Coronavirus témoignage et réflexions
Article mis en ligne le 1er avril 2020
dernière modification le 8 novembre 2020

Marc Moulin 2003

Un texte prophétique de notre ami Marc Moulin, paru en 2003, dans sa rubrique « Humoeurs » (TéléMoustique). Incroyable ! C’est Jan Hautekiet qui l’a publié sur FB. Merci

Je nous vois déjà dans 20 ans. Tous enfermés chez nous. Claquemurés (j’adore ce verbe, et ce n’est pas tous les jours qu’on peut le sortir pour lui faire faire un petit tour). Les épidémies se seront multipliées : pneumopathie atypique, peste aviaire, et toutes les nouvelles maladies. Et l’unique manière d’y échapper sera de rester chez soi. Et puis il y aura toujours plus de menaces extérieures : insécurité, vols, attaques, rapts et agressions — puisqu’on aura continué de s’acharner sur les (justes) punitions en négligeant les (vraies) causes. Et le terrorisme, avec les erreurs à répétition des Américains, sera potentiellement à tous les coins de rues. La vie de « nouveaux prisonniers » que nous mènerons alors sera non seulement préconisée, mais parfaitement possible, et même en grande partie très agréable. Grâce au télé-travail qui nous permettra de bosser à la maison tout en gardant les enfants (qui eux-mêmes suivront l’école en vidéo-conférence). Grâce à Internet qui nous épargnera bien des déplacements : on n’aura plus besoin ni de poster les lettres, ni d’acheter un journal « physique », ni d’aller faire la file dans les administrations. (…). Dans les rues, il ne restera plus que des chiens masqués qui font seuls leur petite promenade (pas de problème, sans voitures), et du personnel immigré sous-payé en combinaison étanche, qui s’occupera de l’entretien des sols et des arbres. D’autres s’occuperont de la livraison de notre caddy de commandes à domicile. Alors nous aurons enfin accompli le dessein de Big Brother. Nous serons des citoyens disciplinés, inoffensifs, confinés, désocialisés. Nous serons chacun dans notre boîte. Un immense contingent de « je », consommateurs inertes. Finie l’agitation. Finie la rue.

Ariane Mnouchkine

9 mai 2020 Joelle Gayot
“Je ressens de la colère devant la médiocrité, les mensonges et l’arrogance de nos dirigeants”

Réclusion des aînés, mensonges, infantilisation… Ariane Mnouchkine ne cache pas son indignation face aux couacs du pouvoir. Et la directrice du Théâtre du Soleil milite pour que l’art vivant, essentiel à la société, ne soit pas oublié.

Depuis 1970, à la Cartoucherie de Vincennes, Ariane Mnouchkine révèle grâce au théâtre l’ange et le démon qui sommeillent en nous. Qu’elle monte Eschyle, Shakespeare, Molière, qu’elle s’inspire du réel, la directrice du Théâtre du Soleil explore la limite entre le bien et le mal. Terrassée par le Covid-19, elle s’est réveillée dans une France confinée où les théâtres étaient à l’arrêt, artistes et intermittents sans travail, salles de représentation fermées. Cette crise historique, elle la traverse en artiste et en citoyenne. Dès que possible, elle reprendra les répétitions avec ses comédiens. Et avec eux transformera sa colère en une œuvre éclairante.

Comment se vit le confinement au Théâtre du Soleil ?
Comme nous pouvons. Comme tout le monde. Nous organisons des réunions par vidéo avec les soixante-dix membres du théâtre et parfois leurs enfants. Retrouver la troupe fait du bien à tous. Surtout à moi. Nous réfléchissons : après le déconfinement, comment faire ? Comment reprendre le théâtre, qui ne se nourrit pas que de mots mais surtout de corps ? Quelles conditions sanitaires mettre en œuvre sans qu’elles deviennent une censure insupportable ? Masques, évidemment, distanciations physiques dans les activités quotidiennes telles que les repas, les réunions, mais en répétition ? Se demander comment faire, c’est déjà être, un peu, dans l’action. Il se trouve que, le 16 mars, nous allions commencer à répéter un spectacle étrangement prophétique. Le sujet, que je ne peux ni ne veux évoquer ici, sous peine de le voir s’évanouir à tout jamais, ne varie pas. Mais sa forme va bouger sous les coups du cataclysme qui ébranle tout, individus, États, sociétés, convictions. Alors nous nous documentons, nous menons nos recherches dans tous les domaines nécessaires. Nous devons reprendre l’initiative, cette initiative qui, depuis deux mois, nous a été interdite, même dans des domaines où des initiatives citoyennes auraient apporté, sinon les solutions, du moins des améliorations notables sur le plan humain.

Quel est votre état d’esprit ?
J’ai du chagrin. Car derrière les chiffres qu’un type égrène chaque soir à la télévision, en se félicitant de l’action formidable du gouvernement, je ne peux m’empêcher d’imaginer la souffrance et la solitude dans lesquelles sont morts ces femmes et ces hommes. La souffrance et l’incompréhension de ceux qui les aimaient, à qui on a interdit les manifestations de tendresse et d’amour, et les rites, quels qu’ils soient, indispensables au deuil. Indispensables à toute civilisation. Alors qu’un peu d’écoute, de respect, de compassion de la part des dirigeants et de leurs moliéresques conseillers scientifiques aurait permis d’atténuer ces réglementations émises à la hâte, dont certaines sont compréhensibles mais appliquées avec une rigidité et un aveuglement sidérants.

Parlons-nous du théâtre ?
Mais je vous parle de théâtre ! Quand je vous parle de la société, je vous parle de théâtre ! C’est ça le théâtre ! Regarder, écouter, deviner ce qui n’est jamais dit. Révéler les dieux et les démons qui se cachent au fond de nos âmes. Ensuite, transformer, pour que la Beauté transfigurante nous aide à connaître et à supporter la condition humaine. Supporter ne veut pas dire subir ni se résigner. C’est aussi ça le théâtre !
Ariane Mnouchkine dirige le Théâtre du Soleil depuis 1964. Un lieu et une troupe qui interrogent le monde depuis plus de cinquante ans.

Ariane Mnouchkine dirige le Théâtre du Soleil depuis 1964. Un lieu et une troupe qui interrogent le monde depuis plus de cinquante ans.

On ne peut pas déclarer la guerre sans appeler, dans le même temps, à la mobilisation générale

Vous êtes en colère ?
Ah ! ça oui ! Je ressens de la colère, une terrible colère et, j’ajouterai, de l’humiliation en tant que citoyenne française devant la médiocrité, l’autocélébration permanente, les mensonges désinformateurs et l’arrogance obstinée de nos dirigeants. Pendant une partie du confinement, j’étais plongée dans une semi-inconscience due à la maladie. Au réveil, j’ai fait la bêtise de regarder les représentants-perroquets du gouvernement sur les médias tout aussi perroquets. J’avais respecté la rapidité de réaction d’Emmanuel Macron sur le plan économique et son fameux « quoi qu’il en coûte » pour éviter les licenciements. Mais lorsque, dans mon petit monde convalescent, sont entrés en piste ceux que je surnomme les quatre clowns, le directeur de la Santé, le ministre de la Santé, la porte-parole du gouvernement, avec, en prime, le père Fouettard en chef, le ministre de l’Intérieur, la rage m’a prise. Je voudrais ne plus jamais les revoir.

Que leur reprochez-vous ?
Un crime. Les masques. Je ne parle pas de la pénurie. Ce scandale a commencé sous les quinquennats précédents de Nicolas Sarkozy et de François Hollande. Mais appartenant au gouvernement qui, depuis trois ans, n’a fait qu’aggraver la situation du système de santé de notre pays, ils en partagent la responsabilité. En nous répétant, soir après soir, contre tout bon sens, que les masques étaient inutiles voire dangereux, ils nous ont, soir après soir, désinformés et, littéralement, désarmés. Alors qu’il eût fallu, et cela dès que l’épidémie était déclarée en Chine, suivre l’exemple de la plupart des pays asiatiques et nous appeler à porter systématiquement le masque, quitte, puisqu’il n’y en avait pas, à en fabriquer nous-mêmes. Or nous avons dû subir les mensonges réitérés des quatre clowns, dont les propos inoubliables de la porte-parole du gouvernement qui nous a expliqué que, puisque elle-même — la prétention de cet « elle-même » — ne savait pas les utiliser, alors personne n’y parviendrait ! Selon de nombreux médecins qui le savent depuis longtemps mais dont la parole ne passait pas dans les médias-perroquets au début de la catastrophe, nous allons tous devoir nous éduquer aux masques car nous aurons à les porter plusieurs fois dans notre vie. Je dis cela car dans le clip qui nous recommande les gestes barrières, le masque ne figure toujours pas. Je suis de celles et ceux qui pensent que son usage systématique, dès les premières alertes, aurait, au minimum, raccourci le confinement mortifère que nous subissons.

Subir est-il le pire ?
Nous devons cesser de subir la désinformation de ce gouvernement. Je ne conteste pas le fameux « Restez chez vous ». Mais, si l’on est (soi-disant) en guerre, ce slogan ne suffit pas. On ne peut pas déclarer la guerre sans appeler, dans le même temps, à la mobilisation générale. Or cette mobilisation, même abondamment formulée, n’a jamais été réellement souhaitée. On nous a immédiatement bâillonnés, enfermés. Et certains plus que d’autres : je pense aux personnes âgées et à la façon dont elles ont été traitées. J’entends s’exprimer dans les médias des obsédés anti-vieux, qui affirment qu’il faut tous nous enfermer, nous, les vieux, les obèses, les diabétiques jusqu’en février, sinon, disent-ils, ces gens-là encombreront les hôpitaux. Ces gens-là ? Est-ce ainsi qu’on parle de vieilles personnes et de malades ? Les hôpitaux ne seraient donc faits que pour les gens productifs en bonne santé ? Donc, dans la France de 2020, nous devrions travailler jusqu’à 65 ans et une fois cet âge révolu, nous n’aurions plus le droit d’aller à l’hôpital pour ne pas encombrer les couloirs ? Si ce n’est pas un projet préfasciste ou prénazi, ça y ressemble. Cela me fait enrager.
Une Chambre en Inde est la dernière pièce jouée au Théâtre du Soleil avant le confinement.

Une Chambre en Inde est la dernière pièce jouée au Théâtre du Soleil avant le confinement.

“Pendant un an, ils restent sourds aux cris d’alarme des soignantes et soignants qui défilent dans la rue. Aujourd’hui, ils leur disent : vous êtes des héros.”

Que faire de cette rage ?
Cette rage est mon ennemie parce qu’elle vise de très médiocres personnages. Or le théâtre ne doit pas se laisser aveugler par de très médiocres personnages. Dans notre travail, nous devons comprendre la grandeur des tragédies humaines qui sont en train d’advenir. Si nous, artistes, nous restons dans cette rage, nous n’arriverons pas à traduire dans des œuvres éclairantes pour nos enfants ce qui se vit aujourd’hui. Une œuvre qui fera la lumière sur le passé pour que l’on comprenne comment une telle bêtise, un tel aveuglement ont pu advenir, comment ce capitalisme débridé a pu engendrer de tels technocrates, ces petits esprits méprisants vis-à-vis des citoyens. Pendant un an, ils restent sourds aux cris d’alarme des soignantes et soignants qui défilent dans la rue. Aujourd’hui, ils leur disent : vous êtes des héros. Dans le même temps, ils nous grondent de ne pas respecter le confinement alors que 90 % des gens le respectent et que ceux qui ne le font pas vivent souvent dans des conditions inhumaines. Et que le plan Banlieue de Jean-Louis Borloo a été rejeté du revers de la main, il y a à peine deux ans, sans même avoir été sérieusement examiné ni discuté. Tout ce qui se passe aujourd’hui est le résultat d’une longue liste de mauvais choix.

Cette catastrophe n’est-elle pas aussi une opportunité ?
Oh ! une opportunité ? ! Des centaines de milliers de morts dans le monde ? Des gens qui meurent de faim, en Inde ou au Brésil, ou qui le risquent dans certaines de nos banlieues ? Une aggravation accélérée des inégalités, même dans des démocraties riches, comme la nôtre ? Certains pensent que nos bonnes vieilles guerres mondiales aussi ont été des opportunités… Je ne peux pas répondre à une telle question, ne serait-ce que par respect pour tous ceux qui en Inde, en Équateur ou ailleurs ramassent chaque grain de riz ou de maïs tombé à terre.

Les Français sont-ils infantilisés ?
Pire. Les enfants ont, la plupart du temps, de très bons profs, dévoués et compétents, qui savent les préparer au monde. Nous, on nous a désarmés psychologiquement. Une histoire m’a bouleversée : dans un Ehpad de Beauvais, des soignantes décident de se confiner avec les résidentes. Elles s’organisent, mettent des matelas par terre et restent dormir près de leurs vieilles protégées pendant un mois. Il n’y a eu aucune contamination. Aucune. Elles décrivent toutes ce moment comme extraordinaire. Mais arrive un inspecteur du travail pour qui ces conditions ne sont pas dignes de travailleurs. Des lits par terre, cela ne se fait pas. Il ordonne l’arrêt de l’expérience. Les soignantes repartent chez elles, au risque de contaminer leurs familles, avant de revenir à l’Ehpad, au risque de contaminer les résidentes. En Angleterre, c’est 20 % du personnel qui se confine avec les résidents. Mais non, ici, on interdit la poursuite de cette expérience fondée sur une réelle générosité et le volontariat, par rigidité réglementaire ou par position idéologique. Ou les deux.

“À croire qu’ils rêvent d’un Ehpad généralisé où cacher et oublier tous les vieux. Jeunes, tremblez, nous sommes votre avenir ! ”

Cette mise à l’écart des personnes âgées révèle-t-elle un problème de civilisation ?
Absolument. Lorsque la présidente de la Commission européenne suggère que les gens âgés restent confinés pendant huit mois, se rend-elle compte de la cruauté de ses mots ? Se rend-elle compte de son ignorance de la place des vieux dans la société ? Se rend-elle compte qu’il y a bien pire que la mort ? Se rend-elle compte que parmi ces vieux, dont je suis, beaucoup, comme moi, travaillent, agissent, ou sont utiles à leurs familles ? Sait-elle que nous, les vieux, nous acceptons la mort comme inéluctable et que nous sommes innombrables à réclamer le droit de l’obtenir en temps voulu, droit qui nous est encore obstinément refusé en France, contrairement à de nombreux autres pays. Quelle hypocrisie ! Vouloir nous rendre invisibles plutôt que de laisser ceux d’entre nous qui le veulent choisir le moment de mourir en paix et avec dignité. Lorsque Emmanuel Macron susurre : « Nous allons protéger nos aînés », j’ai envie de lui crier : je ne vous demande pas de me protéger, je vous demande juste de ne pas m’enlever les moyens de le faire. Un masque, du gel, des tests sérologiques ! À croire qu’ils rêvent d’un Ehpad généralisé où cacher et oublier tous les vieux. Jeunes, tremblez, nous sommes votre avenir !

Qu’est-ce que cela dit sur notre société ?
Sur la société, je ne sais pas, mais cela en dit beaucoup sur la gouvernance. Dans tout corps, une mauvaise gouvernance révèle le plus mauvais. Il y a 10 % de génies dans l’humanité et 10 % de salopards. Dans la police, il y a 10 % de gens qui ne sont pas là pour être gardiens de la paix mais pour être forces de l’ordre. Je respecte la police, mais lorsqu’on donne des directives imprécises, laissées à la seule interprétation d’un agent, cet agent, homme ou femme, se révélera un être humain, bon, compréhensif et compétent, ou bien il agira comme un petit Eichmann 1 investi d’un pouvoir sans limite, qui, parce que son heure est enfin venue, pourra pratiquer sa malfaisance. Donc il fera faire demi-tour à un homme qui se rend à l’île de Ré pour voir son père mourant. Ou il fouillera dans le cabas d’une dame pour vérifier qu’elle n’a vraiment acheté que des produits de première nécessité. Et s’il trouve des bonbons, il l’humiliera. Quand je pense qu’ont été dénoncées, oui, vous avez bien entendu, dénoncées, et verbalisées des familles qui venaient sous les fenêtres pour parler à leurs proches reclus en Ehpad… Se rend-on compte de ce qui est là, sous-jacent ?

Redoutez-vous un État liberticide ?
Il y a, indubitablement, un risque. La démocratie est malade. Il va falloir la soigner. Je sais bien que nous ne sommes pas en Chine où, pendant le confinement de Wuhan, on soudait les portes des gens pour les empêcher de sortir. Mais, toute proportion gardée, oui, en France, la démocratie est menacée. Vous connaissez, bien sûr, l’histoire de la grenouille ? Si on la plonge dans l’eau bouillante, elle saute immédiatement hors de l’eau. Si on la plonge dans l’eau froide et qu’on chauffe très doucement cette eau, elle ne saute pas, elle meurt, cuite. C’est l’eau fraîche de la démocratie que, petit à petit, on tiédit. Je ne dis pas que c’est ce que les gouvernants veulent faire. Mais je pense qu’ils sont assez bêtes pour ne pas le voir venir. Oui, je découvre avec horreur que ces gens, si intelligents, sont bêtes. Il leur manque l’empathie. Ils n’ont aucune considération pour le peuple français. Pourquoi ne lui dit-on pas simplement la vérité ?
Un fauteuil resté sur scène après la fermeture du Théâtre.“La distance physique ne sera pas tenable au théâtre. Ni sur la scène, ni même dans la salle. C’est impossible. Pas seulement pour des raisons financières, mais parce que c’est le contraire de la joie.”

Un fauteuil resté sur scène après la fermeture du Théâtre.“La distance physique ne sera pas tenable au théâtre. Ni sur la scène, ni même dans la salle. C’est impossible. Pas seulement pour des raisons financières, mais parce que c’est le contraire de la joie.”

“Ce dont j’ai peur surtout, c’est de la haine. Parce que la haine ne choisit pas, elle arrose tout le monde.”

Avez-vous encore espoir en nos dirigeants politiques ?
Lorsque le 12 mars Emmanuel Macron dit : « Il nous faudra demain tirer les leçons du moment que nous traversons, interroger le modèle de développement dans lequel s’est engagé notre monde depuis des décennies et qui dévoile ses failles au grand jour… La santé… notre État-providence ne sont pas des coûts… mais des biens précieux », nous nous regardons, ahuris. Et cela me rappelle l’histoire de l’empereur Ashoka qui, en 280 av. J.-C., pour conquérir le royaume de Kalinga, livra une bataille qui se termina par un tel massacre que la rivière Daya ne charriait plus de l’eau mais du sang. Face à cette vision, Ashoka eut une révélation et se convertit au bouddhisme et à la non-violence. Nous espérons parfois de nos gouvernants cette prise de conscience du mal qu’ils commettent. J’avoue que, ce soir-là, j’ai espéré cette conversion d’Emmanuel Macron. J’ai souhaité que, constatant son impuissance face à un minuscule monstre qui attaque le corps et l’esprit des peuples, il remonte avec nous la chaîne des causalités, comprenne de quelle manière l’Histoire, les choix et les actes des dirigeants, de ses alliés politiques, ont mené à notre désarmement face à cette catastrophe. J’aurais aimé qu’il comprenne à quel point il est, lui-même, gouverné par des valeurs qui n’en sont pas. Ça aurait été extraordinaire. J’aimerais avoir de l’estime pour ce gouvernement. Cela me soulagerait. Je ne demanderais que ça. Au lieu de quoi je ne leur fais aucune confiance. On ne peut pas faire confiance à des gens qui, pas une seconde, ne nous ont fait confiance. Quand, permises ou pas, les manifestations vont reprendre le pavé, seront-elles de haine et de rage, n’aboutissant qu’à des violences et des répressions, avec en embuscade Marine Le Pen qui attend, impavide, ou seront-elles constructives, avec de vrais mouvements qui font des propositions ? Certains matins je pense que ça va être constructif. Et certains soirs, je pense l’inverse. Ce dont j’ai peur surtout, c’est de la haine. Parce que la haine ne choisit pas, elle arrose tout le monde.

Vous avez peur d’un déconfinement de la haine ?
Exactement ! Peur du déconfinement de la haine coléreuse. Est-ce que le peuple français va réussir à guérir, ou au moins à orienter sa rage, donc ses haines, vers des propositions et des actions novatrices et unificatrices ? Il serait temps. Car le pire est encore possible. Le pire, c’est-à-dire le Brésil, les États-Unis, etc. Nous n’en sommes pas là mais nous y parviendrons, à force de privatisations, à force d’exiger des directeurs d’hôpitaux qu’ils se comportent en chefs d’entreprises rentables. Heureusement Emmanuel Macron a eu la sagesse d’immédiatement mettre en œuvre un filet de sécurité — le chômage partiel — pour que la France ne laisse pas sur la paille treize millions de ses citoyens. C’était la seule chose à faire. Il l’a faite. Cela doit être salué. Mais cette sagesse n’a rien à voir avec une pseudo « générosité » du gouvernement, comme semble le penser un certain ministre. Elle est l’expression même de la fraternité qui est inscrite sur nos frontons. C’est la vraie France, celle qui fait encore parfois l’admiration et l’envie des pays qui nous entourent. Pour une fois, on a laissé l’économie derrière afin de protéger les gens. Encore heureux !

“Le virus nous assiège tous, mais, de fait, les arts vivants vont subir le plus long blocus”

Qu’attendez-vous pour les artistes, les intermittents ?
Je viens d’entendre qu’Emmanuel Macron accède, heureusement, à la revendication des intermittents qui demandent une année blanche afin que tous ceux qui ne pourront pas travailler dans les mois qui viennent puissent tenir le coup. C’est déjà ça. Ici, au Soleil, nous pouvons travailler, nous avons une subvention, un lieu, un projet et des outils de travail. À nous de retrouver la force et l’élan nécessaires. Ce n’est pas le cas des intermittents et artistes qui, pour trouver du travail, dépendent d’entreprises elles-mêmes en difficulté. Même si, en attendant, certains vont réussir à répéter, il va falloir, pour jouer, attendre que les salles puissent ouvrir à plein régime. Cela peut durer de longs mois, jusqu’à l’arrivée d’un médicament. Ceux-là ne doivent pas être abandonnés, l’avenir de la création théâtrale française, riche entre toutes, peut-être unique au monde, dépend d’eux. Personne ne pardonnerait, ni artistes ni public, qu’on laisse revenir le désert. Lors d’une inondation, on envoie les pompiers et les hélicoptères pour hélitreuiller les gens réfugiés sur leurs toits. Quoi qu’il en coûte. Le virus nous assiège tous, mais, de fait, les arts vivants vont subir le plus long blocus. Donc, comme pendant le blocus de Berlin, il faut un pont aérien qui dure tant que le siège n’est pas levé, tant que le public ne peut pas revenir, rassuré et actif, avec enthousiasme. Avec masque, s’il est encore nécessaire. Mais la distance physique ne sera pas tenable au théâtre. Ni sur la scène, ni même dans la salle. C’est impossible. Pas seulement pour des raisons financières, mais parce que c’est le contraire de la joie.

