Madame Bio, c’est elle. Chignon bohème, tailleur pantalon élégant, Elisabeth Mercier, ancienne économiste au ministère de l’Agriculture, préside l’Agence bio, l’ambassade du bio français. Dans une rue silencieuse de Montreuil, en banlieue parisienne, quelques bureaux modestes, décorés de posters de coccinelles et de souriantes vaches laitières. Avec une quinzaine de salariés et un budget annuel de 4,8 millions d’euros, sa mission consiste, depuis 2004, à mieux organiser cette filière, à la défendre et à la faire connaître. Le retard bio est une expression qui, on s’en doutait, ne lui plaît guère, même si l’ancienne diplomate, qui négocia cinq ans durant nos quotas laitiers à Bruxelles et défendit notre agriculture aux Pays-Bas, ne le laisse guère paraître : « Disons que c’est un monde riche de sensibilités contrastées. La consommation bio est une vraie tendance de fond. Depuis cinq ans, les consommateurs sont fidèles, leur panier s’élargit, il faut engager une spirale vertueuse . » C’est bien là tout le problème. Les Français adorent le bio-même s’il leur coûte plus cher-, ils en achètent et en redemandent. Paradoxalement, la deuxième puissance agricole de la planète est incapable de fournir du bio. Les distributeurs sont donc contraints d’importer massivement. Recours qui donne à penser, car si, pour fournir aux Français des pommes ou des carottes bio, on doit leur faire parcourir 2 000 kilomètres en camion, le bénéfice environnemental de l’opération paraît pour le moins amoindri.
« Nous vivons parfois des moments compliqués pour trouver du lait bio, raconte Gilles Baucher, directeur des marques propres Monoprix , l’approvisionnement est tendu . » C’est la rançon du succès, car la marque bio Monoprix, lancée voilà quinze ans, explose : les ventes ont augmenté de 25 % l’an passé. L’entreprise de surgelés Picard est confrontée, elle aussi, chaque jour à cette pénurie de bio. « Nous ne pouvons pas mettre un produit bio à la une de nos catalogues promotionnels. Nous serions incapables de suivre le boom de la demande », confie Delphine Courtier, directrice du marketing. Le bio chez Picard, c’est près de 40 % de tous ses légumes vendus, 60 000 sacs de haricots verts achetés chaque mois, 20 000 sacs de choux-fleurs, « une explosion phénoménale depuis trois ans ». « Nous avons de plus en plus de difficultés à obtenir nos volumes », ajoute la directrice marketing. Pour fournir les 758 magasins, les producteurs doivent pouvoir livrer d’imposants volumes, mais aussi fournir des produits particuliers. Pas de carotte torve, de haricot riquiqui ou de petit pois bosselé : les légumes Picard sont soumis à une charte esthétique contraignante. « Il nous faut du beau bio . » Des canons que dame Nature, surtout quand on la laisse faire, peine à respecter.
