipements collectifs, soit des enquêtes sociales à propos de rénovations urbaines. Et puis je suis licenciée. J’ai beau me soigner, je suis d’origine catholique... Je me dis que les chômeurs sont les plus démunis, et qu’il faut maintenant travailler du côté de l’emploi. C’est au moment de la crise pétrolière. Et c’est comme cela qu’en 75, je rentre à l’ANPE.
Pourquoi avoir choisi de rallier la CFDT ?
J’y étais depuis 1972. Il faut imaginer ce qu’a été ce syndicat dans les dix années qui ont précédé. Avant 1964, la CFTC s’engage auprès du FLN, mène les conflits à Nantes et Saint-Nazaire, dans la métallurgie et la construction navale. Au début des années 70, c’est le syndicat qui est à l’affût de toutes les nouveautés : ce qu’on n’appelle pas encore le « mouvement social », les féministes, l’apparition des minorités, les anti-nucléaires, les nouveaux métiers. C’est la CFDT qui rallie les grèves d’OS. Parce que la CGT n’y comprend rien, et qu’elle n’en veut pas : l’embauche des OS a mis en cause les grilles de classification ; jusqu’alors, il y avait les manoeuvres et les OP, mais les OS, c’est encore un échelon en dessous. En fait, il s’est passé exactement la même chose avec les maîtres-auxiliaires qui demandaient à être titularisés. Et la FSU répondait : « Si vous ne voulez pas passer de concours, vous entérinez l’existence d’une filière parallèle de recrutement. » Évidemment, ils avaient raison, mais les maîtres-auxiliaires avaient également raison.
À quel moment posez-vous la question de l’organisation des chômeurs ?
Quand j’arrive à la CFDT-ANPE. J’ai toujours cru que les luttes étaient le moteur de la transformation sociale et si c’était vrai pour ceux qui ont du boulot, cela l’était d’autant plus pour ceux qui n’en ont pas. Dès l’époque, on avait compris qu’il serait très difficile que chaque syndicat organise « ses chômeurs ».
À Paris, on voit alors émerger quelques comités de chômeurs, au sein des Unions locales (UL), ces structures interprofessionnelles de la CFDT. C’étaient les lieux du syndicalisme de la transformation sociale, parce que c’est dans l’interprofessionnel que peut s’organiser la transversalité : on confronte les stratégies patronales, les expériences professionnelles, on s’occupe du logement, etc. C’est pourquoi l’organisation des chômeurs passait nécessairement par les UL. Or la CFDT va peu à peu casser toutes les UL, qui étaient les lieux où les militants d’extrême-gauche étaient les plus présents. Quand elle change de stratégie, quand, après 1978, elle opère un recentrage sur la branche et l’entreprise au détriment de la convention collective et de la transformation sociale, elle entreprend logiquement de casser l’interprofessionnel.
La CFDT a donc renoncé à organiser les chômeurs. Il faut comprendre qu’on est insensiblement passé du mot d’ordre de 68 — « ne pas perdre sa vie à la gagner » — à celui de 1985 — « Tout vaut mieux que le chômage ».
En 1984, Maurice Pagat crée ce qui deviendra plus tard le MNCP. À la CFDT-ANPE, on saute tout de suite dessus... Pagat a la bonne intuition de constituer un syndicat de chômeurs, et non une association. Mais il explique que les syndicats défendent les acquis des salariés et refusent de partager avec les chômeurs, soutenant ainsi la baisse des salaires dans le cadre de la réduction du temps de travail. On a tout de même travaillé avec eux, parce qu’en dépit des différends politiques, le plus important était que les chômeurs s’organisent.
Comment naît AC ! ?
Entre 1984 et 1987, la Gauche CFDT possède une revue, Alternative syndicale. Dans le même temps paraît Résister, revue intersyndicale animée par Serge Volkoff entre autres. En 1987, les deux revues fusionnent dans Collectif. Il s’agit de poursuivre notre projet d’un syndicalisme de transformation sociale — en rassemblant des syndicalistes, des intellectuels et des chercheurs. La revue a pour sous-titre « Mouvement syndical et dynamique sociale ». On est évidemment très loin de ce qui se passe aujourd’hui, mais on s’efforçait de donner la parole. À l’époque, rien ne vient de la base.