N’est-il pas temps d’appeler à un nouveau pacte pour l’art et la culture ?
Pas seulement pour l’art et la culture. Nous faisons partie d’un tout.

Xavier Alberti

Le patron du MEDEF a écrit qu’il allait falloir travailler plus pour rattraper le retard...
"Il n’y a rien à rattraper. Dans un modèle en rupture, il ne s’agit pas de travailler plus mais de travailler mieux, il ne s’agit pas d’acheter plus mais de consommer mieux, il ne s’agit pas de produire plus mais de produire ce dont nous avons besoin. Il faut changer de logiciel.

Si nous sortons du confinement avec l’idée qu’il faut travailler 60 heures produire plus de voitures afin de rattraper celles qu’on n’a pas achetées en avril et mai... alors nous n’avons rien compris.

Le sujet de cette crise c’est de prendre le chemin de l’unité en nous recentrant sur ce qui nous lie, « les communs » : Éduquer, nourrir, protéger, soigner.

L’État va devoir resserrer ses priorités et son champs d’action sur ces priorités.
Quant aux entreprises, elles vont devoir revoir leur organisation, leur rapport à l’utilité sociale et environnementale et leur grille de répartition de la richesse créée... « leur raison d’être ».

Si nous savons utiliser cette crise, nous fonderons un nouveau pacte social et nous connaîtrons une phase de prospérité partagée ; si nous voulons rattraper la croissance perdue sur le dos du travail, nous aurons la misère et la guerre."

Covid est notre nouveau Dieu

L’autre soir, lundi de Pâques et allocution présidentielle aidant, j’ai eu une révélation mystique : les signes sont clairs, Covid est notre nouveau Dieu.
Déjà, quelques miracles à son actif :
Transformer un ultra-libéral en chantre du service public, Covid l’a fait !
Eclaircir le ciel et faire diminuer la pollution, Covid l’a fait !
Faire entendre le chant des oiseaux, même en ville, à la place des flatulences des moteurs, Covid l’a fait !
Générer un mouvement mondial qui ne soit pas (encore) une guerre entre humains, Covid l’a fait !
Imposer (plus ou moins) aux gens de masquer leur visage juste quand les techniques de reconnaissance faciale sont au point, Covid l’a fait !
Faire passer les fumeurs de nicotine pour de courageux aventuriers sanitaires, Covid l’a fait !
Nous délivrer du foot sur France Info, Covid l’a fait !
Donner l’impression de vivre à la fois « L’An 01 » et « Le Jour où la Terre s’Arrêta », Covid l’a fait !
(Klaatu Barada Nikto !)
Et la liste est longue.

Assurément Covid est très puissant, et son pouvoir sur les humains semble même être supérieur à celui du Dieu Pognon, par exemple, ce qui paraissait totalement impossible il n’y a pas si longtemps, du moins à en croire la plupart de nos dirigeants. Car s’il est physiquement tout petit (voilà en plus un Dieu dont on connaît scientifiquement l’aspect, bien qu’il soit invisible à l’œil nu, ce qui est le propre de la plupart des dieux), il a réussi à asservir la quasi-totalité de la population humaine en un temps record, faisant passer les Croisades et l’Hégire pour de poussives tournées promotionnelles.

Certes Covid est cruel et sans pitié : il tue sans hésiter, c’est dans sa nature, et s’il massacre quotidiennement de grands artistes ou des soignants aimés de tous, il s’ingénie à épargner les dirigeants stupides, fachos ou arrogants qui sont touchés par lui. Car Covid est injuste, et c’est bien parce qu’il est très puissant qu’il peut se le permettre. Par ailleurs, l’épreuve du confinement qu’il impose aux humains est pour la majorité d’entre eux un véritable enfer, physique et mental, auquel beaucoup ne survivront sans doute pas. En cela il ne diffère pas de Yahvé, qui n’hésita pas à noyer l’intégralité des hommes lors du Déluge (sauf un, et sa famille, pour pouvoir le raconter, sans doute), sans parler des 7 plaies d’Egypte, ni des millions de morts provoquées aux noms de Dieu ou d’Allah au cours de l’Histoire (et de l’actualité).

Et si Covid tue bien moins que la peste, ou le sida, ou certaines grippes (ou même le tabac), il est visiblement bien plus menaçant pour les humains.
L’avenir de l’Humanité semble donc reposer sur son bon vouloir, allons-nous basculer dans un monde ultra-totalitaire (option « 1984 ») fait d’Etats policiers refermés sur eux-mêmes pratiquant la surveillance de masse et le traçage des individus, ou au contraire allons-nous vivre un renouveau à la fois humaniste et en harmonie avec la nature (on peut toujours rêver) ? Ou une troisième option, l’option « Mad Max », basée sur l’effondrement de la société et sur le retour pur et simple à la barbarie ? Nul ne le sait, mais une chose est sûre, c’est que l’avenir de l’Humanité Covid s’en fout, car il est bien au-dessus de tout ça, pour lui, humain ou pangolin c’est du pareil au même.

C’est un peu comme quand on dit « protégeons la Planète », quelle pathétique présomption ! La planète n’a sûrement pas besoin de nous pour la protéger, elle peut très bien être recouverte de bitume radioactif pendant un million d’années, elle s’en remettra (elle en a connu d’autres), par contre, nous, non, nous disparaîtrons vite fait, notamment à cause de notre entêtement à vouloir mal nommer les choses et à nous déresponsabiliser de nos actes. C’est donc bien nous qu’il faut protéger, et c’est donc ça qu’il faut dire. Enfin… qu’il fallait dire. Avant Covid.
Et Covid, avec sa forme sphérique, ressemble un peu à la planète, avec en plus des petits plumeaux gracieux qui feront très joli sur les multiples vitraux qui orneront les nombreux temples à venir, pour l’instant réduits à l’état de pages web.

Assurément Covid ne nous promet pas la Vie Eternelle (ni 70 vierges au Paradis), mais nous assure de l’Incertitude Absolue et de la Rédemption Confinée, où le peuple élu, dûment masqué et coiffé de charlottes en papier, se croise à 1 mètre de distance en s’interdisant tout geste d’amour ou d’affection, respectant ainsi les Gestes Barrières, en signe de soumission au dogme.

La rédaction des Nouvelles Saintes Ecritures se fait toute seule, farcie de nouvelles expressions ridicules, pardon, quasi-bibliques, comme « Gestes Barrières » (donc), « Nation Apprenante », « Usage Unique », « Dans Votre Coude », « Retour à la Normale », « Apéro-Zoom », « Distanciation Sociale », etc., et se pare de toute la symbolique nécessaire pour qu’on s’en souvienne bien : par exemple, le premier endroit de France à être contaminé fut la ville de Contamines, et l’impuissance du pouvoir humain, en l’occurrence ici le gouvernement français, est habilement représentée par l’improbable et si approprié prénom de sa porte-parole, et tout est à l’avenant… On y apprend par exemple qu’en cas de panique de groupe, le premier réflexe de « l’homo sapiens occidentalis » consiste à préserver avant toute chose son mode de torchage, comme si, d’une part, il s’apprêtait à être effectivement confiné uniquement dans ses toilettes, et, d’autre part, comme s’il n’y avait pas d’autres façons de se torcher.
On y découvre aussi un nouveau mode d’asservissement tout à fait original : l’auto-délivrance de permission de sortie, digne d’une nouvelle de Philip K. Dick, invitant la population à se transformer en une grande brigade de flics schizophrènes, attentifs aussi bien à s’octroyer « raisonnablement » le droit de potentiellement propager le Covid autour d’eux, qu’à surveiller leurs voisins pour éventuellement les dénoncer aux vrais flics, qui, d’ailleurs, finissent même par s’en plaindre (autre miracle de Covid : la police qui se plaint de la délation).

Un des effets immédiats du confinement imposé par Covid étant une surconsommation de fictions, de paraboles, d’infos tronquées ou fausses, ou vraies mais improbables, illustrées par des images fortes, souvent drôles ou fantastiques, qui achèvent de bourrer l’imaginaire déjà saturé des confinés, ceux-ci deviennent de plus en plus aptes à accepter toutes sortes de « faits alternatifs », habitués qu’ils sont déjà à une situation passablement surréaliste. Et quand le président démocratiquement élu de la plus puissante nation du monde propose à ses compatriotes de s’injecter du désinfectant, on comprend bien que nous sommes mûrs pour une Apocalypse bien méritée.

Covid est donc la nouvelle Voie, et les intégristes monothéistes de tout poil (et les autres aussi sans doute) l’ont bien compris en s’ingéniant à se réunir - malgré le confinement - pour des barouds d’honneur en forme de suicides collectifs « à effet retard », en vrais professionnels qu’ils sont du prosélytisme infectieux.
Loué soit Covid !

Voilà où j’en suis de mes révélations.
Mais je me trompe peut-être (je l’ai dit : l’incertitude est Covid), et d’autres explications moins mystiques (mais peut-être plus complotistes) sont toujours possibles, par exemple :

  • on découvrira qu’il s’agissait en fait d’une manipulation concertée du Grand Capital, soit pour détourner l’attention des lanceurs d’alertes en tous genres, politiques, climatiques, etc., en désignant soudain un ennemi universel nécessitant une solidarité immédiate et mondiale, soit pour anéantir l’économie afin de pouvoir donner enfin du sens au concept jusqu’ici incompréhensible (de nos jours) de « croissance », et de pouvoir opérer sans vergogne une destruction totale des acquis sociaux et des droits individuels…
  • (ou alors) on découvrira en sortant du confinement que tous les ultras-riches en ont profité pour quitter la Terre (polluée, climatiquement déréglée, et surpeuplée de pauvres) et se réfugier en douce sur une magnifique station spatiale géante construite par Elon Musk (scénario du type « Elysium ») ;
  • (ou alors) on découvrira que Covid est un envoyé de Gaïa, laquelle aimerait bien, d’une part, qu’on arrête nos conneries le temps qu’elle se refasse une santé, et, d’autre part, réduire drastiquement nos effectifs afin de respecter la pente de la fameuse « courbe en S » liée à la création et au maintien de la vie sur Elle ;
  • (ou alors) c’est un coup des GAFA pour asseoir définitivement l’hégémonie des réseaux sociaux sur tout autre échange entre humains, et créer la nécessité de s’équiper en ordinateurs, en smartphones, en applis « de communication » et en imprimantes (pour les ausweis auto-délivrés), et celle, donc, de s’inscrire sur les réseaux sociaux, où le pistage et l’exploitation commerciale des « consommateurs communiquants » sont grandement facilités ;
  • (ou alors) c’est un coup des fabricants de masques en papier et de gel hydro-alcoolique qui a fonctionné au-delà de toute espérance ;
  • (ou alors, peut-être, on sait pas…) il s’agirait d’un virus relativement peu dangereux (mais très contagieux) qui aurait pu être traité sans problème - du moins dans la plupart des pays - si l’avidité maladive et l’aveuglement du monde de la finance, associés à la lâcheté des gouvernants qui lui sont inféodés, n’avaient pas décidé que le profit immédiat d’actionnaires toujours plus exigeants et la surconsommation de masse nécessaire pour y arriver passaient bien avant la santé de l’ensemble de la population, et de la notion même de service public (par exemple), concept aux relents collectivistes limite staliniens, et qui coûte, rappelons-le, un pognon de dingue.

Allez savoir… Tout est possible.

Et si ça se trouve, dans trois mois tout sera redevenu « normal » (le fameux « retour à l’anormal »), et après un mois de vacances on passera à autre chose…On se réhabituera en un temps record au cieux gribouillés de chemtrails, aux embouteillages quotidiens toujours aux mêmes endroits, aux écarts de richesse hors de proportions, aux dirigeants indignes, aux messages indigents, aux décisions stupides, et à tout ce qui faisait notre monde d’avant Covid ; et plus tard on en reparlera comme on parle de Mai 68, on dira « ah le Covid, j’m’en souviens, quel bordel c’était ! », et on évoquera le confinement comme nos parents l’Occupation, c’est-à-dire que certains en auront de bons souvenirs, et d’autres pas.

Ça y est ! Le 11 mai on vous rend votre liberté !

Vous allez pouvoir retourner travailler. En réalité vous allez devoir retourner travailler.

Si vous n’y retournez pas, vous perdrez votre chômage partiel, ou pire encore, votre travail. Mais si vous devez retourner travailler, c’est pour votre bien. Si l’économie ne reprend pas c’est vous qui paierez. C’est vous qui souffrirez. C’est vous qui n’aurez plus les moyens de survivre. Alors vous prendrez la décision de remettre les enfants à l’école.

Évidemment, vous avez des craintes. Vous savez que les enfants ne sont pas trop touchés mais vous avez aussi entendu parler de ces infections pulmonaires dont parlent les anglais et qui touchent les plus petits. Et il y a les grands parents, pas en grande forme, que vous voulez protéger au point qu’ils ne voient plus leurs petits enfants depuis plus d’un mois.

Alors vous avez de fortes réticences mais personne ne vous contraint de les remettre à l’école, c’est votre liberté individuelle, c’est vous qui déciderez. Vous serez volontaire. Mais si vous ne les mettez pas, vous n’aurez plus de revenu et vous pourriez même perdre votre travail.

C’est ça que le libéralisme économique appelle la liberté individuelle. Vous êtes renvoyé à votre seule responsabilité, et à votre culpabilité, dans les limites toujours plus restreintes des déterminismes insensés qu’il impose. Mais rassurez-vous, vous pourrez retourner consommer dans les magasins, parce qu’il ne vous reste plus que ça, vous acheter des bricoles pour votre bien-être individuel.

Le monde d’après sera nécessairement pire puisqu’il sera pareil que celui d’avant mais avec la conscience encore plus accrue que c’est de la merde et que la valeur de nos existences est ailleurs. "

Sandrine Blanchard

le monde 28 avril 2020
Artistes et techniciens se mobilisent pour que des mesures soient prises afin de ne pas être radiés de Pôle emploi en raison de la crise due au Covid-19.
De nombreux festivals d’été ont été annulés à cause de la crise sanitaire due au Covid-19.
Une « année blanche » pour surmonter « l’année noire » : depuis quelques jours, la mobilisation des intermittents du spectacle monte en puissance pour réclamer une solution radicale face à la situation catastrophique dans laquelle la crise liée au coronavirus a plongé durablement le secteur culturel.
Afin d’éviter qu’une partie importante des intermittents du spectacle, du cinéma et de l’audiovisuel se retrouvent à court terme sans ressource et radiés de Pôle emploi, deux pétitions qui se sont rejointes (collectifs « Année noire » et « Culture en danger »), réunissant près de 200.000 signatures à la date du lundi 27 avril, ainsi que plusieurs syndicats, réclament l’instauration d’une « année blanche » pour tous. Cela consisterait à prolonger de douze mois (à compter de la date de réouverture des lieux de spectacle) les droits à l’assurance-chômage afin de laisser le temps à tous les projets remis en cause de pouvoir redémarrer. « C’est la seule solution pour éviter l’hécatombe sociale et culturelle, pour éviter de mourir », insiste le comédien Samuel Churin, membre de la Coordination des intermittents et précaires.
Noire, l’année 2020 l’est et le sera au moins jusqu’à l’automne : la mise à l’arrêt, depuis dimanche 15 mars, des salles de spectacles, de cinéma, des théâtres, des répétitions, des tournages et l’annulation en série des festivals et événements du printemps-été ont stoppé net toute possibilité pour les artistes et techniciens de travailler et d’acquérir les 507 heures annuelles nécessaires à l’ouverture ou au renouvellement de leurs droits au régime spécifique de l’assurance chômage (annexes VIII et X). À cela s’ajoute l’absence de visibilité sur la date à laquelle les lieux pourront de nouveau accueillir des spectateurs. Dans son dernier avis relatif à la sortie progressive du confinement, rendu public samedi 25 avril, le conseil scientifique Covid-19, chargé de conseiller le chef de l’Etat, indique : « Il est nécessaire de maintenir fermés ou interdits tous les lieux et événements qui ont pour objet ou conséquence de rassembler du public en nombre important, qu’il s’agisse de salles fermées ou de lieux en plein air. »
Deux mesures d’urgence
Pour l’heure, deux mesures d’urgence ont été prises : les intermittents dont la date anniversaire (ouvrant les droits) tombe entre le 1er mars et le 31 mai verront leurs indemnités prolongées de trois mois. Et la période de confinement sera « neutralisée » pour le calcul des 507 heures. « Les premières mesures ne règlent le problème que pour quelques semaines », souligne Denis Gravouil, secrétaire général de la Fédération nationale CGT des syndicats du spectacle. « Que fait-on après le 31 mai ? »
« Nos métiers ont des fonctionnements particuliers faits de caractère saisonnier (les festivals de printemps et d’été), et de calendriers contraints (la plupart des salles de spectacle ont leur programmation engagée pour la saison 2020-2021 depuis le mois de février). Ainsi, la plupart des spectacles ou des projets reportés ne pourront se réaliser au mieux qu’un an à un an et demi après la réouverture des salles de spectacle » explique la lettre ouverte envoyée au président de la République, à l’initiative du metteur en scène Jean-Claude Fall. Venue compléter les pétitions, cette lettre est signée par une flopée d’artistes, d’administrateurs de festivals et de compagnies.
Jeudi 23 avril, devant la commission des affaires culturelles de l’Assemblée nationale, Franck Riester a reconnu que « la culture traverse une crise sans précédent. Je ne sais pas si les mots peuvent être suffisants pour décrire la situation dans laquelle nous sommes, étant donné la paralysie du secteur. C’est terrible en termes économique, social, sociétal, car la culture est essentielle ». Lors de son audition, le ministre de la culture a promis de « faire évoluer les dispositifs d’urgence, y compris après le 31 mai, pour maintenir l’accompagnement et n’oublier personne ». Interrogé par plusieurs députées sur l’idée d’une « année blanche », il a esquivé la question et n’a pas pris position.
« Cette “année blanche” paraît nécessaire et légitime, considère Michèle Victory, députée socialiste de l’Ardèche, sinon on se dirige vers une grande exclusion et beaucoup de personnes au RSA dans moins d’un an ». Pour elle, cette proposition « d’année blanche » est « simple » : « On repart, pour douze mois, sur la même base des indemnités versées l’année précédente. » Au sein de La République en marche (LRM), on reconnaît que le calcul des 507 heures est « un sujet ». « On ne sait pas quand et comment le secteur culturel pourra reprendre. Il y a un besoin de clarification sur l’effet de la neutralisation de la période de confinement. L’idée est quand même de protéger les intermittents », reconnaît la députée LRM de la Seine-Saint-Denis, Sylvie Charrière.
« Une remise des compteurs à zéro »
Pour les pétitionnaires, le mécanisme « d’année blanche » « est en quelque sorte une remise des compteurs à zéro ». Cela revient à faire comme si l’année 2020 n’avait pas existé. L’Unédic serait alors appelée à prendre comme référence l’exercice 2019 pour permettre à chacun de reprendre son souffle. « Cette solution a le mérite d’être simple, claire et relativement peu onéreuse, la plupart des intermittents auraient, en effet, dans des circonstances normales, reconstitué leurs droits comme ils le font habituellement », indique la lettre ouverte. Si rien n’est fait, « cela reviendrait à ce que l’assurance-chômage fasse des économies sur le dos des intermittents », affirme Denis Gravouil.
Samuel Churin, comédien : « Tous les spectacles reportés du fait du confinement vont boucher l’entrée aux nouvelles créations pendant près d’une saison. »
À Franck Riester, qui ne cesse de répéter « qu’il n’y aura pas de trous dans la raquette », les pétitionnaires font valoir que la recommandation d’une « année blanche » lui permettrait « de réduire les coûts financiers en gestion humaine et financière, de ne pas empiler les calculs compliqués et de ne pas multiplier les solutions imprécises ».
Se souvenant avoir « vendu 78 dates de représentations » lors de son dernier Festival d’Avignon, Samuel Churin redoute une « déflagration » dans le domaine du spectacle vivant. « Tous les spectacles reportés du fait du confinement vont boucher l’entrée aux nouvelles créations pendant près d’une saison », prévient-il. Devant la commission des affaires culturelles de l’Assemblée nationale, le ministre s’est dit « conscient du drame vécu », tout en reconnaissant qu’en attente de la doctrine nationale en matière de règles sanitaires, il n’avait pas « les réponses à toutes les questions ».
Un fonds exceptionnel de solidarité
« Le plus dur va être de convaincre Bercy et la ministre du travail, Muriel Pénicaud », redoute Denis Gravouil. « Sur ce coup-là, Franck Riester a une carte politique à jouer. Il sera celui qui sauve le système… ou qui l’enterre », résume Samuel Churin. Le comédien rappelle qu’en 2004, Renaud Donnedieu de Vabres, l’un de ses prédécesseurs rue de Valois, avait sauvé le système de l’intermittence sans attendre l’arbitrage de Bercy. « Il devrait l’appeler », sourit-il.
Dans un courrier adressé mercredi 22 avril à Franck Riester, les députés socialistes et apparentés de la commission des affaires culturelles demandent un fonds exceptionnel de solidarité de 300 millions d’euros pour les artistes et techniciens. « En 2004, dans une période déjà explosive pour les intermittents du spectacle, un fonds similaire avait été mis en place pour douze mois et avait ainsi permis de sauver de la déroute la majorité des artistes », soulignent-ils.
Pour l’heure, le fonds d’urgence est de 22 millions d’euros. « On est loin du compte et je ne suis pas très optimiste, glisse Michèle Victory. Pourtant, on ne peut pas à la fois dire que la culture est essentielle et ne pas mettre les moyens pour la sauvegarder. »
Sandrine Blanchard

Christian Lehmann

est écrivain et médecin dans les Yvelines. Pour « Libération », il tient la chronique quotidienne d’une société sous cloche à l’heure du coronavirus.
Journal d’épidémie : « L’urgentiste Jacques Fribourg est mort, c’était mon ami »

Un poulet fermier, du savon de Marseille, du mou pour les chats, du pain de mie, de la feta, du coleslaw, des yaourts et de l’eau qui pique. Samedi, dans les allées du centre Leclerc, mon téléphone a sonné. Je faisais les courses, ma liste à la main, c’est ma femme qui l’avait faite, au dos d’une vieille ordonnance. Moi ça ne me dérange pas de faire les courses, au contraire. Avec mon masque sur le nez, je suis habitué à éviter les contacts, et je préfère épargner ce stress à ma famille confinée. Il y avait du monde, mais rien d’affolant. Les gens étaient quasiment tous masqués, et respectaient les distances de sécurité. Samedi, c’était le moment de se poser des questions essentielles loin du Covid 19 : les cotons démaquillants, ronds ou carrés ? Et de constater que le grand flip sur les réserves de PQ était terminé. Il faut dire que les livres de Yann Moix et de Didier Raoult étaient en tête de gondole.

