De la désobéissance au politique, Albert Ogien, Sociologue
Le gros des mobilisations qui s’organisent aujourd’hui sous l’appellation de désobéissance civile n’en relève pas. Ce sont, en fait, des actions directes non violentes qui visent à dénoncer l’inaction des gouvernements face à l’urgence climatique, l’évasion fiscale ou l’emprise des banques et des multinationales sur la décision publique. Leur but est de causer un trouble à l’ordre public ou de perturber le fonctionnement des institutions afin de faire reconnaître la légitimité de la revendication qu’elles portent. Si ces actions ne sont pas de la désobéissance civile, c’est tout simplement parce qu’elles n’enfreignent aucune loi pour en exiger l’abrogation et qu’elles se mènent dans l’anonymat.
Le succès que rencontre l’usage du terme désobéissance tient surtout à une croyance : ce mode d’action permettrait de dépasser l’impuissance avérée de formes obsolètes de protestation, comme les pétitions, marches, grèves ou boycotts. De ce point de vue, « désobéir » promet trois choses : l’immédiateté (l’action directe non violente aurait la vertu de faire instantanément céder les pouvoirs), la médiatisation (la recherche de l’esthétisation de la contestation assure d’être « vu à la télé ») et le refus de l’idéologie (le rejet de toute proposition qui pourrait paraître « politique »).
Les manifestations liées à l’urgence climatique ou à l’évasion fiscale sont fondées sur une raison dont la justesse paraît indiscutable (la survie de l’humanité et la justice sociale), mais ne s’en prennent pas aux causes qui alimentent cette raison (le productivisme, les politiques libérales, la quête du profit, etc.). Ceux et celles qui y participent font comme si les données de la science et les adjurations morales avaient en elles-mêmes la force de convaincre les pouvoirs en place de prendre enfin les « bonnes » décisions. Ce qui revient à négliger le fait que les gouvernements ont été élus pour représenter des intérêts spécifiques. Le militantisme politique de l’ancien monde s’attachait à comprendre la logique de ces intérêts pour produire une explication de la rationalité des choix qui la matérialisaient. Or, c’est précisément ce qui est ignoré à une époque où peu de personnes acceptent encore de se faire dicter ce qu’il faut penser par des autorités supérieures armées d’une théorie qui assène ses vérités. Lorsque prévaut l’idée que chaque opinion vaut n’importe quelle autre, comment un discours politique peut-il appeler les gens à adhérer aveuglément à son credo ?
On peut ainsi supposer que si les mobilisations contemporaines sont convoquées sous le signe de la désobéissance, c’est que l’usage de ce terme suspend la peur d’être accusé de faire de la politique. Or, le combat contre l’inaction face à l’urgence climatique et l’évasion fiscale est pleinement politique, au sens où il appelle une transformation de l’état actuel de la distribution des pouvoirs, de l’organisation de la production de richesses et de la redistribution de ses fruits.
Dissimuler le politique sous la désobéissance est un pis-aller qui interdit de poser un problème crucial : le rapport à la conquête et à l’exercice du pouvoir par des forces qui veulent en finir avec la désorganisation du monde que le capitalisme financier impose mais excluent de se donner une théorie de la transformation à accomplir pour y arriver. Certaines voix pointent là les limites des mobilisations à venir. Reste donc à trouver le moyen de dépasser la neutralité affichée de la désobéissance et d’affirmer sans crainte sa nature proprement politique.
Crise sociale et crise environnementale, Marie Buisson, Dirigeante confédérale de la CGT
Le mouvement Extinction Rebellion s’impose régulièrement ces derniers mois dans les médias, gazés sur un pont à Paris, occupant le centre commercial de la place d’Italie ou la place du Châtelet, sans pillage, ni destruction.
C’est un mouvement qui revendique d’utiliser les armes de la désobéissance civile de manière non violente. Leur socle de revendications est basé sur l’écologie : climat, biodiversité, réduction des gaz à effet de serre, fin des énergies fossiles… La CGT n’est pas centrée sur les mêmes bases, puisqu’elle met au cœur de ses revendications le travail, celles et ceux qui en vivent, en vivront, en ont vécu ou voudraient pouvoir en vivre. Nos moyens d’action sont généralement la grève et les manifestations.
