Anticapitalisme et antiproductivisme à l’aube du XXIe siècle – Autour des analyses d’Hervé Kempf
Par Philippe Corcuff [1]
Le mythe d’un « capitalisme vert » semble faire des ravages rhétoriques, dans la droite sarkozyste ainsi que dans un PS et chez des Verts social-libéralisés, comme réponse magique à la double crise financière et climatique qui affecte aujourd’hui le capitalisme. C’est l’occasion de réfléchir aux liens entre la critique écologiste du productivisme et la critique du capitalisme par la gauche radicale. Car la période appelle une nouvelle convergence entre les courants radicaux de l’écologie et les anticapitalistes. Le dernier livre d’Hervé Kempf, Pour sauver la planète, sortez du capitalisme, constitue un support intéressant pour amorcer cette démarche.
Le livre d’Hervé Kempf nous propose une série de pistes intéressantes, qui ont le grand avantage, dès le titre de l’ouvrage, de ré-arrimer prise de conscience écologiste et critique du capitalisme.
Or c’est quelque chose qui a été perdue de vue par certains écologistes, dans la double logique de l’institutionnalisation-professionnalisation des élites politiques vertes et de l’hégémonie de « la pensée unique » néolibérale. Les aspirations anticapitalistes de Mai 68 ont alors progressivement été oubliées par des militants éminents des Verts européens, comme Daniel Cohn-Bendit, passé du Dany le Rouge d’hier au Dany le Vert pâle d’aujourd’hui. Ce dernier proclame même dans un livre de 1998 : « Je suis pour le capitalisme et l’économie de marché ». Un exemple significatif, pour les centaines de milliers de personnes qui se sont opposés et s’opposent aux réformes néo-managériales de Sarkozy-Darcos-Pécresse, appliquant, de la maternelle à l’université, les recettes des entreprises privées : « Naturellement, l’industrie participerait aussi à la définition des contenus de l’enseignement, contrairement à ce que nous disions en 1968 » …
Or, justement, le troisième chapitre du livre de Kempf est consacré au « mirage de la croissance verte ». Pour lui, le capitalisme aborde de manière inadéquate la question du changement climatique, en tentant de faire croire « que l’on pourra pérenniser le système économique actuel sans en changer les déterminants » (p.84). Un exemple ? « L’effet pervers de la hausse des prix de l’énergie dans le système capitaliste est qu’elle stimule l’exploitation de réserves jusque-là marginales de pétrole, et va donc accroître les émissions de gaz à effet de serre. » (p.98)
Le capitalisme prend appui sur une dynamique illimitée d’accumulation du capital, associée à la propriété privée des grands moyens de production et d’échange, alimentée par le profit marchand à court terme. Or, il se révèle incapable de prendre en compte le temps long de la biosphère ou des générations à venir. André Gorz , demeuré anticapitaliste jusqu’à la fin de sa vie, avait bien saisi que la marchandisation de l’humanité et de la nature portée par la logique capitaliste se heurtait tout à la fois à la justice sociale, à la qualité existentielle de la vie des individus et à la préservation des univers naturels.
Il rejoint, ce faisant, les courants écolo-marxistes qui ont mis l’accent sur la contradiction capital/nature propre au capitalisme , et pas seulement sur la contradiction capital/travail privilégiée traditionnellement par les marxistes. Qu’est-ce à dire ? La nature serait elle aussi exploitée dans la dynamique d’accumulation du capital. Or, dans l’épuisement des ressources naturelles comme dans les risques techno-scientifiques associés à la logique contemporaine du profit, le capitalisme mettrait en danger ses propres bases naturelles et humaines d’existence.
Marx lui-même avait amorcé une connexion entre contradiction capital/travail et contradiction capital/nature dans le livre 1 du Capital : « Chaque progrès de l’agriculture capitaliste est un progrès non seulement dans l’art d’exploiter le travailleur, mais encore dans l’art de dépouiller le sol ; chaque progrès dans l’art d’accroître sa fertilité pour un temps, un progrès dans la ruine de ses sources durables de fertilité. (…) La production capitaliste ne développe donc la technique et la combinaison du processus de production sociale qu’en épuisant en même temps les deux sources d’où jaillit toute richesse : La terre et le travailleur. »
Kempf est également conscient que cela suppose une lutte de classes. Car, à l’échelle mondiale, les « classes les plus riches », appelées aussi « oligarchie », ont intérêt à la poursuite de l’impasse capitaliste et s’opposent à tout changement radical.
S’ouvre ainsi la possibilité de nouvelles convergences entre l’écologie politique radicale, dont des secteurs de la décroissance, et un nouvel « écosocialisme », très présent au sein du NPA.
Mais les analyses de Kempf présentent aussi des ambiguïtés et des faiblesses qui nous invitent à clarifier les liens entre anticapitalisme et antiproductivisme.