Mon portable a vibré dans ma poche. C’était Jérôme Marty, le Président de l’Union française pour une médecine libre. Le type qui gueule à la télévision et qui pétitionne depuis des semaines, en vain, pour que soit révélé le nombre de soignants contaminés, à l’hôpital, en ville et en Ehpad. On a parlé déconfinement, stratégie, dépistage. Jérôme me raconte que la liste s’allonge de semaine en semaine, puis, ignorant que je le connaissais, m’annonce la mort d’un urgentiste, Jacques Fribourg.

Le temps s’est arrêté. J’ai voulu dire quelque chose mais j’avais brièvement perdu la vision des couleurs. Plein de choses me revenaient en mémoire, un kaléidoscope qui était ma jeunesse, dont un acteur majeur venait de disparaître. Jérôme continuait à parler, je l’ai arrêté, je lui ai dit que j’allais devoir raccrocher, je lui ai expliqué pourquoi. J’ai marché dans les allées de l’hypermarché pendant une vingtaine de minutes, un paquet de cotons démaquillants en main. Et j’ai réalisé que j’avais perdu mon caddie.

Jacques Fribourg avait 68 ans, soit huit ans de plus que moi. Lorsque j’ai débarqué à l’hôpital de Poissy, jeune externe, en 1979, il était déjà interne au Samu. Avec ses cheveux longs bouclés, sa clope au bec, sa guitare, il était un pilier de l’internat, une pièce maîtresse de la « Tribu », ce phalanstère permissif et barré que j’ai quitté quelques années plus tard pour m’installer comme généraliste. Jacques était de toutes les fêtes, de tous les tonus. Quand j’ai abandonné mon trac pour me lancer sur scène et chanter des chansons de Brel réécrites pour l’occasion, c’est Jacques qui, découvrant mes textes, fredonnait quelques notes, accordait sa guitare et m’accompagnait. Tout le monde l’adorait, malgré sa manie insupportable de taxer les briquets. Je ne fumais pas, aussi je m’en foutais. Mais quand on était de garde, on ne pouvait pas s’asseoir avec Jacques sans se retrouver délesté dans l’heure. Un jour les copains en ont eu marre, ils l’ont fouillé à la sortie de l’internat. Il a joué l’innocence injustement soupçonnée, l’amitié trahie. Et effectivement ses poches étaient vides. Il a fallu des années pour s’apercevoir qu’il collait les briquets sous la table avec du chewing-gum pour venir les récupérer plus tard. Il entassait sa collection chez lui, assez fier d’un trophée à la flamme du Front national, collector à l’époque. La légende voulait qu’il l’ait trouvé sur le sol d’un camion du Samu après avoir ramassé un de ses dirigeants.

Pourquoi je vous raconte tout ça ? Quel intérêt ça a, une vie, au milieu de toutes les vies perdues, pour ceux qui nous gouvernent ? Jacques n’avait jamais vraiment quitté les urgences. Il en était devenu le chef dans un hôpital privé, à Trappes. Nous avions vieilli, nous nous croisions encore de temps en temps, puis nous nous sommes perdus de vue. Le manque de temps, la course, le boulot, mille raisons.

Je me souviens du tout début de l’épidémie. On ne savait encore rien de ce qui venait. Tout juste lisait-on, effarés, les messages de nos collègues de l’Est, qui se prenaient la vague. J’ai appelé Yvon, 54 ans, un ami médecin et épidémiologiste, pour parler. Nous avions l’un et l’autre des masques, des gants, du gel, en petite quantité certes, mais nous avions été plus prévoyants que les grands stratèges en charge de la gestion de crise. Il n’empêche, la situation était alarmante, les descriptions de la rapide dégradation de certains patients effrayantes. « Je ne dis pas que je m’attendais à ça, a dit Yvon, mais je n’ai jamais considéré qu’une pandémie était impossible. On va être en première ligne. Je ne me pose pas la question d’esquiver, de fermer, de faire le dos rond. C’est ce pour quoi nous avons été formés. C’est notre métier. Mais je t’avoue que j’ai peur. Peur de cette maladie. En quatre heures les gens s’aggravent. Ils sont embarqués aux urgences et quatre heures plus tard on les intube. C’est ça qui me fait peur, être contaminé au cabinet, et partir un jour en urgence à l’hôpital, ne pas pouvoir dire au revoir aux miens et mourir sans jamais les avoir revus. » C’est la seule et unique fois, depuis que je recueille leurs témoignages, qu’un médecin m’a dit aussi clairement avoir envisagé que « faire le job » puisse le tuer. Alors qu’Yvon, comme moi, n’a jamais eu la moindre naïveté s’agissant de la compétence ou de l’humanisme de nos dirigeants. Nous pressentions l’un et l’autre que cette « guerre » ne serait pas gagnée par les généraux mais malgré eux.

Après cette conversation, et alors que je mettais en place un centre Covid près de chez moi, je me suis posé moi-même la question : jusqu’où irai-je ? Si la situation devient désespérée, tiendrai-je par abnégation, par inconscience, par esprit de sacrifice ? Ou y aura-t-il une limite à ce que je suis capable d’encaisser, une limite au-delà de laquelle, pour ma survie, pour ma famille, je considérerai qu’il est suicidaire de m’obstiner ? Je n’ai qu’entrevu la réponse, et je l’ai enfouie profondément derrière des centaines de menues tâches quotidiennes et répétitives. Mais cette question des limites individuelles continue de me trotter dans la tête. Elle a ressurgi avant-hier. Une institutrice était interrogée à la radio au sujet du déconfinement. Elle expliquait être à deux mois de la retraite, n’avoir aucune visibilité quant à la mise en place des mesures barrières à l’école, et disait sa crainte de retourner travailler : « Je n’ai pas le courage des soignants », conclut-elle sans forfanterie.

Jacques avait 68 ans. Il venait de prendre sa retraite depuis quatre mois à peine quand le Covid a frappé. Il est retourné prêter main-forte à ses ex-collègues et est malheureusement tombé, mort pour la France, victime du coronavirus. Voilà pour la version officielle, celle qui nous vaudra quelques lignes compassées de l’Agence régionale de santé. Et rien d’autre.

Rien d’autre, parce que les soignants qui meurent ne sont pas décomptés, malgré les demandes incessantes de Jérôme Marty et bien d’autres.

Rien d’autre, parce que, selon le directeur général de la santé, Jérôme Salomon, cela poserait un problème de respect du secret médical, et constituerait une « comptabilité macabre ».

Jacques Fribourg avait 68 ans. Comme beaucoup de médecins, il a continué à travailler bien au-delà des âges pivots préconisés par les uns ou les autres, malgré des ennuis de santé. Il l’a fait par amour pour son métier, et parce que la désertification est telle qu’abandonner une équipe est mission impossible pour un chef de service, qui plus est très impliqué sur le plan syndical. Je pense à toutes les heures que Jacques a perdues dans des antichambres, ou devant des énarques compassés, à essayer de faire remonter la voix du terrain, et j’enrage. J’enrage des heures envolées, du temps enfui qui ne reviendra jamais. Dans ma dernière chronique, sans rien savoir, j’écrivais, à propos de l’absolu mépris dans lequel nous ont tenus les politiques de tout bord pendant des années : « Je ferme les yeux et je vois les visages des collègues, militants convaincus, piétinés pendant des années pour des petits arrangements entre politiques, syndicalistes marrons et assureurs. » Je trimbale dans ma mémoire intime un visage de plus.

Jacques avait 68 ans. Un jeune interne écrit sur Twitter : « Sachez que les +/- jeunes praticiens, internes… n’ont pas assez de mots d’admiration pour les anciens qui viennent nous prêter main-forte au péril de leur vie. On vous le dit pas trop pour pas que vous ayez le melon mais vous êtes nos héros. » A un âge où l’on songe à confiner une partie de la population, Jacques a remis sa blouse et s’est retrouvé au front, dans les conditions que nous savons tous aujourd’hui : manque de personnel, pénurie d’équipements de protections. Parce qu’il manque des soignants partout dans ce pays car « il n’y a pas d’argent magique », et que le lean management, c’est tellement start-up nation, il a été contaminé par le coronavirus, et en est mort, laissant une femme et deux enfants. Des collègues hébétés et meurtris. Et cette colère qui ne s’éteint pas.

En Angleterre et en France fleurissent les sites qui recensent les soignants morts pendant cette épidémie, et les conditions de leur dernier combat. Je suis frappé, en Grande-Bretagne, par le nombre de soignants, médecins, infirmiers, aides-soignants, originaires de l’immigration. Tous ces hommes et ces femmes qui tiennent le National Health Service et que les conservateurs envisageaient de renvoyer « chez eux » après le Brexit pour laisser la place aux Anglais de souche. Des soignants dont les proches témoignent de leur attachement à leur communauté, de leur volonté de la servir avec humilité. En France, ces initiatives sont encore balbutiantes. Il n’y a pas de patchwork des noms comme pour les morts du sida, de liste comme pour les morts de la rue. Tout est fait pour invisibiliser les soignants qui meurent dans ce combat inégal, pris, comme l’écrivait Orwell à propos de la guerre d’Espagne, « between the bullet and the lie », entre la balle et le mensonge. Il nous faudra créer un site qui recense chacun de ces noms, chacun de ces visages. Pas de fosse commune et d’oubli pour les nôtres.

Les applaudissements de 20 heures ne suffiront pas. Ils sont l’expression collective d’un soutien, d’une admiration pour certains, d’une gratitude pour d’autres. Mais ils ne suffiront pas. Ceux qui nous ont amenés là lancent dans la bataille de communication une pléthore d’idiots utiles qui expliquent que non, décidément, chercher des noises au sujet de la gestion de crise est inutile, voire criminel tant l’heure est grave. Dans le Point, Christian Morel, ancien DRH et sociologue, explique que punir les responsables politiques serait dangereux et contre-productif et nous priverait de leur précieuse expertise. Il prend l’exemple de Roselyne Bachelot : « Sa mise au pilori nous a fait perdre une lanceuse d’alerte, une experte avisée et surtout un retour d’expérience. » Il feint de croire que les soignants et le peuple, forcément infantile, se focaliseraient sur des boucs émissaires : « On juge qu’il existe obligatoirement un coupable. Autrefois, on aurait fait un procès aux chauves-souris et aux pangolins. » Il assène qu’identifier un ou des coupables, c’est omettre d’identifier et de remettre en cause des facteurs organisationnels et systémiques : « Les commissions d’enquête qui sont annoncées seront évidemment punitives, même si leurs initiateurs s’en défendent, car il s’agira de mettre en difficulté le gouvernement, avec un éventuel bénéfice électoral à la clé. » Mais nous n’en sommes plus à chercher à identifier des coupables pour offrir des têtes à la foule ! C’est tout un système idéologique qui est en cause, la destruction de conquis sociaux sur l’autel du profit, au nom d’une théorie économique asservie au marché.

Mais cessez de vous faire passer pour des martyrs ! Cessez de faire semblant d’être sur la ligne de front ! Vous ne risquez pas vos vies comme les soignants. Vous risquez simplement d’être enfin confrontés aux conséquences de vos choix dogmatiques, au fait d’avoir privilégié les profits sur nos vies. C’est désagréable ? Ne vous inquiétez pas. On s’y fait très bien. Nous le subissons, nous vous subissons, depuis au moins trente ans. Jacques en est mort.

Il avait 68 ans. Il allait enfin profiter de sa retraite. C’était mon ami. Je ne vous le pardonnerai pas.

Sylvie

Chaque soir, à 20 heures, je pense : « vous applaudissez l’exploitation »
Libération 11 avril 2020
Avant même le début du confinement, elle avait commencé à écrire, à tenir un récit sur un quotidien inédit qui s’annonçait. Elle n’a plus arrêté. Sylvie, qui ne souhaite pas révéler son identité complète pour ne pas mettre ses collègues dans l’embarras et compliquer son travail auprès de l’hôpital qui l’emploie en Occitanie, est psychologue. Elle raconte son vécu au long cours, sa pratique de professionnelle de la santé, auprès des patients et des soignants immergés dans la pandémie du Covid-19 qui a tout chamboulé, à commencer par les liens entre êtres humains.
Vendredi 13 mars, 15h30
L’arrivée de l’épidémie de Covid-19 est annoncée, toutes les équipes doivent réfléchir à la réorganisation de leurs services. Nous nous y attendions et pourtant nous sommes saisis par le moment. Quelles sont les justes mesures ? De toute évidence, la protection de nos patients. Je travaille dans un service hospitalier de consultations ambulatoires, dans le champ des addictions : à partir de lundi nous ne recevrons plus nos patients sur place. Beaucoup sont fragiles à plusieurs égards : problèmes de santé, précarité sociale, et l’hôpital sera le premier lieu de contamination. Nous continuerons à être un lieu d’adresse, d’hospitalité, de soin, de prévention. Nous continuerons par téléphone.
Lundi 16 mars, 13h45
Les patients comprennent bien l’annulation des rendez-vous et acceptent pour beaucoup les consultations téléphoniques. Souvent, ils nous disent qu’ils s’y attendaient. D’autres préfèrent se suspendre eux aussi dans ce temps du confinement qui sera bientôt annoncé. Nous nous reverrons quand tout cela sera fini. Nous pensons avoir pris la juste décision. Pourtant, nous sommes aussi avec cette crainte, « Nous allons en perdre », que chacun, sans le dire, entend dans les deux sens qu’elle peut prendre. Ils ne reviendront pas tous parce que tous ne se ressaisiront pas du fil de leur suivi, ils ne reviendront pas tous parce que tous ne survivront pas. Le Covid peut les tuer, mais c’est aussi du fait du manque d’alcool, de l’excès de drogue, de violences conjugales, que nous pouvons les perdre.
Mardi 17 mars, 9 heures
La journée d’hier était la première « prise du travail » avec ce mot qui insiste, qui martèle : « CORONAVIRUS ». J’ai passé cette journée comme tirée en dehors de moi, là où je ne voulais pas aller. Je sentais ça, je ne voulais pas vivre ça. Alors je ne savais pas quoi faire de cette chose qui devait bouleverser notre travail à l’hôpital, nos vies chez nous, celles de nos patients et notre lien à eux. Je ne voulais pas vivre ça.

J’ai appelé tous les patients que je devais voir cette semaine, en leur disant que pendant le temps que durerait cette épidémie nous ne les recevrions plus. Certains disaient qu’ils comprenaient. Que comprenaient-ils ? Moi, je ne comprenais pas. Je ne savais pas. Je crois que j’ai l’impression de ne plus rien savoir.
Mercredi 18 mars, 14h20
On improvise une réunion, mais ce qui sort est explosif. Larmes qui affleurent, reproches qui se dessinent. Parler, ça fait du bien. Parler, ça fait peur. Moi je crois que ça permet de savoir où nous en sommes. Nous en sommes déjà à la colère et à l’angoisse. Mais ce sont des choses qui font peur parce que, si on les laisse venir, si on les laisse s’exprimer, si on les exprime devant les collègues, on risque de se laisser gagner par elles, et alors on ne sait pas comment on fera pour continuer à venir travailler.

Je suis en colère. Je suis terriblement en colère : je ne comprends pas pourquoi nous devons continuer à tous venir travailler sur place. Nous pourrions appeler les patients de chez nous, réduire la présence de l’équipe sur place.
Jeudi 19 mars, 21h30
Les directives gouvernementales disent que le télétravail doit être mis en place chaque fois que c’est possible. Mais, visiblement, pas pour les agents hospitaliers. En tout cas pas dans l’hôpital où je travaille. Ici, tous les agents doivent faire leurs heures sur place. Je ne comprends pas. Même quand nous ne recevons pas de patients sur place, ou seulement quelques-uns, ceux pour lesquels c’est impossible autrement ? Pourtant, organiser le télétravail permettrait que nous gardions nos forces pour demain, quand il s’agira de venir renforcer les effectifs, le jour où trop nombreux seront les malades parmi les soignants. A midi une de nos secrétaires, fiévreuse, est allée se faire dépister aux urgences.
Vendredi 20 mars, 12h10
En fin de matinée la secrétaire appelle notre médecin chef de service. Les résultats du test sont positifs au Covid-19. Alors, nous allons tous nous contaminer avant même l’arrivée de l’épidémie dans l’hôpital ? Nous contaminer entre nous ? Entre collègues ? On nous apporte des masques et on nous dit de revenir demain. Je ne comprends pas. Le président a parlé de guerre. Nous, nous sommes la chair à canon. Ce soir, c’est le week-end.
Lundi 23 mars, 10h30
A l’hôpital, les mesures sont prises pour libérer un maximum de « lits Covid-19 ». Seule la maladie est nommée, pas l’être humain qu’elle va atteindre. Pour garder la tête froide, il vaut mieux ne pas s’attacher aux personnes, ne pas les nommer aide à ne pas les faire exister, et donc à être plus opératoire. Toutes les hospitalisations non urgentes sont remises à plus tard, après, quand nous serons revenus à la norme. Déjà, je me demande si nous pourrons y revenir. La norme nous l’avons déjà perdue de vue. Ça fait un peu plus d’une semaine.

Les soignants doivent se préparer : renfort, heures supplémentaires déplafonnées, peut-être pas de vacances, être disponibles en permanence. Nous sommes réquisitionnés. Ça aussi, c’est un terme que nous partageons avec les forces militaires.

Concernant les psychologues, il nous est demandé de nous préparer à « renforcer » les « soins psychologiques » dans les services et aux urgences si besoin en direction de tous les patients, des personnels hospitaliers, des équipes.
Mardi 24 mars, 8h45
Ma colère avait essayé de faire la place à autre chose, une forme de résignation : puisque je n’ai pas d’autre choix que de travailler dans ces conditions, que puis-je faire de cette situation ? Cette colère me revient à la lecture de ce qui nous est demandé. L’institution maltraite ses agents, les envoie au front sans protection et elle demande aux psychologues de se préparer à les soutenir ! Bien entendu, notre travail c’est la parole, c’est de permettre à chacun de mettre en forme ce qu’il vit avec des mots. Bien sûr, je suis prête à faire ça avec mes collègues. Mais que ce ne soit pas pour mieux cacher tout ce qui ne va pas ! J’espère qu’après, quand tout cela sera fini, nous pourrons parler. J’en doute.
Mercredi 25 mars, 11h40
Notre deuxième secrétaire est malade. Nous n’avons plus de secrétaire pour le moment, il va falloir que chacun d’entre nous se débrouille pour la remplacer à tour de rôle. Nous désinfectons son poste de travail comme nous le pouvons, à la lingette, et nous nous transmettons ce que nous savons de son travail. Nous travaillons ensemble derrière nos masques et le midi, pour manger, il nous faut bien les enlever. Mais nous gardons le plus possible la bonne distance entre nous. Le plus possible. Nous décidons de ne plus emmener de viennoiseries ou de bonbons pour agrémenter nos réunions. Ne pas tous mettre la main dans le même paquet. Nous sommes tous potentiellement porteurs. Pourtant, les bonbons, les gâteaux de ménage et autre douceurs aident au lien.

J’ai peur pour ça, pour l’état de nos liens, quand tout cela sera fini.

J’ai peur que tout cela nous atteigne dans nos vies, dans notre travail.
Jeudi 26 mars, 17 heures
Le lien, c’est ce qui m’apparaît le plus essentiel pour supporter ce qui nous arrive. Et ces liens sont bouleversés, changent complètement de modalité avec cette distance. Je n’ai jamais passé autant de temps au téléphone. Moi qui ai toujours dit que je n’aimais pas ça ! Beaucoup de patients s’en saisissent pourtant, de ce lien téléphonique. Pour certains, c’est leur seul lien avec le monde, à l’exception de la télévision et de ses informations insistantes, terrifiantes, sa comptabilité sur l’avancée de la maladie et de ses dégâts. Pour certains, le travail de psychothérapie se poursuit comme ça. Le lien était assez solide pour qu’ils continuent de s’y arrimer même avec le seul filet de la voix.
Vendredi 27 mars, 16h30
Une collègue me glisse qu’elle ne se sent pas un héros et ça me réchauffe qu’elle le dise, parce que chaque soir, à 20 heures, je pense : « vous applaudissez la chair à canon ». Parce que nous travaillons sans moyens, sans considération. Chaque soir, à 20 heures, je pense : « vous applaudissez l’exploitation », parce que nos vies, comme celles des travailleurs chez Amazon, des caissières, des routiers, etc. ne sont pas prises en compte. Non, il ne s’agit pas que de courage.
Lundi 30 mars, 13h50
Ce matin, je me suis occupée du secrétariat. Ça ne me déplaît pas, on y est en « première ligne » dans l’accueil du public. Un certain nombre de patients appellent la secrétaire pour une chose ou l’autre et en profitent pour parler avec elle. S’ils viennent ici pour les rendez-vous avec le médecin, l’assistante sociale, la psychologue, etc. les secrétaires, elles, sont toujours là. Ce sont elles qui répondent quand ils appellent, elles qui se tiennent au bout du fil. Une patiente, habituée du centre, me demande « où sont les secrétaires ? ». Ma réponse consistant à dire qu’elles sont absentes n’est évidemment pas suffisante. « Elles ne sont pas malades au moins ? » Et derrière cette question, c’est toute l’inquiétude attachée à ce virus qui contamine le monde.

Que dire ? « Elles vont bien. »
Mardi 31 mars, 8h45
« Elles vont bien. » Et si elles n’allaient pas bien ? Nous qui donnons corps à l’hôpital public, qui donnons mains, voix, oreilles à ce lieu d’hospitalité, ce lieu d’asile, nous avons le sentiment de devoir tenir pour que ce monde-là tienne. Continuer d’être présent pour que ça tienne pour d’autres.

Croire cela, peut-être est-ce nous donner trop d’importance. Certainement. Mais, surtout, croire cela, c’est ne pas suffisamment croire en l’institution hospitalière. Ce qui devrait tenir, c’est un corps institutionnel, un corps symbolique. Ce devrait être à l’institution de faire tenir notre travail, pas à notre travail de faire tenir l’hôpital.
Mercredi 1er avril, 9h30
A partir d’aujourd’hui, tous les agents de l’hôpital pourront bénéficier de masques : deux par jour pour ceux qui travaillent en huit heures, trois pour les agents en douze heures. La réalité de cette maladie passe par une comptabilité obsédante : nombre de masques disponibles, nombre de masques nécessaires, état du stock, nombre de jours où nous pourrons pourvoir aux besoins estimés avec le stock existant, et aussi, bien sûr, nombre de cas dépistés, nombre de cas hospitalisés, nombre de cas sous respirateurs. Les chiffres commencent à grossir, mais ce n’est pas (pas encore ?) la « vague » redoutée.
Lundi 6 avril, 21h10
En reprenant le travail cette semaine, j’ai trouvé davantage de tranquillité dans l’équipe. Je pense que le temps de la sidération est passé (ce qui ne signifie pas qu’il ne reviendra pas, au gré d’impensables événements qui se préparent peut-être). L’angoisse est certainement toujours là, mais c’est comme si elle avait trouvé à se loger dans certaines régions de nos cogitations, comme si elle s’était attachée à une chaîne pour chacun de nous particulière. De ce fait, elle nous envahit moins, elle envahit moins l’espace, tout comme l’envahissent moins l’agitation, la perte de repères, l’urgence de l’organisation, et l’incertitude des décisions que nous prenons.

