Il appartiendra à d’autres d’annoncer de faire la chronique quotidiennes du nouveau malheur qui vient de frapper Haïti. Je souhaite simplement aujourd’hui rappeler à quel point cette île où j’ai effectué de nombreux reportages est sinistrée, sociale et écologiquement, depuis des dizaines d’années et avec la complicité des Etats Unis et de l’ONU. Il faut aussi rappeler à quel point les Américains qui débarquent en force sont une part de la détresse de ce pays.
Reste à espérer que, à l’exemple de la presse quotidienne de province de ce dimanche 17 janvier, les médias n’oublient pas trop rapidement ce tremblement de terre...une fois que les derniers Français auront été rapatriés.... Depuis l’un des petits avions qui relient Saint-Domingue à Port au Prince, la capitale, il est inutile que le pilote signale la frontière pour comprendre qu’en dessous défile désormais le paysage haïtien : il suffit de remarquer le moment où les arbres disparaissent brusquement. En quelques minutes Haïti n’offre plus guère qu’une succession de monts chauves : Cette partie de l’île, à peine grande comme la Belgique et peuplée de 8 millions d’habitants, que l’on surnomma longtemps « la perle des Antilles » apparaît d’avion comme un monde lunaire et raviné par des rivières sans eau quand il ne pleut pas.
Le triste état de la moitié de l’ancienne Hispaniola s’ajoute aux nombreux malheurs, aux milliers de morts, aux milliers d’exilés engendrés par les Duvalier, dictateurs de père en fils ; puis de Jean-Bertrand Aristide, prêtre défroqué qui a accumulé avec son avocate de femme, avant d’être déposé, environ 850 millions de dollars de fortune personnelle, sans doute pour « ses pauvres » de la Cité du Soleil qui l’ont porté vers le pouvoir dans les années 80. Haïti souffre d’un des environnements les plus dégradés des Amériques : l’un des rares états sur la planète où l’histoire du pays se confond totalement et en permanence avec la dégradation de la nature et de l’environnement car les successeurs des fous et des dictateurs n’ont pas fait mieux.
Dans la région de Bombardopolis, à l’extrême est, les paysans en sont réduits depuis des années à déterrer les racines des arbres pour les transformer en charbon de bois. Parce qu’ils ont déjà coupé les arbres depuis longtemps. Ils vendent ce charbon, celui là et celui produit à partir des troncs qu’ils trouvent encore, pour gagner quelques gourdes, la monnaie locale qui n’a guère de valeur. La plupart des Haïtiens, notamment dans la région de Gonaïves et dans le Nord, cuisent avec ce combustible le peu de nourriture qui les empêchent de mourir de faim. Les deux tiers des Haïtiens, surtout dans le Nord et dans l’Est, n’ont rien d’autre que ce charbon de bois vendu en sac le long des routes. La couverture forestière de Haïti est désormais inférieure à 1%. Des arbres qui furent d’abord victimes de la culture de la canne à sucre et du café puis d’une exportation non contrôlée qui a enrichi la classe dominante et des Américains. Le peu qui reste sert de « bois de feu » comme on dit en Afrique ou de base au charbon de bois. La compétition entre paysans pauvres et les paysans –un million- sans terre se confond avec les affrontements des bandes armées. Les forces des Nations Unies n’ont pas plus réglé ces problèmes que la classe politique qui, se reproduisant à l’identique depuis des lustres, a perdu tout lien avec une population à l’abandon : 1% de la population truste au moins 60% de la richesse d’un pays qui s’autodétruit.
