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Irénée Régnauld vs. ATR ou quand la bourgeoisie culturelle tente de récupérer la technocritique (par Nicolas Casaux)

Le site web de l’association « Le Mouton Numérique » (LMN), qui se présente comme « un collectif technocritique », vient de publier un texte lourdement à charge contre le groupe Anti-Tech Resistance (ATR). Intitulé « Ni de gauche, ni de droite, mais bien réac », et sous-titré « Pourquoi la technocritique d’Anti-Tech Resistance n’est pas la nôtre », le texte accuse ATR d’« entretenir » une « proximité écologique et organisationnelle » avec « des figures et organisations aux idées antiqueer, islamophobes, antisémites, validistes et sexistes ». Qu’est-ce donc qu’une « proximité écologique et organisationnelle » ? Un lien d’une sorte ou d’une autre. En l’occurrence, comme nous le verrons, un lien souvent ténu, parfois inexistant. Néanmoins, au travers de cette formulation risible, ATR est en fait directement accusé d’être antiqueer, islamophobe, antisémite, validiste et sexiste. Rien que ça. Ah non, pas rien que ça. J’oubliais. ATR est aussi accusé d’« alimente[r] le confusionnisme qui sert l’extrême droite ».

Le texte publié sur le site du Mouton Numérique est apparemment issu « d’un travail collectif entre des membres des collectifs l’AG Antifa Paris 20e, Extinction Rebellion, Désert’Heureuxses, le Mouton Numérique, la SAMBA (Section Antifasciste Montreuil Bagnolet et Alentours), Soin Collectif Île-de-France, Technopolice Paris Banlieue, Voix Déterres … et des allié·es d’autres horizons. »

L’association Le Mouton Numérique a été cofondée par Irénée Régnauld, doctorant en sociologie à l’EHESS/INSA, chercheur associé de l’université de technologie de Compiègne, qui étudie notamment le domaine de « l’IA éthique », et Yaël Benayoun, une consultante et chercheuse indépendante en sociologie, référente « Numérique en Commun[s] » auprès de l’Agence nationale de la Cohésion des territoires (ANCT, créée par Macron en 2019), et membre de la commission Engagement du Haut Conseil à la vie associative (ou HCVA), « une instance de consultation placée auprès de la Première ministre, chargée d’apporter une expertise sur le monde associatif et de formuler des propositions touchant le développement de la vie associative ».

Une première chose significative à relever, à mon sens, c’est donc que les auteurs du texte constituent un mélange de militants écologistes soi-disant radicaux, d’antifascistes, de « décoloniaux » — c’est-à-dire d’individus qui prétendent s’opposer radicalement à à peu près tout, à l’ordre dominant, aux institutions dominantes, au capitalisme, au patriarcat, au colonialisme, à « l’Occident », etc. — ET de chercheurs parfaitement intégrés aux institutions universitaires, administratives et scientifiques de l’ordre dominant, du capitalisme patriarcal occidental.

J’y reviendrai. Mais d’abord, je voudrais noter deux ou trois choses au sujet du contenu du texte.

Fabulations et calomnies

Car le texte en lui-même est un (énième) chef d’œuvre de malhonnêteté intellectuelle, dans la veine de ceux qu’un certain pan du milieu militant pond régulièrement à l’encontre de toutes celles et ceux qui n’adhèrent pas à sa pathétique orthodoxie. Un festival de sophismes, d’injures, d’anathèmes et de calomnies, balancées à la pelle sur tout le monde et n’importe qui.

Afin de « salir » l’image d’ATR, le texte publié sur le site de LMN accuse le groupe de compter, parmi ses penseurs de référence, le philosophe Renaud Garcia, « pourtant réputé pour ses prises de positions anti-trans ». Ce qui est évidemment honteux. Avoir des positions critiques du mouvement trans est par définition une forme d’hérésie dans la Nouvelle Église Militante. Une note accompagne l’accusation portée contre Renaud Garcia, qui renvoie à son texte intitulé « Les acceptologues. Les “minorités de genre” au service de la fabrication des enfants » paru dans la revue Écologie & Politique, ainsi qu’à « un panorama plus complet de ses positions [anti-trans et autres semble-t-il] » ayant été publié dans la brochure « Le naufrage réactionnaire du mouvement anti-industriel — Histoire de dix ans ». Charge au lectorat d’aller vérifier combien Renaud Garcia est « anti-trans » ou juste ce que cela signifie.

ATR est aussi accusé d’avoir pour référence « le collectif Pièces et Mains d’Œuvre [PMO], groupe antiqueer, islamophobe et sexiste ». Pour appuyer cette accusation lancée contre PMO, une note de fin revoie au texte « Ceci n’est pas une femme (à propos des tordus “queer”) » de PMO – qui contient effectivement des passages potentiellement sexistes – et au texte « Et c’est ainsi qu’Allah est grand ! » qui, manque de bol, n’est pas de PMO mais de Tomjo, et qui discute « des rapports entre islam et technologie » dans une perspective anticléricale, anti-autoritaire et technocritique. Mais critiquer l’islam en tant que religion ou l’islamisme en tant que mouvement autoritaire, misogyne, etc., organisé, c’est mal ? Défendre une des grandes religions patriarcales et les mouvements qui s’en réclament, c’est pas réactionnaire ? Le texte de Tomjo n’a rien d’une manifestation de peur ou de haine irrationnelle (phobie). La peur ou la haine irrationnelle est bien plutôt dans le camp de ceux qui se trouvent en panique morale face à toute critique de l’islam en tant que religion ou de l’islamisme en tant que projet socio-politique.

En outre, lorsque ATR évoque PMO, c’est uniquement pour leur analyse du système industriel et de la technologie. Reprocher à ATR les relents sexistes de quelques textes de PMO, c’est pousser loin la tentative de discrédit par association.

LMN & Cie accusent ensuite ATR de promouvoir « la rhétorique du “grand remplacement” », au prétexte qu’un texte d’ATR stipule :

« Se soumettre à l’IA, c’est perdre sa capacité en tant qu’humain à réfléchir et créer sans l’aide d’un ordinateur. C’est accepter le grand remplacement des humains par la machine, par la perte des milliers d’emplois que va causer le développement de l’IA. »

Les détracteurs d’ATR voient ici « une reprise rhétorique (sans guillemets ni détournement) qui légitime de fait un concept issu de la plus identitaire des extrêmes droites ». Il s’agit pourtant d’un détournement évident du sens du concept, possiblement ironique. Dans leur phrase, les gens d’ATR détournent littéralement le sens de l’expression « grand remplacement » pour lui faire signifier non pas le remplacement des français∙es par des étrangers, mais des humains par les machines. Pour les accuser, ce faisant, de promouvoir les idées d’extrême droite, il faut être sacrément malhonnête, idiot, ou les deux.

ATR est encore accusé de « promouvoir la famille nucléaire » et de l’ériger « comme seul rempart communautaire face à l’atomisation des individus par le capitalisme ». La preuve ? Une note de fin accompagne cette énième accusation qui renvoie à deux URL différentes, deux textes d’ATR. Le premier contient le passage suivant :

« Après avoir cité L’enracinement de Simone Weil, après avoir rappelé que “40 % de la population mondiale vit encore de l’agriculture familiale”, nos rédacteurs décomposés s’enfoncent dans la contradiction en attaquant la famille nucléaire via la cyberféministe Donna Haraway (une personne qui présente le cyborg, la fusion humain-machine, comme une perspective émancipatrice). Mais au moins depuis Jacques Ellul, de nombreux auteurs ont montré que le capitalisme industriel se propage en détruisant les communautés, en atomisant les individus. C’est même une des raisons à l’origine de la révolte luddite. Autrement dit, que nous la souhaitions ou non, réclamer la disparition de la famille offre de nouvelles perspectives de marchés et de croissance au technocapitalisme. »

Et l’autre comprend cette phrase :

« Kaczynski prend pour exemple les sociétés de chasseurs-cueilleurs au sein desquelles les familles nucléaires appartiennent aux clans, et les clans sont organisés en tribus. Familles nucléaires, clans et tribus sont tous des SAP de niveau différent. La famille nucléaire est un sous-système du clan, et le clan est un sous-système de la tribu. Par extension, les familles nucléaires sont des sous-systèmes qui composent un clan, et les clans sont eux-mêmes des sous-systèmes composant une tribu. »

Aucun de ces paragraphes ne constitue un éloge de la famille nucléaire. Aucun ne la présente « comme [le] seul rempart communautaire face à l’atomisation des individus par le capitalisme ». Encore une foi, il s’agit de malhonnêteté intellectuelle. De mauvaise foi.

Il serait fastidieux de relever toutes les occurrences de ce type de malhonnêteté intellectuelle dans le texte. Elles sont bien trop nombreuses. Peut-être que des membres d’ATR les consigneront plus en détails.

Le texte de LMN & Cie reproche néanmoins à raison à ATR de rejeter toutes les luttes sociales (autres que la lutte contre la tyrannie technologique). Cet aspect d’ATR — ostensiblement revendiqué — me dérange aussi, ainsi que certaines de leurs méthodes. Cependant, dans l’ensemble, leur diatribe contre ATR est une honte. S’il y a quelque chose à exclure du milieu militant, ce ne sont pas les membres d’ATR, mais les méthodes employées par LMN & Cie — des méthodes qui ne visent pas à faire progresser le débat d’idées, la critique, mais qui consistent à utiliser la falsification et le mensonge afin de censurer.

*

Une dernière chose, avant de passer à la suite. LMN & Cie reprochent à ATR de faire le lit du fascisme en ne se préoccupant pas spécialement de la lutte contre le racisme. Or, affirme le texte contre ATR, « le fascisme français actuel se construit principalement autour de la volonté d’épuration des musulman·es ». Le problème, c’est qu’une telle affirmation relève d’une réduction idéologique qui méconnaît la complexité et la profondeur du phénomène fasciste. Si ce que l’on appelle parfois « islamophobie d’État » — une politique de stigmatisation, de surveillance et de contrôle de certaines populations musulmanes — constitue un rouage important de l’ordre autoritaire contemporain, il serait erroné d’y voir un projet unifié ou systématique : l’État sait aussi composer avec des régimes musulmans, flatter certains islamismes d’élite et instrumentaliser la religion comme outil de gouvernement. En outre, comme le montre Sebastián Cortés dans Antifascisme radical ? Sur la nature industrielle du fascisme (CNT-RP, 2015), le cœur du fascisme moderne réside dans sa fonction de stabilisation autoritaire d’une société industrielle en crise — par la militarisation de la production, la technocratie policière, la haine de la dissidence autonome et l’écrasement de toute forme de vie non intégré à l’appareil techno-capitaliste. Si le fascisme devait être ramené à une seule dimension, ce ne serait pas l’islamophobie, mais la fusion entre pouvoir industriel, pouvoir d’État et pouvoir disciplinaire, c’est-à-dire le projet d’une société entièrement administrée, hiérarchisée et normalisée.

Le fait qu’un tel simplisme (fascisme = racisme) soit relativement courant à gauche témoigne d’une profonde pauvreté de l’analyse politique, à laquelle la technocritique permet justement de remédier.

Leur technocritique et la nôtre

J’en viens au sujet principal que je voulais aborder dans ce billet : Le Mouton Numérique et son co-fondateur Irénée Régnauld. Le Mouton Numérique prétend « éclaire[r] la société qui innove » et ouvrir « un espace de dialogues entre penseurs et faiseurs du numérique ». Irénée Régnauld se présente comme le théoricien de la « technocritique » la plus juste, la plus aboutie, la plus intelligente, car « nuancée ». Il est le co-auteur d’un livre intitulé Technologies partout, démocratie nulle part. Plaidoyer pour que les choix technologiques deviennent l’affaire de tous (éditions fyp, 2020).

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Régnauld défend ce qu’il appelle une « technocritique réappropriative ». En gros, sa position semble prétendre (« semble », parce que son propos est souvent confus, délibérément ou non) que l’essentiel des technologies modernes sont – potentiellement – compatibles avec une société à la fois socialement juste (démocratiquement, économiquement) et écologique, et qu’il est donc possible que le peuple, les gens, les masses, se les « réapproprient ». Pour exposer schématiquement sa perspective, il a conçu les tableaux suivants :

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Régnauld oppose sa « technocritique réappropriative » à la « critique anti-industrielle radicale », qu’il associe à Kaczynski, ATR, Ellul, etc., et à une sorte de technophobie, de rejet total de « la technique », considérée comme une « entité fondamentalement aliénante et destructrice ». Parce qu’il est malhonnête. Ainsi qu’il le sait certainement, la critique anti-industrielle ne s’oppose pas totalement à « la technique » (Ellul lui-même soulignait qu’il était « enfantin de dire que l’on est “contre la technique” »). Elle ne rejette pas toutes les technologies en bloc. La critique anti-industrielle distingue en général deux types de technologies, selon la typologie de Mumford qui opposait « techniques autoritaires » et « techniques démocratiques ».

Les techniques démocratiques sont celles qui sont potentiellement compatibles avec une organisation sociale démocratique. Mais avant de pouvoir en discuter, il faudrait que l’on s’entende sur ce que l’on nomme « démocratie ». Or Régnauld semble être de ceux qui pensent que l’on vit dans des sociétés au moins en partie réellement démocratiques. Sa « technocritique » vise en effet à « peser dans le débat démocratique et institutionnel », à faire un « usage stratégique de l’espace démocratique ». Pour Régnauld, donc, l’État en tant que type d’organisation sociale n’est pas intrinsèquement incompatible avec la démocratie. La société de masse non plus. Je n’ai trouvé aucune discussion des implications de la question de la taille (géographique et démographique) d’une société sur les types de régimes politiques qu’elle peut adopter. Cette relation entre taille d’une société et régime politique est pourtant cruciale — c’est pourquoi nombre de philosophes l’ont discuté à travers les époques, d’Aristote à Lewis Mumford en passant par Montesquieu, Rousseau et bien d’autres.

La démocratie, pour Régnauld, semble donc compatible à la fois avec l’État, avec des sociétés hautement populeuses (centaines de milliers ou millions d’habitants, voire davantage) et avec l’essentiel des infrastructures techno-industrielles modernes. Dans une interview parue en 2022, il affirme :

« Cependant, je ne dirais pas que “le numérique” est fondamentalement anti-démocratique : le numérique, ce n’est pas seulement les GAFAM, mais bien cette immense chaîne de production et de consommation qui va des mines de cobalt jusqu’aux smartphones dans nos poches. Et d’ailleurs, le numérique démocratique existe à de nombreux endroits, qu’il s’agisse des systèmes de dispatch de livraison coopératifs comme Coopcycle, ou de l’encyclopédie contributive Wikipédia. »

Ahem. Affirmer que Wikipédia est démocratique est à peu près aussi idiot que soutenir que TotalEnergies est démocratique parce qu’ils font des assemblées de temps en temps.

Pour accéder à Wikipédia, il faut avoir acheté un terminal — smartphone, ordinateur — avec de l’argent obtenu en échange de la vente de son temps de vie sur le marché capitaliste. Il faut aussi payer une connexion internet. Sachant que les smartphones, ordinateurs et autres routeurs sont des appareils conçus grâce à l’enfer industriel des mines et des usines, aux organisations sociales qui contraignent des gens à y travailler, que tout cela dépend d’infrastructures géopolitiques complexes, énergivores, surveillées, et entièrement aux mains d’intérêts marchands et/ou étatiques. L’existence même de Wikipédia repose sur l’existence de toutes les hiérarchies et de tous les régimes politiques qui constituent le capitalisme mondialisé contemporain. Même le contenu de Wikipédia, qui se prétend neutre et collaboratif, est en fait filtré selon des mécanismes opaques, hiérarchisé, verrouillé par des mécanismes qui reconduisent l’ordre dominant : primat de l’expertise académique, normalisation des voix, etc. Un véritable concentré de démocratie, n’est-ce pas.

J’en reviens à la critique anti-industrielle et à la distinction entre « techniques autoritaires » et « techniques démocratiques ». Pour le courant anti-industriel, la démocratie réelle, et donc directe, exige des sociétés de taille humaine. Comme le notait Mumford, « la démocratie est une invention de petite société. Elle ne peut exister qu’au sein de petites communautés. Elle ne peut pas fonctionner dans une communauté de 100 millions d’individus. 100 millions d’individus ne peuvent être gouvernés selon des principes démocratiques. » La démocratie « est nécessairement plus vivante au sein de communautés et de groupes réduits, dont les membres se rencontrent face-à-face, interagissent librement en tant qu’égaux, et sont connus les uns des autres en tant que personnes : à tous égards, il s’agit du contraire exact des formes anonymes, dépersonnalisées, en majeure partie invisibles de l’association de masse, de la communication de masse, de l’organisation de masse. » Et « aussitôt que de grands nombres sont impliqués, la démocratie doit ou succomber au contrôle extérieur et à la direction centralisée, ou s’embarquer dans la tâche difficile de déléguer l’autorité à une organisation coopérative. » Jean-Jacques Rousseau, des siècles auparavant, remarquait pareillement qu’« un gouvernement purement démocratique convient à une petite ville plutôt qu’à une nation. On ne saurait assembler tout le peuple d’un pays comme celui d’une cité et quand l’autorité suprême est confiée à des députés le gouvernement change et devient aristocratique. »

Les technologies démocratiques sont donc celles qui sont concevables par de petites sociétés à taille humaine, qui n’exigent pas de grands ensembles de populations, qui n’exigent pas de vaste division spécialisée du travail, d’immenses chaînes de production, etc.

En contraste, les technologies autoritaires sont celles qui, exigeant une vaste division spécialisée du travail et d’immenses chaînes de production, confèrent « l’autorité qu’à ceux qui se trouvent au sommet de la hiérarchie sociale » (Mumford). Ces techniques exigent une forme de « contrôle politique centralisé » et sur « la création de machines humaines complexes composées de pièces interdépendantes, remplaçables, standardisées et spécialisées — l’armée des travailleurs, les troupes, la bureaucratie » (Mumford encore). Et bien entendu, la démarcation entre technologies autoritaires et technologies démocratiques n’est pas parfaitement nette. Il existe une zone grise de technologies qu’il est difficile de classer a priori dans l’une ou l’autre de ces catégories. Seule l’expérimentation pourrait trancher.

Mais, en gros, la quasi-totalité des technologies associées à la « révolution industrielle » et en découlant appartiennent à la catégorie des technologies autoritaires (ainsi que certaines technologies antérieures à ladite « révolution », pour une discussion plus aboutie voir ici ou ici).

Régnauld n’est pas de cet avis. Il pense que l’essentiel de ces technologies sont potentiellement compatibles avec la démocratie. Son argumentaire repose donc sur une croyance, au sens propre, étant donné que l’histoire et le présent nous enseignent le contraire. Les arguments qu’il déploie à l’appui de sa croyance sont d’une faiblesse rare. En très schématique : en mettant en place des « processus démocratiques » de type « convention citoyenne pour le climat », « on » pourrait faire en sorte de rendre démocratique le système techno-industriel. Que n’y avait-« on » pensé plus tôt ?

A ma connaissance, Régnauld n’explique nulle part comment nous pourrions rendre démocratique, juste et égalitaire l’immense division spécialisée et hiérarchique du travail qu’exigent les technologies modernes (de même qu’il ne discute pas de la question de la taille). Son discours relève donc essentiellement d’une sorte de pensée magique.

(A d’autres moments, comme dans ce podcast enregistré fin juin 2025, il défend une sorte de démagogie prétendument stratégique, mais en fait absurde. Il se demande quel discours est entendable par les politiciens ou par la population, plutôt que quel discours est juste. Les objectifs qu’il propose alors de viser ne sont pas ceux qui seraient susceptibles de changer la donne, de réellement mettre un terme au désastre social et écologique, mais ceux que les institutions et les gens sont susceptibles d’adopter.)

A la suite de la publication sur son site du Mouton Numérique du texte contre ATR, nous avons eu, lui et moi, un bref échange sur Instagram :

Je faisais ensuite remarquer à Irénée que le texte qu’il avait coécrit (sur ATR) était, ahem, bourré de pseudo raisonnements par association, et qu’il était donc quelque peu ironique de me reprocher une « assignation par l’institution ».

Il est apparemment acceptable de dénigrer ATR au motif qu’une de leurs références serait Renaud Garcia, un individu « réputé pour ses prises de positions anti-trans » selon l’article du Mouton Numérique, qui n’en dit pas plus (l’idée étant de salir la personne ou le groupe que l’on cherche à salir en recourant à une succession d’associations : ATR —> Renaud Garcia —> « anti-trans »). Il est par contre tout à fait déplacé de faire remarquer à Irénée Régnauld qu’en tant que chercheur confortablement salarié au cœur de l’élite de l’institution universitaire du capitalisme occidental, il est relativement mal placé pour se prétendre antifasciste, anarchiste, opposant radical au monde tel qu’il va.

Il me répondait ensuite que si je pensais qu’il travaillait à rendre l’IA éthique, c’était que je n’avais rien compris au métier de sociologue. Je lui rétorquais qu’il y avait pourtant marqué chercheur en « AI Ethics » (« IA éthique ») sur son profil Linkedin, et lui demandais s’il écrivait donc n’importe quoi dessus.

Malheureusement, après ça, la fin de notre échange a été supprimée, et mes derniers commentaires ont été supprimés. Sur Instagram, notre échange se conclut maintenant avec son commentaire finissant par « On est pas d’accord c’est tout. » (Qui figure dans la première des deux images ci-dessus)

Eh bah alors, Irénée, c’était gênant ?

Dans une autre interview parue en 2021, Irénée se confie :

« À titre personnel, je suis un féru d’innovation et de conquête spatiale. Le degré de connaissances apportées par les satellites en vaut la peine. Mais je ne parle pas des projets d’Elon Musk, de galaxie de satellites. On fait bien la différence entre tout ça. Dans l’absolu, on n’est pas contre la voiture autonome. C’est évident qu’il y a des intérêts. Mais notre propos dépasse cela : il existe des limites sociales et écologiques et les potentiels bienfaits de la technologie doivent être discutés au regard de ces limites. »

Un autre numérique est possible. Une autre conquête spatiale est possible. Une autre industrie de l’aérospatial aussi. Bio et démocratique. Les gens comme Irénée Régnauld nous guident vers la lumière, nous montrent la voie. Suivons-les.

Non merci. Quelle pitoyable fraude.

Mon texte ne vise pas à convaincre Irénée. En tant qu’intellectuel d’État, à la solde des institutions dominantes, il est payé pour ne pas comprendre ce qu’il s’agirait de comprendre, et pour nier ou occulter ce qu’il s’agirait d’examiner. Irénée Régnauld et ses collègues, c’est la bourgeoisie culturelle d’État qui tente de se réapproprier — de récupérer — la technocritique. On peut gager que c’est en la matière qu’ils obtiendront leur principal et unique succès. Le système techno-industriel récompense les idiots utiles qui prennent sa défense, même — et peut-être particulièrement — sous couvert de le critiquer.

Nicolas Casaux

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Article mis en ligne le 4 juillet 2025
Ni genre ni maître — cinquante ans d’opposition féministe au mouvement trans

Afin de prolonger l’analyse critique entamée en 2023 dans Né(e)s dans la mauvaise société : Notes pour une critique féministe et socialiste du phénomène trans (co-écrit par Audrey A. et moi-même), je publie cette année Ni genre ni maître : cinquante ans d’opposition féministe au mouvement trans, chez La Trêve Éditions.

Présentation du livre :

En confondant sexe et genre, et en considérant le genre comme une propriété naturelle, une essence inhérente aux individus – plutôt que comme un système de hiérarchisation des deux sexes leur assignant des comportements, des rôles et divers attributs spécifiques – le mouvement trans renforce les stéréotypes sexistes contre lesquels les féministes se battent depuis des décennies, sape les droits des femmes basés sur le sexe et promeut des médicalisations et des mutilations chirurgicales absurdes.

Ni genre ni maître est une collection d’essais qui s’ouvre sur une généalogie de la critique féministe du mouvement trans. Dès les années 1970, des deux côtés de l’Atlantique et pour les raisons susmentionnées, des femmes se sont opposées aux idées et aux revendications trans. Parmi elles se trouvaient des figures majeures du mouvement féministe comme Gloria Steinem, Margrit Eichler ou Germaine Greer. Aujourd’hui encore, à travers le globe, des féministes de premier plan – d’Adriana Cavarero en Italie à Marcela Lagarde au Mexique, en passant par Amelia Valcárcel en Espagne et Alice Schwarzer en Allemagne – continuent de combattre la déraison transidentitaire.

Les autres essais du livre approfondissent les motifs de cette opposition en examinant le mythe de l’« enfant trans », les rapports entre transidentité et transhumanisme, ou encore l’érotisation de la subordination qui anime le travestissement masculin — dont est issu le mouvement trans.

Pour précommander le livre (livraison au mois d’août) : https://latreveeditions.sumupstore.com/article/nicolas-casaux-ni-genre-ni-maitre-cinquante-ans-d-opposition-feministe-au-mouvement-trans

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Extrait :

Le mois suivant, en mars 1977, dans le troisième numéro de la revue féministe Chrysalis – fondée par Kirsten Grimstad et Susan Rennie à Los Angeles, et à laquelle contribueront des grands noms du féminisme, d’Audre Lorde à Andrea Dworkin –, la féministe états-unienne Janice Raymond, justement, alors étudiante en éthique médicale, publie un texte intitulé « Le transsexualisme ou l’ultime hommage au pouvoir du rôle sexuel[1] ». Elle y esquisse à grands traits l’essentiel du livre qui lui vaudra, plusieurs décennies plus tard, un déluge de calomnies, d’injures et même de menaces de mort. L’analyse de Raymond était pourtant parfaitement cohérente et rigoureuse.

En étudiant le transsexualisme, Raymond avait été amenée à se demander ce que nous dit de la société dans laquelle nous vivons le fait qu’il y paraisse « sensé de parler d’un “esprit de femme dans un corps d’homme” ». La conclusion est évidente : le transsexualisme est un produit « des rôles sexuels stéréotypés d’une société rigidement genrée ». Autrement dit, le transsexualisme est un produit de la société qui associe être une femme à des traits psychologiques et des comportements particuliers, à certains types de vêtements ou encore à des affinités pour des activités spécifiques, bref à un ensemble de stéréotypes sexistes. Le concept même d’un « esprit de femme » est une idée sexiste. Raymond remarque aussi que « la chirurgie transsexuelle est une création d’hommes, initialement développée pour les hommes. La recherche et la littérature sont très majoritairement orientées vers le transsexuel mâle-vers-femelle et sont également très majoritairement rédigées par des hommes. » L’insistance sur les quelques femmes que l’on retrouvait dans le phénomène à l’époque ne servait qu’à dissimuler son origine androcentrique.

Au passage, Raymond évoque la polémique liée à la participation du tennisman Richard Raskind, devenu la « joueuse » Renée Richards, à une compétition de tennis réservée aux femmes. Vingt-cinq d’entre elles s’étaient retirées du tournoi en protestation. Comme l’avait rapporté un article du New York Times, elles avaient fait valoir « que la présence du Dr Richards était injuste, que malgré son opération et l’apparence féminine qui en résultait, [Richards] conservait les avantages musculaires d’un homme et restait génétiquement un homme ». Richards, qui mesure près d’1,90 mètre, estimait « que, physiquement, psychologiquement et socialement », il était une femme, et avait déclaré : « Je n’ai pas l’impression d’avoir un avantage injuste sur les autres femmes dans les compétitions athlétiques[2]. »

(Il est intéressant de relever qu’entre-temps, de nombreux articles élogieux ont été écrits sur la « figure pionnière du mouvement trans » Renée Richards pour son rôle dans l’avancement des « droits des personnes trans » dans le domaine du sport. A l’époque, Richards avait en effet poursuivi l’US Open en justice afin d’être autorisé à concourir dans la catégorie des femmes. Cependant, en 2012, Richards a publiquement expliqué avoir « changé d’avis » concernant l’inclusion des transgenres ou transsexuels mâles dans les compétitions réservées aux femmes, estimant désormais que les hommes soi-disant « femme trans » ne devraient pas être autorisés à y participer en raison de l’avantage physique qu’ils conservent vis-à-vis des femmes[3].)

Mais revenons-en à l’analyse de Raymond, presciente à plus d’un égard. Dans son essai de 1977 paru dans Chrysalis, elle note :

« Il est important de noter, cependant, que la “convoitise de l’utérus” (womb envy) et “le maternage masculin” (male mothering), appelez-les comme vous voulez, sont des réalités politiques et pas seulement des concepts psychanalytiques. Ainsi, en tant que réalité politique, le transsexualisme […] tend lui aussi à arracher aux femmes les pouvoirs inhérents à la biologie féminine. Dans un sens très réel, le transsexuel mâle-vers-femelle-fabriquée ne veut pas seulement des capacités biologiques féminines, il veut devenir une femme biologique. […] Le transsexualisme est donc l’aboutissement ultime et, pourrait-on même dire, la conclusion logique de la possession des femmes par les hommes dans une société patriarcale[4]. »

Ce qui se manifeste aujourd’hui, entre autres choses, par un nombre croissant d’hommes (d’êtres humains mâles adultes) qui se disent femmes (« femmes trans »), qui prennent des hormones de synthèse et exigent de pouvoir « allaiter » leur bébé. Grâce à l’aide de diverses organisations médicales, certains le font réellement (pour qu’ils puissent produire du « lait » dont la qualité est, pour le dire avec euphémisme, douteuse, différentes substances leur sont prescrites, dont certaines sont notoirement néfastes pour la santé, y compris celle du bébé[5]).