On ignore, bien entendu, si ce qui se pose à nouveau est temporaire… Peut-être n’est-ce rien qu’une pause. Mais, en reprenant le travail cette semaine, j’ai senti que nous pouvions recommencer à parler, recommencer à penser. Parce que nous étions plus tranquilles. Parce que l’équipe était plus tranquille.
Mardi 7 avril, 11h45
Dans le même temps que l’équipe se laisse gagner par une forme de répit, de plus en plus de patients au téléphone disent qu’ils ne savent plus quoi faire de ce qui les envahit, de ce qui les angoisse, de ce qui les rattrape dans leur confinement. Certains, qui avaient décliné les entretiens par téléphone, rappellent. Sur les lits d’hospitalisation en réanimation et en infectiologie, le nombre de patients hospitalisés pour le Covid-19, augmente.

D’un côté, il y a ce chiffre qui enfle doucement, régulièrement, et, de l’autre, un hôpital qui fonctionne au ralenti. Nous sommes comme le monde autour de nous, perdus entre la crise, l’agitation, l’horreur et l’ennui honteux, l’attente longue, terrible, un espoir que nous n’osons pas. Entre ces deux pôles il y a tous ces gens perdus. Mais, entre ces deux pôles, il n’y a pas d’espace pour la souffrance psychique, psychiatrique, sociale, politique – ou alors un espace réduit à un fil téléphonique.
Mercredi 8 avril, 16h20
Ce que nous vivons n’est pas si éloigné de ce que vivent les confinés. La perte de repères, l’angoisse, la sidération nous sont communes. Un peu partout nous mesurons l’importance du lien. Certainement, est-ce avec ça que nous travaillons ou, plus exactement, pas sans ça. Mais qu’est-ce que notre travail aujourd’hui ? Qu’est-ce que le travail d’une assistante sociale, d’une psychologue, sans leurs outils habituels ?

Je ne suis vraiment pas certaine que les personnes puissent tisser quelque chose autour de ce qui leur arrive, par un fil téléphonique, le filet d’une voix. Une voix qui demande quand elle appelle et qui s’absente quand ça raccroche. Bien entendu, parler peut apaiser, parler peut aider à apprivoiser, à mettre en forme, à prendre position, etc. mais ça n’est pas sans certaines conditions. La première condition c’est le lien.

Comment, ici comme ailleurs, faire lien ? Comment faire lien aux autres, mais aussi comment faire lien à nous-même, à nos pensées, nos émotions dans ces temps de « distanciation » ?

Byung-Chul Han

philosophe 6avril 2020 libération
La révolution virale n’aura pas lieu

Tribune. Le coronavirus est un test système pour le logiciel étatique. Il semble que l’Asie parvient beaucoup mieux à juguler l’épidémie que ses voisins européens : à Hongkong, Taïwan et Singapour, on compte très peu de personnes contaminées et, pour la Corée du Sud et le Japon, le plus dur est passé. Même la Chine, premier foyer de l’épidémie, a largement réussi à endiguer sa progression. Depuis peu, on assiste à un exode des Asiatiques fuyant l’Europe et les Etats-Unis : Chinois et Coréens veulent regagner leur pays d’origine où ils se sentiront plus en sécurité. Le prix des vols explose, et trouver un billet d’avion pour la Chine ou la Corée est devenu mission impossible.

Et l’Europe ? Elle perd pied. Elle chancelle sous le coup de la pandémie. On désintube des patients âgés pour pouvoir soulager les plus jeunes. Mais l’on constate aussi qu’un actionnisme dénué de sens est à l’œuvre. La fermeture des frontières apparaît comme l’expression désespérée de la souveraineté des Etats, alors que des coopérations intensives au sein de l’Union européenne auraient un effet bien plus grand que le retranchement aveugle de ses membres dans leur pré carré.

Quels sont les avantages systémiques de l’Asie face à l’Europe dans la lutte contre la maladie ? Les Asiatiques ont massivement misé sur la surveillance numérique et l’exploitation des mégadonnées. Aujourd’hui, en Asie, ce ne sont pas les virologues ou les épidémiologistes qui luttent contre la pandémie, mais bien les informaticiens et les spécialistes du « big data » - un changement de paradigme dont l’Europe n’a pas encore pris toute la mesure. « Les données massives sauvent des vies humaines ! » s’écrient les champions de la surveillance numérique.

Il n’existe chez nos voisins asiatiques presque aucune forme de conscience critique envers cette surveillance des citoyens. Même dans les Etats libéraux que sont le Japon et la Corée, le contrôle des données est presque tombé aux oubliettes, et personne ne se rebelle contre la monstrueuse et frénétique collecte d’informations des autorités. La Chine est allée jusqu’à instaurer un système de « points sociaux » - perspective inimaginable pour tout Européen - qui permet d’établir un « classement » très exhaustif de ses citoyens, en vertu duquel l’attitude sociale de chaque personne doit pouvoir être systématiquement évaluée. Le moindre achat, la moindre activité sur les réseaux sociaux, le moindre clic est contrôlé. Quiconque brûle un feu rouge, fréquente des personnes hostiles au régime, poste des commentaires critiques sur Internet se voit attribuer des « mauvais points ». C’est vivre dangereusement. A l’inverse, celui qui achète en ligne des aliments jugés sains ou lit des journaux proches du Parti sera récompensé par des « bons points ». Et celui qui a engrangé assez de bons points pourra obtenir un visa de sortie ou des prêts à taux attractifs. Mais celui qui tombe en dessous d’un certain nombre de points pourrait bien perdre son boulot.

200 millions de caméras
En Chine, cette surveillance sociale exercée par l’Etat est rendue possible grâce à un échange de données illimité avec les fournisseurs de téléphonie mobile et d’accès à Internet. La notion de protection des données existe à peine, et l’idée de « sphère privée » est absente du vocabulaire des Chinois. La Chine a installé sur son territoire 200 millions de caméras, équipées pour la plupart d’un système de reconnaissance faciale extrêmement perfectionné qui peut déceler jusqu’aux grains de beauté. Personne n’y coupe. Partout, dans les magasins, dans les rues, dans les gares et les aéroports, ces caméras intelligentes scrutent et « évaluent » chaque citoyen.

Et voici que cette immense infrastructure déployée afin de garantir la surveillance électronique du peuple se révèle d’une efficacité redoutable pour endiguer l’épidémie. Toute personne qui sort de la gare de Pékin est immédiatement identifiée par une caméra. L’appareil mesure sa température corporelle, et il suffit que celle-ci soit anormalement élevée pour que toute personne ayant voyagé dans le même compartiment en soit immédiatement informée par téléphone mobile - car le système sait exactement qui était assis à quelle place. Sur les réseaux sociaux, on parle même de drones utilisés pour surveiller la quarantaine. Dès que quelqu’un tente de rompre le confinement, un drone volant s’approche de lui et une voix automatique lui ordonne de regagner son domicile. Qui sait, peut-être même que ces engins impriment des amendes qui descendent doucement jusqu’aux fautifs. Un tableau dystopique pour les Européens, mais qui semble ne rencontrer aucun obstacle dans l’empire du Milieu.

La Chine n’est pas la seule à avoir banni toute réflexion critique quant à la surveillance numérique ou au big data : il en est de même en Corée du Sud, à Hongkong, à Singapour, à Taïwan et au Japon, des Etats qui s’enivrent littéralement du tout numérique. Cette situation a une cause culturelle précise : en Asie, le collectivisme règne en maître, et l’individualisme n’est que faiblement développé. (L’individualisme et l’égoïsme sont deux choses différentes : il va de soi qu’en Asie aussi, l’égoïsme a de beaux jours devant lui.)

Or, force est de constater qu’en matière de lutte contre le virus, les mégadonnées semblent être plus efficaces que la fermeture des frontières. Il est même possible qu’à l’avenir, la température corporelle, le poids et le taux de glycémie, entre autres données, soient contrôlés par l’Etat. Une biopolitique numérique qui viendrait renforcer la psychopolitique numérique déjà en place, dans le but d’influer directement sur les pensées et les émotions des citoyens.

A Wuhan, des milliers d’équipes chargées de la surveillance électronique ont été formées, avec pour tâche de traquer les malades potentiels en utilisant uniquement leurs données spécifiques. L’analyse des mégadonnées leur permet à elle seule d’identifier les personnes susceptibles d’être contaminées, et ainsi de déterminer qui doit rester sous observation et être éventuellement placé en quarantaine.

A Taïwan ou en Corée du Sud, l’Etat envoie simultanément un texto à tous ses citoyens afin de retrouver des personnes ayant été au contact de malades, ou d’indiquer aux gens les lieux et bâtiments par lesquels sont passées les personnes testées positives au coronavirus. Très tôt, Taïwan a fait coïncider différentes informations afin de retracer les déplacements de malades potentiels. En Corée, il suffit de s’approcher d’un immeuble où a séjourné une personne contaminée pour recevoir une alerte immédiate via l’application de lutte contre le Covid-19. La Corée a elle aussi fait installer des caméras de surveillance dans chaque bâtiment, chaque bureau, chaque boutique ; là aussi, impossible de se mouvoir dans l’espace public sans être visé par l’objectif. Grâce aux données provenant des téléphones mobiles, il est possible de vérifier en un instant les déplacements d’un malade, et les allées et venues de toutes les personnes contaminées sont d’ailleurs rendues publiques. Inutile de dire que les liaisons secrètes ne le restent pas longtemps.

A lire aussi Face au Covid-19, la double peine des travailleurs palestiniens

Pourquoi notre monde est-il pris d’un tel effroi face au virus ? La « guerre » est dans toutes les bouches, et cet « ennemi invisible » dont il faut venir à bout. Nous vivons depuis très longtemps sans ennemi. Il y a exactement dix ans, dans mon essai intitulé la Société de la fatigue (1), je défendais la thèse que nous vivons un temps où le paradigme immunologique reposant sur la négativité de l’ennemi n’a plus cours. La société organisée selon le principe d’immunité est cernée de frontières et de clôtures, comme à l’époque de la guerre froide. Des protections qui empêchent du même coup une circulation accélérée des biens et du capital. Or la mondialisation élimine ces défenses immunitaires pour paver la voie au capital. Il en va de même de la promiscuité et de la permissivité aujourd’hui omniprésentes dans tous les domaines de notre vie : elles annulent la négativité de l’étranger - ou de l’ennemi. Aujourd’hui, ce n’est pas de la négativité de l’ennemi que proviennent les dangers, mais bien de la surabondance positive qui s’exprime sous forme de surproduction, de surcommunication, de surperformance. La guerre, dans notre société de la performance, c’est avant tout contre soi-même qu’on la fait.

Et voici que le virus s’abat brutalement sur des sociétés à l’immunité gravement affaiblie par le capitalisme mondialisé. En proie à la frayeur, ces sociétés tentent de rétablir leurs défenses immunitaires, elles ferment les frontières. Ce n’est alors plus contre nous-mêmes que nous menons la guerre, mais contre l’ennemi invisible venu du dehors. Et si cette réaction immunitaire face à ce nouvel assaillant est si violente, c’est justement parce que nous vivons depuis très longtemps au sein d’une société sans ennemis, une société du positif. Désormais, le virus est ressenti comme une terreur permanente.

Mais cette panique sans précédent a une autre cause, qu’il faut, là aussi, chercher dans la numérisation. La numérisation supprime la réalité, et c’est en étant confronté à la résistance qu’on éprouve la réalité, souvent dans la douleur. La « digitalisation », toute cette culture du like, a pour conséquence d’éliminer la négativité de la révolte. C’est ainsi que s’est installée, en notre ère post-factuelle de la désinformation et du deep fake, de l’hypertrucage, une apathie de la réalité. Plongés que nous sommes dans cet état d’inertie, le virus, autrement plus réel qu’un virus informatique, nous assène un formidable choc. Et la réalité, la résistance du réel se rappelle à notre bon souvenir.

Mais la peur exagérée du virus est avant tout le reflet de notre société de la survie, où toutes les forces vitales sont mises à profit pour prolonger l’existence. La quête de la vie bonne a cédé la place à l’hystérie de la survie. Et la société de la survie ne voit pas le plaisir d’un bon œil : ici, la santé est reine. Soucieux de notre survie menacée, nous sacrifions allègrement tout ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue. Ces jours-ci, la lutte acharnée pour la survie connaît une accélération virale : nous nous soumettons sans broncher à l’état d’urgence, nous acceptons sans mot dire la restriction de nos droits fondamentaux. Et c’est la société tout entière qui se mue en une vaste quarantaine. Livrée à l’épidémie, notre société montre un visage inhumain. L’autre est d’emblée considéré comme un porteur potentiel avec lequel il faut prendre ses distances. Contact égale contagion, le virus creuse la solitude et la dépression. « Corona blues », tel est le terme que les Coréens ont trouvé pour qualifier la dépression provoquée par l’actuelle société de la quarantaine.
La survie forcenée

Si nous n’opposons pas la quête de la vie bonne à la lutte pour la survie, l’existence post-épidémie sera encore plus marquée par la survie forcenée qu’avant cette crise. Alors, nous nous mettrons à ressembler au virus, ce mort-vivant qui se multiplie, se multiplie, et qui survit. Survit sans vivre.

Le philosophe slovène Slavoj Žižek affirme que le virus va porter un coup mortel au capitalisme. Il invoque un communisme de mauvais augure, allant jusqu’à croire que le virus fera échouer le régime chinois. Žižek fait fausse route : il n’en sera rien. Forte de son succès face à l’épidémie, la Chine vendra l’efficacité de son modèle sécuritaire dans le monde entier. Après l’épidémie, le capitalisme reprendra et sera plus implacable encore. Les touristes continueront de piétiner et de raser la planète. Le virus n’a pas fait ralentir le capitalisme, non, il l’a mis un instant en sommeil. Le calme règne - un calme d’avant la tempête. Le virus ne saurait remplacer la raison ; et ce qui risque de nous arriver, à l’Ouest, c’est d’hériter par-dessus le marché d’Etats policiers à l’image de la Chine. Naomi Klein l’a dit : ce « choc » représente un moment propice qui pourrait nous permettre d’établir un nouveau modèle de pouvoir. Le développement du néolibéralisme a souvent été à l’origine de crises qui ont généré de tels chocs. Ce fut le cas en Corée, en Grèce. Mais une fois qu’elle aura encaissé ce choc du virus, on peut craindre que l’Europe adopte elle aussi un régime de surveillance numérique permanente, à la chinoise. Alors, comme le redoute le penseur italien Giorgio Agamben, l’état d’urgence sera devenu le temps normal. Et le virus aura réussi là où le terrorisme islamique semblait avoir échoué.

La révolution virale n’aura pas eu lieu. Nul virus ne peut faire la révolution. Le virus nous esseule, il ne crée pas de grande cohésion - chacune, chacun ne se soucie plus que de sa propre survie. Au lendemain de l’épidémie, espérons que se lèvera une révolution à visage humain. C’est à nous, femmes et hommes de raison, c’est à nous de repenser et de limiter radicalement notre capitalisme destructeur, notre mobilité délétère, pour nous sauver nous-mêmes et préserver notre belle planète.

(1) La Société de la fatigue, traduit de l’allemand par Julie Stroz, éd. Circé, 120 pp., 13 €.

Texte publié dans El País le 22 mars, traduit de l’allemand par Alexandre Pateau.

Dernier ouvrage paru : Topologie de la violence, traduit de l’allemand par Christophe Lucchese, RN Editions, 180 pp. 21,90 euros.

Byung-Chul Han philosophe

Rony Brauman

« La métaphore de la guerre sert à disqualifier tout débat »
Rony Brauman, ancien président de Médecins sans frontières, approuve les mesures de confinement, mais dénonce la rhétorique martiale du chef de l’Etat : « Qualifier les soignants de “héros”, c’est gommer les raisons de la crise sanitaire.
Par Eric Aeschmann
Publié le 27 mars 2020 à 17h09
Médecin, diplômé de médecine tropicale et épidémiologie, Rony Brauman a été président de Médecins sans frontières (MSF) de 1982 à 1994. Il est aujourd’hui directeur d’études à la fondation de l’ONG. Son dernier livre, « Guerres humanitaires ? Mensonges et intox », conversation avec Régis Meyran, est paru aux éditions Textuel en 2018. Interview.

  • Comment analysez-vous l’épidémie du Covid-19 et sa gestion par les autorités françaises ?
  • Cette épidémie n’avait pas été prévue, mais elle avait été prédite. De nombreux épidémiologistes avaient anticipé l’apparition d’un nouveau virus se répandant à la faveur de l’accroissement démographique, de l’accélération des voyages internationaux, de l’urbanisation, du changement climatique. Cette crainte, déjà ancienne, s’était renforcée avec les épidémies de sida, le Sras, le Mers, le Zika, le chikungunya, Ebola. Nous savions que le rêve d’un monde débarrassé d’un risque infectieux était une illusion et les gouvernements successifs ne pouvaient méconnaître ces analyses. Cela ne les a pas empêchés, depuis des années, de réduire les capacités des hôpitaux, avec les effets que l’on voit aujourd’hui. Plus de 4 000 lits ont été supprimés ces trois dernières années, mais c’est depuis trente ans que gagne une logique comptable, entrepreneuriale (notamment la loi Hôpital, Patient, Santé, Territoire de 2009, qui concrétise la notion d’« hopital-entreprise », introduite par Claude Evin dès 1989).

Ses propos qualifiant les soignants de « héros » me semblent particulièrement mal venus. Cette qualification a quelque chose de pervers, parce qu’elle gomme les raisons de la crise sanitaire. Outre qu’elle oubliait les autres professions qui continuent à travailler pour que notre vie soit encore vivable (éboueurs, policiers, livreurs, caissières, producteurs, distributeurs de produits essentiels), elle met les soignants dans une position délicate. Un héros, ça ne demande pas des journées de récupération pour s’occuper de ses enfants, de prime de risque, un salaire décent. On sait bien qu’une partie du vidage des hôpitaux vient de ce qu’on paye les gens de façon indécente. Brandir la figure du héros, c’est sous-entendre par contraste la médiocrité de revendiquer des conditions de travail correctes.

  • Pourtant, quand les gens applaudissent à leurs fenêtres à 20 heures, n’est-ce pas aussi une façon de saluer dans les soignants des figures héroïques ?
  • Si, bien sûr, et je m’y associe. Ces applaudissements constituent un rite de reconnaissance collective vis-à-vis d’une catégorie qui s’expose de façon constante, quotidienne. Mais ils ne doivent pas être séparés d’une interrogation politique sur les restrictions budgétaires imposées depuis des années à ceux qui sont considérés aujourd’hui comme les sauveurs de la nation. J’ajoute que, dans les propos d’Emmanuel Macron, cette héroïsation n’est que le complètement logique du discours de la guerre, la métaphore du combat engagé contre l’ennemi invisible.
  • Cette notion ne me semble pas la bonne. Nous sommes face à une catastrophe. Au moment où nous parlons, des structures de soins sont débordées et l’on voit réapparaître les méthodes de la médecine de catastrophe, mises au point, il est vrai, par la médecine militaire mais élargies aux situations de crises majeures, notamment de catastrophes naturelles : les techniques de triage séparant les gens qu’on va pouvoir aider à sortir et ceux pour lequel le pronostic est trop mauvais, relèvent typiquement de la médecine de catastrophe.
    De façon plus générale, cette métaphore est trompeuse, en ce qu’elle laisse entendre que la santé passe par la défaite de la maladie. Mais la maladie fait partie de la vie et l’on devrait parler de droit à la maladie, plutôt que de droit à la santé. Je pense au philosophe Georges Canguilhem observant que pour la plupart des gens, la santé, ce n’est pas l’absence de maladie mais la possibilité de tomber malade et de s’en relever.
  • Mais n’est-il pas vrai que nous combattons un ennemi : le virus ?
  • C’est le paradoxe de l’épidémie, que dissimule la métaphore de la guerre. Dire qu’on mène une guerre contre un virus, c’est prendre le risque d’alimenter la guerre de tous contre tous, chacun étant potentiellement le vecteur de l’ennemi invisible. Quand j’entends le président conclure son discours de Mulhouse, le 25 mars, par un martial « Nous ne céderons rien ! », je suis abasourdi. Céder quoi, à qui ?
  • Craignez-vous la restriction des libertés liée au confinement ?
  • J’approuve le confinement et des mesures actuellement en vigueur, à défaut d’autres moyens de protection pour l’instant. Ces mesures sont le résultat, forcément instable, de la recherche d’un équilibre entre trois exigences : la sécurité sanitaire, la liberté des individus et la continuité de la machine économique. La liberté peut être restreinte, mais il est impossible de confiner tout le monde, car une partie de l’activité économique doit se poursuivre, sous peine d’une morte lente générale. Je rappelle qu’une épidémie peut faire plus de victimes indirectes que directes, comme cela a été probablement le cas d’Ebola : je pense aux malades qui n’ont pas pu se soigner, qui ont été conduits à une issue fatale à cause de la paralysie des régions frappées par la maladie.

Pour ma part, je comprends le retard de confinement mis en œuvre en France : l’exigence de santé publique était en balance avec l’exigence de liberté et l’exigence de continuité économique. Prenons garde à ne pas porter sur les mesures du gouvernement Philippe un regard anachroniquement sévère ! Reste que je m’inquiète de l’empilement des mesures autoritaires. N’oublions pas que des dispositions de l’état d’urgence antiterroriste ont été intégrées à la loi ordinaire et appliquées contre des militants écolos et syndicalistes. On doit craindre une reproduction de ce précédent.

Un point, encore : depuis Pasteur, le germe infectieux place les sociétés dans une situation complexe. Dès lors que nous sommes tous potentiellement vecteurs de contagion, chaque individu devient une menace pour la collectivité, chaque voisin est un risque potentiel. Et inversement, l’individu se sent menacé par le groupe, qui peut cacher des malades, et il va donc chercher à s’en isoler. Le confinement nous demande d’être à la fois solidaires et individualistes.