Le seul légume bio français vendu chez Picard est donc le brocoli. Tout le reste est acheminé par route depuis l’Italie, mystérieusement capable, elle, de produire du beau bio. La chaîne a lancé ce mois-ci ses premiers fruits issus de l’agriculture bio : « Les framboises sont cultivées et usinées sur place en Pologne, raconte Elisabeth Bouton, directrice de la qualité , le cocktail fruits rouges est acheté en Bulgarie . »
Pour vendre du bio aux Français, on importe donc. Etonnant. Car si l’agriculture biologique française est aujourd’hui à la traîne de toute l’Europe, elle fut, voilà vingt ans, la championne de cette filière alors émergente. Le bio en France, c’est l’histoire du lièvre qui démarre la course en tête, s’essouffle, ralentit, s’arrête et se fait dépasser par tous ses concurrents. En pourcentage de surface consacrée au bio par rapport à la surface agricole totale, le classement est sans appel : la Lettonie, l’Estonie, le Timor-Oriental et São Tomé et Principe consacrent une plus grande part de leurs terres au bio que nous. Et par rapport à nos voisins européens, nous sommes devancés par l’Autriche, l’Italie, l’Espagne, le Portugal et la Suède. « Lorsque l’Europe débloqua en 1992 des fonds pour inciter les agriculteurs à se convertir au biologique, raconte Stéphane Bellon, coordinateur du programme bio à l’Inra, la France s’en servit pour maintenir son élevage de haute montagne. » Une erreur politique que ne commirent pas ses voisins : l’Italie et l’Espagne investirent massivement dans le bio, parvenant ainsi à inonder aujourd’hui l’Europe de leurs productions. « La volonté politique de soutenir le bio a jusqu’ici été bien faible , confirme Vincent Perrot, de la Fédération nationale des agriculteurs biologiques, porte-voix de 70 % des 11 640 agriculteurs bio. La France agricole est marquée par l’agriculture intensive, dominée par le lobby des grandes exploitations. Notre culture fut trop longtemps celle du produire plus pour exporter plus. » Les agriculteurs sont des chefs d’entreprise ! L’idéologie productiviste de la FNSEA, syndicat majoritaire dans les campagnes, n’a pas fait de place au bio. « Car le bio est une technique d’exploitation qui ne se satisfait d’aucune recette livrée par des représentants en produits phytosanitaires, poursuit Vincent Perrot, il faut faire attention, tout inventer, beaucoup, beaucoup travailler. » Un engagement dont témoigne Jacques Frings, 57 ans, maraîcher bio à la tête de 67 hectares sur la commune de Chevry-Cossigny, en Seine-et-Marne. « J’ai repris l’exploitation de mon père, c’est lui qui a choisi la conversion, car il n’en pouvait plus d’arroser ses légumes avec des bidons qui portaient une étiquette à tête de mort. » Ensemble, ils ont « beaucoup galéré sur le plan technique ».
« vingt ans de galère »
Quand Frings reprend l’exploitation de son père en 1977, il possède 18 hectares de vergers et une équipe d’ouvriers agricoles portugais. « L’avenir du bio a été escamoté par la révolution agricole. Les ouvriers agricoles sont partis parce que les logements étaient trop chers et que l’on gagne plus facilement sa vie en ville. Les avantages historiques de la production locale ont également disparu. Un camion de salades arrive à Rungis depuis Perpignan tout aussi vite que depuis la plaine de la Brie. » Sans personnel, sans circuit de distribution compétitif, Jacques Frings a dû tout réinventer. « Avec ma femme et nos deux Article du Point
Maintenant, cela va carrément bien. Le biologique, cela ne s’apprend pas à l’école, il faut faire du préventif, connaître parfaitement son sol, afin que les plantes ne tombent pas malades », et ainsi éviter de les soigner à grand renfort de pesticides. Désormais, Jacques Frings maîtrise, comme peu d’autres, la production de fruits et légumes bio. L’an passé, il a en tout et pour tout dépensé 10 euros en insecticide biologique, pour guérir « des choux envahis de chenilles », et, luxe inouï, il s’accorde une semaine de vacances trois fois par an. Pour écouler ses produits, le maraîcher s’appuie sur un cycle de distribution court, grâce à son propre magasin Biocoop, vaste hangar chauffé au poêle à bois, où 400 clients viennent chaque semaine faire leurs courses. Saumon, poulet, ananas, crème hydratante, huile de sésame, miel, muesli, chocolat et carottes, rien ne manque et tout est géré par sa femme, ancienne infirmière, et leur fille aînée. Les fruits et légumes proviennent des champs qui entourent à perte de vue le hangar, le reste est acheté à la coopérative bio. Jacques Frings salarie désormais trois ouvriers, « des néoruraux qui un jour voudront s’installer à leur compte ».