Janice Raymond formule également cet avertissement :

« Nous devons être très attentives aux formes plus subtiles de contrôle et de modification du comportement qui se mettent en place. Il n’est pas inconcevable que les cliniques d’identité de genre, au nom de la thérapie, bien sûr, deviennent des centres potentiels de contrôle du rôle sexuel pour les non-transsexuels — par exemple pour les enfants dont les parents ont des idées bien arrêtées sur le type d’enfants qu’ils veulent, plutôt masculins ou plutôt féminins[6] […]. »

C’est chose faite. Désormais, au nom d’une « non-conformité de genre », d’une « inadéquation » ou d’une « incongruence » entre leur « genre vécu » (ou leur « identité de genre ») et leur « sexe assigné » à la naissance, on propose à des enfants parfaitement sains de se médicaliser, de suivre un traitement à base de bloqueurs de puberté puis d’hormones de synthèse de l’autre sexe, et de chirurgies dès la majorité (voire avant, dès 16 ans parfois, comme en France, pour les mammectomies, soit l’excision des seins). En effet, dans le système de croyances transidentitaire, on considère que chacun des deux types de corps sexués est censé aller de pair avec un type d’« identité de genre » (c’est-à-dire de personnalité), et donc qu’il peut y avoir incompatibilité (« non-conformité », « inadéquation », « incongruence ») entre le corps sexué et la personnalité. La « transidentité » correspond au « fait d’avoir une identité de genre qui n’est pas en adéquation avec le sexe assigné à la naissance » (Larousse en ligne, 2025). On parle aussi d’« incongruence de genre », définie comme « une incongruence marquée et persistante entre le genre vécu par un individu et le sexe qui lui a été assigné » (ICD-11), le « genre vécu », comme l’« identité de genre », désignant grosso modo la personnalité[7]. Autrement dit, dans l’univers trans, le sexe du corps est censé déterminer un type de personnalité (si tel n’était pas le cas, il n’y aurait aucun besoin de « transitionner »). L’univers trans rejoint en cela l’univers conservateur. Il inverse juste le déterminisme : les conservateurs pensent que la personnalité de l’individu doit se conformer à son sexe, alors que les idéologues transidentitaires pensent que le sexe de l’individu doit se conformer à sa personnalité.

Ainsi, une enfant de sexe féminin qui présente des comportements, des préférences ou des goûts culturellement considérés comme masculins peut être jugée « non-conforme de genre ». Et afin de remédier à son « incongruence de genre », on peut lui proposer de conformer son corps sexué à son esprit (considéré comme appartenant à l’autre sexe, selon cette logique) au moyen de traitements médico-chirurgicaux.

***

En octobre 1978, dans la principale revue féministe anglophone, Feminist Studies, basée aux États-Unis, la féministe Marcia Yudkin publie un texte intitulé « Le transsexualisme et les femmes : une perspective critique[8] ». Elle y défend à peu près la même perspective que Janice Raymond :

« Ce que j’essaie de montrer, c’est que la “condition” du transsexualisme ne peut exister que s’il existe une conception commune renvoyant à l’idée d’“agir comme une fille” ou d’“agir comme une femme”, acceptée sans esprit critique par le sujet et par la société qui l’entoure. Le phénomène ne peut être détecté et décrit que s’il existe une identité sociale “fille/femme” distincte de l’identité sociale “garçon/homme” et jugée incompatible avec une identité biologique mâle. Malheureusement, les autorités sont aveugles à cette dimension du problème, que j’appellerais, avec Janice Raymond, la dimension politique du problème. »

La conclusion de son article, formulée sous forme de question, appelait à une abolition des normes sociales restrictives qui constituent un des facteurs causaux du transsexualisme (du phénomène trans) :

« Existe-t-il une alternative à notre système actuel qui consiste à enregistrer un sexe biologique à la naissance, à socialiser la personne dans le rôle censé aller de pair avec ce sexe, à attendre d’elle qu’elle développe une identité de genre congruente et, comme nous le faisons actuellement, à proposer la mesure d’urgence que constitue la chirurgie transsexuelle lorsque le processus échoue désespérément ? »

***

En 1979, aux États-Unis, Janice Raymond, qui deviendra par la suite professeure émérite d’études des femmes et d’éthique médicale à l’université du Massachusetts à Amherst, et se fera connaître pour son travail contre la violence, l’exploitation sexuelle et les abus médicaux dont sont victimes les femmes, publie sa thèse sous la forme d’un livre intitulé The Transsexual Empire, sorti deux ans plus tard, en France, sous le titre L’Empire transsexuel[9]. Pour la rédaction de cet ouvrage, Raymond demande les conseils de son amie Andrea Dworkin, une essayiste états-unienne, théoricienne du féminisme radical, figure majeure du féminisme de la deuxième vague, et particulièrement connue pour sa critique de la pornographie, du viol et des autres formes de violence contre les femmes. Dworkin écrivit une brève recommandation en faveur du livre de Raymond qui fut publiée sur la couverture de l’édition de poche :

« L’Empire transsexuel de Janice Raymond est un ouvrage stimulant, rigoureux et novateur. Raymond examine minutieusement les liens entre la science, la moralité et le genre. Elle pose des questions difficiles et ses réponses possèdent une qualité intellectuelle et une intégrité éthique si rares, si importantes, que le lectorat ne peut qu’être amené à réfléchir, à entrer dans un dialogue critique avec le livre[10]. »

Dans L’Empire transsexuel, Janice Raymond note très justement que :

« fondamentalement, une société qui assigne un rôle stéréotypé à chacun des deux sexes ne peut qu’engendrer le transsexualisme [et/ou le transgenrisme]. Bien entendu, cette explication ne figure pas dans la littérature médicale et psychologique qui prétend établir l’étiologie du transsexualisme. Cette littérature ne remet nullement le stéréotype en cause […]. Toutefois, tant que ces spéculations sur les causes de transsexualisme persistent à évaluer l’adaptation ou l’inadaptation des transsexuels en fonction de normes masculines ou féminines, elles passent à côté de la vérité. À mon avis, la société patriarcale et ses définitions de la masculinité et de la féminité constituent la cause première de l’existence du transsexualisme. En désirant les organes et le corps spécifiques au sexe opposé, le transsexuel ne cherche qu’à incarner l’“essence” du rôle qu’il convoite.

Au sein d’une telle société, le transsexuel ne fait qu’échanger un stéréotype contre un autre, et renforce ainsi les maillons qui maintiennent la société sexiste, ce qui exerce une influence fondamentale sur les aspects du traitement du transsexualisme. En effet, dans une telle société, il est désormais parfaitement logique d’adapter le corps du transsexuel [ou du transgenre] à son esprit si son esprit ne peut s’adapter à son corps. »

En juin 1979, le psychiatre Thomas Szasz rédige une chronique élogieuse du livre de Raymond dans une colonne du New York Times : « Le développement et la documentation de cette thèse par Raymond sont sans faille. Son livre est une réalisation importante[11]. »

Szasz remarque :

« Étant donné que le “transsexualisme” implique et est en fait pratiquement synonyme d’importantes modifications chirurgicales du corps humain “normal”, on peut se demander ce qui arriverait, par exemple, à un homme qui irait voir un chirurgien orthopédique, lui dirait qu’il se sent comme un droitier piégé dans un corps ambidextre et lui demanderait de lui couper son bras gauche parfaitement sain ? Que se passerait-il pour un homme qui irait voir un urologue, lui dirait qu’il se sent comme un chrétien prisonnier d’un corps juif et lui demanderait de recouvrir le gland de son pénis d’un prépuce (une telle opération est peut-être évoquée dans 1 Corinthiens 7:17–18).

[…] Si un tel désir peut être qualifié de […] “transsexuel”, alors la personne âgée qui désire être jeune est “transchronologique”, la personne pauvre qui veut être riche est “transéconomique”, et ainsi de suite. Ces affirmations hypothétiques et les demandes de “thérapie” qui en découlent (ainsi que les réponses cognitives et médicales que nous leur apportons) constituent, à mon avis, le contexte dans lequel nos croyances et pratiques contemporaines concernant le “transsexualisme” et la “thérapie” transsexuelle doivent être envisagées[12]. »

En France, la sortie de L’Empire transsexuel, en 1981, est saluée par une brève chronique rédigée par la philosophe féministe belge Françoise Collin, fondatrice, en 1973, de la revue féministe francophone Les Cahiers du GRIF (« Groupe de recherche et d’information féministes »). Collin écrit :

« L’analyse de Janice Raymond projette un éclairage original et essentiel sur “l’empire transsexuel”. Sa thèse va même à l’encontre de l’idée assez habituelle selon laquelle le transsexualisme marquerait une sorte de passage entre les sexes, soulignant leur relative indifférenciation.

Janice Raymond montre que, bien au contraire, le transsexualisme, qui est à 90% l’adoption du sexe féminin par les hommes, est pour ceux-ci une manière supplémentaire de s’approprier la féminité. Comme si vouloir être une femme était la forme limite de vouloir avoir une ou des femmes, et en quelque sorte prendre leur place, se substituer à elles. En outre, la féminité que le transsexualisme contribue à consolider est la féminité traditionnelle, celle que les hommes ont culturellement fabriquée et définie en termes d’ailleurs schématiques. La science médicale intervient ici par le biais des opérations pour renforcer les stéréotypes.

Mais ce ne sont là que quelques idées-force du livre qui repose sur une très vaste information et fait apparaître de manière subtile les divers plans qui interfèrent dans la définition du sexe. On trouve ici un regard féministe de plus en plus développé[13]. »

Nicolas Casaux


  1. Janice Raymond, « Transsexualism: The Ultimate Homage to Sex-Role Power », Chrysalis n°3, 1977.
  2. Robin Herman, « ‘No Exceptions,’ and No Renee Richards », New York Times, 27 août 1976.
  3. Emily Bazelon, « Cross-Court Winner », Slate, 25 octobre 2012.
  4. Raymond, « Transsexualism: The Ultimate Homage to Sex-Role Power », op. cit.
  5. Les protocoles d’induction de lactation chez les hommes qui se disent femme combinent généralement trois éléments : des hormones de synthèse (œstrogènes, progestatifs), un galactogène – souvent un médicament détourné de son usage initial, comme la dompéridone (anti-émétique) ou le métoclopramide (neuroleptique) – et une stimulation mécanique intensive des mamelons au tire-lait. Cf. le chapitre 23 de notre livre Né(e)s dans la mauvaise société — Notes pour une critique féministe et socialiste du phénomène trans (Le Partage, 2023) ; et Talia Nava, « The Ugly Truth of Male Breastfeeding », The Paradox Institute (www.theparadoxinstitute.com), 8 juillet 2023.
  6. Janice Raymond, « Transsexualism: The Ultimate Homage to Sex-Role Power », op. cit.
  7. L’« identité de genre » est en effet définie, dans les « Principes de Yogyakarta » (un document non-officiel mais très souvent cité dans les jurisprudences de nombreux pays ainsi que par les associations de défense des « droits des personnes trans »), comme « l’expérience intime et personnelle de son genre profondément vécue par chacun, qu’elle corresponde ou non au sexe assigné à la naissance, y compris la conscience personnelle du corps (qui peut impliquer, si consentie librement, une modification de l’apparence ou des fonctions corporelles par des moyens médicaux, chirurgicaux ou autres) et d’autres expressions du genre, y compris l’habillement, le discours et les manières de se conduire ».
  8. Marcia Yudkin, « Transsexualism and Women: A Critical Perspective », Feminist Studies, Vol. 4, no 3 (octobre 1978), p. 97–106.
  9. La première édition française date de 1981, au Seuil. Nous avons retraduit le livre et l’avons réédité avec l’association Le Partage. Vous pouvez vous le procurer en vous rendant dans la section « Boutique » du site www.partage-le.com.
  10. Propos de Dworkin publié en couverture de l’édition de poche du livre The Transsexual Empire de Janice Raymond, également cité par Raymond dans son livre Doublethink: A Feminist Challenge to Transgenderism (« Doublepensée : une critique féministe du transgenrisme »), Spinifex, 2021.
  11. Thomas Szasz, « Male and Female Created He Them », The New York Times, 10 juin 1979.
  12. Ibid.
  13. Les Bulletins du GRIF, n°5, Université des femmes, 1981.

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Article mis en ligne le 26 juin 2025
Le militantisme, stade ultime de l’aliénation #1 (par Nicolas Casaux)

Contrairement à ce qu’il s’imagine, contrairement à ce que s’imaginent celles et ceux qui le peuplent, le milieu militant n’échappe aucunement aux dynamiques, aux influences des institutions dominantes.

On pourrait l’illustrer par d’innombrables exemples. Je prendrai celui de l’édition et du milieu militant écologiste. Dans le milieu militant écolo, on est fiers, ces temps-ci, de dénoncer l’empire Bolloré. Très bien. Bolloré est évidemment une crapule, un milliardaire d’extrême droite, un capitaliste infâme.

Mais dans le milieu militant écolo, on a souvent pour maîtres à penser des intellectuel∙les publié∙es aux éditions du Seuil (un exemple, j’aurais pu en choisir d’autres).

Clément Sénéchal, l’ancien porte-parole de Greenpeace reconverti en marxiste-léniniste révolutionnaire, a été publié au Seuil (son livre s’intitule Pourquoi l’écologie perd toujours, mais échoue admirablement à répondre à cette question, voir ici).

Le livre collectif des Soulèvements de la Terre a été publié au Seuil.

Le livre de Timothée Parrique aussi.

Et un livre de Philippe Descola et Alessandro Pignocchi. Et plusieurs autres de Pignocchi seul. Et de Descola. Et les livres de Malcom Ferdinand (dont L’Écologie décoloniale). Et Pablo Servigne, Philippe Bihouix, Jean-Baptiste Fressoz. Et un livre de Guillaume Meurice. Le média Reporterre tient une collection au Seuil. Etc.

Les éditions du Seuil sont une maison d’édition parmi les plus importantes du paysage littéraire francophone. Elles appartiennent au groupe Média Participations, un groupe d’édition, de médias et de divertissement franco-belge fondé en 1986 par l’avocat d’affaires et ancien ministre Rémy Montagne, contrôlé par une holding de droit belge, MP Belgique. Depuis le rachat du groupe La Martinière en 2017 (qui comprenait les éditions du Seuil), Média-Participations est l’un des cinq premiers acteurs de l’édition en France, ainsi que dans le secteur de la bande dessinée, au niveau européen.

A la tête de Média-Participations, on trouve aujourd’hui Vincent Montagne, le fils de Rémy. Fervent catholique, comme son père, Vincent Montagne est aussi à la tête de la chaîne de télévision catholique KTO, et directeur de la publication de Famille Chrétienne, entre autres activités religieuses. Grâce à sa mère, Geneviève Michelin, Vincent Montagne entretient aussi un lien étroit avec la multinationale Michelin. Il dirige aujourd’hui la Société Auxiliaire de Gestion (SAGES) affilié au groupe Michelin. Également président du Syndicat national de l’édition, Vincent Montagne s’est « rapproché de Vincent Bolloré et de Pierre-Édouard Stérin, mais aussi de Bernard Arnault (LVMH) et de Rodolphe Saadé (patron de CMA CGM qui possède BFM TV, la Tribune, RMC et des parts dans M6), en participant au consortium qui a racheté l’EST Paris, École de supérieurs de journalisme désormais aux mains de grands financiers » (Sophie Joubert, « L’édition à l’extrême droite toute », L’Humanité, 10 avril 2025).

Vincent Montagne vaut-il mieux que Vincent Bolloré ? Peut-être. Mais est-il pour autant souhaitable de rapporter du pognon à Vincent Montagne et de contribuer à perpétuer la domination du milieu éditorial par un petit nombre de groupes d’édition ?

(Bien sûr, diverses raisons peuvent pousser les auteurs que je mentionne plus haut à signer au Seuil ou dans une maison d’édition du même acabit : le prestige d’être publié par une grande maison d’édition, ayant publié beaucoup de penseurs célèbres (de grands zommes, de sommités intellectuelles hautement révérées) ; la garantie de bénéficier d’une importante diffusion, d’une large distribution et d’une bonne promotion (médiatique) ; etc.)

Les maîtres à penser du mouvement écologiste sont mécaniquement produits par un circuit universitaro-médiatico-éditorial assez spécifique. Il s’agit souvent d’individus issus du système universitaire, diplômés comme il faut, parfois scientifiques, puis publiés par des maisons d’éditions majeures (Le Seuil, La Découverte, Actes Sud, etc.), dont les livres sont ensuite promus par les médias de référence (Le Monde, Libération, Les Inrocks, France Culture, France Inter, etc.).

Et donc voilà le paradoxe, la mystification : ce circuit ne produit et ne promeut pas les critiques les plus incisives, radicales, abouties, cohérentes, du monde tel qu’il va, pour la raison principale qu’il en est lui-même une partie, un pan, un produit. Ni l’université, ni les institutions scientifiques, ni les grands groupes de l’édition, ni les médias de masse (même « de gauche ») n’ont pour fonction ou objectif de promouvoir les critiques les plus justes de l’ordre dominant. C’est pourquoi ce circuit ne met jamais en avant de penseuses ou penseurs articulant une critique radicale (c’est-à-dire honnête) de la technologie, du système industriel, du capitalisme, de l’État ou du patriarcat.

Il y a quelque chose de foncièrement paradoxal, d’absurde, de tragi-comique même, à s’imaginer contester un système, un ordre social, les institutions dominantes, en puisant ses idées et en trouvant ses maîtres à penser dans ces institutions.

Le milieu militant manque cruellement de réflexivité, de conscience de lui-même, de conscience de ce qu’il est, des dynamiques qui le traversent et qui l’animent.

Ce paradoxe caractérise même la gauche dans son ensemble (au-delà du milieu militant).

Tant que la gauche restera inféodée au circuit susmentionné de production de maîtres à penser de la contestation autorisée, elle continuera sans doute de passer à côté des problèmes les plus fondamentaux auxquels nous faisons face et restera assez inoffensive, incapable d’enrayer le désastre social et écologique.

Nicolas Casaux

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Article mis en ligne le 14 juin 2025
Changer le monde ? D’accord, mais c’est payé combien ? (par Nicolas Casaux)

Dans le dernier épisode de son émission « La lutte enchantée », sur France inter, Cyril Dion défend la fable méritocratique contemporaine tout en prétendant, d’un ton pénétré, encourager les masses à continuer de rêver.

Dion, ce doux apôtre de la transition bienveillante, recycle à son insu — ou peut-être tout à fait consciemment — le vieux catéchisme libéral : « si vous voulez vraiment, vous pouvez ». La rengaine est connue, c’est celle du rêve américain, mais recyclée, parfumée au thym (bio), enveloppée dans une rhétorique pseudo-poétique, et convertie en baume pour bobos en quête de sens.

Pour illustrer l’idée que « quand on veut, on peut », Cyril Dion prend évidemment, narcissisme oblige, son propre exemple. Ce qu’il présente comme une « lutte », c’est la réussite sociale d’un homme qui, depuis une position confortable, ose se lancer dans une entreprise n’ayant rien eu de risquée, de dangereuse, et n’ayant eu aucun effet bénéfique sur le cours catastrophique des choses.

Dion prétend être parti de rien tout en admettant qu’il était déjà, entre autres, directeur d’une collection dans une des principales maisons d’édition du capitalisme éditorial francophone. Un voisin en mesure de prêter 10 000 euros, ce n’est pas non plus commun. Dion oublie aussi de mentionner qu’en tant que fils d’un banquier ayant bossé dans la gestion de patrimoine, il ne faisait pas partie des classes les plus pauvres de la population. Ce qui aide. Dion disposait donc, dans la vie, d’un capital financier et culturel non négligeable. Il n’avait pas « rien », mais tout. En prétendant qu’il n’avait que son rêve et sa persévérance, il évacue les fondations bourgeoises de ses succès sous une couche de poussière féerique.

Dans la parabole enchantée qu’il pontifie, l’échec n’est jamais envisagé autrement que comme un manque de foi. Les conditions matérielles, les rapports de classe, les nombreuses manières dont le système verrouille les issues sont tranquillement évincés du tableau. Tout est affaire de croyance, de narration, de volonté. Ainsi, l’idéologie méritocratique change de peau sans rien perdre de son venin. Elle abandonne les bancs de l’école républicaine pour les planches d’un TEDx bio-sensible. Elle troque le discours du proviseur contre celui du poète écologique. Mais son but reste le même : neutraliser toute conscience des rapports sociaux en exaltant l’individu entrepreneur de sa propre rédemption : « les obstacles sont intérieurs, pas structurels. Ce qui t’empêche de réussir, ce n’est pas le système, c’est ton manque de confiance, ta peur, ton inertie », nous dit en substance Cyril Dion.

Le réel, les rapports de domination, les infrastructures économiques, l’industrie, la police : tout cela disparaît dans la fable éco-méritocratique de Dion. Il contemple son propre reflet dans l’eau d’un monde qu’il ne veut pas troubler, et il appelle cela « changer le monde ». Ce n’est pas une lutte, c’est une berceuse pour les bourgeois et les aspirants bourgeois qui écoutent France inter.

Dion, c’est le rêve américain version écolo TEDx. On remplace la réussite financière par une réussite « engagée », le costume-cravate par le gilet en laine (écoresponsable) et le carnet de poésie, la Silicon Valley par la permaculture, l’agriculture bio ou le « développement durable ». Mais l’architecture idéologique reste identique : une fable individuelle déconnectée des rapports sociaux réels, qui ne menace en rien l’ordre établi.

(Et je passe sur l’illusion risible et nuisible selon laquelle son documentaire aurait amélioré quoi que ce soit. Que certaines personnes aient quitté leur boulot super nuisible pour l’agriculture biologique plus ou moins grâce à lui, soit. Ce genre d’effet est plutôt positif. Mais Cyril est incapable de réaliser tout le mal que font ses documentaires en laissant accroire que des entreprises deviennent bonnes pour la planète parce qu’elles suivent les préceptes du « développement durable ». Ce n’est pas le cas. De surcroît, la multiplication des centrales de production énergétique photovoltaïques, éoliennes, hydroélectriques, qui constituent autant de nuisances supplémentaires pour la nature, ce n’est pas non plus une bonne chose, et c’est pourtant aussi à mettre à son actif. Il contribue à cela avec ses discours, ses films. Il encourage ça.)

*

Dans les milieux supposément « militants » contemporains, les mises en garde contre le « militantisme sacrificiel » et le « burn-out militant » sont assez courantes.

Mais le phénomène n’est pas nouveau. Le « militantisme sacrificiel » était déjà dénoncé il y a plusieurs décennies. En substitut, on proposait déjà un « nouveau militantisme », un militantisme festif, décontracté, plus cool, quelque chose comme ça.

Dans un article paru il y a environ 20 ans, on pouvait lire :

« Beaucoup de responsables associatifs se plaignaient de la disparition du militantisme. Pourtant le mouvement associatif connaît, selon la Commission Européenne, une “croissance exponentielle”. La crise actuelle du militantisme ne signifie pas la disparition des militants, mais la disparition d’un militantisme “sacrificiel”. On assiste en fait à l’avènement d’un “nouveau militantisme”, marqué par un engagement plus ponctuel, mais aussi plus concret, plus pragmatique qu’idéologique, plus basé sur la convivialité et la démocratie participative que sur le devoir civique et la démocratie représentative. »

Vingt ans plus tard, on peut toutes et tous constater les formidables réussites du « nouveau militantisme ».

Et on a toutes et tous vu passer cette phrase attribuée à Emma Goldman : « Si je ne peux pas danser, je ne veux pas prendre part à votre révolution. » Beaucoup l’invoquent à l’encontre du « militantisme sacrificiel », à l’appui d’un militantisme festif, cool, etc. Mais outre que Goldman ne l’a probablement jamais prononcée (cette phrase provient d’une sorte de légende urbaine qui a commencé à se répandre dans les années 1970), la vie entière de Goldman et toutes ses idées contredisent totalement l’idée selon laquelle il ne devrait y avoir de militantisme que cool, relax, joyeux et tranquille.

La vie d’Emma Goldman a été marquée par la prison, l’exil, la solitude, la pauvreté, les trahisons. Elle a été expulsée des États-Unis en 1919 après avoir été emprisonnée pour ses positions anti-guerre ; elle a dû fuir la Russie après avoir dénoncé la répression léniniste. Etc. La vie d’Emma Goldman est l’exemple même d’une existence entièrement consacrée à un engagement politique total, viscéral, sacrificiel.

Cela dit, contrairement à une croyance qui semble désormais commune, Emma Goldman comprenait que le sacrifice et la joie ne s’opposent pas nécessairement. Son engagement sacrificiel n’était pas un vœu d’austérité.

Quoi qu’il en soit, ce qui me semble assez clair, c’est qu’on n’a rien sans rien. Que les luttes contre les systèmes d’oppression, d’exploitation, ont toujours exigé des sacrifices. Que changer le cours (catastrophique) des choses, les dynamiques mortifères de l’industrialisation, de l’urbanisation, de la technologisation, du capitalisme, de la domination étatique, de la domination masculine, exige(rait) énormément. Et donc que les aspirations contemporaines à un militantisme cool, amusant et relaxant sont assez ineptes.

Ce n’est pas à dire qu’il faut se sacrifier n’importe comment. Simplement, encore une fois, qu’on n’a rien sans rien, et qu’on ne peut pas espérer mettre fin à des systèmes de domination millénaires en dansant ou en sirotant des cocktails au festival de Cannes comme Cyril Dion.

Vouloir la facilité dans le militantisme, c’est ce qui a permis et ce qui permet au capitalisme de le récupérer, par le biais, notamment, du secteur des ONG (que certains qualifient de « complexe industriel à but non lucratif »). Les ONG, c’est la professionnalisation du militantisme. Et presque systématiquement, inévitablement, les objectifs des ONG ne consistent pas à renverser les dynamiques dominantes. Ils relèvent plutôt d’une forme de réformisme, de remèdes superficiels, voire de fausses solutions qui accompagnent le progrès du désastre.

L’autrice indienne Arundhati Roy l’avait bien relevé il y a plus de vingt ans :

« L’ONG-isation de la politique menace de transformer la résistance en un travail courtois, raisonnable, payé et en 35h. Avec quelques bonus en plus. »

Or :

« La vraie résistance a de vrais coûts. Et aucun salaire. »

Bref. Je ne cherche encore une fois pas ici à encourager des burn-out militants, des sacrifices tous azimuts. Mais on ne peut pas non plus se mentir, s’illusionner n’importe comment.

Il me semble que la vérité est aux antipodes de ce que raconte Dion. En réalité, la résistance contre l’ordre établi, contre le capitalisme technologique, contre le patriarcat, contre l’État, manque cruellement de gens suffisamment déterminés, capables de sacrifices. De personnes qui ne trahissent pas les luttes, qui tiennent ensemble engagement militant et refus de parvenir (sans refus de parvenir, l’engagement militant dégénère en carrière médiatique de pseudo-militant, façon Cyril Dion).

Nicolas Casaux

(Les photos qui suivent la vidéo de Dion sont tirées d’une de ses plus récentes publications Instagram, elles proviennent d’un séjour au Brésil qu’il a fait pour promouvoir son dernier film documentaire, Animal).

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Article mis en ligne le 10 juin 2025
Paloma Moritz confond millénarisme technologiste et écologie (par Nicolas Casaux)

Il y a quelques jours, lors de l’émission qu’elle tient sur la chaîne YouTube du média Blast (média indépendant, alternatif, autonome, révolutionnaire, turlututu chapeau pointu), Paloma Moritz a reçu les deux auteurs d’un livre sorti en 2022 aux États-Unis, et publié en français l’an passé sous le titre Tout pour tout le monde : Une histoire orale de la Commune de New York 2052–2072 (éditions Argyll, 2024).

Il s’agit d’une sorte de roman d’anticipation qui se déroule à la fin des années 2060, dans un futur où une révolution mondiale a donné naissance à une société égalitaire et démocratique, écologique et coopérative. Le livre se présente sous la forme d’une succession d’interviews d’individus ayant vécu ces bouleversements.

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Le livre est donc co-écrit par deux personnes : M.E. O’Brien et Eman Abdelhadi. Mais contrairement à ce qu’affirme Paloma Moritz, il ne s’agit pas de « deux autrices ». Il s’agit d’un auteur et d’une autrice. Un homme et une femme. Enfin, un homme-qui-se-dit-femme et une femme. O’Brien est en effet un homme qui se dit « femme trans ».

Titulaire d’un doctorat de sociologie obtenu à l’université de New York, O’Brien travaille comme psychothérapeute à New York et est apparemment en formation pour devenir psychanalyste. Voici comment il se présente dans un podcast :

« Je suis une femme, je pense que c’est mon identification principale, et évidemment trans. Je suis une femme trans. Ma présentation de genre se situe en quelque sorte sur le spectre butch version douce. Je m’inspire de l’histoire du butch et de la fem’, et c’est ainsi que je m’identifie en termes de genre. »

Eman Abdelhadi, elle, est une (vraie) femme, professeure de sociologie à l’université de Chicago.

Par un heureux hasard, dans leur livre – Tout pour tout le monde –, la première personne fictive interviewée se trouve être un homme-qui-se-dit-femme (« femme trans ») appelé Miss Kelley, également « travailleuse du sexe ». À travers Kelley, les deux fabulistes formulent une apologie de la prostitution. O’Brien et Abdelhadi font partie du camp qui considère que la prostitution n’est pas une ignoble forme d’exploitation sexuelle, mais un travail relativement comme les autres, un « travail du sexe ». A travers Kelley, la prostitution est présentée comme une vocation visant à « prendre soin des gens », à s’assurer que tout le monde ait accès à « du sexe ».

Dans le merveilleux futur écologique et égalitaire que le roman promeut, la prostitution existe toujours (pourquoi chercher à abolir un travail aussi formidable ?!). Cependant, elle n’est plus qualifiée de « travail du sexe » mais de « travail tactile ». Et l’argent ayant été aboli,

« des tas de filles ont arrêté de baiser et n’ont jamais regardé en arrière, ou elles se sont retirées, ou sont devenues ingénieures agricoles, et c’est très bien comme ça. Mais beaucoup sont restées au travail. Moi aussi, j’aimais plutôt bien être une tactile, c’était comme une échappatoire au stress des débats sur la distrib’ alimentaire. Au début, on considérait ça comme de la kinésithérapie pour les personnes handicapées. Par exemple, si on connaissait quelqu’un qui ne trouvait personne pour baiser à cause de l’aspect de son corps, une fille se portait volontaire pour travailler avec. […] Beaucoup de filles se sont formées à la thérapie, à aider les gens à parler grâce au sexe. »

Je récapitule. La prostitution, c’est une noble vocation visant à « prendre soin des gens », c’est un « travail tactile », c’est « de la kinésithérapie pour les personnes handicapées ». O’Brien et Abdelhadi célèbrent même « l’expérience et les compétences qui [vont] avec le tapin ». La prostitution, c’est une formation, un cursus social. Dans la glorieuse utopie qu’entrevoient O’Brien et Abdelhadi, « le travail du sexe – je veux dire, le travail tactile – est devenu une sorte de thérapie holistique, qui intègre tous ces différents genres de soins ». Si, avec ça, les hommes n’adhèrent pas au projet…

Sur Blast, l’émission que tient Paloma Moritz est une rubrique écologie. Alors quid de l’écologie ? Eh bien, sur ce sujet, les idées du livre d’O’Brien et Abdelhadi sont encore plus catastrophiques. L’avenir éco-démocratique qu’imaginent les deux fabulistes repose entièrement sur une infrastructure technologique massive et opaque, héritée du capitalisme industriel mais miraculeusement affranchie de ses exigences en matière de division spécialisée et hiérarchique du travail. Il s’agit d’un monde sans argent, sans salariat, sans État (en théorie, évidemment), mais avec des ascenseurs spatiaux, des colonies lunaires et martiennes, des implants d’augmentation (des sortes de smartphones implantés dans le cerveau), et une coordination planétaire par forums numériques et assemblées libres connectées. L’intelligence artificielle et d’autres techniques connexes sont utilisées pour collecter et analyser des données afin de soutenir un système mondial de production et de distribution.