  • Portez-vous le même regard compréhensif sur la stratégie de la France en matière de masques et de tests ?
  • Non ! Ce sont clairement deux loupés de la politique et de la communication gouvernementales. Autant j’apprécie les points quotidiens de Jérôme Salomon, le directeur général de la Santé, et son ministre Olivier Véran, qui sont très pédagogiques, didactiques, non arrogants, autant la question des masques et des tests a été traitée de façon extrêmement grossière, là encore infantilisante comme l’est la métaphore de la guerre. Ils auraient pu reconnaître qu’il y avait un retard à rattraper – retard imputable aux gouvernements successifs et non au seul gouvernement Philippe – et qu’il fallait plus de masques et plus de tests. Ils pouvaient expliquer que le rationnement ne durerait pas, qu’ils y travaillaient, bref traiter leurs concitoyens en adultes. Au lieu de cela, ils ont choisi de tenir un discours de déni. « Pourquoi ne pas faire plus de tests ? - Parce que c’est inutile ! » « Pourquoi ne pas distribuer pas plus de masques ? - Parce que c’est inutile ! »
  • Et ce n’est pas vrai…
  • Non, c’est mensonger et ce point-là n’a rien à voir avec les choix difficiles, évolutifs, du confinement et de ses limites. Les masques sont indispensables pour les personnels soignants et pour les professions exposées au public. Quant au test, on nous explique qu’il n’est utile que pour les cas graves. Ce n’est pas vrai ! Dans les cas graves, il ne fait que confirmer le diagnostic clinique, alors que dans les cas moins graves ou bénins, il permet de connaître le statut sérologique des individus. On peut alors choisir pour chacun la solution adaptée : confinement à la maison, isolement dans des structures médicalisées (pour ne pas engorger l’hôpital) et hôpital (si nécessaire). Je suis consterné que les porte-parole du gouvernement se soient cramponnés à cette pseudoscience. Un tel manquement est très contre-productif car il vient affaiblir la confiance que l’opinion peut avoir dans d’autres mesures gouvernementales, qui, elles, sont tout à fait argumentables, tel que le confinement.
  • Derrière ce loupé, y a-t-il des dissensions internes au champ médical ? Certains scientifiques ont-ils sous-estimé l’épidémie ?
  • La médecine n’est pas une science, c’est une pratique scientifiquement informée. On le voit à l’échelle d’un organisme individuel : le corps n’est pas une matière inerte qui répondrait toujours de la même façon aux mêmes actions. Pour les questions de santé publique, c’est encore plus net, car la médecine est alors confrontée à toutes sortes d’événements inattendus et d’une variabilité extrême. La science aide à prendre les décisions, mais elle ne sait pas tout et, dans l’incertitude, ce sont les politiques qui doivent trancher.
  • Sur cette épidémie, il n’y a pas de consensus médical ?
  • Non, pour les raisons que je viens de dire. De plus, la familiarité des médecins avec les réalités épidémiologiques est très limitée. Le métier des médecins est de soigner les pathologies, mais pas forcément de connaître leur diffusion. Cela relève d’un autre type de savoir : l’épidémiologie. Il y a les épidémiologistes médecins, bien sûr, mais aussi des épidémiologistes non-médecins, notamment les statisticiens, les modélisateurs, qui n’ont pas la même approche que les médecins. Il peut y avoir des désaccords et c’est alors au politique de trancher, et de s’en expliquer. Néanmoins, sur la question de l’intérêt des masques et des tests pour gérer l’épidémie au mieux, il y a un consensus quasi-total.
  • Mais alors, pourquoi les principaux responsables de la santé en France ont-ils dit le contraire ? Après tout, Jérôme Salomon et Olivier Véran, ainsi que sa prédécesseure Agnès Buzyn, sont tous des médecins…
  • C’est un mystère. Mon hypothèse, toute personnelle, est qu’il s’agit d’un effet de la propension des responsables politiques à la rigidité comme preuve de leur détermination. En toutes circonstances, ils veulent afficher leur assurance et voient dans toute remise en question un affaiblissement de leur autorité. Le fantasme de toute-puissance est à l’œuvre ! C’est ce que nous disait encore Macron, qualifiant de « polémiques », forcément stériles, et de tentatives de « fracture » de la société, forcément dangereuses, les critiques qui lui sont adressées. Il faut « faire bloc », c’est-à-dire marcher au pas, fleur au fusil. Où l’on voit que la métaphore de la guerre sert à disqualifier toute mise en débat.
  • Vous-même, avez-vous changé d’avis sur l’épidémie ?
  • J’ai hésité en janvier, mais j’ai été assez rapidement convaincu que le risque pandémique était bien réel, tout en considérant la réaction des pouvoirs publics en France était correcte, et que par exemple on n’avait pas de raison de coller immédiatement à ce que faisait l’Italie. Il y a eu des discussions, y compris au sein de Médecins sans frontière, où certains étaient très sceptiques. Dès le début février, il a été clair que la cinétique de l’épidémie était inquiétante, en découvrant que des patients asymptomatiques pouvaient être transmetteurs du virus.

Dans une épidémie, ce n’est pas le chiffre de mortalité à un instant T qui importe. On peut toujours comparer ces chiffres à bien d’autres, comme l’ont fait trop longtemps les « corona-sceptiques ». C’est le temps de doublement des cas qu’il faut regarder attentivement : 2,5 jours pour le Covid-19. Là, on comprend assez rapidement que la progression est effrayante, surtout si on le rapporte aux mesures de confinement, qui mettent quinze jours à commencer à produire de l’effet : en quinze jours, on a six fois le doublement des cas, ce qui signifie qu’un porteur contamine 64 personnes en quinze jours, 244 en un mois.

  • Que pensez-vous de la polémique sur la chloroquine ? N’est-ce pas affligeant, dans une telle période ?
  • La forme a été parfois affligeante, mais pas la controverse elle-même. Ce qui donne le caractère polémique à cette discussion, c’est le sentiment de vivre une tragédie collective dans laquelle tout désaccord prend une dimension énorme. Mais, en temps normal, c’est le lot commun du travail médical. Pour des pathologies émergentes et même pour des pathologies déjà connues, il faut des années d’essais cliniques et de traitement pour obtenir un consensus. Regardez les médicaments contre le cholestérol, qui font l’objet d’une controverse très vive depuis plusieurs années. Ce n’est pas parce qu’on est en période d’état d’urgence sanitaire qu’il faudrait fermer la porte aux discussions contradictoires, aux critiques. Surtout pas. Nous avons besoin de cette pluralité d’avis. Cela étant dit, la façon dont Didier Raoult a présenté la chloroquine comme un médicament miracle appartient plus à un prophète qu’à un spécialiste de santé.
  • Il n’y aura pas de médicament miracle pour le Covid-19 ?
  • Non, pas plus qu’il n’y en a eu pour les autres infections. Cela me rappelle l’annonce faite en 1985 par le professeur Andrieux, accompagné de la ministre de la Santé d’alors, Georgina Dufoix, donnant la cyclosporine comme le médicament qui allait tout changer à partir d’un essai sur quelques cas. Pour ce qui est de la chloroquine, ses effets antiviraux et antibactériens sont bien connus, mais l’essai de Marseille n’a rien de concluant, contrairement à ce qu’en disent certains, y compris des politiques qui se croient autorisés à avoir un avis sur cette question totalement technique. C’est une ressource possible, il faut la tester. Le bon côté de cette controverse, c’est que la chloroquine va être jointe aux nombreux essais cliniques en cours. Mais il ne faut pas créer de faux espoirs. Didier Raoult a un passé de chercheur sérieux, mais son personnage de génie autoproclamé n’incite pas à la confiance. Quant à la validité de son essai, elle a été très précisément analysée.
  • Parmi les multiples réflexions suscitées par l’épidémie, il y a cette idée que la nature malmenée par la mondialisation serait en train de se venger avec ces différents virus venus du monde animal. Qu’en pensez-vous ?
  • Le point commun du Covid, du Sras, du Mers et d’Ebola est que ces maladies sont le fruit d’un passage de la barrière virale d’espèces entre les animaux et les hommes. L’extension des certaines mégapoles entraîne une interpénétration entre ville et forêts : c’est le cas d’Ebola, qui trouve son origine dans la présence des chauves-souris en ville. Mais ce paramètre, s’il faut l’avoir à l’esprit, est à manier avec une certaine retenue. Car il s’agit d’une constance dans l’histoire des épidémies : la plupart, à commencer par la peste, sont liées à ce franchissement. L’homme vit dans la compagnie des animaux depuis le néolithique, notre existence est rendue possible par cette coexistence. Mais la peste avait été importée par la puce du rat qui était disséminé sur les bateaux et les caravanes ; pour le corona, ce sont les avions qui ont fait ce travail.

La spécificité du Covid-19, c’est sa vitesse de diffusion. Le professeur Sansonnetti, infectiologue et professeur au Collège de France, parle d’une « maladie de l’anthropocène » : en superposant la carte de l’extension du virus et celle des déplacements aériens, il montre que les deux se recouvrent parfaitement. L’enjeu est donc moins la façon dont la mondialisation malmène la nature, mais dont elle ouvre des avenues à des germes.

Le propre du vivant, c’est de chercher à répandre ses gènes et le virus obéit à une logique de vie, qui s’inscrit dans une dialectique entre contagiosité et mortalité. Il lui faut trouver des vecteurs – des organismes vivants – qui lui permettent de se répandre. Mais s’il tue trop vite ces vecteurs ou s’il ne trouve pas de nouveaux organismes à contaminer, il arrive à une impasse et meurt. Ce que vise le confinement, c’est à mettre le virus dans une impasse : chacun doit être le cimetière du virus. C’est ici que l’on voit la limite de la méthode : cet isolement total serait notre cimetière à tous, pas seulement celui du virus.

  • Allons-nous éradiquer le Covid-19 ?
  • Certainement pas. L’éradication des maladies infectieuses est une lubie post-pasteurienne, qui a connu son apogée dans les années 1970 avec l’éradication de la variole. Mais comme je le rappelais plus tôt, c’est à une succession d’épidémies, principalement virales, que l’on assiste depuis les années 1980. Pour les éradiquer, c’est la nature elle-même qu’il faudrait supprimer. Nous allons nous habituer à vivre avec ce virus comme avec ses prédécesseurs : l’immunité de groupe, les vaccins, les traitements y contribueront, sans faire disparaître le virus. La question essentielle que nous devrons nous poser est celle des leçons politiques à en tirer, en commençant par constater que ni le changement climatique, ni les précédentes épidémies n’ont jusqu’à présent servi à s’y mettre réellement.

Propos recueillis par Eric Aeschimann

Bruno Latour

paru dans le revue en ligne AOC et visible sur blog/mediapart

« Imaginer les gestes-barrières contre le retour à la production d’avant-crise », par Bruno Latour, philosophe et sociologue, AOC 30.3.20.

Si tout est arrêté, tout peut être remis en cause, infléchi, sélectionné, trié, interrompu pour de bon ou au contraire accéléré. L’inventaire annuel, c’est maintenant qu’il faut le faire. A la demande de bon sens : « Relançons le plus rapidement possible la production », il faut répondre par un cri : « Surtout pas ! ». La dernière des choses à faire serait de reprendre à l’identique tout ce que nous faisions avant.

Il y a peut-être quelque chose d’inconvenant à se projeter dans l’après-crise alors que le personnel de santé est, comme on dit, « sur le front », que des millions de gens perdent leur emploi et que beaucoup de familles endeuillées ne peuvent même pas enterrer leurs morts. Et pourtant, c’est bien maintenant qu’il faut se battre pour que la reprise économique, une fois la crise passée, ne ramène pas le même ancien régime climatique contre lequel nous essayions jusqu’ici, assez vainement, de lutter.

En effet, la crise sanitaire est enchâssée dans ce qui n’est pas une crise – toujours passagère – mais une mutation écologique durable et irréversible. Si nous avons de bonne chance de « sortir » de la première, nous n’en avons aucune de « sortir » de la seconde. Les deux situations ne sont pas à la même échelle, mais il est très éclairant de les articuler l’une sur l’autre. En tous cas, ce serait dommage de ne pas se servir de la crise sanitaire pour découvrir d’autres moyens d’entrer dans la mutation écologique autrement qu’à l’aveugle.

La première leçon du coronavirus est aussi la plus stupéfiante : la preuve est faite, en effet, qu’il est possible, en quelques semaines, de suspendre partout dans le monde et au même moment, un système économique dont on nous disait jusqu’ici qu’il était impossible à ralentir ou à rediriger. À tous les arguments des écologiques sur l’infléchissement de nos modes de vie, on opposait toujours l’argument de la force irréversible du « train du progrès » que rien ne pouvait faire sortir de ses rails, « à cause », disait-on, « de la globalisation ». Or, c’est justement son caractère globalisé qui rend si fragile ce fameux développement, susceptible au contraire de freiner puis de s’arrêter d’un coup.

En effet, il n’y a pas que les multinationales ou les accords commerciaux ou internet ou les tour operators pour globaliser la planète : chaque entité de cette même planète possède une façon bien à elle d’accrocher ensemble les autres éléments qui composent, à un moment donné, le collectif. Cela est vrai du CO2 qui réchauffe l’atmosphère globale par sa diffusion dans l’air ; des oiseaux migrateurs qui transportent de nouvelles formes de grippe ; mais cela est vrai aussi, nous le réapprenons douloureusement, du coronavirus dont la capacité à relier « tous les humains » passe par le truchement apparemment inoffensif de nos divers crachotis. A globalisateur, globalisateur et demi : question de resocialiser des milliards d’humains, les microbes se posent un peu là !

Cette pause soudaine dans le système de production globalisée, il n’y a pas que les écologistes pour y voir une occasion formidable d’avancer leur programme d’atterrissage.
D’où cette découverte incroyable : il y avait bien dans le système économique mondial, caché de tous, un signal d’alarme rouge vif avec une bonne grosse poignée d’acier trempée que les chefs d’État, chacun a son tour, pouvaient tirer d’un coup pour stopper « le train du progrès » dans un grand crissement de freins. Si la demande de virer de bord à 90 degrés pour atterrir sur terre paraissait encore en janvier une douce illusion, elle devient beaucoup plus réaliste : tout automobiliste sait que pour avoir une chance de donner un grand coup de volant salvateur sans aller dans le décor, il vaut mieux avoir d’abord ralenti…

Malheureusement, cette pause soudaine dans le système de production globalisée, il n’y a pas que les écologistes pour y voir une occasion formidable d’avancer leur programme d’atterrissage. Les globalisateurs, ceux qui depuis le mitan du XXe siècle ont inventé l’idée de s’échapper des contraintes planétaires, eux aussi, y voient une chance formidable de rompre encore plus radicalement avec ce qui reste d’obstacles à leur fuite hors du monde. L’occasion est trop belle, pour eux, de se défaire du reste de l’État providence, du filet de sécurité des plus pauvres, de ce qui demeure encore des réglementations contre la pollution, et, plus cyniquement, de se débarrasser de tous ces gens surnuméraires qui encombrent la planète[1].

N’oublions pas, en effet, que l’on doit faire l’hypothèse que ces globalisateurs sont conscients de la mutation écologique et que tous leurs efforts, depuis cinquante ans, consistent en même temps à nier l’importance du changement climatique, mais aussi à échapper à ses conséquences en constituant des bastions fortifiés de privilèges qui doivent rester inaccessibles à tous ceux qu’il va bien falloir laisser en plan. Le grand rêve moderniste du partage universel des « fruits du progrès », ils ne sont pas assez naïfs pour y croire, mais, ce qui est nouveau, ils sont assez francs pour ne même pas en donner l’illusion. Ce sont eux qui s’expriment chaque jour sur Fox News et qui gouvernent tous les États climato-sceptiques de la planète de Moscou à Brasilia et de New Delhi à Washington en passant par Londres.

Si tout est arrêté, tout peut être remis en cause.
Ce qui rend la situation actuelle tellement dangereuse, ce n’est pas seulement les morts qui s’accumulent chaque jour davantage, c’est la suspension générale d’un système économique qui donne donc à ceux qui veulent aller beaucoup plus loin dans la fuite hors du monde planétaire, une occasion merveilleuse de « tout remettre en cause ». Il ne faut pas oublier que ce qui rend les globalisateurs tellement dangereux, c’est qu’ils savent forcément qu’ils ont perdu, que le déni de la mutation climatique ne peut pas durer indéfiniment, qu’il n’y a plus aucune chance de réconcilier leur « développement » avec les diverses enveloppes de la planète dans laquelle il faudra bien finir par insérer l’économie. C’est ce qui les rend prêts à tout tenter pour extraire une dernière fois les conditions qui vont leur permettre de durer un peu plus longtemps et de se mettre à l’abri eux et leurs enfants. « L’arrêt de monde », ce coup de frein, cette pause imprévue, leur donne une occasion de fuir plus vite et plus loin qu’ils ne l’auraient jamais imaginé.[2] Les révolutionnaires, pour le moment, ce sont eux.

C’est là que nous devons agir. Si l’occasion s’ouvre à eux, elle s’ouvre à nous aussi. Si tout est arrêté, tout peut être remis en cause, infléchi, sélectionné, trié, interrompu pour de bon ou au contraire accéléré. L’inventaire annuel, c’est maintenant qu’il faut le faire. A la demande de bon sens : « Relançons le plus rapidement possible la production », il faut répondre par un cri : « Surtout pas ! ». La dernière des choses à faire serait de reprendre à l’identique tout ce que nous faisions avant.

Par exemple, l’autre jour, on présentait à la télévision un fleuriste hollandais, les larmes aux yeux, obligé de jeter des tonnes de tulipes prête à l’envoi qu’il ne pouvait plus expédier par avion dans le monde entier faute de client. On ne peut que le plaindre, bien sûr ; il est juste qu’il soit indemnisé. Mais ensuite la caméra reculait montrant que ses tulipes, il les fait pousser hors sol sous lumière artificielle avant de les livrer aux avions cargo de Schiphol dans une pluie de kérosène ; de là, l’expression d’un doute : « Mais est-il bien utile de prolonger cette façon de produire et de vendre ce type de fleurs ? ».

Nous devenons d’efficaces interrupteurs de globalisation.
De fil en aiguille, si nous commençons, chacun pour notre compte, à poser de telles questions sur tous les aspects de notre système de production, nous devenons d’efficaces interrupteurs de globalisation – aussi efficaces, millions que nous sommes, que le fameux coronavirus dans sa façon bien à lui de globaliser la planète. Ce que le virus obtient par d’humbles crachotis de bouches en bouches – la suspension de l’économie mondiale –, nous commençons à l’imaginer par nos petits gestes insignifiants mis, eux aussi, bout à bout : à savoir la suspension du système de production. En nous posant ce genre de questions, chacun d’entre nous se met à imaginer des gestes barrières mais pas seulement contre le virus : contre chaque élément d’un mode de production dont nous ne souhaitons pas la reprise.

C’est qu’il ne s’agit plus de reprendre ou d’infléchir un système de production, mais de sortir de la production comme principe unique de rapport au monde. Il ne s’agit pas de révolution, mais de dissolution, pixel après pixel. Comme le montre Pierre Charbonnier, après cent ans de socialisme limité à la seule redistribution des bienfaits de l’économie, il serait peut-être temps d’inventer un socialisme qui conteste la production elle-même. C’est que l’injustice ne se limite pas à la seule redistribution des fruits du progrès, mais à la façon même de faire fructifier la planète. Ce qui ne veut pas dire décroître ou vivre d’amour ou d’eau fraîche, mais apprendre à sélectionner chaque segment de ce fameux système prétendument irréversible, de mettre en cause chacune des connections soi-disant indispensable, et d’éprouver de proche en proche ce qui est désirable et ce qui a cessé de l’être.

D’où l’importance capitale d’utiliser ce temps de confinement imposé pour décrire, d’abord chacun pour soi, puis en groupe, ce à quoi nous sommes attachés ; ce dont nous sommes prêts à nous libérer ; les chaînes que nous sommes prêts à reconstituer et celles que, par notre comportement, nous sommes décidés à interrompre.[3] Les globalisateurs, eux, semblent avoir une idée très précise de ce qu’ils veulent voir renaître après la reprise : la même chose en pire, industries pétrolières et bateaux de croisière géants en prime. C’est à nous de leur opposer un contre-inventaire. Si en un mois ou deux, des milliards d’humains sont capables, sur un coup de sifflet, d’apprendre la nouvelle « distance sociale », de s’éloigner pour être plus solidaires, de rester chez soi pour ne pas encombrer les hôpitaux, on imagine assez bien la puissance de transformation de ces nouveaux gestes barrières dressés contre la reprise à l’identique, ou pire, contre un nouveau coup de butoir de ceux qui veulent échapper pour de bon à l’attraction terrestre.

Un outil pour aider au discernement
Comme il est toujours bon de lier un argument à des exercices pratiques, proposons aux lecteurs d’essayer de répondre à ce petit inventaire. Il sera d’autant plus utile qu’il portera sur une expérience personnelle directement vécue. Il ne s’agit pas seulement d’exprimer une opinion qui vous viendrait à l’esprit, mais de décrire une situation et peut-être de la prolonger par une petite enquête. C’est seulement par la suite, si vous vous donnez les moyens de combiner les réponses pour composer le paysage créé par la superposition des descriptions, que vous déboucherez sur une expression politique incarnée et concrète — mais pas avant.

Attention : ceci n’est pas un questionnaire, il ne s’agit pas d’un sondage. C’est une aide à l’auto-description*.

Il s’agit de faire la liste des activités dont vous vous sentez privées par la crise actuelle et qui vous donne la sensation d’une atteinte à vos conditions essentielles de subsistance. Pour chaque activité, pouvez-vous indiquer si vous aimeriez que celles-ci reprennent à l’identique (comme avant), mieux, ou qu’elles ne reprennent pas du tout. Répondez aux questions suivantes :

Question 1 : Quelles sont les activités maintenant suspendues dont vous souhaiteriez qu’elles ne reprennent pas ?

Question 2 : Décrivez a) pourquoi cette activité vous apparaît nuisible/ superflue/ dangereuse/ incohérente ; b) en quoi sa disparition/ mise en veilleuse/ substitution rendrait d’autres activités que vous favorisez plus facile/ plus cohérente ? (Faire un paragraphe distinct pour chacune des réponses listées à la question 1.)

Question 3 : Quelles mesures préconisez-vous pour que les ouvriers/ employés/ agents/ entrepreneurs qui ne pourront plus continuer dans les activités que vous supprimez se voient faciliter la transition vers d’autres activités ?

Question 4 : Quelles sont les activités maintenant suspendues dont vous souhaiteriez qu’elles se développent/ reprennent ou celles qui devraient être inventées en remplacement ?

Question 5 : Décrivez a) pourquoi cette activité vous apparaît positive ; b) comment elle rend plus faciles/ harmonieuses/ cohérentes d’autres activités que vous favorisez ; et c) permettent de lutter contre celles que vous jugez défavorables ? (Faire un paragraphe distinct pour chacune des réponses listées à la question 4.)

Question 6 : Quelles mesures préconisez-vous pour aider les ouvriers/ employés/ agents/ entrepreneurs à acquérir les capacités/ moyens/ revenus/ instruments permettant la reprise/ le développement/ la création de cette activité ?

(Trouvez ensuite un moyen pour comparer votre description avec celle d’autres participants. La compilation puis la superposition des réponses devraient dessiner peu à peu un paysage composé de lignes de conflits, d’alliances, de controverses et d’oppositions.)

[1] Voir l’article sur les lobbyistes déchainés aux Etats-Unis par Matt Stoller, « The coronavirus relief bill could turn into a corporate coup if we aren’t careful », The Guardian, 24.03.20.