Le bio est soudain devenu, l’automne dernier, priorité nationale, Grenelle de l’environnement oblige. Michel Barnier, le ministre de l’Agriculture, veut que triple d’ici quatre ans la surface agricole bio, de 500 000 hectares à 1,6 million d’hectares. Fort ambitieux. Il faudrait que les agriculteurs se convertissent en masse. « Abandonner l’agriculture conventionnelle est un choix délicat, car, pendant trois ans, votre production, qui faute d’engrais et de pesticides s’effondre, ne peut être vendue sous le label bio », commente Stéphane Bellon. Ces années dites de conversion-le terme n’est pas anodin-sont financièrement soutenues par les pouvoirs publics. « Jusqu’ici, les aides étaient plafonnées à 7.600 euros par exploitation et par an. Elles sont désormais déplafonnées, de 200 à 600 euros par année et par hectare, variable selon le type de production », souligne Vincent Gitz, chargé du bio et de la recherche au ministère de l’Agriculture . L’idée est de séduire les grands réfractaires : les céréaliers, qui, portés par le cours caracolant des céréales, ne songent guère à quitter leur mode de production conventionnel . Or, sans céréales bio, pas d’alimentation bio pour le bétail, et donc pas d’élevage bio. La défection des céraliers, qui ne jurent que par les hauts rendements, pénalise toute la chaîne de l’élevage bio français.
Autre écueil, un grave problème de génération. Les militants des années 70 sont, trente-cinq ans plus tard, en fin de course. Pour reprendre cet exigeant flambeau, il faudra que des jeunes s’installent. Le voudront-ils ? Le pourront-ils ? « Ce plan bio ne résout pas l’immense problème du foncier , souligne François Lerique, président de l’Association pour le maintien d’une agriculture paysanne (Amap) en Ile-de-France. Il est impossible de trouver 4 ou 5 hectares pour s’installer comme maraîcher, surtout près des grandes villes. Comment voulez-vous qu’un agriculteur bio débutant dans la profession rivalise avec des promoteurs immobiliers ou un grand céréalier ? C’est pourquoi, a vec l’association Terre de liens, on achète des terrains qu’on loue à des exploitants bio. On vient ainsi d’acquérir 28 hectares sur le plateau de Saclay, au sud de Paris . » Les paysans bio sont de bien Petits Poucets, volontaires mais fragiles, face aux géants agricoles. L’agence des espaces verts, organisme public d’Ile-de-France, acquiert des terrains pour les maintenir en terres agricoles, afin de préserver la production autour de Paris. Elle a ainsi acheté 13 hectares aux Mureaux, dans les Yvelines, attribués, après appel d’offres, à un céréalier, soutenu par une banque spécialisée. Offre certainement plus viable économiquement que celle, autrement aléatoire, d’un exploitant bio.
Tonnage trop faible pour les hypers
Pour rattraper notre retard, les paysans devront se convertir, trouver des terrains et écouler leurs productions. « Le bio ne doit plus être un choix idéologique, il doit s’imposer dans le circuit de distribution classique , martèle Philippe Mérillon, chef du service de la stratégie agroalimentaire au ministère. Il faut lutter contre l’idée que faire du bio, c’est faire petit . » Le mouvement bio souffre de son image. Que chacun produise dans son coin, c’est peut-être bien, mais les grandes enseignes de distribution ne peuvent rassembler à moindre coût les tonnes nécessaires. Voilà pourquoi elles se fournissent auprès des immenses coopératives bio du sud de l’Europe, tandis que nos paysans vendent leur production en direct à la ferme ou sur des marchés locaux. Le Moyen Age !
Pour convaincre les agriculteurs de passer au bio, Michel Barnier veut leur garantir des débouchés importants. Il veut donc que, dans trois ans, 20 % des repas servis dans les cantines soient issus de l’agriculture biologique. Un objectif que tous les spécialistes jugent hors de portée, à moins d’importer en masse. « A l’Inra, nous avons étudié la faisabilité d’un scénario fictif : admettons que Marseille veuille recevoir 1 million de repas bio, se souvient Stéphane Bellon . On a étudié toutes les possibilités. Force a été d’admettre que les quantités étaient impossibles à fournir . » En attendant, pour oublier, au ministère, on déjeune avec du pain bio, des yaourts bio et des pommes bio. Bien de chez nous.