Dans le lumineux futur que les fabulistes nous font miroiter, la vieille croyance séculaire dans une réappropriation démocratique des moyens de production est devenue – par quel biais, précisément, nous n’en saurons presque rien – réalité. L’infrastructure high-tech a enfin été « communisée ». Les humains augmentés du futur se sont débrouillés « pour améliorer la technologie et la faire avancer, et, en bout de course, pour communiser l’espace ». Ils ont en effet découvert « que l’exploration spatiale pouvait être bien moins consommatrice en ressources, et plus accessible ». Et ont alors décidé de construire un « ascenseur spatial » à Quito.

Autrement dit, ce roman met en scène le fantasme – le mythe – technologiste de base. L’idée selon laquelle la technologie serait « neutre » ; l’idée selon laquelle tout dépendrait de comment on s’en sert et de qui s’en sert ; l’idée selon laquelle notre salut réside dans la technologie.

Bien évidemment, ce roman d’une bêtise navrante n’examine pas une seconde en détail les implications sociales et matérielles de la technologie. Il ignore soigneusement toute l’analyse technocritique (des anarchistes naturiens à PMO, en passant par Simone Weil, Jacques Ellul, etc.).

Paloma Moritz présente le livre d’O’Brien et Abdelhadi de manière élogieuse, comme une sorte de source d’inspiration pour penser des alternatives au capitalisme. On se pince pour y croire. Comment peut-on faire la promotion de ce tissu d’inepties technologistes et transhumanistes ? Surtout après avoir reçu (entre autres) Célia Izoard afin de promouvoir son essai La Ruée minière au XXIe siècle : Enquête sur les métaux à l’ère de la transition (Le Seuil, 2024).

Paloma Moritz semble avoir autant de cohérence politique et intellectuelle qu’un chewing-gum.

Mais Paloma Moritz vient de la haute. Son père, Christophe Moritz, est le fondateur et directeur de la marque Hypsom, spécialisée dans la conception et la vente de literie haut de gamme, fabriquée en France. Sa mère, Anne-Colombe de la Taille, est la fille d’Emmanuel de la Taille-Lolainville, décédé en 2021, qui était un célèbre journaliste et producteur de télévision (passé par l’ORTF, l’AFP, TF1, etc.), membre d’une famille subsistante de la noblesse française. Paloma Moritz est apparemment très admirative de son grand-père maternel. Elle le décrit comme « un de ces êtres parés d’un habit de lumière, brillant et toujours à l’écoute », et explique : « Il m’a soutenu sans relâche dans ma carrière de journaliste, son regard m’a donné des ailes pour prendre confiance. »

Ceci explique-t-il cela ? Sans doute en partie. Quand on vient de la haute, qu’on passe par Sciences Po Paris, etc., on n’est pas orienté∙e vers une critique radicale du monde tel qu’il est. Paloma Moritz accorde des interviews au Monde, au Nouvel Obs, participe à toutes sortes de festivals typiques du greenwashing (en 2024, Paloma Moritz était la marraine des Francofolies de la Rochelle, aux côtés de Cyril Dion).

Une dernière chose, assez étrange. Depuis la fin de l’année 2020, Paloma Moritz dirige la SAS PALOMA, une société de conseil créée en 2018 par Patrice Allain-Dupré (qui a abandonné la présidence de la compagnie au profit de Moritz).

Patrice Allain-Dupré, diplômé de Sciences Po Paris, est le propriétaire de l’île privée de Saint-Riom, en Bretagne, une île que le média breton Splann décrit comme « promise à un mouvement catholique soupçonné de dérives sectaires et soutenu par Vincent Bolloré. L’histoire révélée par Enquêtes d’actu et La Presse d’Armor se déroule dans l’anse de Paimpol sur la commune de Ploubazlanec (22). » Celles et ceux que cela intéresse peuvent consulter l’article d’investigation publié en octobre 2024 sur le site d’Enquêtes d’actu.

Patrice Allain-Dupré est aussi le fondateur d’ESL & Network, une compagnie de conseil qui se présente comme « l’un des leaders français et européens de l’intelligence économique, de l’accompagnement stratégique et des affaires publiques » et qui possède des bureaux à Bruxelles, Dubaï et Rabat.

Quelle relation lie Patrice Allain-Dupré et Paloma Moritz ? Je n’en sais rien, mais l’affaire est intrigante. Pour une journaliste écologiste qui professe un ancrage à gauche, être liée de la sorte à un tel individu, c’est assez original.

Nicolas Casaux

L’article Paloma Moritz confond millénarisme technologiste et écologie (par Nicolas Casaux) est apparu en premier sur Le Partage.

Article mis en ligne le 3 juin 2025
Israël : mais d’ailleurs, à qui est ce pays ? (par Andrea Dworkin)

Le texte qui suit est une traduction d’un article publié pour la première fois dans le magazine Ms., volume I, numéro 2, septembre/octobre 1990, sous le titre « Israel: Whose country is it anyway? ». La photo de couverture, c’est une marche de l’organisation pacifiste et féministe Women Wage Peace, qui rassemble des femmes israéliennes et palestiniennes.


C’est le mien. Le débat est clos. Israël m’appartient. Du moins s’agit-il de ce qu’on m’a inculqué. J’y plante des arbres depuis toujours. Je me souviens du sein de ma mère — de la faim (elle était malade et faible) ; de l’ablation de mes amygdales quand j’avais deux ans et demi — de la peur et du papier peint de l’hôpital ; des cauchemars de l’enfance ; de l’abandon prématuré ; de la plantation d’arbres en Israël. Comprenez : avant même de savoir reconnaître un arbre dans la vie réelle, je plantais déjà des arbres en Israël. À Camden, où j’ai grandi, il y avait du ciment. Je pensais que l’immense et majestueux poteau téléphonique qui se trouvait en face de notre maison en briques en était un — un arbre ; seulement, il n’avait pas de feuilles. Je n’étais pas à plaindre : les fils étaient impressionnants. Aujourd’hui encore, lorsque je pense à « un arbre », je revois ce morceau de bois mort craquelé et brunâtre, ses fils noirs étendus vers le ciel. Je dois faire un effort pour me souvenir qu’un arbre est plus frêle et plus vert, en tout cas dans sa version archétypale, et dans les zones tempérées. Il me faut un acte adulte de volonté pour me rappeler qu’un arbre pousse vers le ciel et s’enracine dans le sol, à la différence d’un poteau téléphonique, même majestueux.

En Israël, comme à Camden, il n’y avait pas d’arbres. Chez nous, c’était le ciment ; en Israël, c’était le désert. Ils avaient besoin d’arbres. Nous non. Nous vivions aux États-Unis, où il y avait abondance de tout, même d’arbres, alors qu’en Israël, il n’y avait rien. Nous devions donc leur fournir des arbres. À la synagogue, on nous a donné des dossiers : du papier blanc, lourd, épais ; de l’encre bleue, légère, qui évoquait le vert. Le blanc et le bleu, c’étaient les couleurs d’Israël. À l’intérieur de la chemise, il y avait un arbre imprimé en bleu clair. L’arbre était plein, rond, presque gonflé, luxuriant. Chaque branche en engendrait de nombreuses autres, toutes chargées de bouquets de feuilles. Dans chaque bouquet, nous devions mettre une pièce de dix cents. Nous pouvions utiliser notre argent de poche, mais cela ne suffisait pas ; nous devions donc demander à des parents, des étrangers, au policier sur la route de l’école, au concierge de l’école — à tous ceux qui étaient en mesure de nous donner une pièce de dix cents, parce que nous devions remplir notre dossier, puis en commencer un autre et ainsi de suite. Chaque pièce de dix cents était insérée dans une petite fente dans le bouquet de feuilles, de sorte que chaque branche finissait par être chargée de pièces de dix cents. À la fin, c’était comme si des pièces poussaient sur l’arbre imprimé. Cela signifiait que vous aviez collecté assez d’argent pour planter un arbre en Israël — votre propre arbre, avec votre nom dessus. Sur le dossier, vous inscriviez aussi un autre nom, afin de dédier l’arbre à une personne disparue. Les familles juives ne manquaient jamais de morts, mais dans les années qui suivirent ma naissance, après 1946, les morts avaient submergé les vivants. Les morts étaient partout. Quel que soit son âge, on en connaissait. Des charniers, des os, des cendres, des fours, des numéros sur les avant-bras. Être juive et vivante était — presque — inhabituel. Dès l’enfance, on ressentait un sentiment de solitude. On éprouvait presque une sorte de malaise à être vivant. En avez-vous assez d’en entendre parler ? Soyez indulgents. C’était nouveau pour moi, à l’époque. J’étais une enfant. Les adultes voulaient nous empêcher de sombrer dans la morbidité, l’anxiété ou la peur. Ils ne voulaient pas que nous soyons différentes des autres enfants. Ils nous l’ont dit et ne nous l’ont pas dit. Ils nous l’ont dit, puis se sont ravisés. Ils chuchotaient, puis niaient avoir chuchoté. Tout va bien. Vous êtes en sécurité ici, aux États-Unis. Être juif, c’est comme être américain : c’est ce qu’on fait de mieux. C’était un vaste secret qu’ils essayaient de garder et de raconter en même temps. Ils étaient adultes — ils n’y croyaient toujours pas vraiment. Contrairement aux enfants.

À l’école hébraïque, j’avais deux types de professeurs. D’une part des hommes juifs aux yeux brillants du New Jersey, issus des banlieues surtout, et de Philadelphie, un haut lieu de culture — des hommes médiocres, de piètres enseignants, leurs aspirations étant plus bourgeoises que talmudiques. Et d’autre part des survivants des anciens ghettos européens, passés par Auschwitz et Bergen-Belsen — polyglottes, érudits, spectraux, aux yeux opalescents. Aucun, bien sûr, ne savait parler hébreu. C’était une langue morte, comme le latin. Le nouveau projet israélien visant à relancer l’hébreu était considéré comme une expérience vouée à l’échec. L’anglais serait la langue d’Israël. Ce n’était qu’une question de temps. L’État d’Israël est grand comme celui du New Jersey. Israël est un miracle, une grande aventure, mais aussi un endroit étrangement familier.

La difficulté, concernant la dédicace de l’arbre, c’était d’avoir un vrai nom à écrire sur votre dossier et de savoir qui était cette personne pour vous. Il était important pour les Juifs américains de paraître normaux. Or, les autres connaissent le nom de leurs morts. Nous avions trop de morts pour connaître leur nom ; le meurtre de masse est un effacement. Celles et ceux qui avaient immigré aux États-Unis avaient laissé derrière des sœurs, des frères, des mères, des tantes, des oncles, des cousins — qui avaient été massacrés. Où ? Quand ? Allez savoir. Les parents de mon père étaient des immigrants russes. Ceux de ma mère étaient hongrois. Mes grands-parents ont toujours refusé de parler de l’Europe. « Des ordures », me dit le père de mon père, « ce sont tous des ordures ». Il parlait des Européens. Il s’était enfui de Russie à l’âge de 15 ans, pour échapper au tsar. Il avait des frères et des sœurs, sept ; je n’ai jamais rien pu apprendre d’autre. Ils étaient morts, à cause des pogroms, de la révolution russe, des nazis ; ils avaient disparu. Mes grands-parents, de chaque côté, se sont enfuis pour leurs propres raisons et sont venus ici. Ils n’ont pas regardé en arrière. Et puis il y eut ce nouveau génocide, nouveau même pour les Juifs. Ils furent incapables de regarder en arrière. Il était impossible de retrouver qui — ou ce qui — avait été perdu. Il ne pouvait y avoir de réconciliation avec ce qui ne pouvait être affronté. Ils étaient vivants parce qu’ils étaient ici ; les autres étaient morts parce qu’ils étaient là-bas : qui pouvait affronter ça ? Très jeune, j’ai remarqué que les enfants chrétiens avaient une parentèle qui m’était inconnue, très âgée, avec des titres honorifiques que je ne connaissais pas — grand-tante, arrière-arrière-grand-mère. Notre famille avait commencé avec mes grands-parents. Personne ne les avait précédés, personne ne s’était tenu à leur côté. Il s’agit d’une amnésie incompréhensible et inquiétante. Il y avait eu Ève ; puis un vide déchirant, un tunnel temporel rempli d’effroyables meurtres ; puis nous. Nous, c’est-à-dire toutes celles et ceux qui étaient dans la pièce. Tous les autres étaient morts. Mon deuil — tous mes arbres plantés dans le désert —, c’était pour eux. Mais qui étaient-ils ? À mes yeux, mes ancêtres ne sont pas des individus. Leur identité, leur être, gît au fond d’un charnier. Dans le petit monde que j’habitais enfant, la conscience était divisée en trois régions : (1) en Europe, avec celles et ceux qui sont restés derrière, les morts ; (2) aux États-Unis, le meilleur des mondes possibles — où l’on s’efforçait d’être plus américain que les Américains ; et (3) en Israël, dans le désert, avec les Juifs qui étaient sortis des cendres pour aller planter des arbres. Je n’ai jamais planté d’arbre à Camden, ni ailleurs d’ailleurs. Tous mes arbres sont en Israël. On m’a dit qu’ils portaient mon nom et qu’ils étaient dédiés à la mémoire de mes morts.

Un jour, à l’école hébraïque, je me suis disputé devant toute la classe avec le directeur, un enseignant, un érudit, qui parlait sept langues, un survivant des camps (je ne sais pas desquels). En privé, il me parlait, répondait à mes questions, contrairement aux autres. Je le voyais trembler, seul ; je lui demandais pourquoi ; il disait que parfois, il ne pouvait pas parler, qu’il n’y avait pas de mots, qu’il ne pouvait rien prononcer, même s’il parlait sept langues ; il disait qu’il avait vu des choses ; qu’il ne pouvait pas dormir ; qu’il n’avait pas dormi depuis des nuits ou des semaines. Je savais qu’il savait des choses importantes. Je le respectais. Chose rare. En général, je ne respectais pas mes professeurs. Devant toute la classe, il nous a dit que dans la vie, nous avions l’obligation d’être d’abord un Juif, ensuite un Américain, enfin un être humain, un citoyen du monde. J’avais été scandalisée. Je lui avais répondu que c’était le contraire. Que nous étions d’abord des êtres humains, des citoyens du monde. Autrement, il n’y aurait jamais la paix, jamais de fin aux conflits nationalistes et aux persécutions raciales. Je devais avoir 11 ans. Il m’a répondu que les Juifs avaient été tués tout au long de l’histoire précisément parce qu’ils pensaient comme moi, parce qu’ils plaçaient le fait d’être Juif en dernier, parce qu’ils ne comprenaient pas que l’on était toujours d’abord un Juif — dans l’histoire, aux yeux du monde, aux yeux de Dieu. Je lui ai rétorqué que c’était le contraire. Que c’est seulement lorsque nous serons d’abord des humains que les Juifs seront en sécurité. Il m’a répondu que les juifs comme moi avaient eu le sang d’autres Juifs sur les mains tout au long de l’histoire ; que s’il y avait eu un Israël, les Juifs n’auraient pas été massacrés dans toute l’Europe ; que la patrie juive était le seul espoir de liberté pour les Juifs. Je lui ai répondu que c’était exactement pourquoi on avait l’obligation d’être un Américain en second lieu, et un être humain d’abord : parce qu’il n’y a que dans une démocratie exempte de religion d’État que les minorités religieuses peuvent avoir des droits, être en sécurité ou ne pas être persécutées ou discriminées. Que s’il y avait un État juif, tous les non-Juifs seraient par définition des citoyens de seconde zone. Que nous n’avions pas le droit de faire aux autres ce qu’on nous avait fait. Plus que quiconque, nous connaissions l’amertume de la persécution religieuse, l’opprobre qui accompagne le fait d’être une minorité. Nous devions être capables d’anticiper les conséquences inévitables d’un État qui nous place en premier, avant les autres. Un État théocratique ne pourrait jamais être un État juste — et les Juifs n’avaient-ils pas besoin d’un État juste ? Si les Juifs avaient eu un État équitable, n’auraient-ils pas été à l’abri des massacres ? Israël pouvait être un début : un État équitable. Mais il ne pouvait pas être un État juif. Le sang des Juifs, m’a‑t-il répondu, serait sur mes mains. Et il est parti. Je ne pense pas qu’il m’ait jamais reparlé.

Vous vous demanderez peut-être si cette histoire est apocryphe, comment je m’en souviens ou comment quelqu’un d’aussi jeune a pu avancer de tels arguments. La réponse est simple : la beauté d’une éducation juive, c’est que, pour peu que l’on soit attentive, l’on apprend à argumenter. Je m’en souviens parce que j’ai été bouleversée par ce qu’il m’a dit : le sang des Juifs sera sur tes mains. Je m’en souviens parce qu’il pensait ce qu’il disait. Une partie de mon éducation a été assurée par des enseignants qui avaient vu trop de morts pour argumenter pour le plaisir d’argumenter. J’aurais du sang sur mes mains, si j’avais tort ; les Juifs n’auraient nulle part ; les Juifs mourraient. Si moi ou quiconque rendait plus difficile l’existence d’Israël, les Juifs risquaient de mourir. Je savais que le projet Israël devait réussir. Tous les Juifs adultes que je connaissais le désiraient, en avaient besoin : les désemparés avec des numéros sur les bras, les immigrants qui étaient venus ici et avaient fui là-bas, les joyeux américanophiles qui voulaient des ranchs pour eux-mêmes, et une armée pour Israël. Israël était la réponse à la quasi-extinction, dans un monde qui s’était montré manifestement indifférent au meurtre de masse des Juifs. C’était aussi le seul moyen pour les Juifs encore en vie de survivre au fait d’avoir survécu. Ceux qui avaient été ici, et non là, par immigration ou par naissance, allaient créer un autre ici, un ici différent, un sanctuaire désiré, et non un sanctuaire trouvé par hasard. Ceux qui étaient vivants devaient trouver un moyen de faire face à la culpabilité monumentale de ne pas être morts : être l’élu, cette fois-ci pour de vrai. La construction d’Israël, c’était un pont au-dessus d’un tas d’ossements, un engagement à vivre contre l’attraction suicidaire du passé. Comment puis-je vivre en ayant vécu cela ? Je bâtirai un endroit où les Juifs pourront vivre.

Je savais, grâce à mes efforts désespérés visant à comprendre le racisme — celui des nazis, mais aussi la haine des Noirs aux États-Unis, l’existence d’une ségrégation légale dans le Sud — qu’Israël était impossible : fondamentalement injuste, conçu pour trahir les aspirations égalitaires, parce que fondé sur une définition raciale du citoyen idéal, sur l’exclusion de celles et ceux qui n’étaient pas juifs. L’égalité sociale était impossible, à moins que seuls des Juifs y vivent. Avec des voisins hostiles et un paradigme racial en guise d’identité étatique, Israël serait soit une forteresse, soit un tombeau. Je ne pensais pas que cela rendait les Juifs plus en sécurité. Je réalisais que cela rendait les Juifs différents : différents des créatures pathétiques dans les trains, des squelettes dans les camps ; différents ; indéniablement différents. C’était un grand soulagement — pour moi aussi — de ne pas être comme les Juifs dans les wagons à bestiaux. Cette différence avait de l’importance. Tant que cela durerait, je l’accepterais. Et si Israël finissait par être un tombeau, un tombeau valait toujours mieux que des fosses communes non marquées pour des millions de personnes dans toute l’Europe. Je me suis accommodée de la différence, ce qui signifie que je me suis accommodée de l’État d’Israël. Je n’aurais pas le sang des Juifs sur les mains. Je ne voulais pas aider ceux qui souhaitaient qu’Israël soit un endroit où davantage de Juifs mourraient, en disant ce que je pensais de son racisme implicite. C’était honteux, vraiment : éloigne-moi, Seigneur, de ces Juifs pitoyables ; fais de moi un être nouveau. Mais c’était réel et à 10, 11, 12 ans, j’en avais besoin.

Vous remarquerez peut-être que tout cela n’a rien à voir avec les Palestiniens. Je ne savais pas qu’il y en avait. D’ailleurs, je n’ai pas non plus parlé des femmes. Je savais qu’elles existaient, formellement parlant. Mme Untel était partout, bien sûr — particulière, renfermée, pleine de retenue et consciencieuse en public. Je n’en ai jamais vu une que j’aurais voulu devenir. Pourtant, les adultes ne cessaient de me menacer en me disant qu’un jour je devrais en être une. Apparemment, c’était le destin, et aussi un travail acharné ; on naissait ainsi, mais il fallait aussi le devenir. Soit on maîtrisait des règles exceptionnellement complexes et obscures, trop nombreuses et onéreuses pour être révélées à un enfant, même à un enfant qui étudie le Lévitique, soit on commettait une erreur, dont la nature n’était jamais précisée. Mais politiquement parlant, les femmes n’existaient pas. Et franchement, en tant qu’êtres humains, les femmes n’existaient pas non plus. On pouvait vivre toute sa vie parmi elles sans jamais savoir qui elles étaient.

On m’a bien parlé des fedayins : des Arabes qui franchissaient la frontière israélienne pour tuer des Juifs. Dans les années après Hitler, c’était monstrueux. Seule une personne dépourvue de toute humanité, de toute conscience, de tout sens de la décence ou de la justice pouvait tuer des Juifs. Ils ne vivaient pas là, ils venaient d’ailleurs. Ils tuaient des civils dans des attaques sournoises ; ils ne se souciaient pas de savoir qui ils tuaient, mais ils tuaient des Juifs.

C’est seulement une fois adulte que je me suis rendue compte que j’avais été élevée avec des préjugés contre les Arabes et que ces préjugés n’étaient pas insignifiants. Mes parents étaient particulièrement attentifs au racisme et au sectarisme religieux — dans leurs versions locales —, à la haine des Noir·es ou des catholiques, par exemple. Leur pédagogie était très courageuse. Ils avaient pris parti contre le racisme et pour les droits civiques, ce qui les avait opposés à de nombreux voisins et membres de notre famille. Ma mère m’avait fait monter dans une voiture et m’avait montré la pauvreté des Noir·es. Peu importe à quel point j’avais l’impression que nous étions pauvres, je devais me rappeler qu’être noir·e aux États-Unis rendait plus pauvre encore. Je me souviens encore d’une conversation avec mon père au cours de laquelle il m’a dit qu’il avait des sentiments racistes à l’égard des Noir·es. Je lui avais répondu que c’était impossible puisqu’il était pour les droits civiques. Il m’avait expliqué le type de sentiments qu’il éprouvait et pourquoi ils étaient mauvais. Il m’avait également expliqué qu’en tant qu’enseignant, puis conseiller d’orientation, il travaillait avec des enfants noir·es et qu’il devait veiller à ce que ses sentiments racistes ne leur nuisent pas. Mon père m’a appris que le fait d’avoir ces sentiments ne les justifiait pas ; que de « bonnes » personnes avaient de mauvais sentiments et que cela ne rendait pas ces sentiments moins mauvais ; que faire face au racisme était un processus, une chose avec laquelle une personne se débattait activement. On m’a également appris que ce n’est pas parce qu’on ressent une chose qu’elle est vraie. Mes parents s’efforçaient de dire « certains Arabes », afin de souligner qu’il y avait de bonnes et de mauvaises personnes dans chaque groupe. Mais mon éducation au sein de la communauté juive m’a fait perdre de vue cette nuance. Les Arabes étaient primitifs, incivilisés, violents. (Mes parents n’auraient jamais accepté de telles généralisations vis-à-vis des Noir·es.) Les Arabes haïssaient et tuaient les Juifs. Au final, on m’a enseigné que les Arabes étaient irrémédiablement mauvais. Au cours de mes nombreux voyages, je n’avais jamais rencontré d’Arabes — l’ignorance est la meilleure amie des préjugés.

Au milieu de la trentaine, j’ai commencé à lire des livres écrits par des Palestiniens. Ces livres m’ont fait réaliser que j’étais mal informée. […] Il y a peut-être 20 ans, j’ai appris qu’ils existaient. J’ai su qu’ils étaient lésés. J’étais en faveur d’une solution à deux États. Au fil des ans, j’ai appris que des Israéliens torturaient des prisonniers palestiniens. J’ai connu des journalistes juifs qui censuraient délibérément des informations afin de ne pas « causer du tort » à l’État juif. Je savais que les droits humains des Palestinien·nes étaient bafoués au quotidien. Comme mon papa, sur les questions sociales, les questions politiques, j’avais les opinions en vogue dans mon milieu. Ces opinions me valaient un conflit permanent avec la communauté juive, y compris avec ma famille, de nombreux ami·es et de nombreuses féministes juives. Pour autant que je sache, la communauté juive n’a que très récemment — mardi dernier, quelque chose comme ça — affronté les faits — les faits actuels. Je ne discuterai pas de la tortueuse histoire, de qui a fait quoi à qui et quand. Je ne discuterai pas du sionisme, sauf pour dire qu’il est évident que je ne suis pas sioniste et que je ne l’ai jamais été. Ce débat rejoint celui que j’eus avec le directeur de mon école hébraïque ; ma position est la même — soit nous créons un monde juste, soit nous continuons à nous faire tuer. (J’ai également remarqué, entre-temps, que les Cambodgiens avaient eu le Cambodge et que cela ne les avait pas beaucoup aidés. Le sadisme social revêt de nombreuses formes. L’inimaginable se produit). Mais il y a les questions de politique sociale, et il y a le racisme qui réside dans le cœur et l’esprit des individus sous forme d’un préjugé concernant tout un peuple. On croit aux stéréotypes, on croit au pire, on accepte une caricature selon laquelle les membres de tel groupe sont risibles ou menaçants, toujours méprisables. Je ne crois pas que les Juifs américains élevés comme je l’ai été soient exempts de ce préjugé. On nous l’a enseigné dès notre plus tendre enfance. Il a permis au gouvernement israélien de justifier auprès de nous ce qu’il avait fait aux Palestinien·nes. Nous avons été aveuglé·es, non seulement par notre besoin d’Israël ou notre loyauté envers les Juifs, mais aussi par un préjugé profond et réel à l’égard des Palestinien·nes qui s’apparente à de la haine raciale.

Le territoire n’était pas inhabité, contrairement à ce qu’on m’avait appris. Ah, certes, il y avait quelques tribus nomades, mais elles n’avaient pas de maisons au sens normal du terme — pas comme nous en avons dans le New Jersey. Il s’agit seulement de quelques individus inéduqués, primitifs et sales, qui ne veulent même pas d’un État. Il y avait des gens et même des arbres — des arbres qui ont été détruits par les soldats israéliens. Les Palestiniens ont raison de dire que les Juifs les considéraient comme des moins que rien. On m’a effectivement appris qu’ils n’étaient rien au sens le plus littéral du terme. S’emparer du pays et le transformer en Israël, l’État juif, était un acte impérialiste. Pour les Juifs, une telle affirmation est incompréhensible. Comment un peuple presque mort, presque éteint, un peuple qui n’était plus que cendres, aurait-il pu impérialiser qui ou quoi que ce soit ? Eh bien, Israël est un phénomène peu commun : des Juifs, presque anéantis, ont accaparé la terre et contraint un monde très hostile à légitimer leur vol. Je pense que les Juifs américains sont incapables d’admettre qu’il s’agit d’un acte — du seul acte — d’impérialisme, de conquête, qu’ils soutiennent. Nous avons aidé, nous en sommes fiers, nous sommes là. Cela contredit toutes les idées que nous professons sur notre identité et sur ce que signifie être juif. Mais c’est un fait. Nous avons pris un pays aux gens qui y vivaient ; nous, les dépossédés, nous en avons dépossédé d’autres ; nous avons dit : « Ce sont des Arabes, qu’ils aillent dans un endroit arabe. » Lorsque les Israéliens disent qu’ils veulent être jugés selon les mêmes normes que le reste du monde, et non selon des normes spécialement conçues pour les Juifs, ils veulent en partie dire que c’est ainsi que va le monde. Il s’agit peut-être d’une première pour les Juifs, mais tout le monde a agi de la sorte au cours de l’histoire. Il s’agit du cours de l’histoire. J’ai grandi dans l’État du New Jersey, qui a la même taille qu’Israël ; il n’y a pas si longtemps, il appartenait aux Indien∙nes. C’est parce que les Juifs américains refusent d’affronter ce fait — que nous avons volé la terre — que les Juifs américains ne peuvent pas se permettre de regarder les Palestinien·nes en face.

Quant aux Palestinien·nes, je ne peux qu’imaginer l’humiliation qu’implique le fait de perdre et d’être conquis par le peuple le plus faible, le plus méprisé et le plus castré de la planète. C’était une remarque féministe sur la masculinité.

Dans mon enfance, la seule fois où j’ai entendu parler de l’égalité des sexes, c’est lorsqu’on m’a appris à aimer le nouvel État d’Israël et à lui être fidèle. Ce nouvel État était apparemment construit sur le principe selon lequel hommes et femmes sont égaux dans tous les domaines. Selon mes professeurs, la servilité n’était pas de mise pour le nouveau Juif — ou la nouvelle Juive. Dans le nouvel État, il n’y avait ni fort ni faible. Le sexe ne déterminait pas la valeur. Tout le travail était partagé : le travail physique, le travail subalterne, la cuisine — il n’y avait pas, pour reprendre la terminologie contemporaine, de stéréotypes ou de rôles sociosexuels. Et comme tout le monde travaillait, tout le monde était également responsable, et tout le monde avait voix au chapitre. Plus particulièrement, les femmes étaient des citoyennes, pas des mères.