[2] Danowski, Deborah, de Castro, Eduardo Viveiros, « L’arrêt de monde », in De l’univers clos au monde infini (textes réunis et présentés). Ed. Hache, Emilie. Paris, Editions Dehors, 2014. 221-339.

[3] L’auto-description reprend la procédure des nouveaux cahiers de doléance suggérés dans Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique. Paris, La Découverte, 2017 et développé depuis par le consortium Où atterrir [http://www.bruno-latour.fr/fr/node/841.html](https://l.facebook.com/l.php?u=http%3A%2F%2Fwww.bruno-latour.fr%2Ffr%2Fnode%2F841.html)

*L’auto-description reprend la procédure des nouveaux cahiers de doléance suggérés dans Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique. Paris : La Découverte, 2017 et développé depuis par un groupe d’artistes et de chercheurs.duction d’avant-crise », par Bruno Latour, philosophe et sociologue, AOC 30.3.20.

[Si tout est arrêté, tout peut être remis en cause, infléchi, sélectionné, trié, interrompu pour de bon ou au contraire accéléré. L’inventaire annuel, c’est maintenant qu’il faut le faire. A la demande de bon sens : « Relançons le plus rapidement possible la production », il faut r...](https://aoc.media/opinion/2020/03/29/imaginer-les-gestes-barrieres-contre-le-retour-a-la-production-davant-crise/)

[Imaginer les gestes-barrières contre le retour à la production d’avant-crise - AOC media - Analyse Opinion Critique](https://l.facebook.com/l.php?u=https%3A%2F%2Faoc.media%2Fopinion%2F2020%2F03%2F29%2Fimaginer-les-gestes-barrieres-contre-le-retour-a-la-production-davant-crise)

[Si tout est arrêté, tout peut être remis en cause, infléchi, sélectionné, trié, interrompu pour de bon ou au contraire accéléré. L’inventaire annuel, c’est maintenant qu’il faut le faire. A la demande de bon sens : « Relançons le plus rapidement possible la production », il faut r...](https://aoc.media/opinion/2020/03/29/imaginer-les-gestes-barrieres-contre-le-retour-a-la-production-davant-crise/)

Annie Ernaux

« Sachez, Monsieur le Président, que nous ne laisserons plus nous voler notre vie... » : Annie Ernaux
Augustin Trapenard/Lettres d’intérieur par Augustin Trapenard (2020)

30 mars 2020 france inter
Monsieur le Président,

« Je vous fais une lettre/ Que vous lirez peut-être/ Si vous avez le temps ».
À vous qui êtes féru de littérature, cette entrée en matière évoque sans doute quelque chose. C’est le début de la chanson de Boris Vian Le déserteur, écrite en 1954, entre la guerre d’Indochine et celle d’Algérie.
Aujourd’hui, quoique vous le proclamiez, nous ne sommes pas en guerre, l’ennemi ici n’est pas humain, pas notre semblable, il n’a ni pensée ni volonté de nuire, ignore les frontières et les différences sociales, se reproduit à l’aveugle en sautant d’un individu à un autre. Les armes, puisque vous tenez à ce lexique guerrier, ce sont les lits d’hôpital, les respirateurs, les masques et les tests, c’est le nombre de médecins, de scientifiques, de soignants.
Or, depuis que vous dirigez la France, vous êtes resté sourd aux cris d’alarme du monde de la santé et ce qu’on pouvait lire sur la banderole d’une manif en novembre dernier -L’état compte ses sous, on comptera les morts - résonne tragiquement aujourd’hui.
Mais vous avez préféré écouter ceux qui prônent le désengagement de l’Etat, préconisant l’optimisation des ressources, la régulation des flux, tout ce jargon technocratique dépourvu de chair qui noie le poisson de la réalité. Mais regardez, ce sont les services publics qui, en ce moment, assurent majoritairement le fonctionnement du pays : les hôpitaux, l’Education nationale et ses milliers de professeurs, d’instituteurs si mal payés, EDF, la Poste, le métro et la SNCF. Et ceux dont, naguère, vous avez dit qu’ils n’étaient rien, sont maintenant tout, eux qui continuent de vider les poubelles, de taper les produits aux caisses, de livrer des pizzas, de garantir cette vie aussi indispensable que l’intellectuelle, la vie matérielle.

Choix étrange que le mot « résilience », signifiant reconstruction après un traumatisme.
Nous n’en sommes pas là. Prenez garde, Monsieur le Président, aux effets de ce temps de confinement, de bouleversement du cours des choses. C’est un temps propice aux remises en cause. Un temps pour désirer un nouveau monde. Pas le vôtre !
Pas celui où les décideurs et financiers reprennent déjà sans pudeur l’antienne du « travailler plus », jusqu’à 60 heures par semaine. Nous sommes nombreux à ne plus vouloir d’un monde dont l’épidémie révèle les inégalités criantes, Nombreux à vouloir au contraire un monde où les besoins essentiels, se nourrir sainement, se soigner, se loger, s’éduquer, se cultiver, soient garantis à tous, un monde dont les solidarités actuelles montrent, justement, la possibilité. Sachez, Monsieur le Président, que nous ne laisserons plus nous voler notre vie, nous n’avons qu’elle, et « rien ne vaut la vie » - chanson, encore, d’Alain Souchon. Ni bâillonner durablement nos libertés démocratiques, aujourd’hui restreintes, liberté qui permet à ma lettre – contrairement à celle de Boris Vian, interdite de radio – d’être lue ce matin sur les ondes d’une radio nationale.

Ariel Butaux

  • 17 mars, 19:59
    Je vous écris d’une ville coupée du monde. Nous vivons ici dans une parfaite solitude qui n’est pas le vide. Nous prêtons chaque jour un peu moins attention à ce que nous ne pouvons plus faire car Venise, en ces jours singuliers, nous ramène à l’essentiel. La nature a repris le dessus. L’eau des canaux est redevenue claire et poissonneuse. Des milliers d’oiseaux se sont installés en ville et le ciel, limpide, n’est plus éraflé par le passage des avions. Dans les rues, à l’heure de la spesa, les vénitiens sont de nouveau chez eux, entre eux. Ils observent les distances, se parlent de loin mais il semble que se ressoude ces jours-ci une communauté bienveillante que l’on avait crue à jamais diluée dans le vacarme des déferlements touristiques. Le tourisme, beaucoup l’ont voulu, ont cru en vivre, ont tout misé sur lui jusqu’à ce que la manne se retourne contre eux, leur échappe pour passer entre des mains plus cupides et plus grandes, faisant de leur paradis un enfer.

Venise, en ces jours singuliers, m’apparaît comme une métaphore de notre monde. Nous étions embarqués dans un train furieux que nous ne pouvions plus arrêter alors que nous étions si nombreux à crever de ne pouvoir en descendre ! A vouloir autre chose que toutes les merveilles qu’elle avait déjà à leur offrir, les hommes étaient en train de détruire Venise. A confondre l’essentiel et le futile, à ne plus savoir regarder la beauté du monde, l’humanité était en train de courir à sa perte. Je fais le pari que, lorsque nous pourrons de nouveau sortir de nos maisons, aucun vénitien ne souhaitera retrouver la Venise d’avant. Et j’espère de tout mon coeur que, lorsque le danger sera passé, nous serons nombreux sur cette Terre à refuser de réduire nos existences à des fuites en avant. Nous sommes ce soir des millions à ignorer quand nous retrouverons notre liberté de mouvement. Soyons des millions à prendre la liberté de rêver un autre monde. Nous avons devant nous des semaines, peut-être des mois pour réfléchir à ce qui compte vraiment, à ce qui nous rend heureux.

La nuit tombe sur la Sérénissime. Le silence est absolu. Cela suffit pour l’instant à mon bonheur. Andrà tutto bene.
Arièle Butaux

  • Hier c’était dimanche . Un dimanche à Venise sans aperitivo sur le campo, sans repas de famille, sans promenade au soleil. Un dimanche sans messe dominicale : ma très pieuse voisine Silvia communie désormais devant un écran d’ordinateur. Un dimanche sans blues du dimanche soir…

Je vous écris d’une ville où les rituels se diluent dans des journées qui n’ont plus tout à fait vingt-quatre heures et où le silence de la journée ressemble de plus en plus à de celui de la nuit.

En 2016, le bio-acousticien Gordon Hempton craignait que le silence ne disparaisse de notre planète dans les dix prochaines années. Effroyable perspective !
A Venise, ce silence retrouvé nous propulse dans un univers inédit. Il n’y a plus à lutter contre les agressions sonores , à se protéger contre les violences auxquelles nous expose le simple fait de vivre, de sortir de chez soi dans un monde ivre de sa propre cacophonie où l’homme, comme un vulgaire clébard, marque son territoire du rugissement de ses moteurs comme de ses abrutissantes musiques à un temps. Je suis convaincue qu’ on ne meurt pas de vieillesse mais d’épuisement, victoire après victoire, défaite après défaite. Après avoir claqué une dernière porte pour se protéger d’un dernier bruit.
« Ecoutez ce silence, il entoure les choses ! », disait Rilke.
En détournant sans cesse notre attention, le bruit nous isole bien plus que le silence. Il agit en dictateur, nous empêche de penser, de réfléchir, d’écouter notre bon sens comme notre intelligence. D’écouter notre coeur. Il fait de nous les victimes consentantes d’un monde devenu invivable.

Venise, j’aime à m’en souvenir, est née d’une utopie. Dans le grand silence tombé sur la Sérénissime, le moment est peut-être venu d’inventer de nouvelles utopies. Nous avons des semaines de silence devant nous pour affûter notre intelligence et laisser éclore de nouvelles idées. Hier, par la fenêtre, ma voisine Silvia me faisait part d’un rêve : se débarrasser des monstres flottants qui détruisent Venise et sa lagune en les mettant à la disposition des personnes sans abri dans les ports de pays en guerre. « En plus, ils pourraient lever l’ancre et s’enfuir très vite sans sortir de chez eux quand la situation deviendrait trop dangereuse pour eux ! » a-t-elle ajouté. J’ai adoré cette idée. Alors, comme des enfants enfermés et désoeuvrés un dimanche après-midi, nous avons commencé à nous lancer des « et si » au dessus des cordes à linge, à refaire le monde. « Et si Venise retrouvait ses habitants et redevenait un ville normale où il ferait de nouveau bon vivre et travailler, où les jeunes pourraient de nouveau s’installer ? » En quelques minutes, nous avions déjà imaginé une dizaine de solutions, toutes réalisables pour peu qu’on s’autorise à penser un peu hors-cadre !
Nous sommes ce matin des millions à rester enfermés tandis que le monde suspend un instant sa course à l’abîme. Enfermés mais libres d’imaginer autre chose. L’avenir seul dira si c’est une bonne nouvelle.
Arièle Butaux, Venise, 23 mars 2020
15ème jour de confinement

Cristina Comencin

Chers cousins français,
Si on arrive à survivre, le problème, en Italie, sera de comprendre si les couples, avec ou sans enfants, les femmes et les hommes seuls, résisteront à l’enfermement dans leur maison, s’ils réussiront à rester ensemble, à jouir encore de la compagnie réciproque ou de la solitude choisie, après une convivance forcée et ininterrompue d’un mois entier. Le décret du gouvernement dit que nous pouvons sortir pour faire une promenade, mais seulement avec ceux qui vivent déjà avec nous, pas d’amis ou d’amies, pas même de visites à des parents qui vivent dans d’autres maisons. Seule la famille proche, ou personne si nous sommes seuls. Pas de cinémas, pas de théâtres, pas de concerts, musées, restaurants, bureaux, écoles, universités. Seul un membre de la famille peut aller faire les courses. Devant les supermarchés, il y a des queues silencieuses de gens portant le masque, chaque personne doit être à 1 mètre de distance d’une autre, qui attend la sortie de quelqu’un pour pouvoir entrer à son tour. Même chose devant les pharmacies. Dans la rue, on fait un écart quand on croise un autre passant.

Beaucoup d’entre nous ont pensé au Décaméron de Boccace. Vers l’an 1350, fuyant la peste, un groupe de jeunes, sept femmes et trois hommes, se réfugient hors les murs de Florence, et, pour passer le temps, se racontent des nouvelles, substituent un monde imaginé au monde réel, en train de s’écrouler. D’autres relisent la Peste d’Albert Camus ou les pages des Fiancés d’Alessandro Manzoni qui décrivent une autre épidémie de peste, celle de 1630, au cours de laquelle tous les nobles qui pouvaient le faire fuyaient Milan, comme cela s’est passé ces jours-ci, dès que la ville a été classée « zone rouge ». Comme si on pouvait fuir sans apporter les dégâts dans les lieux où l’on se réfugie, ou en considérant que le sort des autres nous est indifférent.

Les journalistes écrivent qu’il ne faut pas nous plaindre et nous rappellent ce qu’ont subi nos parents durant la guerre. D’autres accusent les jeunes de ne pas respecter les règles parce qu’ils sortent le samedi soir, n’ont pas peur, sont jeunes et pensent que les vieux sont les seuls qui tomberont malades. Un acteur italien d’un certain âge leur a demandé s’il était juste de faire mourir tous les grands-pères en même temps. On voudrait qu’un poète vînt à la maison pour nous raconter des histoires, et amuser nos enfants. Jamais Internet n’a été aussi important. Les tchats en ligne entre amies, sœurs, membres de la famille, sont très fréquentés. Dans les jours qui ont précédé la fermeture de tout, on s’échangeait des milliers de gifs et d’images amusantes sur le virus, des vidéos désopilantes tirées de vieux films. A présent l’atmosphère est plus lourde, nous restons dans le silence – avec l’ordre intimé par le gouvernement : ne bougez pas ! Ça a l’air facile. Dans l’un des posts drôles qui circulent, on lit : « Ça n’arrive pas tous les jours de sauver l’Italie en restant en pyjama. » On rit – mais jaune.

Est arrivé le moment de la vérité, pour les couples qui ne se supportent pas, pour ceux qui disent s’aimer, ceux qui vivent ensemble depuis une vie entière, ceux qui s’aiment depuis peu de temps, ceux qui ont choisi de vivre seuls par goût de la liberté ou parce qu’ils n’avaient pas d’autre choix, pour les enfants qui n’ont plus école, pour les jeunes qui se désirent mais ne peuvent pas se rencontrer… Nous sommes tous appelés à nous inventer une nouvelle vie, à nous sentir proches même si nous sommes éloignés, à régler nos comptes avec un sentiment que nous évitons à tout prix : l’ennui. Et la lenteur aussi, le silence, les heures vides – ou pleines des cris des enfants enfermés à la maison. Nous avons en face de nous la vie que nous nous sommes choisie, ou que le sort nous a donnée, notre « foyer » – non celui de la maladie mais celui que nous avons construit au cours des années. Je nommerais cela une épreuve de vérité. Ces jours-ci, ce qui gagne, c’est aussi la vie virtuelle, étant donné que nous ne pouvons pas nous toucher. Les films à la télé, les séries, Netflix, Amazon, Google… Nous passons encore plus d’heures devant nos ordinateurs, ou la tête penchée sur nos portables.

Mais de temps en temps, on sature, on n’en peut plus de ça, on lève la tête et on découvre plein de choses. Le fils qu’on pensait être encore un enfant est devenu un jeune homme, et on ne s’en était pas aperçu ; il nous dit, en souriant : « Maintenant, t’es bien obligée de rester avec nous, hein ? » On fait frénétiquement le ménage dans les maisons, on nettoie le frigo, on met en ordre les livres – puis on fait une pause, et on remarque que dans la cour le cerisier est en fleurs, on reste une demi-heure à le regarder et on a l’impression qu’on ne l’avait jamais vu. On envoie de façon compulsive des messages pour ne pas se sentir seul, et un coup de fil peut durer une demi-heure, comme lorsqu’on était jeunes et que les temps n’étaient pas ceux d’aujourd’hui, qu’on faisait l’amour au téléphone. Il arrive aussi qu’une amie te dise : « Peut-être demain on peut faire une promenade ensemble, en se tenant à distance, qu’est-ce que tu en penses ? » Et l’idée te fait venir un frisson de plaisir interdit. Nous sommes en train de vivre de façon différente des moments de notre vie de toujours, et elle nous paraît nouvelle parce qu’elle est la même mais renversée : les objets, les personnes sont devenus visibles, et l’habitude s’est dissipée, l’« habitude abêtissante, comme l’appelle Proust, qui cache à peu près tout l’univers » (1).

Chers cousins, je souhaite de tout cœur que tout ça ne vous arrive pas, ou, si ça devait arriver, que ce soit une expérience à ne pas oublier. Demain, lorsque la porte de la maison se rouvrira, que nous courrons à la rencontre du temps rapide, des fragments de choses et de personnes seulement effleurées, et que les rêves, l’art, seront la seule et unique partie renversée de notre vie, souvenons-nous qu’une autre couche peut recouvrir les jours et les révéler dans le bien comme dans le mal – une fois surmontés le vide, l’ennui et la peur.

(1) En français dans le texte.

Le nouveau roman de Cristina Comencini, Quatre amours, traduit par Dominique Vittoz, paraît mercredi aux éditions Stock.
Traduit de l’italien par Robert Maggiori.
Cristina Comencini

Giorgio Agamben, philosophe

Philosophe italien de renommée internationale, Giorgio Agamben a notamment élaboré le concept d’« état d’exception » comme paradigme du gouvernement dans sa grande œuvre de philosophie politique Homo Sacer (Seuil, 1997-2005). Dans le sillage de Michel Foucault, mais aussi de Walter Benjamin ou d’Hannah Arendt, il a mené une série d’enquêtes généalogiques sur les notions de « dispositif » et de « commandement », élaboré les concepts de « désœuvrement », de « forme de vie » ou de « pouvoir destituant ». Intellectuel de référence de la mouvance des « ingouvernables », Giorgio Agamben a publié une tribune dans le journal Il Manifesto (« Coronavirus et état d’exception », 26 février) qui a suscité des critiques parce que, s’appuyant sur les données sanitaires italiennes d’alors, il s’attachait à la défense des libertés publiques en minimisant l’ampleur de l’épidémie. Dans un entretien au Monde, il analyse « les conséquences éthiques et politiques extrêmement graves » qui découlent des mesures sécuritaires mises en œuvre afin de juguler la pandémie.

Dans un texte publié par « Il Manifesto », vous avez écrit que la pandémie mondiale de Covid-19 était « une supposée épidémie », rien d’autre qu’« une sorte de grippe ». Au regard du nombre de victimes et de la rapidité de la propagation du virus, notamment en Italie, regrettez-vous ces propos ?
Je ne suis ni virologue ni médecin, et dans l’article en question, qui date d’il y a un mois, je ne faisais que citer textuellement ce qui était à l’époque l’opinion du Centre national de la recherche italien. Mais je ne vais pas entrer dans les discussions entre les scientifiques sur l’épidémie ; ce qui m’intéresse, ce sont les conséquences éthiques et politiques extrêmement graves qui en découlent.

« Il semblerait que, le terrorisme étant épuisé comme cause de mesures d’exception, l’invention d’une épidémie puisse offrir le prétexte idéal pour étendre (les mesures d’exception) au-delà de toutes les limites », écrivez-vous. Comment pouvez-vous soutenir qu’il s’agit d’une « invention » ? Le terrorisme tout comme une épidémie ne peuvent-ils pas conduire à des politiques sécuritaires, que l’on peut juger inacceptables, tout en étant bien réels ?

Quand on parle d’invention dans un domaine politique, il ne faut pas oublier que cela ne doit pas s’entendre dans un sens uniquement subjectif. Les historiens savent qu’il y a des conspirations pour ainsi dire objectives, qui semblent fonctionner en tant que telles sans qu’elles soient dirigées par un sujet identifiable. Comme Michel Foucault l’a montré avant moi, les gouvernements sécuritaires ne fonctionnent pas nécessairement en produisant la situation d’exception, mais en l’exploitant et en la dirigeant quand elle se produit. Je ne suis certainement pas le seul à penser que pour un gouvernement totalitaire comme celui de la Chine, l’épidémie a été le moyen idéal pour tester la possibilité d’isoler et contrôler une région entière. Et qu’en Europe l’on puisse se référer à la Chine comme un modèle à suivre, cela montre le degré d’irresponsabilité politique dans lequel la peur nous a jetés. Il faudrait s’interroger sur le fait au moins étrange que le gouvernement chinois déclare tout à coup close l’épidémie quand cela lui convient.

Pourquoi l’état d’exception est-il, selon vous, injustifié, alors que le confinement apparaît aux yeux des scientifiques comme l’un des principaux moyens d’enrayer la propagation du virus ?
Dans la situation des confusions babéliques des langages qui nous caractérisent, chaque catégorie poursuit ses raisons particulières sans tenir compte des raisons des autres. Pour le virologue, l’ennemi à combattre, c’est le virus ; pour les médecins, l’objectif est la guérison ; pour le gouvernement, il s’agit de maintenir le contrôle, et il est bien possible que je fasse la même chose en rappelant que le prix à payer pour cela ne doit pas être trop élevé. Il y a eu en Europe des épidémies bien plus graves, mais personne n’avait pensé pour cela à déclarer un état d’exception comme celui qui, en Italie et en France, nous empêche pratiquement de vivre. Si l’on tient compte du fait que la maladie n’a touché pour l’instant en Italie que moins de l’un sur mille de la population, on se demande ce que l’on ferait si l’épidémie devait vraiment s’aggraver. La peur est une mauvaise conseillère et je ne crois pas que transformer le pays en un pays pestiféré, où chacun regarde l’autre comme une occasion de contagion, soit vraiment la bonne solution. La fausse logique est toujours la même : comme face au terrorisme on affirmait qu’il fallait supprimer la liberté pour la défendre, de même on nous dit qu’il faut suspendre la vie pour la protéger.

N’assiste-t-on pas à la mise en place d’un état d’exception permanent ?
Ce que l’épidémie montre clairement, c’est que l’état d’exception, auquel les gouvernements nous ont depuis longtemps familiarisés, est devenu la condition normale. Les hommes se sont tellement habitués à vivre dans un état de crise permanente qu’ils ne semblent pas s’apercevoir que leur vie a été réduite à une condition purement biologique et a perdu non seulement sa dimension politique, mais aussi toute dimension humaine. Une société qui vit dans un état d’urgence permanent ne peut pas être une société libre. Nous vivons dans une société qui a sacrifié sa liberté aux prétendues « raisons de sécurité » et s’est ainsi condamnée à vivre sans cesse dans un état de peur et d’insécurité.

En quel sens vivons-nous une crise bio politique ?
La politique moderne est de fond en comble une bio politique, dont l’enjeu dernier est la vie biologique en tant que telle. Le fait nouveau est que la santé devient une obligation juridique à remplir à tout prix.