AC ! procède de Collectif. En 1992, nous lançons un appel « pour des collectifs unitaires de lutte contre le chômage » — dont les termes sont à peu près ceux du texte fondateur d’AC ! Six mois plus tard, Christophe Aguiton vient me voir et me dit : « Comment faire pour donner corps à ces idées ? » Il parle d’organiser une « marche ». J’imaginais très bien des collectifs unitaires, mais je ne voyais pas à quoi pourrait ressembler une marche. J’ai dit : après tout, essayons. On ne savait pas alors que les marches avaient toujours été des modes d’action des chômeurs. En Grande Bretagne et aux États-Unis, dans les années 1870-80, il y a d’énormes marches de chômeurs. Elles sont liées au fait que les gens sont habitués à se déplacer pour aller chercher du boulot. Et ils en font une forme revendicative. De toutes façons, la marche est une forme d’action passionnante, qui permet plein de choses.
On a donc commencé à travailler sur un nouvel appel, qui a été très largement discuté et lancé en octobre 93. À l’époque, j’étais encore secrétaire nationale de la CFDT-ANPE. C’est alors que j’ai été détachée à plein temps à AC ! L’idée initiale était de mettre en réseau des organisations qui luttent contre le chômage et nous estimions que l’un des outils principaux était la réduction du temps de travail. Les revendications immédiates étaient sous-estimées, peut-être parce que l’appel avait été lancé par des syndicalistes.
Peu à peu, AC ! est devenu une organisation, ce qui n’avait pas été prévu à l’origine. Des gens y entraient, qui n’appartenaient à aucun groupe. Du coup, AC ! se retrouvait en porte-à-faux, rassemblant à la fois des organisations et des individus qui voulaient que ce nouvel outil devienne leur organisation. D’un côté, certains plaidaient pour un réseau qui ne rassemble pas seulement des chômeurs ; et de l’autre, les chômeurs disaient : « Vous êtes gentils, vous avez vos syndicats ; nous, nous n’avons pas de syndicats. »
Mais aujourd’hui, AC ! est considéré comme un mouvement de chômeurs et de précaires...
C’est que nous avons « planté » le projet initial. Il n’y a pas de regrets à avoir participé à la construction d’un mouvement de chômeurs. Mais je pense qu’il y a toujours de la place pour une mise en réseau des forces de lutte contre le chômage et la précarité. Cela dit, AC ! a gardé ce côté fédérateur.
Nous n’avions pas non plus compris que ceux qui s’organiseraient en tant que chômeurs seraient quasi exclusivement des chômeurs de longue durée. C’est pourtant logique : s’organiser, c’est se projeter dans l’avenir. Tant qu’on est dans une première période de chômage, on cherche du boulot, on glande, on fait ce qu’on veut, mais on ne se bat pas pour gagner des droits en tant que chômeur.
AC ! a commencé sur un vrai malentendu. Au début, pour des syndicalistes, lutter contre le chômage, c’est gagner le plein emploi. Ce n’est d’ailleurs pas tellement faux : dès qu’il y a une petite reprise, il y a des conflits. La question du taux de conflictualité, et celle de savoir dans quelle situation sociale il faut être pour que le conflit soit possible, reste pour moi une vraie interrogation. Je ne cache pas que 97-98 a vraiment été pour moi un émerveillement de taille, je pensais qu’on n’y arriverait jamais...
Avez-vous le sentiment que la tradition syndicale dans laquelle vous vous inscrivez a manqué le coche de la précarité ?
En disant comme la CFDT : « tout vaut mieux que le chômage », on est prêt à faire des concessions pour préserver des acquis. Il faut comprendre que le salariat est tout sauf quelque chose d’unifié : il y a tout le temps des contradictions. La bêtise est de n’avoir pas travaillé ces contradictions de manière offensive. Par exemple, le cheminot de guichet est plutôt content qu’il y ait des intérimaires le week-end. Cela lui permet d’avoir son week-end à lui. Alors il ne va pas mener une bataille pour que l’autre ait un statut.