Étrangement, il s’agissait de l’aspect le plus original d’Israël. Dans le New Jersey, nous n’avions pas l’égalité des sexes. Dans le New Jersey, personne n’y pensait, personne n’en avait besoin, personne n’en voulait. Nous n’avions pas l’égalité des sexes à l’école hébraïque. Peu importait votre intelligence ou votre dévotion : si vous étiez une fille, vous n’aviez pas le droit de faire quoi que ce soit d’important. Vous n’aviez pas le droit de vouloir autre chose que le mariage, même si vous étiez exceptionnellement érudite. L’égalité des sexes, c’était une chose qu’ils allaient obtenir dans le désert avec les arbres ; nous ne pouvions pas la leur envoyer, car nous ne l’avions pas. C’était un nouveau principe pour un nouveau pays. Et cela a permis de créer un nouveau peuple ; dans le New Jersey, nous n’avions pas ce besoin d’innover.

Quand j’étais enfant, Israël était aussi fondamentalement socialiste. Les kibboutzim, collectifs volontaires, étaient des communautés égalitaires par conception. Les kibboutzim allaient remplacer la famille nucléaire traditionnelle en tant qu’unité sociale de base dans la nouvelle société. Les enfants seraient élevés par l’ensemble de la communauté — ils n’« appartiendraient » pas à leurs parents. La vision communautaire était la pierre angulaire du nouveau pays.

Ici, les femmes étaient presque invisibles. La communauté juive était plutôt animée par l’avidité matérielle, la soif de marchandises et la quête de statut de la classe moyenne. Israël répudiait les valeurs des Juifs américains — mais d’une manière ou d’une autre, les adultes parvenaient à vénérer Israël tout en bafouant au quotidien toutes les valeurs radicales que le nouvel État embrassait. Cependant, cela a possiblement eu une influence importante sur les enfants. Ce n’est sans doute pas pour rien que les enfants juifs de mon âge aspiraient à faire de la vie en communauté une réalité ; ou que les filles ont décidé, en grand nombre, de faire de l’égalité des sexes le socle de nos combats politiques.

Tandis qu’aux États-Unis, les femmes vivaient dans un monde clair-obscur, en tant qu’appendices des hommes, femmes au foyer, les femmes les plus fortes que j’ai connues dans mon enfance œuvraient à l’élaboration, au bien-être et à la préservation de l’État d’Israël. Il s’agissait possiblement du seul domaine d’engagement socialement approuvé. Ma tante Helen, par exemple, la seule femme célibataire et active que j’ai connue dans mon enfance, avait fait d’Israël la cause de sa vie. Non seulement les femmes fortes travaillaient pour Israël, mais même les femmes qui ne l’étaient pas — celles qui étaient conformistes — faisaient montre d’une force rare lorsqu’elles s’engageaient en faveur d’Israël. En tant qu’adultes, l’égalité des sexes les touchaient peut-être d’une manière particulière. Par la suite, le long mandat de Première ministre de Golda Meir nous donna l’impression que la promesse d’égalité était tenue. Elle était nouvelle ; certes, forgée à l’ancienne, visiblement, mais elle s’est elle-même rendue nouvelle par un acte de volonté ; publique ; dirigeante d’un pays en crise. Ma tante Helen et Golda Meir se ressemblaient beaucoup : elles ne se définissaient pas par rapport à des hommes, elles étaient directes alors que d’autres femmes étaient timides, elles étaient coriaces, pleines de ressources, formidables. Les seules femmes formidables que j’ai connues étaient associées à Israël et engagées en sa faveur — à l’exception d’Anna Magnani. Mais c’est une autre histoire.

Enfin, en 1988, à 42 ans, à l’occasion de Thanksgiving, jour où nous célébrons le fait d’avoir réussi à voler cette terre aux Indiens, je me suis rendue en Israël pour la première fois.

Je suis allée à une conférence, la première conférence internationale sur le féminisme juif. Elle avait pour thème l’autonomisation des femmes juives. Et pour sponsors le Congrès juif américain, le Congrès juif mondial et le Réseau des femmes israéliennes (Israel Women’s Network). Son programme reflétait les aspirations de la classe moyenne. Il avait été conçu par des femmes de la classe moyenne, principalement américaines, et inféodées aux dirigeants masculins des groupes qui les sponsorisaient. Les féministes israéliennes laïques qui s’organisaient de manière autonome n’étaient pas dupes. Au départ, elles avaient eu l’intention de boycotter la conférence féministe de l’establishment et d’organiser une conférence féministe alternative, en parallèle. Finalement, elles ont décidé d’organiser leur propre conférence, en incluant des femmes palestiniennes, le lendemain de la fin de la conférence de l’establishment.

J’y suis allée pour les féministes israéliennes. J’y suis allée pour les rencontrer à Haïfa, Tel Aviv et Jérusalem ; pour parler avec celles qui s’organisent contre toutes les violences infligées aux femmes ; pour en apprendre davantage sur la situation des femmes en Israël. J’avais prévu de rester — si je l’avais fait, je me serais aussi exprimée au centre d’aide aux victimes de viol à Jérusalem. À Haïfa, où Phyllis Chesler et moi-même avons pris la parole devant une salle comble (qui comprenait des femmes palestiniennes et quelques jeunes hommes arabes) pour évoquer les problèmes de la garde des enfants et de la pornographie aux États-Unis, les femmes étaient en colère contre la conférence de l’establishment — son programme féministe timoré, son exclusion des pauvres et des féministes palestiniennes. Au bout d’un moment, une femme âgée d’une soixantaine d’années, avec un accent est-européen, peut-être polonais, s’est levée et a dit à peu près ce qui suit : « Bon, il s’agit juste d’une autre conférence organisée par les Américains, comme toutes les autres. Ils en organisent régulièrement. Ils utilisent des innocentes comme elles — elle nous a désignées Phyllis et moi — qui n’y comprennent rien. » Tout le monde a bien ri, surtout nous. Cela faisait longtemps qu’on ne m’avait pas traitée d’innocente, ou qu’on ne m’avait pas perçue comme telle. Mais elle avait raison. Israël m’avait mise à genoux. Innocente, c’était juste. Voici ce qui compromit mon innocence, telle qu’elle était.

1. La Loi du retour

Des femmes juives venues de nombreux pays, dont l’Argentine, la Nouvelle-Zélande, l’Inde, le Brésil, la Belgique, l’Afrique du Sud et les États-Unis, ont assisté à la conférence de l’establishment. Chacune de ces femmes avait apparemment davantage de droit d’être là que n’importe quelle Palestinienne née là-bas, ou dont la mère est née là-bas, ou dont la mère de la mère est née là-bas. Moralement, c’était insupportable. Je m’en rendais viscéralement compte : je n’avais aucunement droit à ce droit.

La Loi du retour stipule que tout Juif arrivant dans le pays peut immédiatement en devenir citoyen ; aucun Juif ne peut être refoulé. Cette Loi est au fondement de l’État juif. Il s’agit de son principe identitaire fondateur et de sa finalité. Les partis religieux orthodoxes, qui ont obtenu une part importante des voix aux dernières élections, souhaitaient que la définition du terme « juif » soit restreinte afin d’exclure les convertis au judaïsme ne l’ayant pas été par des rabbins orthodoxes, conformément aux préceptes de l’orthodoxie. Les femmes présentes à la conférence de l’establishment ont été mobilisées en vue de manifester contre toute modification de la Loi du retour. La logique était la suivante : « C’est la droite qui fait ça. La droite, c’est le mal. Tout ce que la droite veut est mauvais pour les femmes. Par conséquent, nous, les féministes, devons nous opposer à cette modification de la Loi du retour. » Combattre la droite. Dans votre for intérieur, vous savez que le féminisme est un combat pour les femmes, mais ne le dites à personne d’autre : ni à Shamir, ni aux rabbins orthodoxes, ni à la presse ; et surtout pas aux jeunes juifs américains qui parrainent votre conférence, qui sont en Israël en ce moment pour faire pression sur Shamir et pour garder un œil sur les filles. Combattre la droite. Trouvez une question importante pour les hommes juifs et présentez-vous en tant que représentantes des femmes. Rendez-les fiers. Et surtout, évitez de les offenser ou de les contrarier en les obligeant à se tenir à vos côtés pour défendre les droits des femmes.

Lors de la conférence de l’establishment, la protestation contre la modification de la Loi du retour a été présentée comme un « premier pas » contre le pouvoir des rabbins orthodoxes. Étant donné que le pouvoir de ces hommes sur la vie des femmes juives en Israël est étendu et pernicieux, « faire un premier pas » contre eux — sans mentionner aucune des façons dont ils tyrannisent déjà les femmes — n’était pas seulement inapproprié, c’était honteux. Nous devions faire un vrai pas en avant. En Israël, les femmes juives sont fondamentalement — dans la réalité, dans la vie de tous les jours — gouvernées par la loi de l’Ancien Testament. Voilà pour l’égalité des sexes. Les rabbins orthodoxes prennent la plupart des décisions juridiques qui ont un impact direct sur le statut et la qualité de vie des femmes. Ils ont le dernier mot sur toutes les questions de « statut personnel », derrière lesquelles les féministes reconnaîtront la fameuse sphère privée dans laquelle les femmes, civilement subordonnées, sont traditionnellement emprisonnées. Les rabbins orthodoxes décident des questions de mariage, d’adultère, de divorce, de naissance, de mort, de légitimité, de ce qu’est le viol et de la légalité ou de l’illégalité de l’avortement, des coups et blessures et du viol dans le mariage. Lors de leur protestation, ces féministes n’ont même pas mentionné les femmes.

Comment Israël en est-il arrivé là ? Comment ces rabbins orthodoxes ont-ils obtenu le pouvoir dont ils disposent sur les femmes ? Comment les déloger, les éloigner des femmes ? Pourquoi les lois religieuses ne sont-elles pas supplantées par un ensemble de lois civiles garantissant aux femmes des droits réels et indiscutables à l’égalité et à l’autodétermination dans ce pays que nous avons tous et toutes contribué à construire ? J’ai 44 ans, Israël en a 42, comment diable cela a‑t-il pu se produire ? Qu’allons-nous faire maintenant ? Comment les féministes juives ont-elles réussi à ne pas « faire un premier pas » avant la fin de l’année 1988 et à ne pas mentionner les femmes ?

2. La condition des femmes juives en Israël est abjecte.

Là où je vis, les femmes sont loin d’avoir la vie belle. Compte tenu des statistiques de viols et de coups et blessures — piètre reflet de la réalité —, de l’inceste, de la pornographie, des meurtres en série, de la sauvagerie pure et simple de la violence à l’encontre des femmes, c’est un peu la Nuit de Cristal au quotidien. Mais en Israël, la situation est déchirante. Mes sœurs, nous avons construit un pays dans lequel les femmes sont de la merde de chien, quelque chose que l’on retire de sa chaussure en frottant. Nous, les « féministes juives ». Nous qui ne poussons pas plus loin que ne l’autorisent les hommes juifs ici. Quand il est sérieux, le féminisme combat la hiérarchie des sexes et le pouvoir masculin. Les hommes n’ont pas le droit de se tenir au-dessus de vous, seuls ou en groupe. Ne les aidez pas à construire un pays dans lequel le statut des femmes s’amenuise au fur et à mesure que celui des hommes — des hommes là-bas et des hommes ici — augmente. D’après ce que j’ai vu, entendu et appris, nous avons participé à construire un enfer pour les femmes, un charmant enfer juif. N’est-ce pas pareil partout ? Eh bien, « partout » n’est pas plus jeune que moi ; « partout » n’a pas été fondé sur la prémisse de l’égalité des sexes. Le statut inférieur des femmes en Israël n’est pas unique, mais nous en sommes les seules responsables. Je me suis sentie humiliée par la façon dont les femmes sont traitées en Israël. Je me suis souvenue du directeur de mon école hébraïque, survivant de l’Holocauste, qui m’avait dit que je devais être juive d’abord, américaine ensuite, puis citoyenne du monde, et être humain enfin, et qu’autrement, j’aurais le sang des Juifs sur les mains. J’ai longtemps gardé le silence sur Israël pour ne pas avoir le sang des Juifs sur les mains. Il s’avère que je suis une femme en premier, en second et en dernier lieu — c’est tout un — et que j’ai le sang de Juifs sur les mains — le sang des femmes juives d’Israël.

Les divorces et les violences

En Israël, il existe des tribunaux religieux distincts pour les chrétiens, les musulmans, les druzes et les juifs. Les femmes de chaque groupe sont soumises à l’autorité des plus anciens systèmes de misogynie religieuse.

En 1953, une loi a été votée qui place tous les Juifs sous la juridiction des tribunaux religieux pour tout ce qui concerne le « statut personnel ». Dans les tribunaux religieux, les femmes, tout comme les enfants, les déficients mentaux, les aliénés et les criminels condamnés, ne peuvent pas témoigner. Une femme ne peut pas être témoin ni, bien entendu, juge. Une femme ne peut pas signer un document. Cela pourrait faire obstacle à l’égalité.

Selon la loi juive, le mari est le maître ; la femme lui appartient, d’ailleurs elle est l’une de ses côtes ; son devoir est d’avoir des enfants — de préférence dans la douleur ; souvenez-vous de l’Ancien Testament. Vous avez lu le livre. Vous avez vu le film. Mais vous ne l’avez pas vécu. En Israël, les femmes juives le vivent.

Le mari possède le droit exclusif de prononcer le divorce ; il s’agit d’un droit imprescriptible. La femme n’a pas ce droit et n’a aucun recours. Elle doit vivre avec son mari adultère jusqu’à ce qu’il la jette dehors (après quoi ses perspectives ne sont pas reluisantes). Si elle commet l’adultère, il peut très simplement se débarrasser d’elle (après quoi ses perspectives sont pires). Elle doit vivre avec un agresseur jusqu’à ce qu’il en ait fini avec elle. En partant, elle se retrouverait sans abri, pauvre, stigmatisée, déplacée, paria, exilée intérieure en Terre promise. En partant sans l’autorisation officielle des tribunaux religieux, elle pourrait être considérée comme une « épouse rebelle », une catégorie juridique de femmes en Israël qui n’a, bien sûr, pas d’équivalent masculin. Une « épouse rebelle » perd la garde de ses enfants et tout droit à une aide financière. On estime à 10 000 le nombre d’agunot — « femmes enchaînées » — dont les maris refusent de divorcer. Certaines sont des prisonnières, d’autres des fugitives ; aucune ne possède les droits fondamentaux de la citoyenneté ou le statut de personne humaine.

Personne ne connaît l’ampleur des violences. D’après l’ouvrage Sisterhood Is Global, en 1978, environ 60 000 cas de femmes battues ont été signalés ; seuls deux hommes ont été incarcérés. En 1981, j’ai discuté avec Marcia Freedman, ancienne membre du Parlement israélien et fondatrice du premier refuge pour femmes battues en Israël — refuge où je me suis rendue à Haïfa. À l’époque, elle pensait que les violences conjugales en Israël étaient dix fois plus fréquentes que dans notre pays. De récentes auditions au Parlement ont conclu que 100 000 femmes sont battues chaque année dans leur propre maison.

Marcia Freedman était à Haïfa quand j’y étais. Je n’ai vu qu’une partie de ce qu’elle et d’autres féministes ont accompli en Israël et contre toute attente. Il y a maintenant cinq refuges en Israël. Le refuge de Haïfa est un grand bâtiment situé en ville. Il ressemble aux autres bâtiments. Les rues sont pleines d’hommes. La porte est fermée à clé. Une fois à l’intérieur, vous montez plusieurs volées de marches pour arriver à une grande porte en fer à l’intérieur du bâtiment, le genre de porte qu’on installe dans les prisons de haute sécurité pour hommes. Elle est verrouillée en permanence. Il s’agit de leur seule véritable défense contre les hommes violents. Et derrière la porte de fer, il y a les femmes et les enfants ; de grandes pièces communes, propres et nues ; de petites pièces immaculées dans lesquelles vivent les femmes et leurs enfants ; un bureau ; un salon ; les dessins des enfants qui vivent là — colorés, souvent violents — et, au dernier étage, une école, avec des enfants Palestiniens et israéliens, minuscules, jeunes, parfaits, beaux. Ce foyer est l’un des rares endroits en Israël où les enfants arabes et juifs sont éduqués ensemble. Leurs mères vivent ensemble. Derrière les lourds barreaux de fer, là où les femmes s’enferment volontairement afin de rester en vie, se trouve un modèle vivant de coopération palestino-israélienne : derrière les barreaux de fer qui empêchent les hommes violents — juifs et arabes — d’entrer. Les féministes ont réussi à obtenir des aides au logement pour les femmes qui ont la permission de vivre en dehors du domicile conjugal, mais le processus de qualification peut prendre jusqu’à un an. Les femmes qui gèrent le refuge essaient de reloger les femmes rapidement — en vue d’accueillir d’autres femmes — mais certaines femmes restent jusqu’à un an. Le soir, les femmes qui gèrent le refuge, qui sont désormais des professionnelles, rentrent chez elles, tandis que les femmes battues restent. La grande porte en fer est leur seule protection. Et si — et s’il venait ? Les femmes peuvent appeler la police ; la police viendra. Le policier qui fait la ronde est gentil. Il s’arrête parfois. Parfois, elles lui donnent une tasse de café. Mais dehors, il n’y a pas si longtemps, une femme a été battue à mort par le mari qu’elle fuyait. Les femmes à l’intérieur ne sont pas armées ; le refuge n’est pas armé ; ceci dans un pays où les hommes sont armés. Il n’existe pas de réseau de refuges. Les emplacements des refuges sont connus. Les femmes doivent sortir pour trouver du travail et un endroit où vivre. Manifestement, les femmes sont battues — et battues à mort — ici aussi. Mais le mari ne bénéficie pas d’une aide aussi active de la part de l’État — sans parler du Dieu des Juifs. Et lorsqu’une femme juive obtient le divorce, elle doit éviter d’être en présence de son mari au tribunal. C’est un motif pour être battue à mort.

Un projet de « loi fondamentale sur les droits humains » récemment proposé en Israël — un équivalent contemporain de notre déclaration des droits — exempte le mariage et le divorce de toute garantie en matière de droits humains.

La pornographie

Il faut le voir pour le croire, même si le voir pourrait ne pas suffire. Au fil des ans, des féministes en Israël m’ont transmis ce message à de multiples reprises — je l’avais vu, mais je n’y croyais pas vraiment. Contrairement aux États-Unis, la pornographie en Israël n’est pas une industrie. On la trouve dans des magazines grand public et dans la publicité. Elle traite principalement de l’Holocauste. Les femmes juives y sont sexualisées sous forme de victimes de l’Holocauste sur lesquelles les hommes juifs peuvent se masturber. Le croiriez-vous, même si vous le voyiez ?

Les femmes israéliennes parlent de « pornographie de l’Holocauste ». Parmi les thèmes qu’elle aborde, on retrouve le feu, le gaz, les trains, la maigreur, la mort.

Dans un magazine de mode, trois femmes en maillot de bain ont l’air de regarder et de s’éloigner de deux hommes à moto. Les motos, en métal noir, se profilent de manière menaçante au premier plan et se dirigent vers les femmes. Les femmes, fragiles et sans défense dans leur quasi-nudité, sont à l’arrière-plan. Ensuite, les femmes, désormais en sous-vêtements légers, sont montrées en train de fuir les hommes, accent mis sur les cuisses, seins bombés, hanches mises en valeur. Leurs visages évoquent la peur et la nervosité. Les hommes les attrapent physiquement. Puis les femmes, désormais vêtues de nouveaux maillots de bain, gisent au sol, apparemment mortes, des parties de leur corps sectionnées et éparpillées tandis que des trains leur foncent dessus. Et alors même que l’on voit un bras et une jambe coupés, que les trains s’approchent d’elles, les femmes sont disposées de telle façon que leurs hanches et l’entrée de leur zone vaginale sont mises en valeur.

Ailleurs, un homme verse de l’essence sur le visage d’une femme. Ici, elle pose à côté d’un luminaire qui ressemble à un pommeau de douche.

Et là, deux femmes, côtes apparentes, en petite tenue, se tiennent devant un mur de pierre qui évoque une prison, avec un extincteur d’un côté et un four béant et crachant des flammes de l’autre. Leurs postures corporelles reproduisent celles des détenu·es dévêtu∙es des camps de concentration que l’on voit dans les photographies documentaires.

Bien sûr, on y trouve aussi un sadisme exempt de référence à une ethnie spécifique ou aux traumatismes de l’histoire — car évidemment, les hommes juifs savent aussi se comporter comme les autres hommes. La couverture du magazine montre une femme nue étalée, les jambes ouvertes, avec une emphase visuelle sur ses gros seins. Des clous sont plantés dans ses seins. D’énormes pinces sont attachées à un mamelon. Elle est entourée de marteaux, de pinces et de scies. Son visage présente ce qui ressemble à une expression orgasmique. La femme est réelle. Les outils sont dessinés. En légende, on lit : « Sexe dans l’atelier. »

Toutes les violences visuelles décrites ci-dessus ont été publiées par le même magazine. Monitin est un mensuel de gauche destiné à l’intelligentsia et à la classe supérieure. Ses productions et ses valeurs esthétiques sont haut de gamme. Les écrivains et intellectuels les plus éminents d’Israël y publient des articles. Dans The Jewish Advocate, Judith Antonelli rapporte que Monitin « contient les images les plus sexuellement violentes. Les photos abondent de femmes gisant retournées comme si elles venaient d’être attaquées. »

Dans un magazine pour femmes qui n’est pas sans rappeler le Ladies’ Home Journal, on trouve la photo d’une femme attachée à une chaise avec une grosse corde. Sa chemise est déchirée au niveau de ses épaules et du haut de sa poitrine, mais ses bras sont attachés contre elle, de sorte que seule la partie charnue du haut des seins est exposée. Elle porte un pantalon — il est mouillé. Un homme habillé, debout à côté d’elle, lui jette de la bière au visage. Aux États-Unis, on trouve ce type de photographies de femmes dans les magazines de bondage.

Pour les puristes, il existe un magazine pornographique israélien. En première page du numéro que j’ai vu, on pouvait lire le titre suivant : « ORGIE À YAD VASHEM ». Yad Vashem, c’est le mémorial de Jérusalem dédié aux victimes de l’Holocauste. Sous le titre, il y avait une photo d’un homme sexuellement enchevêtré avec plusieurs femmes.

Que tout cela signifie-t-il — à part que si vous êtes une femme juive, ne courez pas vers Israël, fuyez-le ?

Je me suis rendue à l’Institut pour l’étude des médias et de la famille, rue Herzelia à Haïfa, une organisation créée pour lutter contre les violences infligées aux femmes. En collaboration avec le centre d’aide aux victimes de viols (et tout en s’efforçant continuellement et désespérément de collecter des fonds afin de subsister), l’institut analyse le contenu de la violence médiatique à l’encontre des femmes ; il dénonce et combat la légitimité que procure à la pornographie son incorporation dans les médias grand public.

Les femmes sont indignées par la pornographie de l’Holocauste — le choc est profond et permanent. Cependant, elles ne parviennent pas à comprendre. Moi non plus. Après en avoir vue des bribes ici, après avoir essayé de l’appréhender, puis après en avoir vu des piles à l’institut, je me suis sentie écrasée, bouleversée. Ici, j’avais des diapositives ; en Israël, j’ai vu les magazines entiers — le contexte dans lequel les photographies avaient été publiées. Des médias grand public diffusaient réellement une pornographie violente, avec une prépondérance de pornographie de l’Holocauste. C’était encore pire : plus réel, plus incompréhensible. Une semaine plus tard, j’ai parlé de pornographie à Tel Aviv devant un public essentiellement féministe. Une féministe a suggéré que je versais dans le deux poids, deux mesures : tous les hommes ne faisaient-ils pas cela, et non seulement les Israéliens ? J’ai répondu que non : aux États-Unis, les hommes juifs ne consomment pas de pornographie de l’Holocauste ; les hommes noirs ne consomment pas de pornographie des plantations. Mais maintenant, je n’en suis plus si sûre. Ne s’agit-il que d’une supposition ? Pourquoi les hommes israéliens aiment-ils cela ? Pourquoi le font-ils ? Et que les choses soient claires, ils en sont entièrement responsables ; on ne trouve même pas de femmes alibis dans les échelons supérieurs des médias, de la publicité ou de l’édition — pas plus que de nazis fugitifs avec de nouvelles identités. Je pense que les féministes en Israël devraient faire de ce pourquoi une question essentielle. Soit la réponse nous apprendra quelque chose de nouveau sur la sexualité des hommes partout dans le monde, soit elle nous apprendra quelque chose de particulier sur la sexualité des hommes qui passent du statut de victime à celui de bourreau. Comment l’Holocauste a‑t-il été sexualisé pour les hommes israéliens et quel rapport cela entretient-il avec la violence sexualisée à l’encontre des femmes en Israël ; quel rapport avec cette vaste dynamique qui dégrade continuellement le statut des femmes ? Les nazis vont-ils une nouvelle fois détruire les femmes juives, mais cette fois-ci par l’intérim des hommes israéliens ? La sexualité des hommes israéliens est-elle façonnée par l’Holocauste ? Cela les fait-il jouir ?

Je ne sais pas si les hommes israéliens sont différents des autres hommes pour la raison qu’ils utilisent l’Holocauste contre les femmes juives — à des fins d’excitation sexuelle. Je sais que l’utilisation de la pornographie de l’Holocauste est insupportablement traumatisante pour les femmes juives. Je sais que sa présence dans la sphère médiatique grand public israélienne constitue elle-même une forme de sadisme. Je sais également que tant que la pornographie de l’Holocauste existera, seuls les hommes juifs seront différents de ces pitoyables créatures dans les trains et dans les camps. Les femmes juives connaissent un sort similaire. En quoi, alors, Israël nous sauve-t-il ?

Et toutes les autres joyeusetés

Bien sûr, on retrouve en Israël toutes les autres délicatesses que les garçons font habituellement aux filles : le viol, l’inceste, la prostitution. Le harcèlement sexuel dans les lieux publics, dans la rue, est omniprésent, agressif et sexuellement explicite. Toutes les femmes avec lesquelles j’ai discuté et qui venaient d’ailleurs m’ont confié leur rage d’avoir été apostrophées dans la rue, sous des arrêts de bus, dans des taxis, par des hommes qui voulaient baiser et qui l’exprimaient ouvertement. Ces hommes étaient juifs et arabes. Dans le même temps, à Jérusalem, des hommes orthodoxes jettent des pierres aux femmes qui n’ont pas les bras couverts. Les garçons palestiniens qui lancent des pierres sur les soldats israéliens se font tirer dessus à balles réelles — en caoutchouc ou non. Les agissements des hommes orthodoxes qui lancent des pierres sur des femmes sont considérés comme insignifiants et non comme de véritables agressions. D’une certaine manière, c’est apparemment leur droit. Mais que n’ont-ils pas le droit de faire ?

À Tel Aviv, avant ma conférence, j’ai discuté avec un soldat israélien, âgé de 19 ans peut-être, qui fait partie de l’armée d’occupation en Cisjordanie. Il était chez lui pour le sabbat. Sa mère, une féministe, m’a généreusement ouvert sa maison. La mère et le fils étaient pratiquant·es ; le père était un libéral laïc. J’étais avec la meilleure amie de la mère, qui avait organisé la conférence. Les deux femmes étaient exceptionnellement gentilles, douces et généreuses. Avant ça, j’avais participé avec environ quatre cents femmes à une veillée à Jérusalem contre l’occupation. Pendant un an, des féministes de Haïfa, Jérusalem et Tel-Aviv avaient organisé chaque semaine une veillée appelée « Femmes en noir » — des femmes en deuil pour la durée de l’occupation. Le père et le fils étaient scandalisés par les manifestations. Le père a fait valoir que les manifestations n’avaient rien à voir avec le féminisme. Le fils que l’occupation n’avait rien à voir avec le féminisme.

J’ai interrogé le fils sur un fait qui m’avait été décrit : les soldats israéliens vont dans les villages Palestiniens et répandent des ordures, du verre brisé ou des pierres dans les rues et obligent les femmes à nettoyer ces dangereux déchets à mains nues, sans outils. Je pensais que le fils nierait ces faits ou qu’il dirait qu’il s’agissait d’une aberration. Au lieu de cela, il a soutenu que cela n’avait rien à voir avec le féminisme. Ainsi, il me révélait que ce type d’agression était courant ; il l’avait manifestement vu ou fait à maintes reprises. Sa mère s’est mise à baisser la tête. Elle ne l’a pas relevée avant la fin de la discussion. Je lui ai répondu que le rapport avec le féminisme, c’était qu’on infligeait ça à des femmes. Il a rétorqué que c’était uniquement parce que les hommes arabes étaient des lâches, qu’ils couraient et se cachaient. Les femmes, a‑t-il dit, étaient fortes ; elles n’avaient pas peur, elles restaient. Ce que cela avait à voir avec le féminisme, lui ai-je encore dit, c’est que la vie de chaque femme, pour une féministe, possède la même valeur. Le féminisme signifie que la vie d’une femme arabe vaut autant que celle de sa mère. Imaginons que des soldats débarquent ici maintenant, lui ai-je dit, et obligent ta mère à sortir dans la rue, à se mettre à genoux et à nettoyer des débris de verre à mains nues ?

J’ai ajouté que le féminisme avait aussi à voir avec lui, avec le type d’homme qu’il était ou qu’il devenait, avec ce que le fait de blesser d’autres personnes lui ferait — à quel point cela le rendrait-il sadique ou insensible ? Comprenant parfaitement, il m’a répondu : tu veux dire qu’il sera plus facile de violer ?