Pourquoi le problème n’est-il pas, selon vous, la gravité de la maladie, mais l’écroulement ou l’effondrement de toute éthique et de toute politique qu’elle a produit ?
La peur fait apparaître bien des choses que l’on feignait de ne pas voir. La première est que notre société ne croit plus à rien d’autre qu’à la vie nue. Il est pour moi évident que les Italiens sont disposés à sacrifier pratiquement tout, leurs conditions normales de vie, les rapports sociaux, le travail, et même les amitiés, les affects et les convictions politiques et religieuses, au danger de se contaminer. La vie nue n’est pas quelque chose qui unit les hommes, mais qui plutôt les aveugle et le sépare. Les autres hommes, comme dans la peste décrite par Manzoni dans son roman Les Fiancés, ne sont plus que des agents de contagion, qui doivent être maintenus au moins à un mètre de distance et emprisonnés s’ils s’approchent un peu trop. Même les morts – c’est vraiment barbare – n’ont plus droit aux funérailles, et on ne sait pas trop bien ce qu’il en est de leurs cadavres.

Notre prochain n’existe plus et il est vraiment effarant que les deux religions qui semblaient régir l’Occident, le christianisme et le capitalisme, la religion du Christ et la religion de l’argent, gardent le silence. Qu’en est-il des rapports humains dans un pays qui s’habitue à vivre dans des telles conditions ? Et qu’est-ce qu’une société qui ne croit plus qu’à la survie ?
C’est un spectacle vraiment attristant de voir une société tout entière, face à un danger d’ailleurs incertain, liquider en bloc toutes ses valeurs éthiques et politiques. Quand tout cela sera passé, je sais que je ne pourrai plus revenir à l’état normal.

Comment sera, selon vous, le monde d’après ?
Ce qui m’inquiète, ce n’est pas seulement le présent, mais aussi ce qui viendra après. Tout comme les guerres ont laissé en héritage à la paix une série de technologies néfastes, il est bien probable que l’on cherchera à continuer après la fin de l’urgence sanitaire les expériences que les gouvernements n’avaient pas encore réussi à réaliser : que l’on ferme les universités et que les cours se fassent en ligne, que l’on cesse une fois pour toutes de se réunir pour parler des questions politiques ou culturelles et qu’on échange uniquement des messages digitaux, et que partout il soit possible que les machines remplacent tout contact, toute contagion, entre les humains.

Didier

26 mars 2020, Bonsoir,
Aujourd’hui, c’est la journée mondiale de la procrastination.
J’avais prévu de licencier le micron, son monde et le gouvernement sans préavis.
Du coup je remets ça à demain au motif que je ne comprends rien à la façon dont il gère le covid.
Ou plutôt, je comprends trop bien et je sais que les décisions prisent continueront d’aller à l’encontre du commun et du vivre ensemble.

Les marchés extérieur sont fermés ! C’est super on doit se rendre dans un élevage de microbes pour faire les courses.
Les personnes à découvert ne peuvent plus payer en liquide dans certaines enseignes.
Les esclaves étrangers ne peuvent entrer sur le territoire pour êtres exploitées.s par les agricultrices.eurs.
La loi travail vient d’être complétée car elle avait oublié le retour du travail jusqu’à épuisement.
Les magasins ouvrent toujours le dimanche alors qu’on a que ça a faire de se ravitailler la semaine.
........
Et ça, ça s’ajoute juste à tout ce qu’on connaît depuis des semaines, des mois, des années, à propos de la gestion calamiteuse des services publics et des hôpitaux en particulier.

Viré.
Motif : séparation du Médef et de l’état.
Fait en 49.3 exemplaires, le 25 mars 2020, journée mondiale de la procrastination.
Prise d’effet le 26 mars 2020.
Ordonnance, sans effet secondaires.
Avaler la boite en une seule prise.
Décrets d’utilité public.
Ordonnance

Marie

21 mars 2020

De notre côté, ça va. La maison n’est pas immense et surtout, il n’y a pas de jardin, mais on n’a pas à se plaindre à coté des habitants du Mirail. Il faut parfois canaliser les sautes d’humeur des uns et des autres. Personnellement, je m’astreins à ne pas trop regarder les infos et à me concentrer sur la manière d’aider les gens en grande précarité. Cette crise est entre autres un révélateur de l’incurie de l’Etat qui s’est largement defaussé sur les assos pour gérer la pauvreté depuis des décennies. Aujourd’hui, ces assos fonctionnent presque uniquement avec des bénévoles dont on ne peut pas décemment exiger qu’ils aillent risquer leur santé sur le terrain pour distribuer de la bouffe ou des couvertures à des personnes qui n’ont pas accès à l’eau et au savon.

J’ai vu qu’à Perpignan, la grande majorité des malades en réa sont des personnes issues du quartier gitan, le quartier le plus pauvre de France : les personnes cumulent promiscuité, diabète, obésité. Ce putain de virus va d’abord tuer les pauvres : ceux qui sont à la rue, ce qui vont bosser parce qu’ils n’ont pas le choix, ceux qui vivent entassés, ceux qui sont seuls chez eux sans famille....

J’ai fermé mon asso, bien sur, mais la Préfecture nous a ordonné de poursuivre la distribution du courrier aux personnes domiciliées (« continuité du service public »). Moi j’ai dit, « pas de problème, mais vous nous passez des masques ? ». Non, bien sur, y’en a pas. Alors on bricole en allant supplier la pharmacienne du quartier qui est plutôt sympa et qui m’en a passé 2. Et je me suis vue distribuer ce courrier avec des gants, des masques, en leur jetant presque les enveloppes à la gueule à travers une grille pour qu’ils ne rentrent pas. C’était sordide, ils avaient peur, ils avaient besoin de nous poser des questions mais nous n’avions pas le temps. On avait qu’une envie : rentrer chez nous et se laver de la tête aux pieds. A mon retour, j’ai pleuré comme rarement, de désarroi et de colère. Moi qui accueille tous ces gens à bras ouverts depuis 20 ans, j’ai eu le sentiment d’être nulle. Et je recommence mardi...

Voilà, voilà,
Je ne sais pas ce qui ressortira de tout ça mais va falloir que quelque chose change.
Gros bisous à tous.

Raphaël Kempf

26 mars 2020 le monde, avocat pénaliste au Barreau de Paris.
Il faut dénoncer l’état d’urgence sanitaire pour ce qu’il est, une loi scélérate (et) Ils sont en guerre … Contre nous !
Publié le 26 mars 2020 | Poster un commentaire

L’idée de République évoque les libertés, la démocratie et l’État de droit. Mais elle a aussi une face plus sombre : celle d’une République aux abois qui fait passer des mesures d’exception liberticides, motivées par l’urgence d’une situation extraordinaire. Dénonçant, en 1898, les lois scélérates visant les anarchistes, Léon Blum craignait qu’elles ne violent les libertés élémentaires de tous. L’histoire lui a donné raison : elles ont été normalisées et ont concerné bien d’autres personnes que les seuls anarchistes, qui devaient initialement en faire les frais.

La loi sur l’état d’urgence sanitaire, adoptée à marche forcée par une majorité aux ordres, nourrit les mêmes inquiétudes : présentée comme étant d’exception, elle a vocation à être durable. Faite uniquement contre la crise sanitaire, elle pourrait se normaliser. En donnant des pouvoirs démesurés à la police et à l’administration, en institutionnalisant une justice secrète et écrite, elle signe l’abandon de l’État de droit.

Par un trait d’humour involontaire, Édouard Philippe a présenté le nouvel état d’urgence sanitaire comme étant structuré sur le modèle de « l’état d’urgence de droit commun ». Il faisait ainsi référence à la loi du 3 avril 1955, adoptée dans le contexte de la guerre d’Algérie, et qui donnait à l’autorité civile des pouvoirs disproportionnés de contrôle des individus jugés dangereux et des opposants politiques.

Utilisé contre les indépendantistes algériens, l’état d’urgence a vu son application se diversifier après les attentats de 2015, visant rapidement militants écologistes, musulmans et manifestants. En 2017, l’état d’urgence a été pour l’essentiel intégré au droit commun, pour une durée qui devait être de deux années, mais dont nous avons appris peu avant le confinement qu’elle pourrait être prolongée.

À travers cet oxymore de l’état d’exception « de droit commun », le premier ministre fait donc l’aveu que ces mesures ont vocation à se normaliser et que les discours d’apaisement sur le caractère temporaire et exceptionnel de ces mesures ne sont qu’une rhétorique rapidement remise en cause par les faits.

Première série de mesures prévues par l’état d’urgence sanitaire : celles qui permettent d’organiser le contrôle de la population et de ses déplacements, et qui sont limitées à la durée de l’état d’urgence (deux mois, en l’occurrence, sauf prorogation législative). Si la loi donne une base légale au confinement et à un éventuel couvre-feu, elle permet aussi des mesures individuelles – passées inaperçues – de mise en quarantaine des personnes susceptibles d’être malades et d’isolement des malades confirmés. Ces dernières mesures trouvent un écho lointain dans les règlements adoptés par les villes au XVIIe siècle pour conjurer les épidémies de peste, et dont Michel Foucault a donné des extraits dans Surveiller et punir.

On voit mal, en 2020, pourquoi il faudrait que l’administration puisse forcer un malade à rester chez lui, alors que l’avis du corps médical et le bon sens seraient largement suffisants. L’adoption sans aucun débat de ces mesures de contrainte individuelles – au-delà de la question de leur inutilité – révèle surtout la vision de ce gouvernement, qui ne pense pouvoir gérer la population que par la contrainte et la discipline – au besoin pénalement sanctionnée.

En effet, la violation réitérée – pour la quatrième fois en moins de trente jours – des obligations de confinement, de quarantaine ou d’isolement expose le délinquant présumé à une peine de six mois d’emprisonnement. Envoyer en prison des contrevenants aurait l’effet inverse des objectifs recherchés par le gouvernement : cela expose le condamné à une contamination en détention et risque aussi de propager le virus dans ces espaces clos.

Mais ce texte permet aussi le placement en garde à vue : et c’est là qu’il donne un pouvoir arbitraire et disproportionné aux forces de l’ordre. Le contrôle des attestations de circulation – en raison du flou du décret sur le confinement et de ses dérogations – permet d’ores et déjà aux policiers, sur le terrain, d’en faire une interprétation créative.

L’arme supplémentaire de la garde à vue – c’est-à-dire de la privation de liberté décidée par un officier de police judiciaire sous le contrôle d’un magistrat du parquet qui n’est pas indépendant – autorise ainsi tous les abus, sur le terrain, dans les quartiers, à l’endroit de contrevenants qui auraient été repérés par des policiers. Et ce, sans même que les trois précédentes infractions au confinement ne soient devenues définitives, c’est-à-dire incontestables après l’épuisement du délai de recours de quarante-cinq jours. Et il y a fort à penser que l’immense majorité de ces privations de liberté pour violation réitérée du confinement ne fassent l’objet d’aucun contrôle judiciaire mais soient exclusivement utilisées par la police comme un outil de gestion et de discipline des populations.

Deuxième série de mesures prévues par l’état d’urgence sanitaire : l’autorisation donnée au gouvernement de légiférer par ordonnances – c’est-à-dire dans la plus grande opacité, sans débat parlementaire public – dans des domaines d’importance comme le droit du travail, mais aussi le droit pénal et la procédure pénale. Il est capital de souligner que la loi ne prévoit pas la limitation dans le temps de ces mesures. C’est-à-dire que le gouvernement s’autorise – à la faveur de cette situation extraordinaire – à tester des mécanismes profondément dérogatoires au droit commun et attentatoires aux principes fondamentaux de notre Etat de droit.

Sur la question carcérale, un consensus émerge autour de l’idée qu’il faut désengorger les prisons, qui sont des lieux de propagation du virus. Pourtant, tout l’esprit de la loi nouvelle est au contraire de donner les moyens juridiques pour que les prisonniers restent enfermés. Il faut bien reconnaître que la loi prévoit d’« assouplir (…) les modalités d’exécution des fins de peine », mais sans donner aucune précision concrète. Elle prévoit surtout l’allongement des délais de la détention provisoire, qui concerne des prévenus ou des mis en examen présumés innocents, et la possibilité de renouveler celle-ci « au vu des seules réquisitions écrites du parquet et des observations écrites de la personne et de son avocat ».

D’un trait de plume, et sans aucun débat, le gouvernement revient ainsi sur une tradition républicaine : l’audience publique, orale et contradictoire ! Ainsi, dans le secret de leur cabinet, les juges des libertés et de la détention pourront, à la seule vue des pièces du dossier, décider de garder en prison les mis en examen. Toute la philosophie de ce texte est donc de faciliter l’enfermement de personnes dont la loi dit pourtant qu’elles devraient par principe être en liberté. Le gouvernement fait ainsi le choix sanitaire et politique d’organiser la propagation du virus dans des prisons déjà surpeuplées.

Des pouvoirs démesurés accordés au premier ministre et à la police, une remise en cause de la philosophie pénale héritée de la Révolution française : de tels bouleversements appelaient plus qu’un débat de quelques jours entre de rares députés convoqués par le gouvernement. L’inquiétude est grande : que ces textes se pérennisent.

En effet, rien ne garantit que, dans une vision purement gestionnaire de la justice, le gouvernement ne souhaite conserver après la crise ces audiences écrites et à huis clos bien pratiques. Qui ne nous dit que ces innovations liées à la crise ne deviennent permanentes ? Et, au-delà de l’inscription probable de ces textes dans le droit commun, il y a plus grave encore : l’idée que le gouvernement et sa police puissent contrôler en permanence les comportements des citoyens. Si nous restons attachés à l’idée de l’État de droit, il faut pouvoir conjurer ces risques en dénonçant l’état d’urgence sanitaire pour ce qu’il est : une loi scélérate.

Claude, J’ai la rage

Claude Baniam (pseudonyme), psychologue à l’hôpital de Mulhouse — journal libération 24 mars 2020 à 18:12

Je suis en colère et j’ai la rage, quand ils défilent dans les médias, montrent leur trogne à la télévision, font entendre leur voix parfaitement maîtrisée à la radio, livrent leur discours dans les journaux. Toujours pour nous parler d’une situation dont ils sont un facteur aggravant, toujours pour pérorer sur la citoyenneté, sur le risque de récession, sur les responsabilités des habitants, des adversaires politiques, des étrangers… Jamais pour nous présenter leurs excuses, implorer notre pardon, alors même qu’ils sont en partie responsables de ce que nous vivons.

Je suis en colère et j’ai la rage, car en tant que psychologue dans l’hôpital le plus touché, celui de Mulhouse, je vois toute la journée des dizaines de personnes arriver en urgence dans nos locaux, et je sais que pour une bonne partie d’entre elles, elles n’en ressortiront pas vivantes, souriantes, insouciantes, comme ce pouvait être le cas il y a encore deux semaines.

Je suis en colère et j’ai la rage, car je sais que ces personnes, ces êtres vivants, ces frères et sœurs, pères et mères, fils et filles, grands-pères et grands-mères, mourront seules dans un service dépassé, malgré les courageux efforts des soignants ; seules, sans le regard ou la main de ceux et celles qui les aiment, et qu’ils aiment.

Je suis en colère et j’ai la rage, devant cette situation folle qui veut que nous laissions nos aînés, nos anciens, ceux et celles qui ont permis que notre présent ne soit pas un enfer, ceux et celles qui détiennent un savoir et une sagesse que nul autre n’a ; que nous les laissions donc mourir par grappes dans des maisons qui n’ont de retraite que le nom, faute de pouvoir sauver tout le monde, disent-ils.
Le deuil impossible des familles

Je suis en colère et j’ai la rage, en pensant à toutes ces familles qui vivront avec la terrible douleur d’un deuil impossible, d’un adieu impossible, d’une justice impossible. Ces familles auxquelles on ne donne pas accès à leur proche, ces familles qui appellent sans cesse les services pour avoir des nouvelles, et auxquelles aucun soignant ne peut répondre, trop occupé à tenter une intervention de la dernière chance. Ces familles qui sont ou pourraient être la nôtre…

Je suis en colère et j’ai la rage, quand je vois mes collègues soignants se battre, tous les jours, toutes les minutes, pour tenter d’apporter de l’aide à toutes les personnes qui se retrouvent en détresse respiratoire, y perdre une énergie folle, mais y retourner, tous les jours, toutes les minutes. Je suis en colère et j’ai la rage, devant les conditions de travail de mes collègues brancardiers, ASH, secrétaires, aides-soignants, infirmiers, médecins, psychologues, assistants sociaux, kinés, ergothérapeutes, cadres, psychomotriciens, éducateurs, logisticiens, professionnels de la sécurité… car nous manquons de tout, et pourtant, il faut aller au charbon.

Je suis en colère et j’ai la rage, car, lorsque je me rends à mon travail, et lorsque j’en pars, je croise en quelques minutes trois ou quatre véhicules d’urgence, transportant une personne pleine de l’espoir d’être sauvée… Comment ne pas avoir confiance dans nos hôpitaux ? Ils sont à la pointe, ils sont parfaitement en état de fonctionner, de protéger, de guérir… et pourtant, combien de ces ambulances mènent leur passager vers leur dernier lieu ? Combien de ces patients refranchiront la porte sains et saufs ?

Je suis en colère et j’ai la rage, car cela fait des années que nous crions notre inquiétude, notre incompréhension, notre dégoût, notre mécontentement, devant les politiques de santé menées par les différents gouvernements, qui ont pensé que l’hôpital était une entreprise comme une autre, que la santé pouvait être un bien spéculatif, que l’économie devait l’emporter sur le soin, que nos vies avaient une valeur marchande.

Je suis en colère et j’ai la rage quand je constate que nos services d’urgences demandent de l’aide depuis si longtemps, quand je pense que les personnes qui arrivent avec le Samu posent leur regard (souvent le dernier sur l’extérieur) sur ces banderoles disant « URGENCES EN GRÈVE », qu’elles se trouvent face à des médecins traitants à la retraite du fait du départ des urgentistes, ces spécialistes de l’urgence qui seraient tant nécessaires en ces jours sombres…
De l’exploitation des étudiants infirmiers

Je suis en colère et j’ai la rage devant la manière dont on exploite nos étudiants en soins infirmiers ou aides-soignants, qui se retrouvent à faire des travaux d’une dureté que je ne souhaiterais pas à mon pire ennemi, qui, a à peine 20 ans, doivent mettre les corps de nos morts dans des sacs mortuaires, sans préparation, sans soutien, sans qu’ils et elles aient pu se dire volontaires. Pourquoi demander ? Cela fait partie de leur formation, voyons ! Et ils devraient s’estimer heureux, ils reçoivent une gratification de quelques centaines d’euros, vu qu’ils interviennent en tant que stagiaires.

Je suis en colère et j’ai la rage, car la situation actuelle est le fruit de ces politiques, de ces fermetures de lits comme ils aiment le dire, oubliant que sur ces lits, il y avait des humains qui en avaient besoin, de ces putains de lits ! De ces suppressions de postes, parce qu’un infirmier, c’est cher, ça prend de la place sur le budget prévisionnel ; de ces externalisations de tous les métiers du soin, puisqu’un ASH en moins dans les chiffres du nombre de fonctionnaires, c’est toujours un fonctionnaire en moins dont ils peuvent s’enorgueillir.

Je suis en colère et j’ai la rage, car celles et ceux qui sont au boulot tous les jours, malgré la peur ancrée au ventre, peur d’être infecté, peur de transmettre le virus aux proches, peur de le refiler aux autres patients, peur de voir un collègue sur le lit de la chambre 10 ; celles-ci et ceux-là se sont fait cracher dessus pendant des années dans les discours politiques, se sont retrouvés privés de leur dignité lorsqu’on leur demandait d’enchaîner à deux professionnels tous les soins d’un service en quelques minutes, bousculés dans leur éthique et leur déontologie professionnelle par les demandes contradictoires et folles de l’administration. Et aujourd’hui, ce sont ces personnes qui prennent leur voiture, leur vélo, leurs pieds, tous les jours pour travailler malgré le risque continu d’être frappées par le virus, alors que ceux qui les ont malmenés sont tranquillement installés chez eux ou dans leur appartement de fonction.

Je suis en colère et j’ai la rage, parce qu’aujourd’hui, mon hôpital fait face à une crise sans précédent, tandis que celles et ceux qui l’ont vidé de ses forces sont loin. Parce que mon hôpital a été pris pour un putain de tremplin pour des directeurs aussi éphémères qu’incompétents qui ne visaient que la direction d’un CHU et qui sont passés par Mulhouse histoire de prouver qu’ils savaient mener une politique d’austérité bête et méchante… Parce que mon hôpital a été la cible d’injonctions insensées au nom d’une obscure certification, pour laquelle il semblait bien plus important de montrer une traçabilité sans faille plutôt qu’une qualité de soin humain.

Parce qu’en gros, mon hôpital ne fut rien de plus qu’un cobaye pour des administrateurs dont seule l’autovalorisation égoïste avait de l’importance. Parce qu’au-delà de mon hôpital, ce sont les personnes qui y sont accueillies qui ont été considérées comme des valeurs négligeables, des chiffres parmi d’autres, des variables sur la ligne recettes/dépenses. Parce que dans l’esprit bêtement comptable de la direction générale de l’organisation des soins, patients et soignants sont tous dans le même panier d’un lean management des plus écœurants…
Les premiers de cordée et leur respirateur

Je suis en colère et j’ai la rage, quand je me souviens des premiers de cordée censés tenir notre pays, censés être le fer de lance de notre pays, censés nous amener, nous, petites gens, vers des sommets ; et que ce sont ces petites gens, ces caissières de supermarché, ces éboueurs dans nos rues, ces ASH dans nos hôpitaux, ces agriculteurs dans les champs, ces manutentionnaires amazone, ces routiers dans leurs camions, ces secrétaires à l’accueil des institutions, et bien d’autres, qui permettent aux habitants de continuer de vivre, de se nourrir, de s’informer, d’éviter d’autres épidémies… Pendant que les premiers de cordée lorgnent leur respirateur artificiel personnel, le prospectus de la clinique hi-tech dernier cri qui les sauvera au cas où, regardent les fluctuations de la Bourse comme d’autres comptent les cadavres dans leur service.

Je suis en colère et j’ai la rage envers ces hommes et ces femmes politiques qui n’ont eu de cesse de détruire notre système social et de santé, qui n’ont eu de cesse de nous expliquer qu’il fallait faire un effort collectif pour atteindre le sacro-saint équilibre budgétaire (à quel prix ?) ; que « les métiers du soin, c’est du sacrifice, de la vocation »… Ces politiques qui aujourd’hui osent nous dire que ce n’est pas le temps des récriminations et des accusations, mais celui de l’union sacrée et de l’apaisement… Sérieux ? Vous croyez vraiment que nous allons oublier qui nous a mis dans cette situation ? Que nous allons oublier qui a vidé les stocks de masques, de tests, de lunettes de sécurité, de solutions hydroalcooliques, de surchaussures, de blouses, de gants, de charlottes, de respirateurs (de putain de respirateurs tellement primordiaux aujourd’hui) ? Que nous allons oublier qui nous a dit de ne pas nous inquiéter, que ce n’était qu’une grippe, que ça ne passerait jamais en France, qu’il ne servait à rien de se protéger, que même pour les professionnels, les masques, c’était too much ?