Au-delà de cette question du statut, il y a aussi les questions essentielles du sens du travail, et de la souffrance qu’il occasionne : qu’est-ce qu’on fait toute la journée ? À quoi ça sert ? Quel rôle on joue ? Or ce débat n’a pas lieu aujourd’hui dans le mouvement syndical.
Je crois que ce malaise explique en partie l’absence de mobilisation sur la réduction du temps de travail.
Nous avons vécu 25 ans de chômage important. Il en a résulté une très forte précarisation. Quand la société est presque totalement structurée par le travail, celui qui n’a plus de projet de travail est complètement détruit. C’est en tout cas comme cela que je l’ai vu vivre. Quand survient une revendication comme la réduction du temps de travail, une sorte de schizophrénie se développe : d’un côté, le travail est un bien rare qu’il convient de défendre ; de l’autre, il faut le réduire et le partager. Et aussi : d’un côté, il faut se battre pour garder son travail quand il y a des licenciements, et, de l’autre, le travail est une souffrance. Il en résulte un bordel général. Pour en sortir, les jeunes d’AC ! qui contestent la centralité du travail sont peut-être en train d’inventer quelque chose de nouveau. Je ne sais pas si c’est offensif, mais c’est en tous cas moins destructeur individuellement. Je n’aurais jamais raconté cela il y a trois ou quatre ans.
Pour en finir avec le paritarisme
Pouvez-vous rappeler comment émerge historiquement l’idée d’une gestion paritaire de la protection sociale ?
Les Bourses du travail avaient posé la question de la protection sociale : de quoi vit-on quand on n’a plus de boulot, quand on est malade, trop vieux ou au chômage ? Il s’agit de garantir les moyens de vivre, quels que soient les aléas de la vie. Il va donc y avoir la création des mutuelles, qui sont cogérées par les syndicats et les associations familiales. Enfin, pas tout à fait. Car le principe de la mutuelle, c’est, au contraire des syndicats, « un adhérent une voix ». Le mouvement mutualiste s’appuie donc sur le modèle syndical, mais a une autre originalité. D’ailleurs, il y a un débat à la Libération pour savoir si la Sécurité sociale va avoir les contours mutualistes ou une gestion de type syndical. On va aboutir à un truc bâtard, débattu dans le Conseil National de la Résistance : la Sécu est gérée pour 2/3 par un « paquet » syndicats-associations-mutuelles, et pour 1/3 par le patronat. Mais l’État est déjà présent : il détermine le montant des cotisations et des prestations.
Les premières élections de la Sécu ont lieu en 1947. Pour ce qui concerne les salariés, la CGT est largement majoritaire. Mais la CFTC fait alliance avec le patronat. Dès 1947, la gestion des caisses de Sécu échappe à la CGT, qui est donc marginalisée. On rentre dans la guerre froide. En plus, en 1947, c’est la naissance de FO qui ne va pas arranger la situation.
Dès le début des années 60, la CFTC commence à changer de stratégie, ce qui conduit à terme à sa transformation en CFDT. Elle change donc d’alliance. Dans un certain nombre de caisses de Sécu, la CFTC fait alliance avec la CGT. Bref, peu à peu, CFTC et CGT vont gérer. Mais ni le patronat ni FO ne le supportent.
En 1958, De Gaulle a dit : « Il faut créer une caisse d’assurance chômage. » C’est l’époque des premières grosses restructurations — Charbon, Acier etc. Il pense que va apparaître un chômage frictionnel. Or il n’existe qu’un système d’aide publique, géré par les bureaux de la main-d’oeuvre dans les Directions Départementales du Travail. FO trouve donc qu’après tout, une caisse du chômage, ce ne serait pas mal, surtout si elle est rigoureusement paritaire, puisque cela permettrait d’éviter que la CGT soit à la direction. Quant au patronat, c’est pour lui une manière de remettre en cause cette répartition deux tiers / un tiers. La CFTC joue alors une partition un peu originale, en demandant que ce nouveau dispositif aide au reclassement. C’est comme cela que naissent les ASSEDIC.