Il a dit que les Arabes méritaient d’être abattus, parce qu’ils jetaient des pierres sur les soldats israéliens ; je n’étais pas là, je ne savais pas, et quel était le rapport avec le féminisme de toute façon ? Je lui ai répondu que des hommes orthodoxes jetaient des pierres sur des femmes à Jérusalem parce que les bras des femmes n’étaient pas couverts jusqu’au poignet. Il a dit qu’il était ridicule de comparer les deux. Je lui ai dit que la seule différence, c’était que les femmes ne portaient pas de fusils et n’avaient pas le droit de tirer sur les hommes. Il a répondu que ce n’était pas la même chose. Je lui ai demandé de me dire quelle était la différence. Une pierre n’était-elle pas une pierre — pour une femme aussi ? N’étions-nous pas de la chair, ne saignions-nous pas, ne pouvions-nous pas être tuées par une pierre ? Les soldats israéliens sont-ils vraiment plus fragiles que des femmes aux bras nus ? D’accord, a‑t-il dit, vous avez le droit de leur tirer dessus, mais ensuite, vous devrez être jugés de la même manière que nous le sommes si nous tuons des Arabes. J’ai dit qu’ils n’avaient pas à être jugés. Sa mère a levé la tête pour dire qu’il y avait des règles, des règles strictes, pour les soldats, vraiment, et qu’elle n’avait pas honte de son fils. « Nous n’avons pas honte », a‑t-elle dit en implorant son mari, qui restait muet. « Nous n’avons pas honte de lui. »

Je me souviens de la chaleur du soleil de Jérusalem. Des centaines de femmes vêtues de noir étaient rassemblées sur les trottoirs d’une grande place publique de Jérusalem. Les « Femmes en noir » ont commencé à Jérusalem en même temps que l’Intifada, avec sept femmes qui ont organisé une veillée silencieuse pour exprimer leur opposition à l’occupation. Aujourd’hui, les centaines de femmes qui y participent chaque semaine dans trois villes différentes sont confrontées à des moqueries sexuelles et parfois à des jets de pierres. Étant donné que les manifestations sont réservées aux femmes, elles sont doublement conflictuelles : parce qu’il s’agit d’Israéliennes qui veulent la paix avec les Palestinien·nes ; parce que ce sont des femmes qui manifestent dans l’espace public. Les femmes tenaient des pancartes en hébreu, en arabe et en anglais qui disaient : « METTEZ FIN À L’OCCUPATION. » Un vendeur arabe a offert à certaines d’entre nous, à celles qu’il pouvait atteindre, des raisins et des figues pour nous aider à supporter la chaleur. Des Israéliens passaient en criant des insultes. Des hommes vociféraient des injures depuis leurs voitures. La circulation était dense. Les hommes essayaient de rentrer chez eux avant le soir de la veille du sabbat, lorsque Jérusalem ferme ses portes. Il y avait aussi des hommes avec des pancartes qui criaient que les femmes étaient des traîtresses et des putes.

Comme la plupart des manifestantes, je venais de la post-conférence organisée par des féministes laïques issues de la base. La post-conférence était présidée par Nabila Espanioli, une Palestinienne qui parlait hébreu, anglais et arabe. Des femmes palestiniennes sont sorties de l’auditoire pour témoigner à la première personne de ce que l’occupation leur fait subir. Elles ont surtout parlé de la brutalité des soldats israéliens. Elles ont parlé d’humiliations, de détentions forcées, d’intrusions, de menaces. Elles ont parlé d’elles-mêmes et des femmes. Pour les femmes palestiniennes, l’occupation est un État policier et la police secrète israélienne un danger permanent. Il n’y a pas d’« espace sûr » (safe space). Je savais déjà que j’avais du sang palestinien sur les mains. Ce que j’ai découvert en Israël, c’est qu’il n’est pas plus facile à laver que le sang juif — et qu’il est aussi féminin.

J’avais rencontré Nabila lors de ma première nuit en Israël, à Haïfa, chez une Israélienne qui avait organisé une merveilleuse fête de bienvenue. C’était une nuit chaude et parfumée. Le petit et bel appartement où circulait l’air nocturne était rempli de femmes de Jérusalem, Tel Aviv, Haïfa — des féministes qui luttent pour les femmes, contre la violence. C’était la veille du sabbat. Nous avons participé à une simple cérémonie féministe — un partage du pain, un seul pain, toutes ensemble ; des paroles séculaires de paix et d’espoir. Après quoi je me suis retrouvée à parler avec une femme palestinienne qui étudiait la pornographie. C’était son domaine d’étude. Elle le connaissait sur le bout des doigts. Elle se reconnaissait en lui, écrasée par lui, violée par lui. Elle m’a dit qu’il s’agissait du point focal de sa résistance contre le viol et le racisme sexuel. Elle aussi voulait la liberté, mais la pornographie barrait la voie. Je me suis dit : avec ce que nous partageons, qui pourrait nous séparer ? Nous voyons les femmes avec les mêmes yeux.

En Israël, il y a deux sortes d’occupé·es : les Palestinien·nes et les femmes. Dans l’Israël que j’ai vu, les Palestinien·nes sont les plus susceptibles d’obtenir la liberté. Je n’ai retrouvé aucun de mes arbres.

Andrea Dworkin

1990


Traduction : Nicolas Casaux

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Article mis en ligne le 2 juin 2025
Le post­structuralisme, Judith Butler et les corps (par Jane Clare Jones)

Article initialement publié sous le titre « Post-structuralism, Butler and Bodies » sur janeclarejones.com en juillet 2018. Cette traduction provient de la compilation d’essais de Jane Clare Jones publiée par les éditions La Trêve (mars 2025), sous le titre Le Sexe, le genre et Judith Butler.


On discute beaucoup, en ce moment, du féminisme post­structurel/postmoderne et de sa responsabilité dans l’érosion a) de la base matérielle de l’analyse du patriarcat et b) de la « femme » en tant que catégorie politique. Il s’agit là d’un épais et épineux buisson, dans lequel se retrouvent toute une série de philosophies, qui commencent grosso modo avec les débuts de la déconstruction (à partir de la fin des années 1960) et vont jusqu’à la théorie queer (à partir du début des années 1990). Et puis vient le moment de la diffusion de la déconstruction dans les années 1980 et 1990, et la façon dont elle a alimenté les conceptions populaires du « postmodernisme ». Ensuite, nous observons comment ce concept du « postmodernisme » interagit avec les idées issues de la théorie queer, et comment tout cela informe le discours populaire.

L’idée commune ressemble à quelque chose comme ça : le post­structuralisme et la déconstruction, à leurs débuts, soutenaient que tout était « discursif » ou « textuel » et ne croyaient pas à la réalité matérielle. Le postmodernisme s’intéresse au « jeu » des signifiants et à la manière dont tout est « construit » par le discours. Puis Butler arrive et invente la théorie queer en soutenant, en substance, que les corps sont construits de manière discursive, et nous nous retrouvons là où nous sommes aujourd’hui, et c’est probablement la faute de Jacques Derrida.

J’ai plusieurs cordes à mon arc. Je suis une féministe post­structuraliste. Je suis également, sans réserve, une féministe socialiste radicale, attachée à l’analyse matérielle du patriarcat — sans une analyse matérielle du patriarcat, nous ne pouvons, fondamentalement, rien expliquer. Je ne pense pas que ces deux positions soient incompatibles l’une avec l’autre. C’est pourquoi je suis un peu gênée lorsque le terme « post­structuralisme » est utilisé pour signifier « construit discursivement », puis pour signifier « la biologie n’existe pas », et enfin pour signifier « les femmes n’existent pas », parce que tout l’intérêt du post­structuralisme dans lequel je m’inscris (la partie qui descend de Derrida par le biais du féminisme français déconstructiviste de la deuxième vague), consiste à nous faire comprendre que le patriarcat fonctionne en effaçant les femmes, et en effaçant et en s’appropriant la réalité matérielle (et maternelle) du corps des femmes.

Je voudrais donc proposer une petite analyse historique. Le féminisme post­structuraliste contient un grand nombre de choses importantes et utiles qui risquent d’être perdues si nous confondons le post­structuralisme avec la théorie queer du type « tout est discours ». Il n’y a aucune raison cruciale de s’intéresser à tout ça, et mon propos va probablement devenir un peu académique/technique par endroits, mais si cela vous intéresse, j’espère que ce qui suit vous sera utile.

Le postmodernisme, la déconstruction et la « constitution discursive »

Si nous en sommes là (et là je vais passer pour une snob de la philosophie), c’est entre autres parce que la déconstruction a été largement diffusée dans l’université anglo-­américaine par le biais des départements de littérature anglaise — parce que la philosophie « analytique » anglo-­américaine a eu tendance à considérer la philosophie française comme n’étant pas vraiment de la philosophie. (Lorsque j’étais à l’université, le département d’anglais a décidé de décerner à Derrida un diplôme honorifique, et le département de philosophie a plus ou moins menacé de se tenir à l’extérieur avec des pancartes portant l’inscription « Jacques Derrida est un goujat et un charlatan »). À la fin des années 1960, Derrida a publié les trois ouvrages qui ont fait sa renommée — De la grammatologie, L’Écriture et la Différence, La Voix et le Phénomène —, tous fondés sur une analyse du langage et de la signification des textes. Son travail a été repris avec enthousiasme par le monde anglophone — et l’ensemble des sciences humaines — en particulier au cours des années 1980. La manière dont ce travail a été reçu est une histoire compliquée, mais, pour faire un peu violence à l’histoire, on peut grossièrement le résumer, je pense, par une phrase célèbre : « Il n’y a pas de hors-­texte. »

Cette petite chaîne de mots — devenue une sorte d’axiome — apparaît à la page 167 de la traduction anglaise de De la grammatologie, et a souvent été considérée par ses partisan·es et ses opposant·es comme l’expression de ce que nous appellerions, en philosophie, l’« idéalisme linguistique », ou l’idée que tout est langage et que, par conséquent, la réalité matérielle est entièrement « constituée discursivement ». Cette idée, accompagnée d’autres idées derridiennes sur la manière dont le sens naît du « jeu » des signes, a ensuite fusionné avec d’autres éléments de la théorie post­structuraliste — fournis par Lyotard, Baudrillard et Foucault — pour former les fondements philosophiques du postmodernisme culturel, qui était principalement un phénomène esthétique découlant de la prolifération et de la répétition des images et des signes dans une société capitaliste mondialisée et technologiquement avancée. Pour simplifier un concept compliqué, il existe un phénomène intéressant concernant les signes : lorsqu’ils sont répétés à l’infini, ils commencent à perdre leur signification. (Si vous ne voyez pas de quoi je parle, essayez de dire votre nom cinquante fois et, à un moment donné, il cessera de vous désigner et semblera bizarre). La sensibilité culturelle de la fin des années 1980 et des années 1990 (salut la génération X) portait sur l’aliénation, l’ennui et le sentiment général d’inauthenticité qui résultent du fait d’être bombardé d’images et de signes, répétés à l’infini, décomposés et assemblés dans diverses séquences plus ou moins aléatoires. Nous y faisions face principalement en faisant preuve d’une ironie folle à l’égard de tout, en portant des vêtements kitsch (salut les hipsters) et en regardant des films de Quentin Tarantino et de David Lynch en boucle. C’était le bon temps.

Quoi qu’il en soit, revenons à Derrida. Ce qu’il faut comprendre — cela a déjà été dit, mais il faut le répéter —, c’est que lorsque Derrida écrit « il n’y a pas de hors-­texte », il ne veut pas dire qu’il n’y a rien en dehors du texte. Lorsque Derrida dit « texte », il ne veut pas dire, fondamentalement, texte en tant que langage. C’est là que la question de la diffusion de la philosophie par la littérature anglaise devient pertinente. Car, de mon point de vue, la déconstruction n’est pas fondamentalement une théorie du langage. Derrida utilisait le langage ou les signes pour faire valoir un point de vue ontologique : un point de vue sur la structure de la réalité. Il ne s’agissait pas de dire que la réalité est entièrement faite de langage, mais que tout ce qui existe existe dans des réseaux de relations impliquant d’autres choses. Ce qu’il voulait dire en parlant des signes — et il aurait tout aussi bien pu parler, comme il l’a fait plus tard, de sujets, d’États politiques, d’œuvres d’art ou d’à peu près n’importe quoi —, c’est que le sens naît d’un contexte relationnel, cependant que la philosophie occidentale et les théories occidentales de la subjectivité sont obsédées par l’idée d’ignorer et d’effacer ce fait. Nous aimons penser que les sujets humains sont autosuffisants, interdépendants, auto-­identiques, invulnérables, que nous ne sommes pas affecté·es par le monde qui nous entoure, ni dépendant·es de lui, et que nous n’avons aucune dette éthique ou politique particulière envers qui que ce soit. C’est de la foutaise. (Plus précisément, c’est une bêtise néolibérale-­capitaliste patriarcale.)

Et donc, lorsque je lis « texte » chez Derrida — comme, à ma connaissance, toutes celles et ceux du courant féministe français —, je ne lis pas « langage », mais « relation ». Ou, si l’on veut être technique, ce que je lis, c’est « relation spatiale et temporelle ». Ainsi, « il n’y a pas de hors-­texte » devient « rien n’existe qui soit complètement dissociable de ses relations spatiales et temporelles ». Ce qui est vrai. Contrairement à « rien n’existe qui ne soit pas du langage », ce qui est manifestement faux (nous pourrions également noter que ce changement de sens, lorsque vous lisez Derrida dans le contexte de la tradition philosophique dans laquelle il travaille, est une assez bonne démonstration de son argument selon lequel le sens est déterminé par le contexte). Voilà pour le premier point. Le courant déconstructeur du post­structuralisme n’est pas une forme d’idéalisme linguistique. Il ne soutient pas que la réalité matérielle serait entièrement « constituée discursivement ». Il s’agit plutôt d’une revendication ontologique sur la nécessité de ce que j’appellerais la « relation constitutive fondamentale ». En ce qui concerne le féminisme socialiste post­structuraliste, cela vise spécifiquement à critiquer la façon dont le patriarcat et le capitalisme s’efforcent de prétendre que nous ne sommes pas des êtres relationnels. (Jordan Peterson n’est pas complètement à côté de la plaque lorsqu’il dit que le postmodernisme est une forme de « marxisme culturel », mais ne dites pas que j’ai dit ça, ça risque de m’énerver.)

Le féminisme déconstructiviste et le corps

Le deuxième point qui découle de tout ceci, c’est qu’il est philosophiquement incohérent de penser que la déconstruction est antimatérialiste. Comme on le sait relativement bien, l’une des autres idées principales de la déconstruction est la critique des hiérarchies binaires. L’argument est le suivant : la construction de la subjectivité occidentale patriarcale repose sur un enchevêtrement d’oppositions métaphysiques : masculin/féminin, père/mère, rationnel/émotionnel, esprit/corps, immatériel/matériel, civilisé/primitif, domestique/étranger, universel/particulier, unique/multiple, éternel/muable, mortel/immortel, terre/ciel, etc. La construction du sens et de la subjectivité s’est traditionnellement basée sur le primat d’une moitié de ces binarités — le masculin, et tout ce qui lui est métaphysiquement associé, comme l’esprit, la rationalité et la civilisation — et sur la dévaluation ou l’effacement de l’autre moitié, féminine. C’est ici que le concept de la nécessité de la relation devient important. Car toutes les binarités sont interdépendantes. Par conséquent, le fait de privilégier un terme au détriment de l’autre produit une fausse représentation de la réalité, avec de terribles conséquences politiques et sociales, notamment l’oppression et l’aliénation des groupes — en particulier les femmes et les personnes de couleur — associés au terme dévalorisé.

Ce que je retiens de l’analyse post­structuraliste de la hiérarchie binaire, c’est que l’effacement du féminin, du maternel, du matériel et du corps est un geste axiomatique de la pensée occidentale. Quelques années après la publication des textes centraux de Derrida, Luce Irigaray a poursuivi en qualifiant ce primat de l’esprit sur le corps d’« acte fondateur de la métaphysique[1] ». Ce geste permet au sujet masculin patriarcal de se construire comme invulnérable, souverain et absolu, en reniant sa dette et sa dépendance à l’égard de la réalité matérielle en général et du corps des femmes en particulier (voir mon essai « La structure profonde du genre »). Ce modèle s’inscrit parfaitement dans l’analyse féministe de la deuxième vague. Le patriarcat est un système qui fonctionne en effaçant — et en s’appropriant simultanément — les corps et le travail des femmes. Il s’agit, initialement, de sa raison d’être. La pensée philosophique occidentale — et les structures sexo-­spécifiques qu’elle soutient — facilite cette appropriation en refusant de reconnaître le travail reproductif et domestique des femmes et en niant la dépendance des hommes à l’égard de ce travail, alors même qu’il crée et soutient leur existence[2]. Et le fait que de nombreux hommes sachent qu’ils font cela — et qu’ils continueront à dépendre de nous (et de nos utérus, de nos seins et de nos vagins) même s’ils le nient — n’est pas sans lien avec le contrôle et la violence dont ils font souvent preuve à notre encontre.

Pour résumer : la déconstruction est une théorie qui stipule que privilégier un pôle d’une hiérarchie binaire est a) métaphysiquement insoutenable, et b) politiquement douteux. Il est donc a) philosophiquement incohérent de penser que la déconstruction est antimatérialiste ou que vous pouvez l’utiliser pour soutenir votre antimatérialisme, et b) étant donné que la « matérialité » est historiquement associée au pôle féminin opprimé/effacé/accaparé de la hiérarchie binaire, l’antimatérialisme est — a minima — politiquement douteux.

Tous les problèmes liés au genre

Butler n’est pas féministe. En tout cas, Trouble dans le genre ne relève pas de la philosophie féministe, mais de la théorie queer. Or la théorie queer et la philosophie féministe sont deux choses différentes étant donné qu’elles n’ont pas les mêmes préoccupations politiques. Lorsque je dis que Butler n’est pas féministe, je ne veux pas dire qu’elle ne s’identifie pas comme telle ou qu’elle ne se préoccupe pas de l’oppression des femmes en général. Ce que je dis, c’est que l’oppression des femmes n’est pas ce qui la préoccupe dans Trouble dans le genre ; qu’elle y formule une idée qui crée d’énormes problèmes pour l’articulation et l’explication de l’oppression des femmes ; et qu’il est loin d’être évident qu’elle s’en préoccupe vraiment. (J’aimerais VRAIMENT que les mecs de gauche arrêtent de me la jeter à la figure à chaque fois que je formule une revendication politique concernant l’oppression des femmes, parce que Butler. N’est. Pas. Féministe.)

La dernière fois que j’ai lu Trouble dans le genre, je suis tombée sur ce passage au début de la préface originale qui m’a littéralement sidérée :

J’ai lu Beauvoir qui expliquait qu’être femme dans une culture masculiniste revenait à être une source de mystère et de non-­connaissance pour les hommes. Et cela ne m’a pas semblé complètement faux en lisant Sartre, pour qui tout désir — bien entendu, hétérosexuel et masculin, ce qui n’est pas sans poser problème — se définit en termes de trouble. Pour le sujet masculin du désir, le trouble fait scandale quand un « objet » féminin, avec une capacité d’agir inattendue, fait irruption sans crier gare, soutient son regard, regarde à son tour, défiant par là la place et l’autorité du point de vue masculin. La totale dépendance que le sujet masculin entretient avec « l’Autre » féminin révèle d’un seul coup combien son autonomie est illusoire. Ce renversement particulier de la dialectique du pouvoir n’a pas vraiment réussi à retenir mon attention[3]. [Je souligne.]

Dans ce passage, Butler tente de résumer l’idée essentielle de la pensée féministe française. En l’occurrence, considérée sous l’angle de la manière dont la masculinité patriarcale nie sa dépendance à l’égard du féminin en niant l’expression de la subjectivité des femmes dans le regard… mais, comme nous venons de le voir plus haut, nous pouvons également la considérer sous l’angle de la dépendance masculine à l’égard de la matérialité du corps des femmes. Le point central est le suivant : le sujet patriarcal occidental se construit à travers la négation de sa dépendance à l’égard des femmes et donc à travers l’effacement et l’altérisation des femmes, refusant de reconnaître à la fois leur personnalité et leur travail reproductif. C’est pourquoi toute affirmation de l’existence psychique et matérielle des femmes lui apparaît comme une menace pour son autonomie « illusoire », son invulnérabilité, sa souveraineté ou sa maîtrise. Judith Butler, la grande « féministe » post­structuraliste, résume la pensée centrale du féminisme post­structuraliste français concernant le fonctionnement de l’oppression des femmes, puis nous dit, en substance, que ça ne l’intéresse pas — ni intellectuellement ni politiquement.

La philosophie, en réalité, est une activité entièrement motivée. (Toutes ces idioties sur le désintéressement rationnel ne sont qu’une mystification patriarcale de plus.) Nous travaillons sur ce qui nous importe, et ce qui nous importe, le plus souvent, c’est ce qui nous cause du tort. Nous travaillons sur nos blessures, sur les endroits où nous nous sommes heurtées au monde ou bien ceux où le monde nous a heurtées, où nous avons saigné et où nous avons tenté d’endiguer l’hémorragie en imaginant la manière dont les choses pourraient être autrement. Lorsque je dis que Judith Butler n’est pas féministe, je veux dire que sa blessure n’est pas une blessure d’oppression liée à son appartenance à la classe sexuelle des femmes — ou du moins, que ce n’est pas ainsi qu’elle la vit. Sa blessure est une blessure d’oppression en tant que lesbienne non-­conforme au genre, qu’elle ne vit pas comme une question liée au sexe féminin, mais plutôt comme découlant de ce qu’elle appelle « la matrice hétérosexuelle ». Comme elle le dit immédiatement après le passage ci-­dessus, ce qui l’intéresse, c’est la façon dont « le pouvoir semblait s’exercer en produisant précisément le cadre de pensée binaire sur le genre », ou « ce rapport binaire entre les “hommes” et les “femmes”, ainsi que la stabilité interne de ces termes ». En d’autres termes, la solution de Butler, pour traiter sa blessure particulière de non-­conformité homosexuelle au genre, consiste à essayer de troubler la distinction entre « homme » et « femme » à un niveau ontologique fondamental. (Ce qui représente un sérieux problème pour celles et ceux d’entre nous qui pensent que nous avons besoin de comprendre la différence entre les hommes et les femmes pour décrire comment et pourquoi les hommes oppriment les femmes[4].)

Pour comprendre comment elle y parvient, il ne suffit pas d’assimiler de manière caricaturale la déconstruction à un idéalisme linguistique — même si la déconstruction joue son rôle. Ce que je veux souligner ici, c’est que si Butler a bien sûr hérité de la déconstruction, sa méthode fondamentale, dans Trouble dans le genre, doit beaucoup plus à Foucault qu’à Derrida. En termes simples, il s’agit d’anti­normativité. La théorie queer en tant que mouvement intellectuel repose plus ou moins sur l’idée d’anti­normativité — raison pour laquelle l’uniformité d’une grande partie de la représentation actuelle de la mouvance queer est à la fois ironique et triste. Foucault a conçu une analyse de la « micro-­politique du pouvoir » qui s’intéresse principalement non pas à la manière dont le pouvoir opprime ou réprime négativement les gens, mais à la manière dont le pouvoir opère à travers les normes sociales afin de « produire » positivement des sujets. Il y a beaucoup de choses justes et utiles là-­dedans, par exemple en ce qui concerne la manière dont les normes et les pratiques juridiques, médicales et éducatives façonnent certains types de sujets — et la manière dont certains types d’identités (« l’homosexuel », « le criminel », « le fou ») non seulement décrivent mais produisent des personnes en accord avec ces identités — par le biais de ce que Butler appelle « performativité ».

Jusque-­là, très bien. Passons maintenant aux problèmes. Le premier problème, le principal, c’est que les foucaldiens ont tendance à se laisser emporter par l’idée de normativité (considérée comme une chose mauvaise) et à décider que toutes les normes (des choses mauvaises) sont simplement des algorithmes socialement construits[5] conçus pour réguler et discipliner les sujets humains. (On ne sait jamais très bien dans l’intérêt de qui, car le pouvoir chez Foucault est une affaire diffuse qui circule et se reproduit, pas nécessairement au bénéfice de qui que ce soit — ce qui constitue un ÉNORME problème). C’est là que l’idée de « constitution discursive » prend tout son sens. Parce qu’il n’y a — du moins dans les premiers textes foucaldiens les plus influents — aucune reconnaissance du fait que certaines de nos normes sociales existent pour de justes raisons, y compris des raisons matérielles. Parce que, dans la réalité, certaines choses sont simplement nuisibles pour les gens. Dans le premier volume de son Histoire de la sexualité, Foucault raconte l’histoire d’un homme « un peu simple d’esprit » qui agresse sexuellement une fille. Tout ce qui l’intéresse, dans cette histoire, c’est la façon dont de terribles normes sexuelles puritaines qui interdisent d’agresser les filles sont déployées en vue de soutenir l’abominable traitement disciplinaire de ce pauvre homme infortuné qui ne faisait, selon lui, que s’adonner à d’« infimes délectations buissonnières[6] » (va au diable, Michel).

Je pourrais m’étendre longuement sur la façon dont cet aspect de la pensée de Foucault a donné naissance à toute une sous-­industrie de féministes foucaldiennes qui débitent les propos les plus ineptes et les plus infâmes, par exemple en prétendant que le problème des féministes qui parlent du viol, ce serait qu’elles créent des « violeurs » et des « victimes », alors que le viol pourrait cesser d’un être un problème si seulement nous arrêtions de penser qu’il en est un ; mais j’ai déjà écrit une trentaine de pages sur le sujet et passé trois semaines avec l’envie de tout casser et l’impression d’être perversement manipulée par des personnes censées être de mon côté[7]. Je ne vais donc pas m’étendre dessus aujourd’hui. Je dirai simplement : nommez le maudit problème. L’idée de base est la suivante : outre la culture, la langue, le discours et tout ce que nous souhaitons placer dans la catégorie « idées » ou « immatériel », il existe aussi des choses comme la nature, la biologie et les besoins humains fondamentaux — qui sont à la fois d’ordre biologique et psychique — et tout ce qui relève de la catégorie « matériel ». Or, certaines de nos normes — manger des légumes, essayer de faire de l’exercice, ne pas agresser sexuellement des enfants — ont été établies parce qu’elles relèvent de la promotion du bien-­être ou de l’évitement de la souffrance. Ces normes peuvent favoriser le bien-­être ou causer du tort (de quelque manière) indépendamment de ce que nous pensons ou disons à leur sujet, et continueront à favoriser le bien-­être ou à causer du tort même si les gens stipulent que nous ne devrions pas en parler sous prétexte que le fait d’en parler contribuerait à les faire advenir. (Il est certain que de ne pas parler du viol a toujours merveilleusement fonctionné pour les femmes, n’est-­ce pas ?)

C’est de là que vient l’attaque de Butler contre la normativité du « rapport binaire entre les “hommes” et les “femmes” ». Pour faire simple, Butler soutient que le « sexe » n’est qu’une autre mauvaise manifestation disciplinaire d’une normativité discursive. (Ce qui est à peu près aussi crédible que de dire que l’idée selon laquelle les marées noires posent problème ne serait qu’une mauvaise manifestation disciplinaire de normativité. Allez dire cela aux pauvres macareux.) Bien sûr, si Butler avait simplement dit « genre », nous n’aurions eu aucun problème, mais comme nous le savons — et comme cela se manifeste de plus en plus clairement dans toute cette affaire — Butler a remis en question la distinction sexe/genre. Ce qui nous ramène à la déconstruction. Ici, les choses deviennent un peu techniques, mais je pense qu’il vaut la peine de les comprendre, parce que Butler déploie une logique déconstructiviste afin d’essayer de briser la distinction sexe/genre, au moyen d’un argument subtil mais — surtout — faux.

Voici à peu près ce qu’il en est : la détermination de toute identité — qu’il s’agisse du « sexe » ou de la « femme » — est formée en opposition à son autre — dans ce cas, le « genre » ou l’« homme » (c’est vrai, ou du moins, c’est ainsi que cela fonctionne à l’intérieur d’un patriarcat, nous y reviendrons). La distinction « sexe/genre » est une paire binaire qui correspond à peu près à la paire « nature/culture » ou « matériel/discursif », or un axiome de la déconstruction stipule que nous ne pouvons pas entièrement séparer un terme de l’autre, et qu’il est erroné et mauvais de prétendre que nous le pouvons parce que de tels actes de séparation sont associés à des actes d’effacement et d’exclusion qui, comme nous l’avons vu plus haut, sont politiquement douteux. D’accord…

Nous arrivons maintenant à l’endroit où Butler commet une erreur. Dans le domaine de la philosophie dans lequel je travaille, nous avons tendance à considérer la pensée déconstructiviste et féministe comme une pensée de type « à la fois/et », que nous opposons à la pensée patriarcale « soit/soit » (voir le chapitre consacré à ce sujet). Une façon simple de concevoir cela consiste à considérer les concepts (ou les pôles conceptuels) comme des solides délimités qui « ne peuvent pas occuper le même espace en même temps » et doivent donc s’exclure les uns les autres (« soit/soit »), plutôt que comme des fluides ou des gaz[8] ou des choses susceptibles de se mélanger tout en restant elles-­mêmes (« à la fois/et »). Ainsi, je conçois la relation entre sexe et genre — ou entre nature et culture — comme une interpénétration ou une interaction de phénomènes qui, néanmoins, ne peuvent être réduits l’un à l’autre et ne sont pas identiques. Nous ne pouvons pas tracer une ligne parfaite entre « sexe » et « genre », de même que nous ne pouvons pas parfaitement distinguer « corps » et « esprit ». Néanmoins, cela ne signifie pas qu’ils sont une seule et même chose. Pour reprendre une expression de Derrida que j’affectionne, nous pourrions dire qu’ils sont « hétérogènes mais indissociables ».

Mais — (tadam !) — ce n’est pas du tout ce que conclut Butler. Au contraire, Butler ne sort jamais d’une manière patriarcale de penser la relation entre « deux choses différentes mais inséparables ». Une vision qui — comme le montrera bientôt une discussion au sujet des « lignes de démarcation » — comprend la relation selon un « modèle des solides » (Bergson). Pour que le sexe possède sa propre réalité non discursive, suggère-­t-­elle, il faut qu’il soit possible de tracer une ligne entre « sexe/nature/non-­construit » et « genre/culture/construit ». Comme elle l’affirme dans Ces corps qui comptent, une « critique modérée pourrait admettre qu’une partie du “sexe” est construite, mais qu’une autre ne l’est certainement pas, et se trouver alors, bien sûr, dans l’obligation de tracer la ligne entre ce qui est construit et ce qui ne l’est pas[9] ».

En réalité, il n’y a aucune obligation de tracer une ligne précise, que ce soit autour du concept « sexe » ou du concept « femme », pour que ces termes soient signifiants et utilisables. S’imaginer que nous devrions tracer des lignes autour des concepts pour que ces concepts soient signifiants, c’est reproduire exactement la même vieille bêtise essentialiste, spatialisante et phallique que nous devrions critiquer. Comme l’a souligné Wittgenstein, il n’est pas nécessaire de pouvoir tracer la ligne au sol où « ici » devient « là » pour utiliser ces mots de manière sensée[10]. Parce que les essences, les délimitations claires et les oppositions phalliques ne sont pas la seule — ni la plus importante — façon dont les concepts fonctionnent. (Si tant est que les essences, les délimitations claires et les oppositions phalliques représentent une façon dont les concepts fonctionnent[11].)