Que nous allons oublier l’indifférence et le mépris pour ce qui se passait chez nos sœurs et nos frères chinois, chez nos sœurs et nos frères iraniens, chez nos sœurs et nos frères italiens, et ce qui se passera sous peu chez nos sœurs et nos frères du continent africain et chez nos sœurs et nos frères latino-américains ? Nous n’oublierons pas ! Tenez-le-vous pour dit…

Je suis en colère et j’ai la rage, car je vis depuis une semaine avec cette satanée boule dans la gorge, cette envie de me prostrer, de pleurer toutes les larmes de mon corps, quand j’écoute la détresse et la souffrance de mes collègues, quand ils et elles me parlent du fait de ne pas pouvoir embrasser leurs enfants parce que personne ne peut être sûr de ne pas ramener le virus, lorsque s’expriment les moments de craquage dans la voiture avant et après la journée de travail, quand je pense aux ravages à venir, psychiquement parlant, lorsque tout ça sera derrière nous, et qu’il y aura le temps de penser…

Je suis en colère et j’ai la rage, mais surtout un désespoir profond, une tristesse infinie…

Je suis en colère et j’ai la rage, et je ne peux pas les laisser sortir pour le moment. Elles se tapissent au fond de mon âme, me consumant à petit feu. Mais sous peu, une fois que ce sera calme, je les laisserai jaillir, cette colère et cette rage, comme tous ceux et toutes celles qui les ont enfouies. Et croyez-moi, ce moment viendra. Elles flamberont, et nous exigerons justice, nous demanderons des comptes à tous ceux qui nous ont conduits dans ce mur terrible. Sans violence. A quoi bon ? Non, avec une humanité et une sagesse dont ils sont dépourvus. Entendez-vous cette petite musique ? Celle qui se murmure tout bas mais qui monte en puissance ? Ce refrain des Fugees : « Ready or not, here I come ! You can hide ! Gonna find you and take it slowly ! » Nous arrivons…

Coline Serreau

LE MONDE QUI MARCHAIT SUR LA TÊTE EST EN TRAIN DE REMETTRE SES IDÉES A L’ENDROIT
Le gouvernement gère l’épidémie comme il peut… mais les postures guerrières sont souvent inefficaces en face des forces de la nature. Les virus sont des êtres puissants, capables de modifier notre génome, traitons-les sinon avec respect, du moins avec modestie.

Apprenons à survivre parmi eux, à s’en protéger en faisant vivre l’espèce humaine dans des conditions sanitaires optimales qui renforcent son immunité et lui donnent le pouvoir d’affronter sans dommage les microbes et virus dont nous sommes de toute façon entourés massivement, car nous vivons dans la grande soupe cosmique où tout le monde doit avoir sa place. La guerre contre les virus sera toujours perdue, mais l’équilibre entre nos vies et la leur peut être gagné si nous renforçons notre système immunitaire par un mode de vie non mortifère.

Dans cette crise, ce qui est stupéfiant c’est la rapidité avec laquelle l’intelligence collective et populaire se manifeste.

En quelques jours, les français ont établi des rites de remerciement massivement suivis, un des plus beaux gestes politiques que la France ait connus et qui prolonge les grèves contre la réforme des retraites et l’action des gilets jaunes en criant haut et fort qui et quoi sont importants dans nos vies.

Dans notre pays, ceux qui assurent les fonctions essentielles, celles qui font tenir debout une société sont sous-payés, méprisés. Les aides-soignantes, les infirmières et infirmiers, les médecins qui travaillent dans les hôpitaux publics, le personnel des écoles, les instituteurs, les professeurs, les chercheurs, touchent des salaires de misère tandis que des jeunes crétins arrogants sont payés des millions d’euros par mois pour mettre un ballon dans un filet.

Dans notre monde le mot paysan est une insulte, mais des gens qui se nomment « exploitants agricoles » reçoivent des centaines de milliers d’euros pour faire mourir notre terre, nos corps et notre environnement tandis que l’industrie chimique prospère.

Et voilà que le petit virus remet les pendules à l’heure, voilà qu’aux fenêtres, un peuple confiné hurle son respect, son amour, sa reconnaissance pour les vrais soldats de notre époque, ceux qui sont prêts à donner leur vie pour sauver la nôtre alors que depuis des décennies les gouvernements successifs se sont acharnés à démanteler nos systèmes de santé et d’éducation, alors que les lobbies règnent en maîtres et arrosent les politiques avec le fric de la corruption.

Nous manquons d’argent pour équiper nos hôpitaux, mais bon sang, prenons l’argent où il se trouve, que les GAFA payent leurs impôts, qu’ils reversent à la société au minimum la moitié de leurs revenus. Car après tout, comment l’ont-ils gagné cet argent ? Ils l’ont gagné parce qu’il y a des peuples qui forment des nations, équipées de rues, d’autoroutes, de trains, d’égouts, d’électricité, d’eau courante, d’écoles, d’hôpitaux, de stades, et j’en passe, parce que la collectivité a payé tout cela de ses deniers, et c’est grâce à toutes ces infrastructures que ces entreprises peuvent faire des profits. Donc ils doivent payer leurs impôts et rendre aux peuples ce qui leur est dû.

Il faudra probablement aussi revoir la question de la dette qui nous ruine en enrichissant les marchés financiers. Au cours des siècles passés les rois de France ont très régulièrement décidé d’annuler la dette publique, de remettre les compteurs à zéro.

Je ne vois pas comment à la sortie de cette crise, quand les comptes en banque des petites gens seront vides, quand les entreprises ne pourront plus payer leurs employés qui ne pourront plus payer les loyers, l’électricité, le gaz, la nourriture, comment le gouvernement pourra continuer à gaspiller 90% de son budget à rembourser une dette qui ne profite qu’aux banquiers.

J’espère que le peuple se lèvera et réclamera son dû, à savoir exigera que la richesse de la France, produite par le peuple soit redistribuée au peuple et non pas à la finance internationale. Et si les autres pays font aussi défaut de leur dette envers nous, il faudra relocaliser, produire de nouveau chez nous, se contenter de nos ressources, qui sont immenses, et détricoter une partie de la mondialisation qui n’a fait que nous appauvrir.

Et le peuple l’a si bien compris qu’il crie tous les soirs son respect pour ceux qui soignent, pour la fonction soignante, celle des mères, des femmes et des hommes qui font passer l’humain avant le fric.

Ne nous y trompons pas, il n’y aura pas de retour en arrière après cette crise.

Parce que malgré cette souffrance, malgré ces deuils terribles qui frappent tant de familles, malgré ce confinement dont les plus pauvres d’entre nous payent le plus lourd tribut, à savoir les jeunes, les personnes âgées isolées ou confinées dans les EHPAD, les familles nombreuses, coincés qu’ils sont en ville, souvent dans de toutes petites surfaces, malgré tout cela, le monde qui marchait sur la tête est en train de remettre ses idées à l’endroit.

Où sont les vraies valeurs ? Qu’est-ce qui est important dans nos vies ?

Vivre virtuellement ? Manger des produits issus d’une terre martyrisée et qui empoisonnent nos corps ?

Enrichir par notre travail ceux qui se prennent des bonus faramineux en gérant les licenciements ?

Encaisser la violence sociale de ceux qui n’ont eu de cesse d’appauvrir le système de soin et nous donnent maintenant des leçons de solidarité ?

Subir une médecine uniquement occupée à soigner les symptômes sans se soucier de prévention, qui bourre les gens de médicaments qui les tuent autant ou plus qu’ils ne les soignent ? Une médecine aux ordres des laboratoires pharmaceutiques ?

Alors que la seule médicine valable, c’est celle qui s’occupe de l’environnement sain des humains, qui proscrit tous les poisons, même s’ils rapportent gros. Pourquoi croyez-vous que ce virus qui atteint les poumons prospère si bien ? Parce que nos poumons sont malades de la pollution et que leur faiblesse offre un magnifique garde-manger aux virus.

En agriculture, plus on cultive intensivement sur des dizaines d’hectares des plantes transformées génétiquement ou hybrides dans des terres malades, plus les prédateurs, ou pestes, les attaquent et s’en régalent, et plus il faut les arroser de pesticides pour qu’elles survivent, c’est un cercle vicieux qui ne peut mener qu’à des catastrophes.

Mais ne vous faites pas d’illusions, on traite les humains les plus humbles de la même façon que les plantes et les animaux martyrisés.

Dans les grandes métropoles du monde entier, plus les gens sont entassés, mal nourris, respirent un air vicié qui affaiblit leurs poumons, plus les virus et autres « pestes » seront à l’aise et attaqueront leur point faible : leur système respiratoire.

Cette épidémie, si l’on a l’intelligence d’en analyser l’origine et la manière de la contrer par la prévention plutôt que par le seul vaccin, pourrait faire comprendre aux politiques et surtout aux populations que seuls une alimentation et un environnement sains permettront de se défendre efficacement et à long terme contre les virus.

Le confinement a aussi des conséquences mentales et sociétales importantes pour nous tous, soudain un certain nombre de choses que nous pensions vitales se révèlent futiles. Acheter toutes sortes d’objets, de vêtements, est impossible et cette impossibilité devient un bonus : d’abord en achetant moins on devient riches.

Et comme on ne perd plus de temps en transports harassants et polluants, soudain on comprend combien ces transports nous détruisaient, combien l’entassement nous rendait agressifs, combien la haine et la méfiance dont on se blindait pour se préserver un vague espace vital, nous faisait du mal.

On prend le temps de cuisiner au lieu de se gaver de junk-food, on se parle, on s’envoie des messages qui rivalisent de créativité et d’humour.

Le télétravail se développe à toute vitesse, il permettra plus tard à un nombre croissant de gens de vivre et de travailler à la campagne, les mégapoles pourront se désengorger.

Pour ce qui est de la culture, les peuples nous enseignent des leçons magnifiques : la culture n’est ni un vecteur de vente, ni une usine à profits, ni la propriété d’une élite qui affirme sa supériorité, la culture est ce qui nous rassemble, nous console, nous permet de vivre et de partager nos émotions avec les autres humains.

Quoi de pire qu’un confinement pour communiquer ? Et pourtant les italiens chantent aux balcons, on a vu des policiers offrir des sérénades à des villageois pour les réconforter, à Paris des rues entières organisent des concerts du soir, des lectures de poèmes, des manifestations de gratitude, c’est cela la vraie culture, la belle, la grande culture dont le monde a besoin, juste des voix qui chantent pour juguler la solitude.

C’est le contraire de la culture des officines gouvernementales qui ne se sont jamais préoccupées d’assouvir les besoins des populations, de leur offrir ce dont elles ont réellement besoin pour vivre, mais n’ont eu de cesse de conforter les élites, de mépriser toute manifestation culturelle qui plairait au bas peuple.

En ce sens, l’annulation du festival de Cannes est une super bonne nouvelle.

Après l’explosion en plein vol des Césars manipulés depuis des années par une maffia au fonctionnement opaque et antidémocratique, après les scandales des abus sexuels dans le cinéma, dont seulement une infime partie a été dévoilée, le festival de Cannes va lui aussi devoir faire des révisions déchirantes et se réinventer. Ce festival de Cannes qui déconne, ou festival des connes complices d’un système rongé par la phallocratie, par la corruption de l’industrie du luxe, où l’on expose complaisamment de la chair fraîche piquée sur des échasses, pauvres femmes porte-manteaux manipulées par les marques, humiliées, angoissées à l’idée de ne pas assez plaire aux vieillards aux bras desquels elles sont accrochées comme des trophées, ce festival, mais venez-y en jeans troués et en baskets les filles, car c’est votre talent, vos qualités d’artiste qu’il faut y célébrer et non pas faire la course à qui sera la plus à poil, la plus pute !

Si les manifestations si généreuses, si émouvantes des peuples confinés pouvaient avoir une influence sur le futur de la culture ce serait un beau rêve !

Pour terminer, je voudrais adresser une parole de compassion aux nombreux malades et à leurs proches, et leur dire que du fin fond de nos maisons ou appartements, enfermés que nous sommes, nous ne cessons de penser à eux et de leur souhaiter de se rétablir. Je ne suis pas croyante, les prières m’ont toujours fait rire, mais voilà que je me prends à prier pour que tous ces gens guérissent. Cette prière ne remplacera jamais les soins de l’hôpital, le dévouement héroïque des soignants et une politique sanitaire digne de ce nom, mais c’est tout ce que je peux faire, alors je le fais, en espérant que les ondes transporteront mon message, nos messages, d’amour et d’espoir à ceux qui en ont besoin.

Coline Serreau

François Bégaudeau

Mon coefficient privilège déjà haut a triplé avec le confinement. J’habite seul, et dans un appartement petit mais aussi lumineux que son occupant. Et surtout je travaille chez moi. A l’immense chance coutumière d’éviter le métro à 7h s’ajoute désormais celle d’être soustrait à l’obligation, faite à bien des travailleurs à l’heure où j’écris ces lignes en chaussettes, d’occuper un poste exposé aux postillons de leurs congénères.
Corollairement, mon quartier est habité par des gens que leur gratitude vis-à vis de l’ordre social qui les gratifie dispose à la civilité. Ils ne s’étripent pas au supermarché, respectent le mètre de distance dans la queue de la pharmacie, toussent dans leur coude, ne trafiquent pas les masques. Je suis donc autant à l’abri qu’il se peut en ces temps où l’abri est cher.
Qu’est ce qu’un privilégié ? Quelqu’un qui ne subit pas, ou subit peu, le monde physique. La hauteur de la place d’un individu sur l’échelle des privilèges est inversement proportionnelle au nombre de fois par jour où le monde physique s’impose à lui.
Un privilégié ne subit pas la pluie, puisqu’un Uber l’attend déjà. Il ne subit pas les effluves de nourriture grasse d’une famille pauvre, puisqu’il voyage en première classe ; ni celle des toilettes dont il sous-traite l’entretien à une femme de ménage malienne. Il subit peu son corps : ne subit pas la faim, connait peu le froid, ne souffre jamais longtemps des dents. Il subira la mort et ses préliminaires mais pas tout de suite, plus tard, pour l’instant il diffère, il repousse, il tient à distance. Il n’a pas attendu le Corona pour pratiquer la distanciation. Son aisance matérielle lui est le plus efficace des gestes barrière
.
Son aisance matérielle le protège de la matière.
On parle de son égoïsme, mais égoïsme n’est jamais le bon mot. Les faits moraux sont des faits de sensibilité, et les faits de sensibilité des faits sociaux. Les quartiers populaires sont parfois appelés quartiers sensibles. Symétriquement devrait-on appeler les quartiers bourgeois quartiers insensibles. Ce ne serait pas une notation morale mais spatiale. Une affaire de distance. Le privilégié n’applaudit les prolétaires soignants qu’en temps de crise parce que le reste du temps, il ne les croise pas. Il ne les voit pas suer, ne les entend pas souffrir. Son abondance de biens se paye de cette pauvreté en perception.
Une crise, qu’elle soit de foie ou financière, a ce bénéfice de rendre sensible ce qui ne l’était pas - le foie, la viralité de la finance. Le virus en cours touche majoritairement les pauvres, mais il a la bonté oecuménique d’affecter voire d’infecter quelques riches. Au privilégié, le réel soudain s’impose. D’abord par un ensemble de contraintes légales : rester chez soi, écourter ses footings, supporter ses enfants dont hier encore une nounou congolaise le soulageait, être acculé à un épique exode vers sa résidence secondaire de Normandie ou du Pays basque. Mais aussi par les canaux d’information qui, soudain épris de réel, explorent les mille ramifications de la situation, révélant au privilégié des pans entier du corps social. Il découvre ou redécouvre que son espace n’est indemne de matière que parce que chaque jour une chaine de gens, caissières, manutentionnaires, éboueurs, dépanneurs, soudeurs, maçons se la coltine à sa place. Il découvre ou redécouvre qu’il ne mange des fruits que parce que des gens les cueillent, ramassent, portent, transportent, livrent sur son palier. Il le redécouvre parce que l’actuelle limitation des déplacements crée une pénurie de bras dans ce secteur. C’est souvent par la négative, quand le travailleur manque à sa place invisible, que le privilégié réalise son existence.
L’inflation sensible que le privilégié connait ces jours ci durera-t-elle au-delà du confinement ? Dans cet élan oeuvrera-t-il a rematérialiser sa vie ? Sa sensibilité mutante provoquera-t-elle une mutation politique ? Je n’y mettrais pas ma main à couper. Il en faut plus pour qu’un riche en vienne à passer par le chas d’une aiguille. Mais du moins puis-je espérer que, pendant quelques mois, quelques semaines, quelques jours avant la replongée dans l’insensible, le riche allergique aux discours contre le capitalisme, contre l’aberrante circulation de la marchandise tracée par la course aux profits, soit un peu moins agressivement prompt à les réfuter.

Charlélie Couture

1er avril 2020
4h30 du matin, j’ai peut-être enfin passé le cap. 1er Avril, c’est pas une blague, la preuve : je me lève. Seul dans le silence de la maison endormie, je me sens fichtrement mieux que la veille. Petit retour sur huit jours/nuits terribles...
À peine après avoir mis en ligne le dernier post, alors comme une pierre dans l’eau, j’ai commencé à sombrer. Des jours sans fin, au fond du trou. Incapable de rien. Même plus rester assis. Même plus me lever. Des jours au trente-sixième dessous. La bouche sèche, le goût de l’eau en plomb. Je n’ai plus faim, plus envie de rien. Même plus envie de parler. J’ahane, je m’essouffle. Kaput. HS. Comme un droïde cassé, un jouet sans pile, un pantin dans l’ombre d’un grenier. Mal à l’aise comme un carton froissé. Enfiévré du matin au soir et plus encore pendant la nuit. Les deux thermomètres électroniques oscillent entre 38,4° et 39,8°. Maux de tête, spasmes et tremblotements, le corps en vrac et la nuque qui craque, un clou entre les omoplates, les couilles molles, nauséeux, le teint blafard, quand je tente une sortie de la chambre, j’erre comme un zombie. Je ne sais plus où j’en suis. « Quand par moment même, on perd jusqu’à l’estime de soi... »
Complétement stoned. Défoncé de fatigue. K.O. intégral. Passer son temps à plat, tellement à plat. Limande, raie ou plie, je suis dans le lit confondu aux draps. Comment retrouver la force de remonter sur le ring, comment reprendre le dessus ?
Cela fait des années que je n’ai pas vécu une épreuve si difficile. Replié sur moi-même, j’ai perdu mes repères. J’ai honte d’être si mal. J’évite de me montrer aux miens. Je ne suis pas visible. Dire que je me croyais assez solide, assez en forme pour lui rire au nez. Ce virus est sournois.
Heureusement qu’il y a eu la décision de ce confinement ! Quel qu’il soit, il m’a sauvé ; je ne sais pas comment j’aurais pu gérer les contraintes de mon planning, si la vie avait continué ?
Les statistiques me donnaient à penser que je faisais sûrement partie des 98% qui ne feront pas appel à la diligence des services hospitaliers, mais la maladie m’a chopé en traître. Coup de bambou derrière la nuque, il m’a mis la tête à l’envers comme une chauve-souris. Plusieurs nuits de suite, j’ai déliré et vu la mort en face, disons non, de trois-quarts. J’étais vieux, un arbre mort. J’avançais à petits pas et je risquais de tomber dans l’escalier. Seulement un cas parmi tant d’autres, loin d’être le pire. Je pense à tous les pauvres gens, qui déjà en temps normal, vivent dans des conditions d’hygiène ou de vie difficiles, comment ça doit être tellement dur pour eux ! Et ceux qui vivent cet enfer à New York ! En dehors des statistiques, en dehors des chiffres et des informations officielles, en dehors de ce blog, en dehors des messages d’amitié, ma situation n’a pas d’intérêt. Peu de gens sont au courant de mon état et l’on me demande de participer à des actions de distraction, alors que je suis bien incapable de bouger.

C’est peut-être une chance d’être en communication avec le monde grâce à Internet, mais si j’allume mon téléphone pour me distraire, quand je l’éteins, je suis encore plus mal. Une bouillie d’images, un hachis de vidéos, j’ai la tête farcie de n’importe quoi, à croire que la bêtise humaine est le lien, le tronc commun entre toutes ces images aléatoires que me proposent les logiciels des serveurs on line.

Et quand la lumière baissait, j’appréhendais la nuit. La nuit qui serait forcément longue, très longue. Comme aujourd’hui, oui, et pourtant aujourd’hui, c’est différent, car je peux me lever pour affronter ma réalité, celle que j’écris ici, maintenant sur cet écran. Ça se remet en fonctionnement.

L’inquiétude grandissait autour de moi, mais je n’ai heureusement jamais senti l’oppression de l’insuffisance respiratoire nécessitant de faire appel à une assistance publique.
Hier j’ai recommencé à me lever, un peu.

  • Nous sommes dans les normes, tout va bien » a dit le médecin resté zen. « Il vous faut juste faire preuve de patience. »
    En fait de patience, j’ai peut-être un peu trop attendu avant de profiter de son Savoir et de sa Connaissance. On disait que ça allait passer tout seul... je voulais le croire. Pourtant l’idée de boire de l’eau citronnée chaude en prenant des douches brûlantes, c’est bien gentil, mais à un moment ça n’a plus vraiment suffi. Je ne parle même pas d’ Hydroxy-chloroquine... N’empêche qu’il faut être vraiment obtus pour refuser les évidences. Qu’on le veuille ou non, et quelle que soit la polémique, ce professeur Didier Raoult de Marseille – dont l’apparence hors du commun le faisant ressembler à Renaud, Buffalo Bill ou je-ne-sais-trop-qui déstabilise ceux qui se préoccupent des apparences – ce fils de médecin militaire, cet infectiologue hors norme, laissera c’est certain, a posteriori le souvenir d’avoir été l’un des médecins prêts à tout pour aider leurs patients à guérir. Les masques sont tombés, c’est le cas de le dire, on a vu les courageux, ceux qui osent et qui s’engagent au front contre la maladie et on a vu aussi les pitreries des théoriciens planqués derrière l’alibi de l’éthique universitaire, défendant bec et ongles les protocoles aux dépends de la vie de certains patients en désespoir. Si je ne m’abuse Pasteur n’avait pas non plus exactement fini les tests de son vaccin quand il inocula la rage à Joseph Meister...

Donc le médecin m’a envoyé une prescription d’antibiotiques pour « protéger les poumons » et voilà le résultat : je retrouve aujourd’hui mon clavier pour écrire ces quelques lignes.
T’es cap ou t’es pas cap,
Normalement, ça devrait être bon. Si je ne me fais pas fouetter par un retour de queue de ce virus du Diable, j’ai peut-être franchi le cap.

Vive la vie !
À bientôt les amis.

Charlélie