La CGT ne signe pas la première convention : elle est contre le paritarisme 50 / 50, et dit que cela va conduire à des dérives infernales. Mais elle s’y oppose aussi pour une deuxième raison qu’on peut faire remonter à un débat des années 20 : qui doit payer ? La CGT considère que le chômage n’est pas un risque comme les autres, qu’on ne peut pas le mettre sur le même plan, par exemple, que la maladie, et qu’il ne doit donc pas y avoir de cotisation salariale : tout doit être assumé par le patronat. En même temps, il faut bien voir qu’ils sont dans une contradiction. Dans l’idée de 1945, en effet, il n’est pas question de cotisation, mais de salaire différé, ou de salaire socialisé : on arrache sur la richesse produite une partie que l’on socialise. Mais tout le monde s’est mis à parler de cotisations.
Quelle est, au cours des années 70 et 80, la position de la CFDT-ANPE sur le paritarisme ?
Nous disons à l’époque qu’il faut que l’UNEDIC, ce soit un service public, donc l’État. On constate que, chez les chômeurs, l’image du syndicalisme est détestable, parce que, pour un chômeur, le syndicaliste est celui qui est responsable du niveau des indemnités ; chaque fois qu’il y a une régression des droits, c’est la faute aux syndicats — ce qui est en partie juste. Bref, nous estimons que la garantie de la protection sociale devrait être une responsabilité de l’État. Là-dessus, il est évident que notre culture joue. Le métier qu’on exerce, son statut dans l’entreprise et son statut personnel dictent en partie les stratégies revendicatives. Nous, à l’ANPE, nous sommes le service public. Nous le théorisons. En même temps, nous sommes partagés : car nous sommes à la fois des autogestionnaires et des étatistes.
En attendant, à chaque négociation UNEDIC, nous essayons de produire une analyse qui parte du droit des gens qu’on reçoit tous les jours. À partir de 1984, les choses se dégradent de manière importante. Parce qu’il y a eu de plus en plus de chômeurs, parce qu’on a progressivement augmenté les cotisations, mais en les répartissant entre salariés et employeurs de la même manière. Il aurait fallu dès cette époque avoir des réformes de structure beaucoup plus importantes. Il y a eu une tentative en 79 où il y a eu quelque chose de plus unifié, mais qui n’a pas tenu le coup. C’était un montage tripartite État-Patronat-Syndicat. Il s’agissait d’un système unifié, avec une loi cadre qui fixait les grands principes ; il y avait ensuite des négociations entre les syndicats et le patronat, au terme desquelles étaient décidés le montant des cotisations et celui des prestations ; et l’État versait à la caisse commune une subvention forfaitaire indexée sur le nombre de chômeurs et le montant des cotisations. Ça n’a duré qu’entre 1979 et 1982. En 82, le patronat dénonce à nouveau la convention.
À vrai dire, je n’avais jamais vraiment réfléchi sur l’architecture du système avant aujourd’hui. Quand, en 1992, la dégressivité est instaurée, on réagit sur le type de garanties que l’UNEDIC apporte ou non aux chômeurs. On réfléchit sur la place des chômeurs. Mais on néglige la question de l’architecture. On dit qu’il vaut mieux que ce soit l’État, parce que c’est tellement compliqué qu’il ne faut pas y mêler une organisation de chômeurs. Il nous semble qu’il y a tout à y perdre. Y compris aujourd’hui : l’APEIS ne veut pas participer au Conseil d’administration de l’UNEDIC ; AC ! veut être consulté, éventuellement avec un droit de veto, sans plus ; et même le MNCP, qui était favorable à la cogestion, est en train de changer de position. Car ce ne serait tenable que si on a la capacité de décider des recettes. Sinon, on doit se contenter de répartir la pénurie.
Et aujourd’hui ?
Il nous semble qu’il faut commencer par réfléchir sur ce qu’on veut en matière de protection des chômeurs, et que c’est en fonction de cela qu’on pourra construire l’architecture, et non l’inverse. Le plus fondamental est de tirer des bilans. Or les bilans sont désastreux. Le système de l’Allocation unique dégressive et l’allongement de la période de référence pour l’ouverture des droits ont considérablement augmenté le nombre de chômeurs non indemnisés ; et les restrictions de l’assurance chômage ont conduit à un transfert vers l’assistance chômage ou des régimes de minima sociaux qui ont largement contribué à la croissance de la pauvreté. Il faut donc un seul système d’indemnisation.