En fin de compte, Butler naturalise le fonctionnement traditionnel des binarités métaphysiques en tant que systèmes d’oppositions exclusives — soit la nature, soit la culture, soit le discours, soit la matérialité. (Ce qui est assez ironique. Et ce qui est doublement ironique, c’est qu’en faisant cela, sa conception de la relation entre le sexe et le genre est précisément à l’opposé de la « fluidité » ou du « flux »). Nous ne pourrions donner une réalité au « sexe » qu’en traçant une « ligne de démarcation » entre le « non construit » et le « construit », et une telle « délimitation […] marque une frontière qui inclut et exclut […] Ce qui sera ou ne sera pas inclus dans les limites du “sexe” sera fixé par une opération d’exclusion plus ou moins tacite » (Butler, Ces corps qui comptent). À mon avis, cela n’est vrai que si nous pensons que le système phallique de la hiérarchie binaire — et son procédé de construction des pôles sous forme d’oppositions exclusives — est le seul moyen de produire du sens ou de l’existence. Il me semble qu’il s’agit là d’un postulat fondamentalement patriarcal. En fin de compte, Butler confond l’idée de « différence » et l’idée d’« exclusion » — la résonance politique actuelle de cette idée devrait être claire — et suggère que la « différence » est entièrement construite par l’« exclusion ». Cela revient à refuser de penser la possibilité de la différence — et des relations entre les choses différentes — d’une manière autre que celle qui est actuellement imposée par la logique patriarcale d’exclusion. Et cela requiert de passer à côté de tout l’intérêt du féminisme post­structuraliste français. La « différence » n’est pas l’opposition phallique ni l’exclusion. La « femme » n’est pas seulement un « non-­homme ». Tout comme « l’homme » n’est pas seulement une « non-­femme ». Les femmes existent en dehors de la grille des oppositions patriarcales. Il en va de même pour le sexe. Et la nature. Et la matérialité.

En prétendant que nous ne pourrions pas définir le « sexe » sans une « opération d’exclusion », Butler refuse d’accorder au sexe sa propre réalité et dénie également la réalité du concept de « femme ». (Comment quiconque a réussi à convaincre tant de gens que détruire la catégorie politique femme constituait une démarche féministe radicale ne cessera jamais de me stupéfier, même si la réponse à la question de savoir pourquoi cela a été accepté avec tant d’enthousiasme — parce que le patriarcat — est moins mystérieuse.) Si nous ne pouvons pas définir clairement le sexe, mais que le sexe et le genre sont indissociables, cela signifie pour Butler que le genre subsume le sexe : « Si le genre consiste en des significations sociales que le sexe assume, alors le sexe n’acquiert pas de significations sociales […] mais est plutôt remplacé par les significations sociales qu’il prend ; le sexe est abandonné […] et le genre émerge […] comme le terme qui absorbe et remplace le “sexe”. » (Butler, Ces corps qui comptent.) Selon le même genre de logique, vous pourriez tout aussi bien soutenir que le sexe « absorbe et remplace » le genre — mais, effectivement, ce serait vraiment conservateur. Quoi qu’il en soit, nier la réalité de l’un ou l’autre pôle d’une binarité, prétendre qu’un pôle « absorbe » l’autre[12] ou affirmer que, puisque vous ne pouvez pas parfaitement distinguer deux choses, elles constituent en fait une seule et même chose, ne représentent pas une forme de pensée déconstructiviste digne de ce nom.

La dernière chose que je voudrais souligner, c’est la raison pour laquelle Butler fait ce choix éminemment patriarcal de penser que la réalité des choses doit être enfermée dans cette grille d’oppositions binaires exclusives. Pour moi, cela ressemble un peu à un étrange mélange foucaldien/derridien. Elle prend le récit foucaldien de la manière dont le pouvoir produit des sujets — « les systèmes juridiques du pouvoir produisent les sujets qu’ils viennent ensuite à représenter » (Trouble dans le genre) —, et l’idée derridienne selon laquelle la subjectivité patriarcale fonctionne selon une logique de hiérarchisation et d’exclusion de l’autre, puis les fusionne et les totalise, ce qui permet d’affirmer que tous les « sujets sont invariablement produits par certaines pratiques d’exclusion » (Ces corps qui comptent) qui « constituent le champ contemporain du pouvoir », de sorte qu’« il n’existe pas de position en dehors de ce champ » (je souligne). Du point de vue d’une féministe française — enfin, de n’importe quelle féministe — c’est une catastrophe. Il s’agit, à la base, d’une affirmation (et je soupçonne ici les racines hégéliennes/lacaniennes de Butler de se manifester) selon laquelle l’être de toutes les choses — sujets, signes, groupes politiques, États politiques, etc. — ne peut être produit qu’à travers des opérations hiérarchiques d’exclusion, d’effacement et d’altérisation. Ce qui revient à dire que tous les sujets sont fondamentalement patriarcaux (ou, inversement, qu’aucun sujet n’est patriarcal) et que, par conséquent — et c’est là que tout cela commence à nous sembler maladivement familier —, la « femme » en tant que catégorie politique est produite par le pouvoir au moyen de la même opération d’exclusion qui produit l’« homme ». Pour formuler tout ça dans le langage de la race — ce qui, je sais bien, a été décrété verboten, mais personne ne m’a encore raisonnablement expliqué pourquoi — cela équivaut à une affirmation de racisme inversé, ou à une affirmation selon laquelle les Blancs ont été construits comme « l’autre » des Noirs exactement de la même manière que les Noirs ont été construits comme « l’autre » des Blancs[13]. Or, comme tout le monde le sait, cela n’a pas de sens. Parce que le pouvoir. Qui ne circule pas indifféremment, en fin de compte.

En généralisant le récit de Foucault sur le pouvoir productif en vue de suggérer que les mécanismes patriarcaux d’exclusion hiérarchique informent également la création de tous les sujets, Butler a détruit l’analyse du patriarcat en tant que hiérarchie de pouvoir qui fonctionne en aliénant les femmes. Et ce n’est pas très féministe. (Voir « Judith Butler : Comment faire disparaître le patriarcat en trois mouvements ».) Dans un entretien qu’elle a accordé en 1998 à des féministes post­structuralistes qui travaillent dans la même tradition que moi, elle s’est demandé à haute voix si « l’ordre symbolique » de notre culture était en fait « principalement ou paradigmatiquement masculin[14] ? ».

Ce à quoi je répondrais : en effet, Judith, en effet.

Jane Clare Jones

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  1.  Luce Irigaray, Éthique de la différence sexuelle, Éditions de minuit, 1984.
  2.  Même chose vis-à-vis du travail et de la subjectivité des personnes de couleur, ainsi que de la relation entre « l’homme » et le monde naturel.
  3.  Judith Butler, Trouble dans le genre, La Découverte, 2005.
  4.  Je tiens à dire ici que je me soucie de la blessure de Judith Butler, tout comme je me soucie des blessures de tout le monde. Chacun·e a le droit de s’occuper de ses propres blessures et des intérêts politiques qui en découlent — et nous devons faire attention à la manière dont nous déployons le discours de l’« exclusion » face à des personnes qui essaient simplement de s’occuper de leurs propres affaires. Le problème avec Butler n’est pas, fondamentalement, que ses intérêts ne sont pas des intérêts féministes. C’est très bien, en principe. Le problème avec Butler, c’est qu’en articulant une solution pour traiter sa propre blessure, elle fait quelque chose qui rend presque impossible pour les autres femmes d’articuler la leur. Cela crée une situation qui ressemble à un jeu à somme nulle dans lequel deux groupes de personnes qui endurent des souffrances finissent par jouer leurs blessures l’un contre l’autre. Il n’est pas surprenant que, dans une telle situation, les choses deviennent extrêmement laides, très rapidement, et que beaucoup de personnes finissent par être très blessées. Pourrions-nous essayer de trouver un moyen d’arrêter ? S’il vous plaît.
  5.  Nous nous heurtons également au fait que le terme « construit » est généralement considéré comme signifiant « non réel », « arbitraire » ou « pourrait tout aussi bien être fait d’une autre manière et n’est fait que de cette manière parce qu’il faut insérez-ici-un-motif-politique-douteux ». Et en effet, c’est souvent ce que signifie le terme « construit ». Nous pourrions prendre, par exemple, la manière dont le comportement corporel des femmes est façonné de sorte qu’elles occupent moins d’espace comme une illustration axiomatique de la manière dont une micro-politique foucaldienne du pouvoir conditionne les corps d’une manière certainement informée par des motifs politiques douteux. Cela dit, de nombreuses choses construites ne le sont pas « arbitrairement » — elles sont liées aux besoins humains fondamentaux et à la matérialité. Le meilleur exemple en est un objet littéralement construit : les maisons. Nous ne pouvons pas construire des maisons n’importe comment. Elles doivent remplir une certaine fonction — fournir un abri — et pour ce faire, elles doivent répondre à certaines exigences : une sorte d’arrangement mur/toit (qui peut être circulaire comme un igloo ou une tente dôme, mais qui remplit toujours une fonction mur/toit), et un moyen d’y entrer et d’en sortir. Les maisons peuvent être construites avec certaines choses — comme le bois, le béton, la terre cuite, la glace — mais pas avec d’autres — comme la barbe à papa, l’eau non gelée, le mercure ou tout ce qui pourrit trop vite. Il existe ensuite de nombreuses variations possibles des paramètres de base, en fonction du climat et des matériaux disponibles dans un lieu donné, du mode de vie des personnes qui utilisent l’habitation et des traditions culturelles et artistiques. Mais toutes ces variations s’inscrivent dans le cadre de paramètres de base, également appelés normes. Ces normes n’ont absolument rien d’« arbitraire » et ne sont pas non plus motivées par des raisons politiques douteuses.
  6.  Michel Foucault, Histoire de la sexualité I : la volonté de savoir, Gallimard, 1976.
  7.  Jane Clare Jones, « Queer Theory, Foucauldian Feminism and the Erasure of Rape » (« Théorie queer, féminisme foucaldien et effacement du viol »), janeclarejones.com, 30 août 2018.
  8.  Prenons un exemple : l’air est composé d’azote, d’oxygène et de dioxyde de carbone (ainsi que d’autres éléments). Ses éléments constitutifs sont tous mélangés. Nous ne pouvons pas les séparer les uns des autres et continuer à avoir de l’air. Mais, en même temps, ces éléments constitutifs sont toujours ce qu’ils sont, ils ne sont pas en train de s’exclure, de s’absorber ou de s’effacer les uns les autres. Ils sont simplement mélangés et, ce faisant, ils produisent le phénomène que nous appelons l’air. Butler soutient que puisque que nous ne pouvons pas parfaitement séparer le « sexe » du « genre » ou le « matériel » du « discursif » (et que les séparer serait « excluant »), alors ces concepts peuvent être amalgamés l’un dans l’autre. Et c’est faux.
  9.  Judith Butler, Bodies That Matter: On the Discursive Limits of ‘Sex’, Londres et New York: Routledge, 1993. Ces corps qui comptent, éditions Amsterdam, 2009.
  10.  « On peut dire que le concept de “jeu” est un concept aux contours flous. — “Mais un concept flou est-il vraiment un concept ?” — Une photographie qui manque de netteté est-elle vraiment l’image de quelqu’un ? […] Frege compare le concept à une circonscription, et il dit qu’une circonscription non clairement délimitée ne peut en aucune façon être nommée “circonscription”. Probablement cela veut-il dire que nous ne pouvons rien en faire. — Mais est-il dénué de sens de dire : “Tiens-toi à peu près là !” ? » Wittgenstein, Recherches philosophiques (1953), Gallimard, 2004.
  11.  Il convient ici de réfléchir aux mesures prises contre le concept « femme » et, par conséquent, contre la « biologie femelle » dans le discours populaire à l’heure actuelle. La stratégie consiste principalement à affirmer que la femme n’a pas d’essence ou de définition. (Ce qui ressemble étrangement à ce que le patriarcat affirme depuis toujours). Quoi qu’il en soit, cela se traduit soit par l’affirmation que a) il est impossible d’identifier la caractéristique essentielle qui fait de quelqu’un une femme, parce qu’il y a toujours des exceptions à chaque caractéristique choisie (par exemple, il y a des femmes qui n’ont pas de règles, qui n’ont pas d’utérus ou qui ne sont pas capables de porter des enfants), de sorte que les femmes n’ont pas d’essence, et b) il est impossible de tracer une frontière nette autour du concept de femme, et c’est là que l’utilisation des personnes intersexuées entre en jeu pour soutenir l’affirmation selon laquelle « le sexe est un continuum » (ou un spectre), et donc que « femme » n’a pas de définition. (Il convient de noter que les personnes [dites] intersexuées ne sont pas ravies de cette situation, parce qu’elles constituent un groupe vulnérable ayant ses propres intérêts politiques et qu’elles sont instrumentalisées dans le combat politique de quelqu’un d’autre, ce qui est rudement déshumanisant).La principale chose à dire à ce sujet, c’est que tout l’intérêt du post­structuralisme consiste à critiquer cette théorie du sens. Ici, les choses deviennent un peu complexes, mais le raisonnement est le suivant : si vous essayez de déstabiliser un concept en soulignant son manque d’essence ou de définition, vous vous basez toujours sur une vision platonicienne essentialiste de la manière dont fonctionne le sens. Il s’agit simplement d’une forme de platonisme inversé. Or le post­structuralisme ne devrait pas avoir pour but d’inverser le platonisme, mais de le mettre au rebut. C’est d’ailleurs de là que provient le malentendu concernant la destruction du sens par le post­structuralisme. Parce que si vous essayez de détruire le platonisme cependant que tout le monde continue à supposer que le modèle platonicien constitue la seule façon de produire du sens, alors ce que tout le monde comprend, c’est « il n’y a pas de sens ». Et pourtant, bizarrement, il y en a.
  12.  Comment l’« exclusion » peut-elle être mauvaise et l’« absorption » acceptable ?
  13.  Plus clairement, l’affirmation selon laquelle l’expérience de l’oppression des femmes blanches n’est pas la même que celle des Noirs, et que les femmes blanches ne devraient pas faire d’analogies qui s’approprient l’expérience de l’oppression des Noirs afin d’illustrer la leur, me semble manifestement juste. Au niveau de l’individu, nous sommes toutes et tous situé·es de manière spécifique. Cependant, personne n’a expliqué de manière adéquate pourquoi nous ne pouvons pas établir d’analogies entre le genre et la race en tant que hiérarchies binaires. Les mécanismes racistes-capitalistes-patriarcaux de hiérarchie binaire et d’exclusion qui ont construit à la fois la « femme » et le « Noir » comme « l’autre » du sujet blanc et masculin, fonctionnent selon la même logique fondamentale, et les mécanismes d’appropriation, de colonisation et de violence qui découlent de cette logique ont joué dans l’histoire de ces deux groupes de personnes (même si, encore une fois, la manière dont cela est vécu au niveau de l’individu diffère, en particulier pour les femmes de couleur, en raison de l’intersectionnalité). Si nous ne pouvons pas parler de la co-implication du genre et de la race lorsque nous analysons la logique binaire du système, nous perdons un aspect incroyablement important de la manière dont nous comprenons les structures d’oppression. Et c’est un terrain que je ne veux pas céder, à moins que quelqu’un puisse m’expliquer de manière sensée pourquoi je devrais le faire. Étant donné l’incapacité totale de quiconque à rendre compte de façon adéquate de cet aspect en ce qui concerne la question Dolezal (et, en ce qui me concerne, si les Noir·es disent non, alors les Noir·es disent non), je doute que quiconque possède un bon argument pour expliquer pourquoi ces choses sont différentes au niveau de la hiérarchie métaphysique et politique.
  14.  Pheng Cheah, Elizabeth Grosz, « The Future of Sexual Difference: An Interview with Judith Butler and Drucilla Cornell », Diacritics, 28(1), 1998, p. 27.

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Article mis en ligne le 29 mai 2025
Qu’on arrête les viols (par Mary Zeiss Stange)

Le texte qui suit est une traduction d’un essai de l’écoféministe états-unienne Mary Zeiss Stange (décédée l’an dernier), initialement paru, en anglais, en 2004, dans la revue The Women’s Review of Books, Vol. 21, No. 5, « Women, War, and Peace » (février 2004), p. 12–13.

Photo de couverture : la combattante « Black Diamond » (au centre, avec des lunettes) entourée de ses gardes du corps et de membres du mouvement Liberians United for Reconciliation and Democracy (LUI) alors qu’elles rentrent d’une patrouille dans la zone nord de Monrovia contrôlée par les rebelles (9 août 2003). Gallo Images/AFP/GEORGES GOBET


Lorsque quelques femmes sont armées, gagnons-nous toutes en sécurité ?

Au moment où je m’assois pour rédiger cet essai, le nord-est des États-Unis est frappé par la première tempête de neige de la saison. Ce temps me fait penser à l’été dernier, mais pas pour les raisons évidentes. Cela fait exactement deux semaines que l’étudiante de 22 ans Dru Sjodin a disparu du parking d’un centre commercial à Grand Forks, dans le Dakota du Nord. Dans la lumière grisâtre de l’après-midi, en regardant les pinsons et les mésanges frissonner devant la mangeoire à oiseaux secouée par le vent devant ma fenêtre, je ne peux m’empêcher de penser que le corps de Sjodin gît, violé et sans vie, quelque part dans la prairie du Dakota du Nord, avec pour seule protection une couverture de neige. Nous sommes régulièrement assaillis par des histoires comme la sienne, celles de filles et de femmes qui disparaissent, chacune nous rappelant la profondeur de la misogynie qui règne dans notre société. Nous savons qu’il y aura d’autres gros titres de ce genre, mais aussi que d’innombrables histoires demeureront inconnues.

Cela me fait penser à Black Diamond. L’histoire de cette combattante libérienne pour la liberté et de ses commandos de femmes, qui ont joué un rôle crucial dans la sécurisation de la ville de Monrovia, ouvrant la voie au pacte de paix de l’été dernier, a fait la une des journaux internationaux à la fin du mois d’août. Une attention disproportionnée a été accordée aux vêtements, à la coiffure et aux ongles stylisés de cette rebelle d’une vingtaine d’années. Le Guardian (britannique) l’a décrite comme « mi-Black Panther, mi-star de cinéma […] une femme coiffée d’un béret rouge, vêtue d’un jean à pattes d’éléphant, d’un chemisier rouge soyeux et affichant un air très sévère », qui dégageait « le mépris de quelqu’un habitué à voir les hommes s’accroupir et se recroqueviller ». La raison en était apparemment qu’elle était également « accessoirisée » d’un AK-47 et d’un revolver de calibre 38. Le Wall Street Journal a rapporté qu’« un pistolet et un téléphone portable pendaient à sa large ceinture en cuir très tendance ». Le Christian Science Monitor a noté qu’elle était entourée d’une « ribambelle de beautés tout aussi élégantes qui la soutenaient ». L’agence de presse australienne a publié un article sur ces femmes sous le titre « Shooting from Hip and Dressed to Kill » (Tirant à bout portant et habillées/dressées pour tuer).

Obnubilés par l’apparence de ces femmes armées, la plupart des reportages n’ont mentionné qu’en passant (lorsqu’ils en ont parlé) le fait que la force rebelle composée d’adolescentes et de jeunes femmes était constituée de réfugiées sans abri, dont beaucoup avaient soit assisté au viol de leur mère, soit été violées elles-mêmes, comme Black Diamond. Dans toutes les interviews de ces commandos, le thème de la résistance aux agressions sexuelles a systématiquement été évoqué. Interrogée sur le traitement que lui avaient infligé les hommes de main de Charles Taylor [ex-chef de guerre devenu président du Liberia (1997–2003)], Black Diamond, de son vrai nom Patricia, a juste répondu : « Qu’on arrête les viols. » (No more rape)

Dans une presse encore largement animée par un sexisme inconscient, il n’est pas surprenant que les rédacteurs minimisent l’importance d’un groupe de guerrières très efficaces en les qualifiant de fashionistas jouant aux soldats. Mais ces banalisations masquent une peur plus profonde des femmes capables d’exercer un pouvoir mortel. Dans une interview accordée au Wall Street Journal, Jacques Klein, le responsable de l’ONU en Libéria, a qualifié Black Diamond et ses acolytes de « personnes superstitieuses qui intimident les innocents ». Il a ensuite ajouté « à moitié en plaisantant » que « les femmes sont toujours à craindre. Êtes-vous déjà allé en Floride ? Il y a plein de femmes aux cheveux bleus qui ont tué leur mari. »

Le seul article en français que j’ai retrouvé sur le sujet ; là aussi, le sexisme est frappant.

Aussi bizarre que cette remarque puisse paraître à première vue, le raisonnement de Klein repose sur une certaine logique. Il y a plusieurs années, dans un essai marquant intitulé « La justice est une femme avec une épée », la féministe radicale D. A. Clarke a vivement critiqué la tendance du féminisme à se rallier sans réserve à l’idéologie de la non-violence, en particulier en réponse au viol. Tout en reconnaissant que la non-violence pouvait, dans certaines circonstances, constituer une forme puissante de résistance à l’oppression, Clarke remarquait avec perspicacité que la non-violence n’était efficace que lorsqu’elle était pratiquée par des personnes en mesure de recourir à la force si elles le souhaitaient. Tant que les femmes seront perçues – et surtout, tant qu’elles se percevront elles-mêmes – comme incapables d’agression véritable, en particulier d’agression contre les hommes, la résistance féministe non violente n’aura aucun effet. En réalité, elle représente simplement le rôle culturel traditionnellement attribué aux femmes. Clarke affirmait :

« Si le fait d’agresser une femme était plus risqué, il y aurait peut-être moins d’agressions. Si les femmes se défendaient violemment, elles montreraient à leurs agresseurs potentiels qu’elles sont prêtes à assurer sérieusement leurs imites, et à riposter à la mesure de l’attaque. Si davantage de femmes tuaient les maris et les petits amis qui les maltraitent ou qui maltraitent leurs enfants, il y aurait peut-être moins de maltraitance. Un grand nombre de femmes refusant d’être poussées à bout pourrait éroder, même lentement, le mythe de la femme masochiste qui menace nos vies à toutes. La résistance violente face à une agression présente des avantages sur tous les plans. »

Black Diamond et ses commandos de femmes le comprenaient, à l’instar de bien d’autres femmes ayant joué un rôle de premier plan dans des mouvements de résistance armée et de libération : les femmes du mouvement de résistance FALANTIL au Timor oriental ; les « Tigresses tamoules » du Sri Lanka ; les combattantes de l’Armée zapatiste de libération nationale du Chiapas, au Mexique ; les femmes hindoues Dimasa, qui ont menacé de recourir à la résistance armée contre le nettoyage ethnique dans l’État indien d’Assam ; les guerilleras du Sentier lumineux au Pérou ; ou encore les Mujaheddin-e-Khalq – « Moudjahiddines du peuple » — en Iran, dirigées par Maryam Rajani, pour ne citer que quelques exemples récents. Dans la plupart, sinon dans tous ces cas, les femmes ont invoqué comme principale raison de prendre les armes leur désir de se défendre, de défendre leurs filles et leurs sœurs contre les horreurs de la guerre et de la tyrannie politique qui touchent particulièrement les femmes, au premier rang desquelles figure le viol. Bien qu’il n’existe pas, à proprement parler, de mouvements équivalents aux États-Unis, plusieurs organisations féministes farouchement pro-armes ont vu le jour ces dernières années dans le but explicite d’armer les femmes pour lutter contre le viol et la violence domestique, comme Armed females of America, ou de résister à la criminalité en général, comme Women Against Gun Control, dont la devise est « Le deuxième amendement est notre sécurité intérieure ».

Les critiques sont bien sûr divisés sur la question de savoir si les femmes affiliées à ces mouvements revendiquent réellement leur égalité avec les hommes ou si elles ne font que reprendre à leur compte les structures d’agression et de domination définies par les hommes. Ceux qui défendent le premier point de vue ont tendance à voir dans la résistance armée des femmes une forme de « féminisme de la puissance » qui corroborent ce que la biologie et la psychologie contemporaines nous apprennent sur les capacités d’agression des femmes. Ceux qui défendent le second point de vue ont tendance à considérer la prolifération d’armes entre les mains des femmes comme une menace majeure pour la sécurité en elle-même, ajoutant à la violence globale.

Entre de mauvaises mains, les armes à feu, en particulier les armes de poing, constituent indéniablement l’une des plus grandes menaces pour notre sécurité personnelle et collective. Il est aussi indéniable que la culture américaine des armes à feu a toujours été hypermasculine, si bien que l’arme à feu, et plus particulièrement l’arme de poing, est aujourd’hui le symbole par excellence de la masculinité machiste américaine. Compte tenu de cette symbolique populaire, les armes à feu jouent trop souvent un rôle dans les schémas de violence masculine.

Pourquoi alors les femmes voudraient-elles s’armer ? Peut-être parce que, comme l’ont noté les juristes Carol Silver et Don B. Kates dans Restricting Handguns: The Liberal Skeptics Speak Out (« Sur la restriction des armes de poing : Les libéraux sceptiques s’expriment », non traduit), « les théories sur de meilleures solutions ne sont pas d’une grande aide pour une femme en train de se faire étrangler ou battre à mort ». Peut-être parce que, comme l’a déclaré à un journaliste du magazine Health une féministe autoproclamée ayant suivi une formation au maniement des armes à feu après qu’un violeur ait terrorisé son quartier :

« Une grande partie de la philosophie de la non-violence a été conçue par des hommes qui n’avaient pas à se soucier du type de violence auquel les femmes sont confrontées aujourd’hui […] Chacune doit décider pour elle-même […] Le fait est que c’est la guerre dehors. Et qu’il faut faire ce qu’il faut pour rester en vie. »

Peut-être parce que de plus en plus de recherches suggèrent que plus une femme résiste avec agressivité à une agression sexuelle, plus elle a de chances d’échapper à des blessures graves. Si le droit de se protéger est un droit humain fondamental, la possibilité de recourir à la force létale pour se défendre doit être considérée comme un droit essentiel des femmes.

Pour défendre nos vies, nous devons être prêtes à combattre, voire, si nécessaire, à tuer. En disant cela, je reconnais qu’en tant que femme blanche d’âge mûr, issue de la classe moyenne, exerçant une profession libérale et vivant une relation stable et durable, je suis statistiquement moins exposée au risque d’agression sexuelle que les femmes plus jeunes, plus pauvres, moins aisées et moins éduquées. Mais ma position privilégiée ne m’empêche pas de remarquer l’ironie de la situation lorsque, par exemple, le magazine Ms. publie en couverture un article fustigeant les femmes propriétaires d’armes à feu, les qualifiant de dupes de la National Rifle Association, tout en applaudissant, dans le même numéro, le courage des guérilleras zapatistes. Je ne peux pas non plus m’empêcher de souligner l’hypocrisie d’un chercheur comme Arthur Kellermann, l’auteur principal de plusieurs études de santé publique anti-armes régulièrement citées par des organisations telles que Million Mom March afin de dissuader les femmes de s’intéresser aux armes à feu. Kellermann a déclaré au magazine Health que si son épouse était menacée d’agression, il voudrait qu’elle soit armée d’un .38 spécial.

Je ne prétends pas que toutes les femmes devraient être armées. Loin de là. La possession d’une arme à feu est une lourde responsabilité. Ce n’est pas pour tout le monde. Cela doit reposer sur un choix éclairé, y compris d’une manière féministe. Il convient toutefois de noter qu’en tant que groupe, les femmes qui choisissent de posséder une arme à feu sont beaucoup plus susceptibles que les hommes de suivre une formation professionnelle sur les armes à feu et d’en tirer profit. Elles ont également un bien meilleur bilan que les hommes en matière de sécurité avec les armes à feu.

La plupart des femmes propriétaires d’armes à feu affirment qu’elles se sentent non seulement plus en sécurité grâce à leurs armes, mais qu’elles le sont réellement. Cela s’avère difficile à vérifier statistiquement, étant donné qu’il est impossible de recenser les crimes n’ayant pas été commis. Mais l’utilisation défensive des armes à feu implique rarement leur utilisation effective. Le simple fait de brandir une arme à feu est généralement suffisant pour dissuader l’agresseur. En effet, selon les témoignages de criminels condamnés, la simple suspicion qu’une victime potentielle puisse être armée est un puissant facteur dissuasif, d’où la baisse apparente du taux de criminalité dans les juridictions où des lois sur le port d’armes dissimulées ont été adoptées.

Ces faits peuvent être particulièrement pertinents pour les femmes, même celles qui choisissent de ne pas s’armer. Dans Fire with Fire, Naomi Wolf a imaginé le scénario suivant :

« Je ne veux pas porter d’arme ni encourager la prolifération des armes à feu. Mais je suis heureuse de tirer profit de la diffusion de l’idée selon laquelle la victime potentielle d’un agresseur a de bonnes chances d’être armée […] Nos villes et nos villages pourraient être placardés d’affiches disant : “Cent femmes de cette ville ont suivi une formation au combat. Elles sont infirmières, étudiantes, femmes au foyer, prostituées, mères. La prochaine femme que l’on agressera pourrait être l’une d’entre elles.” »

Wolf a été vivement critiquée pour cette fantaisie dans la presse féministe populaire lorsque son livre est sorti. Cela pourrait pourtant avoir des implications concrètes dans la guerre contre le terrorisme que les femmes états-uniennes doivent mener, tant que la peur des agressions sexuelles constituera, dans une mesure plus ou moins grande, une réalité pour toutes les femmes.

Celles et ceux qui prônent la restriction voire l’interdiction des armes de poing demandent souvent : « Si cela permet de sauver ne serait-ce qu’une seule vie, cela n’en vaut-il pas la peine ? » Cette question doit être posée dans l’autre sens : combien de vies pourraient être sauvées si les femmes, en particulier les plus vulnérables, soit en raison de leur statut socio-économique, soit en raison du type d’hommes qu’elles ont dans leur entourage, étaient considérées par leurs agresseurs comme trop dangereuses pour qu’ils prennent le risque de s’attaquer à elles ?