Pourtant, que ce soit sur les revendications ou sur les modes d’action, l’écart n’est pas si grand qu’il pourrait paraître à première vue. En effet, pour la CGT, la défense des services publics, des conditions de travail, de l’investissement industriel ou de l’accès aux besoins fondamentaux (l’eau, l’énergie, le logement, la nourriture, etc.) ne peut se réfléchir sans prendre en compte les données du réchauffement climatique et de la limitation de l’accès aux ressources à l’échelle planétaire. De leur côté, un certain nombre d’ONG et d’associations écologistes, comme Extinction Rebellion, font le lien entre la crise environnementale et la crise sociale. Ils constatent, comme la CGT, qu’une économie entièrement tournée vers le profit à court terme ne peut pas garantir le bien-être de toutes et tous et la préservation de la planète. L’inégale répartition des ressources et des richesses en France, en Europe et dans le monde expose systématiquement une partie de la population, la plus pauvre et la plus précaire, aux effets néfastes de cette double crise. Ces convergences d’analyse ont déjà conduit à des mobilisations communes autour du slogan « Fin du monde, fin du mois, même combat ! ».
Certes, nos modes d’action et d’organisation divergent mais c’est souvent le cas entre les différents participants aux mouvements sociaux. Face à des gouvernements qui cherchent à limiter le droit de grève, qui refusent d’entendre la colère et les revendications exprimées dans les manifestations, les militantes et militants sont amenés aussi à débattre d’autres formes d’action. C’était le cas il y a quelques jours avec les occupations d’entreprises menées avec les travailleurs sans papiers en Île-de-France. Face aux évolutions du travail, nos structures syndicales évoluent en permanence, comme le prouve la constitution des syndicats CGT Deliveroo.
Le mouvement de la jeunesse pour l’environnement et la justice sociale est organisé en fonction des possibilités et des besoins d’aujourd’hui. Il est radical, non violent, horizontal, il est surtout porteur d’espoir… Il bat en brèche l’image stéréotypée des jeunes consommateurs individualistes et résignés et permet de vérifier une nouvelle fois que l’action collective a du sens.
Les contradictions d’un compromis, Youth for Climate Délégation Île-de-France
La lutte écologiste, et en particulier sa branche désobéissante, connaît actuellement une phase de recrutement. L’engouement international suscité par le phénomène Extinction Rebellion ne peut guère laisser indifférent : nul doute que l’arrivée du mouvement venait combler un manque chez les écologistes, en quête de structures plus démocratiques et d’une radicalité plus affirmée. Les mobilisations de la semaine de rébellion internationale d’octobre (RIO) ont été l’occasion pour la branche française d’Extinction Rebellion de faire mieux connaître ses ambitions, sa stratégie et son fonctionnement.
Démocratiquement, même si la structure de XR, horizontale et décentralisée, est intéressante, nous trouvons dommage qu’un consensus d’action ferme, ne pouvant être remis en question collectivement, ait été appliqué par les organisateurs de l’occupation de Châtelet.
Une minorité de personnes ne peuvent décider en amont de cadrer le comportement de l’ensemble des participants à une action, surtout lorsque ceux-ci sont excluants : nous ne sommes pas tous égaux face à la répression et nous ne pouvons par exemple imposer à tout le monde de manifester à visage découvert. De plus, avec ce consensus strict, les « peace keepers », médiateurs chargés du bon déroulement de l’action, sont devenus les représentants d’un véritable service d’ordre.
Le principe de « non-violence » nous semble desservir le mouvement écologiste. Cette formulation sera toujours interprétée de manière différente en fonction du vécu de chacun et de la situation et ne permet donc pas d’être efficace. De plus, elle crée une scission entre « bons » et « mauvais » militants, « non violents » ou « violents », et fracture notre lutte alors qu’il est crucial de rester unis et de prôner la diversité des tactiques.
Lors de cette semaine de rébellion, les quatre revendications internationales d’XR ont été largement mises en avant. Mais ces dernières sont malheureusement insuffisantes et encore trop creuses politiquement ; en témoignent l’utilisation du terme « neutralité carbone » qui ouvre la porte à la géo-ingénierie, l’absence de revendications sociales et de qualification des assemblées citoyennes qui souhaitent être mises en place, qui pourraient donc tout à fait correspondre à la convention citoyenne mise en place par le gouvernement. Les origines capitalistes et coloniales du désastre ne sont pas soulignées.
Extinction Rebellion France semble malgré tout être sur une bonne dynamique, comme l’a prouvé le succès de l’occupation d’Italie 2. Des événements où se côtoient des militants aux modes d’action aussi divers avec succès (les forces de l’ordre n’ont pu entrer dans le bâtiment) sont encore bien trop rares. En France, XR parvient à maintenir le difficile équilibre qui consiste à concilier d’une part un potentiel d’action directe radicale capable d’inquiéter l’État et le capitalisme, d’autre part la bienveillance d’une large partie de la population.
Ces contradictions sont issues de la grande variété d’activistes qui s’y côtoient, si bien que le mouvement permet un compromis intéressant entre l’unification des différentes formes de lutte et la montée progressive d’une radicalité soutenue. Nous ne doutons pas de sa capacité à recevoir positivement les différentes critiques qui lui sont adressées, et considérons Extinction Rebellion comme prometteur pour l’avenir de la mobilisation écologiste et sociale.