Ambiguïtés d’Hervé Kempf
Tout d’abord Kempf recourt à une distinction entre le mauvais « capitalisme » et la bonne « économie de marché » fort confuse (pp.69-70). On sait que « l’économie de marché », au sens de « la concurrence pure et parfaite », n’existe guère dans le monde capitaliste réellement existant, à la structure oligopolistique. Cette idéologie a toutefois eu des effets bien réels dans la réorganisation du capitalisme à partir des années 1980, contre les régulations publiques et sociales qui avaient été antérieurement arrachées au capitalisme par les luttes sociales.
« L’économie de marché », de Cohn-Bendit au Parti socialiste , c’est aussi souvent le nom euphémisé de l’adhésion des sociaux-libéraux au cadre capitaliste. Les anticapitalistes ne sont pas nécessairement pour la suppression de tout marché. Je suis personnellement favorable à ce que des mécanismes marchands continuent à jouer un rôle local et dépendant d’une logique démocratique, dans le cadre d’une propriété sociale des grands moyens de production et d’échange. Mais parler d’« économie de marché », c’est aller au-delà de formes localisées de marché. C’est se référer à la régulation principale de l’économie par le marché.
C’est ainsi en naturalisant et en fatalisant « l’économie de marché » que Michel Rocard, fraîchement débarqué du PSU au PS, a quitté les rives de l’anticapitalisme dès octobre 1976, lors d’un colloque du magazine L’Expansion face à des patrons : « Le système de régulation restera le marché (…) on ne biaise pas avec le marché, sa logique est globale ».
Autre problème : par son titre et les clarifications manquantes de son propos, Kempf tend, implicitement, à assimiler capitalisme et productivisme (logique illimitée de la production pour la production), et donc anticapitalisme et antiproductivisme. Or l’histoire de la gauche montre qu’on peut être anticapitaliste et productiviste. Les sociétés staliniennes en ont été un exemple historique marquant. Mais déjà chez Marx, les choses apparaissent ambivalentes. On trouve chez lui tout à la fois une fascination pour l’essor industriel propre au XIXe siècle, et ses illusions technologistes, et des prémisses écosocialistes. Comme l’a mis en évidence le Britannique Ted Benton , sans réélaboration significative, le cadre marxiste a du mal à intégrer la question des « limites naturelles » de la croissance. Vincent Gay, un des principaux animateurs de la commission écologie du NPA, a aussi souligné que les analyses « décroissantes » peuvent « constituer une porte d’entrée pour réinterroger certains concepts marxistes qui, souvent laissés dans le flou par Marx, ont donné lieu à des interprétations productivistes » ; comme par exemple « celui des forces productives et de leur développement » .
Plus largement, on doit noter que nombre de courants de la galaxie socialiste née au XIXe siècle, comme de la gauche républicaine qui l’a précédée, ont souvent été profondément marqués par la vision non critique d’un « Progrès » scientifique et technique supposé intrinsèquement positif. Il ne s’agit certes pas d’abandonner des pans importants des valeurs des Lumières du XVIIIe siècle : la Raison, la Science et le Progrès, mais de leur ôter leurs Majuscules, leur position surplombante et absolue, pour en faire seulement des paris confrontés à l’inquiétude écologiste. Ce que j’ai appelé ailleurs des Lumières tamisées .
Enfin, Kempf, peu informé des travaux sociologiques sur la question, ne comprend pas les complications de l’individualisme contemporain. Il en fait une logique uniformément négative assimilée au capitalisme (pp. 39-52). Il confond l’individualisme marchand et concurrentiel avec d’autres formes, plus émancipatrices, d’émergence de l’individualité moderne : la consolidation d’une intimité personnelle, la logique individualisante de la citoyenneté démocratique, la mise en cause de la famille patriarcale (émancipation des femmes, droits des enfants, reconnaissance timide des modes de vie homosexuels). Il ne voit pas alors que là se situe une autre contradiction forte du capitalisme, à côté de la contradiction capital/travail et de la contradiction capital/nature : la contradiction capital/individualité. Ainsi le capitalisme stimulerait les désirs d’épanouissement personnel, mais ne pourrait y répondre que de manière tronquée, à la fois marchande et inégalitaire. Il produirait donc, au final, des individualités frustrées et blessées, appelant une émancipation personnelle dans un autre cadre de sociabilité, non-capitaliste .
Au bout de ce parcours synthétique on voit mieux combien les antiproductivistes ont à faire une révolution culturelle anticapitaliste et combien les anticapitalistes ont à faire une révolution culturelle antiproductiviste. Tout cela est bien plus exaltant que la grisaille du « capitalisme vert ».
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Quelques remarques ou précisions à propos de votre section intitulée « Ambiguïtés d’Hervé Kempf ».