Dru Sjodin aurait-elle pu quitter ce parking en toute sérénité si son agresseur avait pensé qu’elle se défendrait sans doute par tous les moyens nécessaires ? La question semble presque trop cruelle pour être posée. Pourtant, tant qu’il y aura des histoires comme la sienne, tant qu’il y aura des tueurs de Green River et des hommes qui enlèvent des petites filles à l’intérieur de leur propre maison, tant que des femmes seront piégées dans des relations de violence domestique conférant un sens étrangement familier à l’expression « terrorisme domestique » ; tant que des ex-maris et des ex-partenaires sauront qu’ils peuvent harceler, humilier et brutaliser jusqu’au meurtre parce que les autorités ne peuvent ou ne veulent pas les arrêter ; tant que ces choses continueront à se produire, une guerre sera livrée. Nous devons la mener sur plusieurs fronts. Pour les femmes qui le choisissent, et dans l’intérêt de toutes, l’autodéfense armée est un moyen valable et approprié de dire « Qu’on arrête les viols » et de le penser vraiment.

Mary Zeiss Stange

Traduction : Nicolas Casaux

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Article mis en ligne le 16 mai 2025
Le mouvement queer, c’est la bourgeoisie culturelle du capitalisme (par Nicolas Casaux)

« Cet enseignement supérieur officiel est donc, tel qu’il marche, un aspirateur installé pour extraire de la classe populaire les forces spirituelles nouvelles et pour les porter au service de la classe bourgeoise. C’est la pompe à parvenir et l’ascenseur des parvenus.

Au prix que les bourgeois y mettent, c’est un devoir pour les prolétaires que d’éviter la haute culture. J’appelle cette vertu un refus de parvenir. »

Albert Thierry, Réflexions sur l’éducation, 1923.

« On les emmerde, ça continue. »

La Gueule Ouverte n°5, mars 1973.

Du centre-gauche à l’extrême gauche, les idées « queer » font aujourd’hui partie d’une orthodoxie diffuse, qui s’imagine hautement subversive, radicale. Ces idées n’émanent pourtant pas de révolutionnaires ayant pris le maquis, ni des marges de la civilisation industrielle. Elles proviennent des institutions culturelles les plus en vue du monde occidental. Pour l’illustrer, examinons brièvement quelques-unes des figures majeures de l’importation de la « théorie » et du mouvement queer en France.

Who’s who queer

Paul B. Preciado, anciennement Béatriz, philosophe franco-espagnole et figure médiatique importante, incarne l’ascension des idées queer au sein de la bourgeoisie culturelle de gauche. Formée à Princeton, une université de la prestigieuse Ivy League états-unienne, protégée de Derrida, compagnonne un temps de Virginie Despentes, Preciado bénéficie d’un accès privilégié aux grandes scènes éditoriales et médiatiques. Ses livres sont publiés chez Grasset, une maison d’édition majeure appartenant au groupe Hachette, désormais propriété de Bolloré (auparavant Lagardère). Libération, France Culture, Arte, etc., l’invitent régulièrement à propager la bonne parole — en provenance de l’institution universitaire américaine, de Judith Butler, Donna Haraway, Gayle Rubin, etc. — d’une dissolution radicale des catégories sexuelles et politiques dans le bouillon du mouvement queer. Sa trajectoire — celle d’une intellectuelle dite « trans », F‑t-M, passée du féminisme libéral au transhumanisme queer — est exemplaire d’une recomposition idéologique des élites culturelles. Consultante et commissaire d’exposition au musée Reina Sofia à Madrid, un temps professeure invitée à l’université de New York et à l’université de Princeton, etc., Preciado est une preuve vivante du fait que le queer n’est pas une contestation de l’ordre établi, mais une nouvelle norme esthétique et morale des classes cultivées occidentales.

Marie-Hélène Bourcier, qui se fait désormais appeler Sam Bourcier, sociologue, maîtresse de conférences à l’université Lille‑3, est une figure pionnière de l’importation de la queer theory en France. Passée par l’École normale supérieure (Fontenay-Saint-Cloud), agrégée de philosophie, titulaire d’un doctorat de sociologie obtenu à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Bourcier est un produit haut de gamme du système universitaire, recyclé dans les théorisations néo-identitaires. Elle s’est fait connaître dès les années 2000 par une série de Queer Zones publiées chez Balland, puis aux éditions Amsterdam, mêlant jargon académique, provocations sexuelles et récits militants. Féministe, lesbienne, devenue trans non-binaire, Bourcier performe elle-même la plasticité radicale des identités que célèbre la pensée queer. Son influence s’est diffusée via l’université, les colloques, les cercles TQIA+, mais aussi à travers des relais culturels comme Libération, Têtu, Vice, AOC media, Le Monde ou France Culture. Figure clef de la jonction entre capital culturel élevé, extrême-gauche universitaire et militantisme identitaire, Bourcier incarne cette avant-garde qui, tout en se présentant comme subversive, est parfaitement intégrée aux institutions qu’elle prétend contester.

Éric Fassin, sociologue, professeur à l’Université Paris‑8 (Vincennes–Saint-Denis), autrefois enseignant-chercheur au Laboratoire d’études de genre et de sexualité du CNRS (qu’il a cofondé), est un autre important relais de la pensée queer dans l’espace intellectuel français. Agrégé de lettres, passé par l’École normale supérieure (qu’il dirige de 1995 à 2005), ayant enseigné en Angleterre (Londres, Cambridge) et aux États-Unis (à l’université privée de Brandeis, puis à NYU), Young Leader de la French-American Foundation (promotion de 1995), Fassin est typique de ces membres de l’élite universitaire qui importent les modes théoriques des campus américains pour en faire les mots d’ordre de la gauche intellectuelle française. Depuis 2021, il est également membre senior de l’Institut Universitaire de France (IUF). Spécialiste autoproclamé des questions raciales, sexuelles et migratoires, il prétend articuler lutte antiraciste, anticapitalisme et déconstruction dans une grammaire militante qui fait florès dans les universités, les ONG, les syndicats et les médias de gauche (Libération, Le Monde, France Inter, Mediapart, etc.). Il participe régulièrement à des colloques interdisciplinaires autour du « genre », de la race, de la sexualité, de l’antiracisme ou des politiques migratoires, dans le cadre de l’université Paris‑8 ou de structures affiliées (EHESS, CNRS, etc.). Et, de manière générale, il est très présent dans les espaces de légitimation symbolique de la gauche universitaire : cycles de conférences à la Sorbonne, à Sciences Po, au Collège international de philosophie, à la Maison de la recherche, mais aussi dans des festivals ou espaces semi-militants comme le festival des idées de Paris, les États généraux des migrations, ou des tables rondes de la revue Vacarme. Il est aussi un introducteur en France de Judith Butler, la papesse de la théorie queer. Il a préfacé la traduction française de Gender Trouble, publiée sous le titre Trouble dans le genre en 2005 aux éditions La Découverte, propriété du Groupe Editis, alors dirigé par le multimillionnaire Arnaud Lagardère. Fassin est une des figures de proue de cette bourgeoisie culturelle qui, tout en se disant « radicale », fait entrer les idées queer dans le logiciel politique de la gauche néo-progressiste.

Virginie Despentes, romancière, ex-journaliste rock et figure autoproclamée de la contre-culture féministe, incarne aussi singulièrement la récupération de la marginalité par la bourgeoisie éditoriale de gauche. Issue d’un milieu modeste, sans capital scolaire élevé (elle abandonne ses études au lycée), Despentes s’est construite sur une esthétique de la transgression : prostitution, punk, drogues, sexualité brutale — autant de matériaux autobiographiques qu’elle met en scène dans Baise-moi (1993), roman adapté en film en 2000, puis dans King Kong Théorie (2006), devenu un best-seller féministe. Très vite intégrée au paysage médiatique de gauche, elle tisse des liens solides avec les rédactions de Libération, Télérama, Les Inrocks, France Inter, ARTE, où elle devient une figure incontournable des entretiens engagés, des tribunes féministes, des plateaux culturels — toujours au nom d’une rébellion, d’une dissidence, d’une subversion. Dans les années 2010, elle effectue un glissement vers les cercles queer, adoptant une posture intersectionnelle, défendant les identités trans et non-binaires, promouvant des figures comme Preciado, avec qui elle a été en couple et qu’elle soutient activement. En parallèle, elle est membre de l’Académie Goncourt (de 2016 à 2020), participe à des jurys littéraires prestigieux, donne des conférences en partenariat avec des institutions culturelles comme la BNF, la Gaîté Lyrique ou les scènes subventionnées du théâtre public. Ses romans récents, en particulier la trilogie Vernon Subutex (2015–2017), publiés chez Grasset (groupe Hachette, autrefois Lagardère, aujourd’hui Bolloré), sont encensés par une critique littéraire bienveillante et largement relayés par les relais culturels de la gauche bourgeoise. Adaptée en série par Canal+, l’œuvre de Despentes devient un produit culturel de masse, estampillé « marginal » mais parfaitement compatible avec les logiques du marché éditorial et audiovisuel. Elle incarne désormais cette figure postmoderne de « rebelle consacrée » — indignée, tatouée, queer-friendly — véhiculant les idées néo-identitaires depuis le cœur même des structures qu’elle prétend contester. Du 20 mai au 22 juin 2025, en tant qu’autrice et metteuse en scène, Virginie Despentes présentera un spectacle intitulé Romancero Queer au théâtre national de La Colline à Paris (Le Monde, Télérama, France culture, etc., figurent parmi les « partenaires médias »).

Geoffroy de Lagasnerie, sociologue, professeur à l’École nationale supérieure d’arts de Paris-Cergy, incarne la figure archétypale de l’intellectuel de gauche, à la fois radical en apparence et parfaitement intégré dans les circuits institutionnels du pouvoir culturel. Normalien, docteur en philosophie, passé par l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Lagasnerie est un pur produit de la bourgeoisie intellectuelle française, formé dans les sanctuaires de la reproduction élitaire, issu d’un milieu très favorisé — il est le troisième enfant issu du mariage de Jean-François Daniel de Lagasnerie, ingénieur diplômé de l’École nationale supérieure de l’aéronautique et de l’espace, et d’Agnès de Goÿs de Meyzerac, issue d’une ancienne famille de la noblesse du Vivarais ; la famille Daniel de Lagasnerie appartient à la bourgeoisie du Limousin. Adolescent brillant, il fréquente les classes préparatoires, puis intègre l’ENS Fontenay-Saint-Cloud, où il se spécialise en philosophie avant de bifurquer vers la sociologie critique. Adoubé très tôt par les grands médias (Le Monde, France Inter, Télérama, Les Inrocks, etc.), Lagasnerie dirige un temps la collection « À venir » chez Fayard, maison d’édition appartenant au groupe Hachette, dans laquelle il fait publier des ouvrages de Judith Butler, contribuant à ancrer définitivement la philosophe queer états-unienne dans le paysage intellectuel français. À partir de 2023, et à la suite de son départ des éditions Fayard, il dirige la collection « Nouvel avenir » aux éditions Flammarion, dans laquelle il fait éditer Didier Eribon (avec lequel il est pacsé depuis 2003, et qu’on retrouvera plus bas), Judith Butler ainsi que ses propres livres. Par son enseignement, ses essais, ses conférences, ses tribunes et ses choix éditoriaux, Lagasnerie fait ruisseler les idées queer depuis la bourgeoisie culturelle de gauche vers la base militante.

François Cusset, historien des idées et professeur à l’université Paris-Nanterre, est un autre promoteur et importateur français de la French Theory telle qu’elle s’est constituée et transformée aux États-Unis dans les années 1980–1990. Ancien élève de l’École normale supérieure de Saint-Cloud, passé par Sciences Po, il a dirigé le Bureau du livre français à New York avant de devenir responsable du département de philosophie aux éditions La Découverte. Issu d’un milieu particulièrement favorisé — père haut fonctionnaire, énarque passé par Esso, mère avocate devenue juge, famille parisienne cultivée mêlant héritage catholique breton et tradition juive intellectuelle —, il est typique de cette bourgeoisie intellectuelle transatlantique, dotée d’un capital culturel élevé et bien insérée dans les institutions du pouvoir symbolique. À travers son essai French Theory (2003), devenu un classique dans les cercles intellectuels, il retrace la réception américaine de figures françaises comme Foucault, Derrida, Deleuze, puis la réimportation en France de leurs versions américaines, postmodernes, queerisées. C’est aussi dans ce cadre qu’il contribue à introduire et diffuser en France des auteurs comme Judith Butler ou Eve Kosofsky Sedgwick, dont les œuvres étaient jusqu’alors marginales dans le champ intellectuel français. Cette entreprise s’est amorcée dès 2002 avec la publication de Queer Critics, aux Presses universitaires de France (PUF), maison d’édition académique de référence, organe central du savoir légitime depuis la IIIe République, dans lequel Cusset propose une généalogie des critiques queer contemporaines. Son double ancrage universitaire et éditorial, renforcé par ses tribunes dans Le Monde diplomatique, Libération ou L’Obs, ses passages à la radio (France Culture, etc.), fait de lui un médiateur stratégique entre le monde académique et le lectorat cultivé de gauche. Il organise ou participe à des colloques financés par l’université, des fondations culturelles ou des institutions publiques, toujours dans une perspective critique mais institutionnellement balisée. Chez Cusset, comme chez Fassin ou Lagasnerie, la « radicalité » ne remet jamais en cause les structures mêmes de sa propre légitimation : elle se fait langage critique autorisé, parfaitement intégré à la machine culturelle de la bourgeoisie soi-disant « progressiste ».

Emmanuel Beaubatie, sociologue, chargée de recherche au CNRS et enseignante à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), passée de « Emmanuelle » à « Emmanuel » il y a quelques années, est l’une des figures montantes de la légitimation universitaire des idées queer en France. Née en 1986, issue d’un milieu social plutôt favorisé, elle est formée dans les bastions de la gauche académique : classes préparatoires, thèse à l’EHESS, puis intégration au CNRS, cette machine d’État où se perpétue le monopole public de la pensée critique autorisée. Son ouvrage Transfuges de sexe. Passer les frontières du genre (La Découverte, 2021), issu de sa thèse, présente les prétendues « transitions » de genre/sexe (on ne sait jamais trop) comme des phénomènes sociaux neutres, voire émancipateurs, dans une langue universitaire propre à la sociologie critique post-bourdieusienne. Elle participe également au développement du concept de « matérialisme trans », tentative frauduleuse d’arrimage des théories trans à la tradition matérialiste. En 2023, elle participe à la publication aux éditions La Découverte de la version française de la BD Queer Theory, une histoire graphique, de Meg-John Barker et Jules Scheele, destinée à vulgariser les idées queer auprès d’un public lycéen et étudiant. En mars 2024, elle publie un petit livre de 60 pages intitulé Ne suis-je pas un.e féministe ?, visant à légitimer et imposer l’inclusion des personnes transgenres – et donc des individus de sexe masculin – dans le mouvement féministe. L’ouvrage paraît aux éditions du Seuil, une maison d’édition majeure en France (aujourd’hui propriété du groupe Média-Participations), parfaitement insérée dans l’appareil éditorial, universitaire et médiatique, qui diffuse la pensée pseudo-critique institutionnelle de gauche. En décembre 2024, Beaubatie reçoit la médaille de bronze du CNRS pour son travail. Publiée dans de prestigieuses maisons d’éditions (La Découverte, Seuil), promue dans les médias de gauche (France Culture, Médiapart, Libération, Le Monde diplomatique, L’Humanité, Le Monde, Télérama, etc.), elle incarne cette nouvelle génération d’universitaires qui, tout en s’inscrivant dans les institutions les plus solides du « pouvoir intellectuel français[1] », prétend parler depuis la marge.

Elsa Dorlin, philosophe, professeure de philosophie sociale et politique à l’université Paris‑8 (Vincennes–Saint-Denis), professeure de philosophie politique contemporaine au département de philosophie de l’Université Toulouse Jean Jaurès, où elle co-dirige l’équipe de recherche ERRaPhiS, est une autre figure emblématique de la gauche universitaire pseudo-radicale, championne de la divagation queer. Formée à la Sorbonne (Paris-IV), agrégée et docteure en philosophie, passée par la recherche au CNRS avant de rejoindre Paris‑8, puis l’Université Toulouse Jean Jaurès, elle incarne une trajectoire commune de l’intellectuelle pseudo-critique institutionnalisée : parcours d’excellence républicain, adoubement académique, puis glissement vers des terrains militants. En 2008, elle publie Sexe, genre et sexualités. Introduction à la théorie féministe aux Presses universitaires de France (PUF), un manuel devenu une référence dans les départements de sciences humaines, contribuant puissamment à l’implantation pédagogique et académique de la théorie queer dans l’université française. En 2009, elle reçoit la médaille de bronze du CNRS, distinction qui récompense les chercheurs prometteurs du service public de la recherche, et témoigne de sa bonne intégration dans l’appareil scientifique d’État. Son livre Se défendre. Une philosophie de la violence (La Découverte, 2017), couronné du prix Frantz Fanon, prétend articuler une réflexion sur l’autodéfense des corps minorés — corps racisés, queer, trans, précaires — dans une perspective à la fois post-foucaldienne et insurrectionnelle. Proche de revues soi-disant radicales (comme Mouvements), elle est régulièrement invitée dans les médias de gauche culturelle (France Culture, Libération, Médiapart, Les Inrocks, Le Monde, etc.), dans les festivals intellectuels subventionnés (Festival du genre, Université d’été des mouvements sociaux, etc.) et par divers centres culturels (comme le Centre Pompidou, à Paris, où elle a proposé une lecture de Judith Butler en septembre 2023).

Didier Eribon, sociologue, philosophe et écrivain, est l’un des agents les plus efficaces de la diffusion d’une sensibilité queer dans le champ intellectuel et littéraire français. Ancien élève de l’École normale supérieure de Saint-Cloud, biographe officiel de Foucault, compagnon de route de Bourdieu, critique littéraire pour Libération et Le Nouvel Observateur dans les années 1980 et 1990, il est passé d’un milieu ouvrier provincial à la sphère parisienne cultivée par la voie classique de la méritocratie républicaine. Cette ascension constitue le cœur de son autoportrait intellectuel, qu’il met en scène dans Retour à Reims (Fayard, 2009). Il y dépeint sa trajectoire de transfuge de classe homosexuel, divisé entre fidélité aux humiliés et reconnaissance par les élites. Avec Retour à Reims, Eribon connaît une reconnaissance publique spectaculaire, jusqu’à devenir une sorte d’icône queer-pop : traduit dans plus de 20 langues, lu dans les lycées, adapté au théâtre, encensé par Télérama, France Culture, Le Monde, L’Obs, etc. Professeur invité à Berkeley, Yale, Princeton, Cambridge, décoré d’un doctorat honoris causa par l’université de Buenos Aires en 2014 « pour l’ensemble de ses travaux, notamment sa contribution aux études sur le genre et les identités », il incarne aujourd’hui une figure centrale de la gauche intellectuelle, bien intégrée aux milieux éditoriaux dominants (Eribon a publié chez Fayard, Flammarion, Gallimard, soit les grandes maisons parisiennes qui structurent la production intellectuelle de la bourgeoisie de gauche). Il est invité dans tous les cénacles de la gauche culturelle : salons du livre, colloques interdisciplinaires, résidences d’auteur, jurys de prix littéraires. Cette surreprésentation médiatico-éditoriale confère à son œuvre une autorité qui dépasse largement le contenu de ses textes.

Cy Lecerf Maulpoix, bien moins connu que les précédents, est une figure montante du mouvement queer en France, qui prétend théoriser et défendre une « écologie queer ». Présenté comme « journaliste, chercheur, auteur, traducteur et enseignant aux Beaux-arts de Marseille (INSEAMM) », il est actuellement doctorant au Centre d’étude des mouvements sociaux (CEMS, une structure de l’EHESS, du CNRS et de l’INSERM). En 2021, il publie Écologies déviantes. Voyage en terres queers aux éditions Cambourakis, élogieusement chroniqué dans Libération, Le Monde, Le Monde diplomatique, etc. En janvier 2023, le Palais de Tokyo, à Paris, l’a accueilli pour une lecture. En février 2024, il a présenté ses idées à la Maison des Métallos. En 2025, il publie Des Jours et des Rêves, une compilation de textes d’Edward Carpenter qu’il commente, aux éditions Le Pommier en partenariat avec les PUF. Son projet de thèse au CEMS, qu’il effectue sous la direction de Geneviève Pruvost, s’intitule « Immonde et perverse — Une anthropologie historique des écologies abjectes depuis Marseille ». Alléchant, non ? Entre autres choses, il compte y commenter le « caractère socialement situé voire réactionnaire » de « certains courants décroissants, anti-industriels et technocritiques ». Car l’« écologie queer » de Maulpoix se targue d’intégrer une « critique de la technique », mais qui ne soit pas « réactionnaire », évidemment. Maulpoix a déjà esquissé sa brillante technocritique queer dans un texte intitulé « Ce que les queers ont à dire de la technique — Repenser la technocritique à partir d’expériences minoritaires », publié dans le numéro 21 de la Revue du Crieur paru en 2022. (Ladite revue, publiée entre juin 2015 et novembre 2024, était coéditée par Médiapart et les éditions La Découverte (Editis), et avait été cofondée par Edwy Plenel, que l’on ne présente pas, et Hugues Jallon, un éditeur passé par Sciences Po (Paris), PDG de La Découverte de 2014 à 2018, puis des éditions du Seuil depuis 2023.)

On pourrait aussi mentionner Romain-devenu-Emma Bigé, auteur de Mouvementements (La Découverte, 2023), puis co-auteur, avec Clovis Maillet, d’un livre intitulé Ecotransféminismes (Les Liens qui Libèrent, 2025). Après avoir enseigné « l’épistémologie et les études queers et trans » à l’École supérieure d’art d’Aix-en-Provence, au Centre national de danse contemporaine à Angers et à la Haute école d’art et de design de Genève, Bigé est, depuis 2024, professeur de philosophie et coordinateur de la recherche à l’École nationale supérieure d’art et de design de Limoges, et aussi membre du comité de rédaction de la revue Multitudes (distribuée par le réseau Actes Sud). Homme qui se dit femme, Romain-devenu-Emma promeut les idées queer avec la bénédiction de la fondation d’entreprise Galeries Lafayette et de la fondation Pernod Ricard.

Clovis (auparavant Chloé) Maillet, autrice, avec Bigé, du livre Ecotransféminismes susmentionné, est titulaire d’un doctorat en histoire de l’art à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et est chargée de cours à la HEAD (Haute école d’art et de design) de Genève. Depuis quelques années, Maillet s’emploie depuis aussi à transgenrer les saint∙es du passé et diverses figures médiévales comme Jeanne d’Arc. Ses « travaux » ont été sanctifiés par Libération, 20 minutes, RTS, France Culture, et promus par l’Académie de France à Rome — une institution artistique française située dans la villa Médicis sur la colline du Pincio, dans la capitale italienne —, le Centre Pompidou, le Nouveau Musée National de Monaco, et j’en oublie sûrement.

Et puis, évidemment, il faut mentionner Judith Butler. Il serait difficile de trouver une incarnation plus parfaite de l’aristocratie universitaire occidentale. Butler, issue d’un milieu aisé (son père était dentiste, sa mère travaillait dans le logement social), a connu une enfance bourgeoise. Formée au Bennington College, une université privée dans le Vermont, aux Etats-Unis, elle obtient son doctorat en philosophie à Yale (après un passage par l’Université d’Heidelberg), avec une thèse sur Hegel, déjà consacrée à la dialectique du désir et à la constitution du sujet. Butler a ensuite enseigné à l’université Wesleyan, à l’université George Washington et à l’université Johns Hopkins avant de rejoindre la faculté de l’université de Californie à Berkeley en 1993. Là-bas, elle a longtemps occupé la chaire Maxine Elliot en littérature comparée et en théorie critique. Elle est aujourd’hui professeure invitée à la New School de New York et membre de la British Academy comme de l’American Academy of Arts and Sciences. Elle dirige également une chaire à l’European Graduate School, établissement privé d’élite situé à Saas-Fee, dans le canton suisse du Valais, où l’on vient méditer sur la marginalité queer entre deux sommets à 4000 mètres.

Butler est omniprésente sur la scène culturelle et universitaire internationale, non seulement à travers ses écrits, mais aussi par sa participation à un nombre incalculable de conférences, festivals, colloques, documentaires, hommages, expositions, séminaires, cycles de discussions, etc. Elle n’est pas – ou plus – une simple professeure. Le Monde, en octobre 2023, la qualifiait de « théoricienne du genre et star pour la jeune génération » — formule qui condense l’essentiel : Butler est aujourd’hui une figure pop de la pensée déconstructiviste, une idole de papier pour militant∙es en quête de conformisme progressiste et de vocabulaire universitaire chic. Son œuvre, à commencer par Gender Trouble (1990), a ouvert une grammaire de la performativité infinie, ouvrant un champ sans limite aux politiques de l’identité fluide. Mais cette déconstruction totale, sans sujet, sans sol, sans réalité, a surtout permis à toute une classe de nouveaux clercs — de Preciado à Beaubatie — de fonder leur légitimité sur du vide. Butler a produit une théologie du trouble, immédiatement canonisée dans les temples culturels : les universités, les maisons d’édition, les médias de la gauche mondaine. La révolution n’a pas eu lieu, mais le colloque a été un succès.

Je m’arrêterais ici. Même si j’aurais aussi pu continuer en examinant des figures comme Michel Foucault, Jacques Derrida ou Gayle Rubin. Le mouvement queer et sa généalogie intellectuelle, c’est l’élite universitaire occidentale.

Mais au fait, le queer, c’est quoi ?

Il est désormais temps de dire un mot du mouvement ou de la théorie queer. Pour cela, tournons-nous vers le livre Queer Theory, une histoire graphique (La Découverte, 2023), qui se veut une présentation accessible de l’affaire. En fait, l’ouvrage révèle surtout, malgré lui, le vide théorique et la confusion radicale qui caractérisent ce courant.

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Aucune définition claire du queer n’est proposée. Le queer est décrit comme une démarche critique, politique et existentielle, une remise en question des idées reçues en ce qui concerne l’identité, la sexualité, le sexe et le genre (des notions qu’il ne définit pas vraiment, car définir, c’est essentialiser, c’est mal). Le queer refuse les catégorisations figées (considérées comme oppressives). Le mot anglais queer, à l’origine, signifiait l’étrangeté ou la différence, puis il est devenu une insulte désignant les gays et lesbiennes. « Il a depuis été réapproprié par les personnes visées comme une manière de s’identifier positivement », et constitue désormais « un terme parapluie » utilisé pour « désigner les personnes qui se situent en dehors de la norme hétérosexuelle ou celles qui bousculent le cadre LGBT (lesbienne, gay, bisexuel, trans) “classique”. Il peut également permettre de remettre en question les normes relatives au genre et à la sexualité à travers différentes manières de penser ou d’agir. »

Seulement, « les théoricien·nes queers, pour leur part, critiquent le fait que “queer” puisse être employé comme un terme identitaire ». Zut alors. Être ou ne pas être un terme identitaire, telle est la question. Parce qu’un tel usage du mot queer « risque de perpétuer la divison binaire entre les personnes perçues comme queers et celles qui ne le sont pas, division souvent fondée sur l’identité des personnes ». Or, « la théorie queer vise justement à démanteler ce type de binarisme, qui simplifie le monde à l’extrême en catégorisant tout en ceci ou en cela. Elle conteste donc n’importe quelle approche qui place certaines personnes sous le parapluie et d’autres en dehors. »

Elle se conteste donc elle-même.

D’après le livre, on trouve au centre du queer une « opposition aux politiques des identités, soit le fait de lutter pour des droits sur la base de l’identité (par exemple en tant que personne LGB ou T). Ces trois approches soutiennent ainsi qu’il est toujours problématique de se figer soi-même – ou de figer les autres – en tant qu’un certain type de personne, même si des droits peuvent être obtenus sur cette base. »

Le queer « conteste la notion d’identité comme essence », « remet en question les binarismes », « résiste à la catégorisation des gens », etc.

Pourtant, page après page, le livre multiplie les identités et les catégories revendiquées : « bi », « trans », « gays », « lesbiennes », « queer », « cis », « gender neutral », « genderfluid », « agenre », « pangenre », etc. L’essentialisme prétendument honni réapparaît sous la forme d’un fétichisme identitaire.

Cette incohérence n’est jamais interrogée ; elle est même entérinée par l’appel à un « essentialisme stratégique ». Les catégories et les identités c’est mal, sauf quand c’est bien. Mais rappelez-vous : le queer se conteste lui-même. La contradiction est donc parfaitement attendue. Vraiment :

« La théorie queer cherche également à interroger les identités et remet donc en question toutes les catégories identitaires fixes : lesbienne, gay, bisexuel, asexuel… et queer, si le terme est utilisé de cette manière. »

Cependant, ajoutent les auteurs, « ne vous inquiétez pas si vous ne comprenez pas très bien ces derniers points ». Tout cela n’a aucun sens, mais ne pas de panique, c’est parfaitement normal. En effet, le queer vise à défendre tout ce qui est anormal, contre tout ce qui est considéré comme normal :

« Nous queerisons les choses quand nous résistons aux “régimes de la normalité”, c’est-à-dire aux idéaux “normatifs” qui guident notre aspiration à être normal∙e dans notre identité, notre comportement, notre apparence, nos relations, etc. »

Selon cette brillante perspective et ce formidable objectif, les exhibitionnistes et les pédophiles sont queer, puisqu’ils « résistent » aux « régimes de la normalité » qui nous enjoignent à ne pas exhiber notre sexe devant tout le monde et à ne pas violer des enfants.

Au nom de sa contestation des normes, le queer formule des analogies brillantes. Il suggère par exemple que l’opposition actuelle à la pornographie seraient l’équivalent de l’opposition à la masturbation de jadis, et donc tout aussi injustifiée. S’opposer à la masturbation au nom de Dieu, c’est exactement comme s’opposer à une industrie fondée sur l’exploitation sexuelle des femmes, tellement violente qu’elle en pousse régulièrement au suicide. Dans sa contestation des normes, le queer célèbre aussi le BDSM et la prostitution (normalisée en « travail du sexe » effectué par des « travailleurs » et « travailleuses du sexe », encore une catégorie et une identité revendiquée !; au nom de la lutte contre les normes, le queer propose des normes bien pires).

On pourrait reconnaître au queer le mérite de s’opposer à l’hétéronormativité et de défendre l’homosexualité. On pourrait. On pourrait, si seulement il n’y avait pas tout le reste.