Quant au paritarisme en vigueur à l’UNEDIC, il est totalement incompatible avec la défense des droits de chômeurs : les « représentants » ne sont pas élus, et ne rendent compte qu’à leurs cotisants, et les organisations de chômeurs et de précaires ne sont pas même consultées. C’est du « despotisme éclairé ».
Surtout, le système 50 / 50 donne de fait le pouvoir au patronat, étant donnée la division des syndicats. Sans cesse, il y a des jeux d’alliance au sein de l’UNEDIC. C’est un jeu de donnant donnant. C’est la raison pour laquelle AC !, l’APEIS et le MNCP disent qu’il faut sortir du paritarisme
La question essentielle est donc celle de l’État. Car si le paritarisme est une catastrophe, l’État n’a rien garanti non plus pour ce qui lui revient. Il n’a garanti ni les allocations, ni les minima sociaux. C’est pour cela qu’on tente de faire une proposition, pas du tout achevée. Il faut imaginer une espèce de charte de service public qui déterminerait les grands principes. On doit garantir à chacun au minimum le SMIC ; il doit y avoir égalité d’accès et de traitement ; l’allocation n’est évidemment pas dégressive ; il y a pour tous ceux qui le veulent des moyens pour la formation, pour chercher un travail. Plus généralement, il faut en finir avec la logique libérale qui consiste à penser que si on affame les gens, ils vont chercher du boulot, ou ils seront plus enclins à prendre n’importe quoi. Enfin, il faut que les droits soient individuels, et pas différentiels comme le RMI ou comme l’ASS. C’est un principe intangible de citoyenneté : les femmes sont particulièrement concernées.
Outre cette charte, nous demandons que le système soit unifié. Et qu’il soit démocratique : il doit donc y avoir des élections. Là il faut discuter : est-ce que c’est quadripartite ? On n’a pas eu envie d’achever ce débat parce que déjà c’est une question pragmatique de rapport de forces.
L’idée la plus ultra, ce serait une gestion syndicats et associations de chômeurs — puisqu’elles ont fait la preuve de leur capacité à organiser. L’État interviendrait a posteriori — s’il y a des fonds publics, il est tout de même normal que la représentation nationale ait un droit de regard. Et le patronat serait informé.
Pour une démocratie sociale renouvelée
Comment expliquez-vous la concordance relative des positions de la confédération CFDT et du MEDEf sur le paritarisme ?
Dans les années 80, la gauche CFDT a dit que le chômage était conjoncturel, et la droite qu’il était structurel. Là, nous avons fait une erreur : la droite avait raison. Nous avons bien compris qu’il y avait une offensive du capitalisme. Mais nous n’avons pas compris que l’offensive visait, à la faveur de la crise, à revenir sur toutes les garanties collectives acquises. Or c’est cela qui est en jeu dans la proposition du patronat d’une « nouvelle constitution sociale ». Dans ses dernières propositions sur l’UNEDIC, le MEDEF dit que ce qui fonctionne bien est ce qui est géré contractuellement, que l’État ne sait pas s’adapter, et que le contractuel doit donc même s’occuper du placement. Le patronat est contre l’État, parce que l’État dicte une norme, et qu’il considère que la norme doit être discutée entreprise par entreprise. Il estime que ce qui relève de l’entreprise est du domaine de la propriété privée et que tout ce qui se réfère au domaine privé ne doit pas faire l’objet d’un débat national. Il pose donc la question de la légitimité de l’État, du suffrage universel, de l’ordre public social... Aujourd’hui, le patronat voudrait revenir en-deçà de la Révolution française, au régime des Corporations : une association capital-travail dans la gestion. Et la CFDT, enfin, la confédération, est d’accord avec ça. Elle en est revenue en quelque sorte au principe fondateur de 1919 de la CFTC — une association capital-travail. C’est un retour aux sources avec des formes adaptées à la période. Tout le monde dans la gauche syndicale CFDT n’est pas d’accord avec moi sur cette analyse.
Dans quelle mesure la crise actuelle permet-elle de reposer la question de la prise démocratique des décisions ?