Par Hervé Kempf
1 - En ce ce qui concerne la distinction entre « capitalisme » et « économie de marché ».
Je ne prends pas l’économie de marche au sens de concurrence pure et parfaite, bien sûr, et je suis d’accord avec vous que l’évolution naturelle du capitalisme conduit à la constitution d’oligopoles. Mais l’important, à mon sens, est ailleurs : le capitalisme est une économie de marché étendue à l’ensemble du champ social, telle que, comme l’a montré Polanyi, l’économie tend à absorber toute la société.
Mais on peut concevoir une économie de marché sous sa figure pratique, opérationnelle, à condition qu’elle soit enchâssée dans la société, qu’elle soit clairement bornée. C’est ce que je précise pp. 122-124 de Pour sauver la planète… : permettez-moi de me citer : « Sortir de cette situation suppose une économie qui ne soit plus axée sur le principe de l’accumulation privative des ressources. Ce sera une économie de marché, mais dont le domaine s’arrêtera à la lisière des biens communs essentiels. »
Je souligne ensuite qu’elle sera corrigée par un système de prix prenant en compte l’impact écologique des activités, et par de nouveaux indicateurs économiques. Puis : « Cela conduira logiquement à la prise en charge collective des domaines qui sont des biens communs et ne peuvent être gérés durablement par la seule initiative privée visant le seul profit. »
La longueur limitée que je voulais donner à ce livre, afin de le rendre accessible au plus grand nombre, m’a conduit à rester elliptique sur un certain nombre de points.
Les débats qu’il suscite m’ont notamment conduit à préciser un aspect essentiel : celui de ce que sont ces « biens communs » qui appellent une prise en charge collective hors économie de marché. Il s’agit, outre des biens environnementaux, de la santé, l’éducation, la culture, l’agriculture, l’énergie, la sécurité publique. De surcroit, il est utile de rappeler que, dans son domaine de compétence, l’économie de marché doit aussi être bornée par des règles posées collectivement : notamment celles qui concernent la qualité des produits, et celles qui concernent les droits des travailleurs.
Une autre question se pose, que vous évoquez bien, celle de « la propriété sociale des grands moyens de production et d’échange ». Les domaines que j’ai évoqués en recouvrent une partie, et la nécessaire « socialisation » (pour reprendre le mot de Thomas Coutrot [2]
du système bancaire s’impose à l’évidence, depuis qu’il n’est sauvé de la faillite que par l’injection de fonds publics. De même, l’injection de fonds publics dans de grandes entreprises - telles que celles de l’industrie automobile - appelle au minimum un droit de contrôle de l’Etat.
Faut-il aller au-delà ? Il me semble que le débat doit rester ouvert : nous devons garder à l’esprit l’exemple désastreux - et notamment pour ce qui concerne les libertés publiques - des économies planifiées. En revanche, il est urgent de réintroduire dans la réflexion la nécessité d’une participation forte des travailleurs aux décisions des entreprises, et à leur capital. Nous pouvons ainsi envisager une économie où, pour la partie relevant du marché, plusieurs types d’entreprises cohabiteraient : entreprises privées, entreprises à contrôle collectif, entreprises à direction coopérative ou autogérée.
2 - En ce qui concerne l’assimilation entre antiproductivisme et anticapitalisme.
J’ai levé cette possible confusion dans mon ouvrage précédent, Comment les riches détruisent la planète, dans lequel je stigmatise précisément le productivisme et le mépris de l’écologie qui a caractérisé - et continue, hélas trop souvent - la culture de la gauche.
3 - En ce qui concerne l’individualisme.
J’ai insisté dans le passage central du livre (p. 39 sq.) sur l’exacerbation de l’individualisme dans la phase la plus récente du capitalisme. Insisté, parce que je voulais faire sentir que la psychologie collective, l’atmosphère culturelle, l’aliénation des perceptions individuelles sont des élements aussi importants que les analyses économique pour comprendre les ressorts actuels de la société.
Je vous accorde sans réserve qu’il est essentiel de rappeler que l’individualisme moderne - ou plutôt occidental - a eu une valeur émancipatrice. Mais pour autant qu’il restait tempéré par le sentiment de la solidarité et le souci des autres. C’est ce que j’ai essayé de dire, sans doute trop rapidement, p. 40 et p. 69, à propos du libéralisme (qui « vise à émanciper les personnes des déterminations transcendantes et des sujétions définies par un statut acquis à la naissance »).
Il nous faut sortir de l’individualisme exclusif, isolant, coupant les liens sociaux autres que marchands, aliénant dans sa recherche de la maximisation de son intérêt, pour aller vers un individualisme où la personne humaine s’épanouit et s’enrichit dans ses échanges symboliques, amicaux, de lutte, ... avec les autres personnes humaines qui sont les compagnons de son aventure sur terre.
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