Chaque année, des pluies de plus en plus dévastatrices en raison des modifications climatiques qui accroissent la violence des orages et des cyclones, s’abattent sur un relief sur lequel plus rien ne retient les sols cultivables. Les terres balayées ne s’arrêtent même pas dans les espaces plats et gagnent la côte : chaque année, entre 37 et 40 millions de tonnes de terre s’en vont à la mer et dix pour cent seulement de l’eau qui tombe pénètre dans le sol. Le reste ruisselle rapidement sur les sols durcis faute d’être retenu par la végétation. Conséquences multiples : la modification irrémédiable des micro-climats de l’île, l’épuisement nappes souterraines vitales et 400 des rivières ont disparu ou ne coulent que quelques semaines par an. Comme pour le bois, des affrontements pseudo-politiques opposent des paysans entre eux et des paysans avec les grands propriétaires pour le contrôle de ce qui reste d’eau : des bandes tuent pour le contrôle d’un simple canal d’irrigation. Cet assèchement progressif a atteint un niveau inquiétant depuis le milieu des années 90, entraînant la disparition des nombreux poissons d’eau douce qui constituaient l’ordinaire de nombreux habitants. Dans la plaine de l’Arbonite, vers le Nord, les riziculteurs n’ont même plus assez d’eau pour leur culture. Un paradoxe pour un pays où il pleut quand même beaucoup pendant toute une partie de l’année. Et des riziculteurs disparaissent chaque année car les Etats Unis exportent à Haïti, 250 000 tonnes de riz américain subventionné moins cher que le riz local sur les marchés.
Chaque année, des milliers de personnes sont tuées par les inondations qui dévalent la moindre pente en torrents furieux. Des dizaines de fois par an, au moindre orage se prolongeant plus d’une demi-heure sur Port au Prince juché sur plusieurs collines, des centaines de tonnes de détritus dévalent des hauteurs de la capitale et s’entassent dans les rues de la ville basse, là où vivent les plus pauvres. Dans la Cité du Soleil, le plus misérable des bidonvilles de bord de mer, là où Jean-Bertrand Aristide avait bâtit sa carrière de prêtre et préparé sa trajectoire politique, la densité est de dix personnes au mètre carré : certaines familles dorment chacune leur tour dans les masures qu’un orage sur deux submerge ou détruit.
Dans cet univers écologiquement sinistré qui a perdu les deux tiers de ses terres cultivables depuis 1940 l’espérance de vie est descendue à 52 ans, ce qui s’explique en partie par une des mortalités infantiles, liée à l’insalubrité, les plus élevée du monde : 77 pour mille. Le sida bien sur mais aussi toutes les affections contagieuses possibles et imaginables, y compris celles qui ont disparu du reste du continent américain. L’état de l’eau reflète à la fois l’état de l’environnement et l’état d’un pays dont un écrivain haïtien se demandait récemment « si, en dépit des apparences, il existe vraiment ».
Il faut ajouter à tous ces malheurs la pollution atmosphérique engendrée par la circulation urbaine de Port aux Princes et par les usines installées dans le pays, notamment autour de la capitale. Il n’existe aucune législation règlementant sérieusement les rejets des installations industrielles dans l’atmosphère. Pour cette raison et aussi pour tirer profit d’une main d’œuvre encore meilleur marché qu’en Asie et d’une législation défiscalisées, de nombreuses sociétés américaines ou internationales ont installé des productions à Haïti. Elles polluent, sauf, bien sur, dans les hauts de la capitale ou vivent, au-dessus du nuage, les propriétaires de 4 x 4 aux vitres fumées et blindées ; lesquelles sortent, sous la protection de gardes privés, d’extraordinaires villas ressemblant souvent à des châteaux. Des châteaux forts hérissés de caméras…
Deux proverbes haïtiens, l’un en français, l’autre en créole, résument la situation de ce pays dont le Programme des Nations Unies pour l’Environnement a écrit en 2003 : « Le monde n’a aucune idée de l’horreur de la situation que vit Haïti ». Le premier : « Un nègre riche est un créole, un créole pauvre est un nègre » ; le second en créole : « A Haïti Sé blan Ki décide ». Le « blanc » à Haïti, c’est l’étranger… ». Rien ne permet de penser que, du point de vue de la nature et de l’environnement comme du point de vue politique, la situation puisse prochainement changer. Car, comme l’expliquait un diplomate français pendant l’une des nombreuses crises : « Pour sortir du trou il faut déjà commencer par arrêter de creuser ». Le tremblement de terre n’est qu’un malheur de plus pour ce peuple passionnant qui se débat en disparaissant ou en mourant.