Il y a là un débat de fond. Or personne ne discute aujourd’hui sérieusement de cette affaire. Quelle doit être une démocratie adaptée à l’époque actuelle ? Il y a la démocratie parlementaire avec un suffrage universel ; c’est une démocratie de délégation qui donne à chaque citoyen la possibilité de s’exprimer. Mais elle n’est pas suffisante. Il faut donc inventer un autre type de démocratie, qui repose sur les organisations, mais qui prenne en compte cette question de la citoyenneté.
Aujourd’hui, il s’agit d’un véritable problème pour les syndicats et les associations de chômeurs. Qui représente-t-on ? Les syndicats représentent environ 5% des salariés. C’est encore moins pour les chômeurs. C’est pourquoi il faudrait imaginer des élections. Peut-être pas immédiatement, mais dans un avenir rapproché. Il serait indispensable que les chômeurs, les précaires et les salariés y participent. La question de l’indemnisation du chômage concerne tout le monde, puisqu’elle agit sur la norme d’emploi. En outre, il y a un lien évident : quand on bosse, on paie par le biais des cotisations ; et quand on est au chômage, on devient usager. Or l’usager veut être couvert le mieux possible, et le salarié n’a pas envie de payer trop. On pourrait donc imaginer un collège où ces contradictions seraient posées et discutées.
À moins, bien sûr, d’abandonner totalement les cotisations, de tout prélever sur la valeur ajoutée, et de redistribuer ensuite entre la protection maladie, la retraite, le chômage etc. Cela suppose comme postulat l’abolition de la propriété privée. Mais cela permet de discuter sur la totalité de la richesse produite. Il me semble qu’il faut discuter comme cela pour ensuite pouvoir décliner en retrait. On part d’un principe, qui est d’assurer à chacun une garantie des moyens d’existence, quelle que soit sa situation ; on a un débat national au terme duquel on affecte tant de % du PIB. Et c’est seulement ensuite qu’on discute des modes de gestion et de contrôle.
Dans tous les cas, il s’agit de se projeter dans l’avenir. Est-ce que le Conseil économique et social ne devrait pas être profondément transformé ? À côté d’une démocratie parlementaire, est-ce que cela ne vaudrait pas le coup d’avoir une autre chambre où voteraient tous les citoyens, mais dont l’objet serait un peu différent ? Je suis pour la disparition du Sénat qui ne sert strictement à rien. Mais une chambre économique, pourquoi pas ? Peut-être que c’est une position réformiste. Peut-être que cela peut s’avérer dangereux, peut-être que Pétain a dit des choses là-dessus. En même temps, les Nicaraguayens prônaient un système de ce type, avec deux chambres, l’une politique et l’autre économique et sociale. Je ne suis sûre de rien, mais je crois qu’il y a quelque chose à inventer en matière de citoyenneté sociale. C’est comme cela, en tout cas, que le mouvement ouvrier devrait travailler et chercher aujourd’hui.
Considérez-vous que cette question de la citoyenneté économique et sociale est en germe dans l’exigence d’un revenu garanti ?
Poser la question du revenu, c’est poser la question de la place du travail : comment produit-on de la richesse, quelle est la place de chacun, quels sont les droits et les devoirs ? C’est donc reconnaître que la société a besoin des compétences que chacun peut apporter au pot commun.
Or nous nous trouvons actuellement dans une logique complètement inverse : l’interdiction faite à chacun d’apporter. Dire que chacun doit apporter, c’est le contraire de la problématique de l’employabilité. C’est la reconnaissance que chacun a des potentiels et que pour faire société on a absolument besoin du potentiel de tout le monde. C’est seulement ensuite que l’on doit se poser la question de l’organisation, pour que ce ne soit pas moral. Faire société pour moi, c’est la question de l’échange : je donne et je reçois. Ce qui suppose évidemment de dépasser le strict emploi capitaliste salarié.
Mais je reste dubitative pour ce qui serait des strictes logiques d’appartenance : on aurait des droits parce qu’on naît et qu’on appartient à un espace commun. Car ces logiques laissent de côté la question de savoir comment la société fait pour que chacun ait une place, ce qui suppose que chacun puisse en dire quels doivent en être les contours. Il y a alors une négociation sociale entre les besoins de la société et ce que chacun veut.
Cela me paraît plus offensif que les débats sur le revenu d’existence. Ces débats ne vont pas jusqu’au bout, parce qu’ils ne posent pas la question philosophique et stratégique centrale du « faire société ». Or on est aujourd’hui dans un système qui passe son temps à exclure.
Je suis pour le revenu garanti, mais je ne veux pas que le fait de garantir les moyens d’existence, comme disent la Constitution ou la Déclaration universelle des droits de l’homme, dispense de questions plus compliquées. Il faudrait, par exemple, pouvoir envisager différemment la question de l’autonomie individuelle et de la coopération. Les gens ont envie de beaucoup d’autonomie individuelle ; et, en même temps, dans les processus de coopération, au sens propre, au sens du « faire ensemble », il y a des choses qui se passent qui construisent de la société et qui construisent les individus. Ce que je vois chez les copains-copines chômeurs et chômeuses, c’est que, lorsqu’on rentre dans un processus de construction collective, tout le monde y trouve son compte, sans pour autant que ce processus fasse l’impasse sur l’autonomie individuelle. C’est bien la grande différence avec les ex-pays de l’Est. Comment retrouver un nouvel équilibre entre l’individualité et le faire société ?
Un jour un copain disait que l’individu est seul juge de l’utilité sociale du travail qu’il fait. Je ne suis pas d’accord avec cela. Il est juge de ce en quoi ça le construit lui, mais il n’est pas juge de l’utilité sociale. L’utilité sociale est basée sur la réciprocité.
Épilogue : pour échapper à la schizophrénie
Y a-t-il contradiction entre être professionnellement d’un côté du guichet et politiquement de l’autre ?
C’est une forme de schizophrénie. Pour ne pas devenir fou, il faut quelque chose qui unifie la personnalité. La seule chose qui unifie, c’est le projet politique. Si on a un projet qui repose — je vais le dire avec des mots anciens ou à moi — sur une conscience de classe, ça va : on rencontre des contradictions, mais on les dépasse parce qu’on a un projet de transformation. Quand le projet politique régresse, on est rendu strictement à sa situation, il n’y a plus de point de vue collectif.
La deuxième chose est que, d’un côté du guichet, il y a des gens qui ont une forme de stabilité qui sont probablement organisés et, de l’autre, il y a des gens soumis qui peu à peu commencent à s’organiser et à relever la tête. Donc on pourrait penser que le rapport devient plus égalitaire, entre des gens qui peuvent discuter d’égal à égal. Sauf que la position professionnelle dans l’institution est une position de pouvoir. Or, comme la conscience politique a régressé, beaucoup se situent plus en tant que professionnels qu’en tant que militants. Et, comme professionnel, on joue d’une certaine façon le jeu de l’institution. Celui qui est de l’autre côté du guichet, parce qu’il devient moins soumis, devient un danger : il peut foutre des claques dans la gueule, il peut réclamer des droits, il peut contester ce qu’on lui propose. Je dis toujours en rigolant très jaune que les camarades de la CFDT-ANPE sont absolument pour que les chômeurs s’organisent tant qu’ils ne le font pas.
Il faut donc commencer par reconstruire un projet. Cela suppose de commencer par les fins : on veut aller où ? on veut vivre comment ? Et après, on décline. C’est cela qui doit permettre de redonner du souffle, de redonner de l’air et de ne pas devenir fou.
Je trouve très intéressant que ce soient des organisations de chômeurs et de précaires qui avancent quelques pistes sur une histoire de démocratie renouvelée.
GLOSSAIRE
ANPE : Agence Nationale Pour l’Emploi
AC ! : Agir ensemble contre le Chômage
APEIS : Association pour l’Emploi, l’Information et la Solidarité
ASS : Allocation de Solidarité Spécifique
ASSEDIC : Association pour l’Emploi dans l’Industrie et le Commerce
AUD : Allocation Unique Dégressive
CFDT : Confédération Française et Démocratique du Travail
MEDEF : Mouvement des Entreprises de France
MNCP : Mouvement National des Chômeurs et Précaires
UNEDIC : Union Nationale pour l’Emploi dans l’Industrie et le Commerce