Un autre passage du livre vaut son pesant de cacahuètes (l’ouvrage entier est une incroyable accumulation d’énormités et de contradictions). Un dessin montre un poisson-clown en train de se dire : « Aujourd’hui, je pense que je serai mâle. » L’air d’insinuer que puisque les poissons-clowns peuvent changer de sexe (ce qui est exact, mais ne se produit pas du tout, comme le suggère l’image, à volonté), alors les humains le peuvent aussi. Raisonnement queer.

Ironie révélatrice. Teresa de Lauretis, née à Bologne en Italie, professeure émérite à l’Université de Californie à Santa Cruz, est considérée comme la créatrice de l’expression « théorie queer » qu’elle aurait introduite lors d’une conférence en 1990. Elle désignait par le terme un questionnement du « travail conceptuel et spéculatif qu’implique la production de discours » concernant les sexualités et les orientations sexuelles, ainsi qu’une « déconstruction de nos propres discours et de leurs silences construits[2] ». Limpide, n’est-il pas ? Quoi qu’il en soit, Teresa de Lauretis a rejeté l’expression « théorie queer » quelques années après l’avoir conçue, estimant qu’elle était « rapidement devenue une entité conceptuellement vide de l’industrie de l’édition[3] ». On ne saurait mieux dire.

(Teresa de Lauretis a occupé des postes de professeure invitée dans de nombreuses universités à travers le monde, notamment au Canada, en Allemagne, en Italie, en Suède, en Autriche, en Argentine, au Chili, en France, en Espagne, en Hongrie, en Croatie, au Mexique et aux Pays-Bas. En 2005, elle a reçu le titre honorifique de docteure en philosophie honoris causa de l’Université de Lund, en Suède. Encore une farouche rebelle anti-institutionnelle.)

Dans l’ensemble, le queer apparaît comme un relativisme poussé à l’extrême et truffé de contradictions. Une contestation des normes défendue au nom de la contestation des normes, sans aucune logique claire, sans aucun appui moral (la morale, c’est mal), et qui, paradoxalement, s’accompagne de tout un ensemble de nouvelles normes (imprécises et contradictoires). Une contestation des étiquettes identitaires qui en produit et en impose pourtant une foultitude de nouvelles. Tout et son contraire.

Le queer, donc, personne n’est capable de le définir clairement. Mais ça ne fait rien, parce que le définir reviendrait, selon la doctrine queer, à commettre une « essentialisation » et donc un acte fasciste. Jaime Semprun avait relevé il y a plusieurs décennies déjà qu’aux yeux des penseurs « les plus modernes, […] toute pensée cohérente portait en elle le totalitarisme, comme tout jugement tranché relève de la pratique policière » (La Nucléarisation du monde, 1986).

Néanmoins, voici ma tentative de définition du queer :

1. Performance discursive qui consiste à produire un discours (notamment) sur le « genre » et la sexualité apparemment sophistiqué et subversif, contestataire et érudit, mais dépourvu de sens.

2. Terme fourre-tout dans lequel on range tout ce qui, en matière de sexualité ou d’orientation sexuelle, s’écarte de la norme (de l’homosexualité à toutes sortes de fétichismes, en passant par la pédophilie, qui a été défendue par des théoricien·nes queer de premier plan comme Pat Califia[4]).

3. Mouvement totalitaire et irréfléchi de rejet de toutes les normes sociales dominantes.

4. Manne financière, filon médiatico-culturel, plan de carrière, etc.

Les intelloqueers, de nouveaux intellocrates

Les Preciado, Fassin, Lagasnerie ou Eribon font partie des « intellocrates » de notre temps, pour reprendre le titre du livre de Hervé Hamon et Patrick Rotman, Les Intellocrates : expédition en haute intelligentsia, paru en 1981 aux éditions Ramsay (à l’époque un éditeur indépendant). Sur la quatrième de couverture, on pouvait lire :

« Ils règnent sur l’université, ils dirigent l’édition, ils investissent les médias, et souvent les trois à la fois. Écrivains en vogue, critiques écoutés, éditeurs dans le vent, intellectuels à la page, ils sont les agents de la circulation des idées. Une tribu de quelques centaines de têtes. »

Les Intellocrates : expédition en haute intelligentsia, c’était une enquête minutieuse sur la haute intelligentsia française, cette caste d’universitaires, d’écrivains, de journalistes et de mandarins éditoriaux qui, loin de former un contre-pouvoir intellectuel, constituent un appareil de reproduction du pouvoir symbolique. Hamon et Rotman décrivent un monde fermé, centré autour de Paris, structuré par les grandes maisons d’édition (Gallimard, Le Seuil, Grasset, etc.), les revues prestigieuses (Esprit, Tel Quel, Les Temps modernes), les médias d’État (radio, télévision), et les grandes institutions universitaires (ENS, EHESS, Collège de France, CNRS). Ce milieu fonctionne sur la base du cumul de fonctions, du réseautage constant, de la reconnaissance mutuelle, de la cooptation déguisée en mérite, et de la sur-visibilité des mêmes figures, toujours entre elles :

« Multiplier les fonctions, c’est multiplier les responsabilités. Et elles se consolident les unes les autres. L’universitaire qui dirige une collection chez un éditeur a barre sur ses collègues qui souhaitent publier. Il accentue sa propre promotion. Les “thésards” le saluent bas, le public afflue à son séminaire, il est invité à la télévision. »

Cela vaut aussi, peu ou prou, pour nos intellectuels queer, qui cumulent postes, visibilités, tribunes, financements et reconnaissance institutionnelle. Ils évoluent dans ce que Hamon et Rotman décrivaient comme un « village » clos — entre Sciences Po, l’EHESS, France Culture, Gallimard, Grasset, le Seuil, le CNRS et d’autres institutions du même tonneau — où tout se sait, tout se commente, tout se recycle. Ils ne sont pas à la marge : ils sont au cœur des carrefours stratégiques entre université, édition et médias. Ils ne contestent pas l’ordre culturel bourgeois : ils le fabriquent, en y injectant la petite dose de transgression inepte que la bourgeoisie éclairée réclame pour se sentir moderne.

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L’édition, plus que l’université, apparaît comme le cœur du dispositif : c’est par elle que passe la consécration, le contrôle du flux d’idées, et la mise sur orbite des figures émergentes. La pensée critique y est neutralisée, dissoute dans un langage esthétisé, où la radicalité n’est qu’une sorte de style — un capital culturel échangeable. Le « critique » devient une fonction dans le système, et certainement pas une menace.

Si certaines formes ont changé — apparition d’internet, éclatement de la scène médiatique, émergence de nouveaux canaux de légitimation — le fond du système n’a pas changé. Le prestige continue de se construire dans les maisons d’édition stratégiques, les nominations universitaires, les invitations dans les médias, les articles de presse, les postes de direction de collection ou de programme, les prix littéraires, etc. La mécanique de visibilité, de promotion mutuelle, de recyclage idéologique et de capitalisation symbolique reste intacte.

Les intelloqueers actuels, figures contemporaines de ce système, ne sont pas des pirates de l’ordre culturel, mais des intellocrates de notre époque. Ils illustrent ce que Les Intellocrates soulignait déjà en 1981, à savoir que le pouvoir intellectuel ne se conquiert pas par la qualité des idées, mais par l’aptitude à naviguer les réseaux, les cumuls, les promotions croisées, à parler des idées en vogue, à produire le type de baratin qui convient au capitalisme technologique contemporain, à cirer les pompes de qui de droit — ascenseurs et renvois d’ascenseurs. Le queer est un outil redoutable pour cela : il ne repose sur rien de vérifiable, il n’exige aucune démonstration, confond affect et vérité et refuse la cohérence au nom de l’émancipation. Il permet d’occuper l’espace public, de parler beaucoup sans jamais rien dire, d’avoir l’air subversif tout en étant parfaitement soumis aux exigences de l’intellocratie contemporaine (de « posséder à la fois le bonheur de la soumission et le prestige du refus », comme l’avait formulé Jaime Semprun dans son Précis de récupération publié en 1976). Le queer n’est pas une dissidence, c’est une manière de parvenir. Une nouvelle rente culturelle pour l’intelligentsia contemporaine, qui fournit au capitalisme technologique d’aujourd’hui les discours faussement critiques dont il a besoin pour assurer et étendre sa domination.

Ce qu’avait noté Jean-Marc Mandosio à propos de Foucault vaut aussi pour le mouvement qui se réclame de son héritage. À ce jour, le queer est en effet « l’exemple le plus achevé d’anti-institutionnalisme institutionnel[5] ».

Un problème plus général

L’intelligentsia française, désormais indissociable des médias de masse, possède une position centrale dans la production et la circulation des idées et des valeurs, et par conséquent un rôle clé dans la domination politique, sociale et culturelle en France et ailleurs.

Beaucoup de gens de gauche dénoncent à raison le fait que l’extrême droite possède ses médias et ses intellectuel∙les, son appareil de propagande (« Désarmer Bolloré »). En revanche, le fait qu’un appareil médiatique et intellectuel façonne aussi étroitement les idées et les discours de gauche ne semble pas poser problème. La plupart des gens de gauche ne font pas preuve d’esprit critique — en tout cas pas dans une mesure significative — vis-à-vis des penseurs, des idées, des médias et des institutions de référence à gauche. Il apparait comme normal et justifié de trouver ses maîtres à penser et ses opinions sur France inter, dans Le Monde, au CNRS, dans les livres publiés par les maisons d’édition les plus réputées ou dans l’élite universitaire (où d’autre ?!).

D’une certaine manière, les gens de gauche pratiquent ainsi une doublepensée constante vis-à-vis d’une partie des médias de masse et des institutions dominantes (notamment des institutions scolaires, culturelles et scientifiques). D’un côté, ils semblent comprendre que ces médias et institutions sont des produits et des outils du capitalisme (comme Herman, Chomsky et al. se sont efforcés de le souligner en ce qui concerne les médias). De l’autre, ils sont fiers d’y trouver leurs guides (comme Chomsky, le plus médiatique des critiques du système médiatique) et d’y puiser leurs opinions. D’où la popularité du mouvement et des idées queer. Peu leur importe, semble-t-il, que les circuits universitaires, médiatiques et éditoriaux qui produisent et diffusent les penseurs qu’ils suivent leur soient opaques ; peu importe les jeux de pouvoir internes, les impératifs de rentabilité, les intérêts de classe, les programmations étatiques, etc., qui déterminent les idées et les figures qu’ils mettent en avant. Peu importe le fonctionnement des médias (y compris « de gauche »), des maisons d’édition, de l’industrie du livre en général, ses relations avec le milieu universitaire, et son fonctionnement à lui, et ses relations avec la télévision, et ainsi de suite. À les écouter, le problème des médias se résumerait à Bolloré.

En réalité, l’inféodation de la gauche au complexe médiatique-universitaire-éditorial pose aussi problème. Dans l’échec total de la gauche à endiguer le désastre social et écologique en cours, elle tient une place majeure. Car Bolloré ou non, en fin de compte, ce que cela signifie, c’est que les idées des gens de gauche ne sont pas beaucoup moins fabriquées par des organes du pouvoir et par les dynamiques du capitalisme technologique que celles des gens de droite. Les intellectuel∙les médiatiques de gauche sont aussi des agents actifs de la domination techno-capitaliste. À l’instar des intellectuel∙les médiatiques de droite ou d’extrême droite, par exemple, ils ne remettent pas en question les fondements de la société contemporaine, à savoir le système technologique, le mode de vie industriel (il s’agit uniquement, selon eux, de le verdir, de le décarboner, voire, pour les plus audacieux, de le faire décroître à certains égards pour mieux l’universaliser).

En ne faisant pas preuve d’esprit critique vis-à-vis du fonctionnement de l’appareil médiatique, universitaire, éditorial et scientifique en général, et donc aussi vis-à-vis de celui qui est de référence à gauche, les gens de gauche se font les pions d’une pseudo-subversion autorisée et financée par les institutions, par le système même — le capitalisme — qu’ils prétendent contester. Ils intériorisent tout un pan de la domination. Ils s’imaginent penser contre « le système » ou « l’ordre établi », mais ils le font avec de purs produits dudit système. À leurs yeux, le prestige de l’autorité institutionnelle (médiatique, universitaire ou autre) prédétermine et surdétermine la valeur des idées d’un individu et de l’individu lui-même. Un chercheur au CNRS bardé de diplômes interviewé sur France inter sera apriori considéré comme bien plus susceptible de dire des choses importantes et vraies que d’obscurs auteurs grenoblois qu’on n’a jamais entendu sur Radio France ou vu sur Arte.

Plus l’individu possède de diplômes, de casquettes prestigieuses, de notoriété, plus il bénéficie d’un statut social élevé au sein du système, plus son expertise de critique du système sera prise au sérieux. Quoi de plus logique ? Résultat paradoxal de l’intériorisation par les dominé∙es des idées et des valeurs des dominants.

En conséquence, en France — comme ailleurs, mais plus encore qu’ailleurs en raison d’un héritage culturel spécifique et d’une configuration particulièrement centralisée de la vie politique —, les luttes sociales et écologiques sont inféodées au pouvoir intellectuel, aux médias et à des intellectuel∙les médiatiques. Le queer l’illustre. Mais les exemples sont innombrables. De l’anthropologue Philippe Descola, professeur au Collège de France, médaille d’or du CNRS (etc.), accueilli en maître à penser à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, à la star mondiale de la science-fiction Alain Damasio (publié chez Gallimard et au Seuil, entre autres), révéré par de nombreux militant∙es soi-disant anticapitalistes, soutien affiché des Soulèvements de la Terre (comme Descola), invité à dispenser ses lumières (artificielles) chez Blast, Reporterre, etc.

D’ailleurs, dans une récente interview pour la prestigieuse revue Esprit (historiquement liée aux illustres éditions du Seuil, régulièrement promue par le journal Le Monde et dirigée par une figure typique de la haute intelligentsia[6]), Damasio affirme, comme à son habitude, que « toute technologie intelligente peut être une fantastique possibilité d’ouverture, de progrès, de création collective et d’éducation » (la technologie est neutre, vive le techno-monde !), mais déplore néanmoins qu’« il nous manque les Deleuze et Foucault capables de penser[7] » les implications du développement de l’IA et les manières d’y faire face.

Sans éminences intello-universitaires à la Deleuze ou Foucault, comment pourrions-nous penser ? Lutter ? Vivre ? Planter des choux ? Comment faire sans mandarins adoubés par l’Académie française (Deleuze), l’institution universitaire en général, le renommé Collège de France (Foucault et Deleuze), diffusés par Gallimard ou le Seuil (Foucault), etc. ?

En réalité, la question est plutôt : comment la gauche et les luttes sociales et écologiques pourraient-elles accomplir quoi que ce soit de réellement subversif en demeurant inféodées au complexe médiatique-universitaire-éditorial, qui ne produit et ne peut produire que des penseurs et des idées compatibles avec les intérêts dominants ? (Étant donné que ce sont les intérêts dominants qui ont donné naissance à ce complexe et que, comme l’avaient souligné les auteurs de L’Idéologie allemande, la classe qui dispose des moyens de la production intellectuelle s’en sert évidemment pour consolider sa domination, pas pour la saper.)

Pour penser le développement de l’IA et du techno-monde en général, nous avons déjà bien mieux que des clones de Deleuze ou de Foucault (qui, à l’instar des originaux, seraient passés à côté de l’essentiel, ou, pire, auraient avalisé la poursuite du désastre en invoquant une « neutralité » de l’IA, comme Damasio, et en prônant sa réappropriation, ou sa moralisation au moyen de « comités éthiques », ou d’autres inepties de la même farine). Nous avons, par exemple, Pièces et Main d’Œuvre (PMO). Mais bien sûr, ceux-là ne sont pas invités à enseigner au Collège de France, publiés par Gallimard, célébrés dans Le Monde, Socialter ou Basta !, interviewés sur France inter, etc. Dans la perspective élitiste des gens de la haute (de gauche comme de droite, de Damasio comme d’Emmanuel Macron) et, ruissellement oblige, dans la perspective de tous ceux qui ont hérité de leur vision des choses, PMO fait partie de « ceux qui ne sont rien ». PMO n’existe pas. « Un intellectuel n’existe pas si Le Monde ne fait pas état de son existence », notaient Hamon et Rotman. C’était vrai à l’époque. À quelques nuances près, ça l’est toujours.

Contrairement aux militants queer, nos penseurs et penseuses à nous, anarchistes naturien∙nes ou féministes radicales, ne sont pas en poste au CNRS, dans de grands centres universitaires ou d’importantes institutions, ni invité∙es à discourir dans Le Monde, Libération ou sur Radio France. Les nôtres n’organisent pas de colloques toutes les semaines, subventionnés par des fonds étatiques, n’ont pas d’agent littéraire, de contrat chez de grandes maisons d’édition ayant pignon sur rue, ne circulent pas de plateau en festival, de résidence en podcast, de séminaire en masterclass, ne parlent pas au nom de « la marge » tout en étant confortablement installé·es au cœur des appareils culturels dominants. Les nôtres n’aspirent pas à parvenir, « à devenir fameux dans un monde infâme[8] ». Les nôtres défendent leurs idées contre vents et marées, à l’ombre du pouvoir et de ses institutions, depuis des siècles.

Nicolas Casaux


  1. Cf. Régis Debray, Le Pouvoir intellectuel en France, éditions Ramsay, 1979.
  2. Teresa de Lauretis, « Queer Theory: Lesbian and Gay Sexualities », numéro special de differences: A Journal of Feminist Cultural Studies, été 1991.
  3. Teresa de Lauretis, « Habit Changes », 1994, reproduit in Patricia White (dir.), Figures of resistance. Essays in Feminist Theory, University of Illinois Press, Urbana and Chicago, 2007.
  4. Comme je le montre dans mon texte « Aux origines du mouvement queer #1 : Pat Califia et la pédophilie », publié sur www.partage-le.com ; cf., aussi, le texte de Dr. Em intitulé « La licorne de Troie : pédophilie et théorie queer », également sur www.partage-le.com.
  5. Jean-Marc Mandosio, Longévité d’une imposture : Michel Foucault (édition revue et augmentée), Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 2010.
  6. L’actuelle directrice de la rédaction de la revue Esprit, Anne-Lorraine Bujon, ancienne élève de l’École normale supérieure, ancienne directrice des programmes à l’Institut des hautes études sur la Justice, est aussi conseillère au « Programme Amériques » de l’Ifri (Institut français des relations internationales), un « think tank parisien parmi les plus influents au monde » (Les Échos, 2020), financé, entre autres, par BNP Paribas, CapGemini, L’Oréal, LVMH, Sanofi, Société Générale, TotalEnergies, etc. On ne s’étonne donc pas, par exemple, de voir l’Ifri célébrer « les entreprises pétrolières » qui « prennent en réalité beaucoup de risques pour se diversifier et investir massivement dans les énergies renouvelables ».
  7. « Big Mother », Entretien avec Alain Damasio, avril 2025, esprit.presse.fr
  8. Encyclopédie des nuisances : Discours préliminaire, novembre 1984.

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Article mis en ligne le 13 mai 2025
La justice est une femme avec une épée (par D.A. Clarke)

D.A. Clarke est une féministe radicale états-unienne de la deuxième vague, principalement connue pour son essai de 1991 intitulé « Justice Is A Woman With A Sword », traduit ci-après.


« La justice est une femme avec une épée » — en tant que slogan, l’idée est évocatrice. Après tout, l’épée est l’arme de la chevalerie et de l’honneur. Les criminels aristocrates avaient le privilège de mourir par l’épée plutôt que par la corde honteuse ; les gentlemen réglaient leurs différends et répondaient aux insultes à coups d’épée. Les femmes et les paysans, bien sûr, n’apprenaient pas le maniement de l’épée. Cette arme, comme les concepts d’honneur et de courage individuels qu’elle représentait, était réservée aux hommes — et uniquement à ceux de bonne naissance. Personne d’autre n’était censé ou autorisé à avoir un sentiment de fierté ou d’honneur personnel. Les offenses commises à l’encontre d’une femme étaient vengées par le champion de son choix.

Une femme armée d’une épée, c’est donc un symbole puissant. Elle n’est la propriété de personne. Elle punira de sa propre main tout crime crime commis à son encontre. Équipée de l’arme traditionnelle de l’honneur et de la vengeance, elle possède le sens de sa dignité et de sa valeur personnelles. Quiconque tenterait d’atteindre à sa dignité s’exposerait à de lourdes représailles. Nous sommes bien loin de la femme des fantasmes pornographiques masculins.

Dans le fantasme masculin, les femmes sont toujours impuissantes, incapables de se défendre contre la douleur et l’humiliation. Pire, elles aiment ça. Le genre de traitement qui inciterait tout homme moyen qui se respecte à recourir à une violence désespérée fait frissonner d’excitation ces femmes fantasmées, les fait haleter et gémir de désir : les abus et l’avilissement sont leurs besoins secrets. La « féminité » inventée par les pornographes est un masochisme profond, qui rend les femmes incapables de se défendre et de défendre les autres, à l’instar du romantisme chrétien qui assignait aux femmes un doux et lumineux penchant pour la patience et le rôle de martyre. Il n’y a qu’un pas entre les gifles distinguées — et donc inefficaces — des « femmes respectables » et la « reddition torride » dans les bras musclés de l’homme dominant.

Mais une femme avec une épée, ça, c’est une autre histoire.

La question épineuse de la non-violence hante le mouvement féministe depuis toujours. Nous méprisons les sévices que les hommes infligent aux femmes, l’arrogance et la destructivité désinvolte de la violence masculine qui se manifestent dans les violences domestiques, les bagarres de gangs et les guerres officielles. Les féministes se sont traditionnellement opposées à la brutalité policière, à la conscription, à la guerre, au viol, aux sports sanguinaires et à bien d’autres expressions de la fascination masculine pour la domination et la mort.

Pourtant, comme tous les peuples opprimés, les femmes sont divisées sur la question cruciale du recours tactique à la violence. Quand est-il approprié de recourir à la violence ? L’usage de la force est-il jamais justifiable ? Quand est-il temps de prendre les armes ? D’apprendre le jiu-jitsu ? De porter un couteau ? La violence est-elle simplement mauvaise, peu importe qui la commet ? Ou peut-il y avoir des circonstances atténuantes ?

La discussion est obscurcie par les conceptions traditionnelles de la féminité avec lesquelles les féministes se débattent. Les femmes sont-elles vraiment meilleures que les hommes ? Sommes-nous intrinsèquement plus gentilles, plus douces, moins agressives ? Le monde serait certainement meilleur si tout le monde manifestait les vertus que la tradition attribue aux « femmes respectables ». Mais la douceur et la gentillesse changeront-elles vraiment le cœur des individus méchants et violents ? La raison, la patience et le fait de montrer l’exemple permettront-ils aux hommes de comprendre leurs erreurs ? La non-violence « féminine » est-elle « naturellement » la meilleure et l’unique voie pour les féministes ?

Historiquement, le sort réservé aux peuples et aux cultures qui évitent la violence est peu enviable. Ils ont tendance à perdre leur territoire, leurs biens, leur liberté et finalement leur vie dès que des voisins hostiles les confrontent avec de meilleures armes et de plus féroces ambitions. Il est difficile de survivre en demeurant pacifiste lorsque vos voisins sont des impérialistes lourdement armés. En général, vous finissez esclave ou mort∙e, ou vous apprenez à leur ressembler afin de les combattre. Le plus grand défi de la non-violence, c’est que pour tenir sa promesse, elle doit être capable de prévenir la violence. L’image d’un militant non violent renonçant avec droiture à l’usage de la force — tandis que sous ses yeux des voyous armés emportent leurs victimes qui se débattent comme elles peuvent — n’est guère reluisante.

Et puis se pose également le problème de l’efficacité. La non-violence est beaucoup plus impressionnante lorsqu’elle est pratiquée par celles ou ceux qui seraient facilement susceptibles recourir à la force s’ils le souhaitaient. Un homme grand et fort, dans la fleur de l’âge, qui choisit le calme et la douceur, fait forte impression. Une foule de plusieurs milliers de personnes qui choisissent de s’asseoir pacifiquement et silencieusement dans la rue, plutôt que de briser des vitres et de heurter les lignes de police, est un spectacle déconcertant. Ce type de non-violence peut avoir un impact politique profond. Mais lorsque ce sont les femmes qui prônent la non-violence, cela s’avère beaucoup moins efficace[1].

Pourquoi ? Parce que les femmes sont traditionnellement considérées comme incapables de violence, en particulier envers les hommes. Dans les années 40, les beautés du cinéma frappaient inutilement de leurs petits poings la poitrine des hommes forts avant de lâcher prise et de verser des larmes passionnées. Dans les années 70, l’acolyte féminine laissait inévitablement le cran de sûreté enclenché au moment de tirer sur le méchant. Les femmes sont généralement considérées comme aussi mauvaises en matière de combat physique qu’en mécanique, en mathématiques ou en pilotage de voiture de course. La seule violence traditionnellement associée aux femmes est la violence sournoise : la conspiration, la manipulation, la tromperie, le poison, le coup de poignard dans le dos.

Lorsque les femmes deviennent violentes, nous percevons cela comme choquant, horrible, bien pire que la violence masculine que nous considérons comme normale. Un mythe d’origine masculine prétend que si on leur donnait le pouvoir, les femmes seraient « encore pires » que les pires hommes. Ce qui justifie évidemment le fait de les maintenir fermement à leur place et de veiller à ce qu’aucune once de pouvoir ne tombe entre leurs petites mains malfaisantes. Beaucoup d’entre nous croient à ce mythe, dans une certaine mesure : je me souviens que ma mère (une femme forte et pleine de ressources) me répétait sans cesse le cliché selon lequel les gardiennes des camps du Troisième Reich étaient pires que les hommes.

Bien sûr, seules quelques femmes ont accédé au pouvoir dans l’Allemagne hitlérienne. Le métier de gardien∙ne de prison n’est en outre pas considéré comme très féminin. Les gardiennes de camp, qu’elles soient de haut ou de bas rang, étaient exceptionnelles et donc suspectes. Leurs actes sont documentés et incontestablement ignobles, mais j’ai du mal à voir en quoi ils seraient clairement pires que ceux de leurs collègues masculins. Je soupçonne que ce qui les rend pires aux yeux des historiens alliés, c’est qu’en plus de leurs crimes, ces femmes avaient quitté leur place de femmes.

Cette perception différente de la violence masculine et féminine, ce double standard, affecte les femmes au quotidien. Lorsqu’un homme fait des avances indésirables à une femme, par exemple dans un restaurant ou un théâtre, et qu’elle finit par lui dire sur un ton fort et énervé de la laisser tranquille, c’est elle qui est perçue comme impolie, hostile, agressive, odieuse. Son agressivité verbale et son intrusion insistante à lui sont acceptées et attendues, tandis que l’agacement ou la brusquerie dont elle fait preuve pour se débarrasser de lui sont remarquées et condamnées. Un de nos grands mythes stipule qu’une « vraie dame » peut et doit être capable de gérer toutes les difficultés, de désamorcer toute agression, sans jamais élever la voix ni perdre ses manières. La grossièreté ou la violence dont une femme pouvait faire montre en réaction à une agression masculine ont souvent été perçues comme la preuve que celle-ci n’était pas une dame et ne méritait donc aucun respect de la part de l’agresseur ni aucune sympathie de la part des autres.

Jusqu’à récemment, dans le domaine de la fiction, les femmes violentes étaient toujours mauvaises. La maîtrise des armes à feu, des armes blanches ou des arts martiaux faisait automatiquement d’un personnage féminin un personnage « masculin », ou une lesbienne, vouée à être stéréotypée comme matrone de prison, perverse, misandre, sadique, etc. À l’inverse, l’aptitude à utiliser de petits pistolets en argent, des bagues empoisonnées ou des poignards incrustés de pierres précieuses caractérisait une méchante « serpentine » dont la beauté froide et parfaite cachait un cœur perverti par la malice et glacé par l’égoïsme. Comme on pouvait s’y attendre, les héroïnes s’évanouissaient ou hurlaient dans les moments périlleux, et devaient attendre d’être sauvées dans l’avant-dernier chapitre. Dans les années 1920, les « femmes respectables » pouvaient livrer un combat courageux et donner des coups de pied dans les tibias des méchants, mais elles ne jetaient certainement pas des meubles, ne brisaient pas de cous, ne tranchaient pas de gorges et ne sortaient pas de canne-épée afin de poursuivre le méchant dans un entrepôt abandonné.

Des femmes plus coriaces ont fait leur apparition pendant les années de guerre, mais ce n’est que depuis une trentaine d’années que les femmes de la fiction se battent à coups de poings, de karaté et d’armes légères. Un nouveau genre, le fantasme de l’Amazone, a vu le jour, alors qu’auparavant, seuls un ou deux auteurs osaient placer une épée dans la main d’un personnage féminin. Les femmes guerrières sont devenues des protagonistes. Des livres et même des épopées leur sont consacrés. Certes, la plupart d’entre elles sont obligées par l’auteur (ou l’éditeur) de réapprendre à Aimer Un Homme à la fin de l’intrigue, mais au moins, elles commencent par venger leur propre viol et les torts causés à leur famille.

Dans le cinéma commercial (un média conservateur), les héroïnes et les anti-héroïnes combattantes sont désormais presque des protagonistes incontournables : Sigourney Weaver dans les films Aliens, Anne Parillaud dans La Femme Nikita, Deborra-Lee Furness dans Shame, Geena Davis et Susan Sarandon dans Thelma & Louise, Uma Thurman et Lucy Liu dans les films Kill Bill, Michelle Yeoh dans une série interminable de films d’arts martiaux/d’action, et bien sûr l’immensément populaire Xena, la guerrière, interprétée par Lucy Lawless. Même dans des films qui ne se prétendent pas politiques, des acolytes féminines combattantes apparaissent ici et là (Conan le destructeur, Golden Child : L’Enfant sacré du Tibet, Matrix, L’Arme fatale 3, Farscape), alors qu’elles étaient auparavant cantonnées à l’univers des comics Marvel.

Les Américain∙es commencent à accepter l’idée de la rage et de la vengeance féminines, ou du moins de la violence féminine sérieuse, dans la fiction. De la même manière, le public des années 20 et 30 a commencé à accepter la femme de carrière bien avant que les femmes ne fassent véritablement leur entrée dans les professions libérales. Cela signifie-t-il quelque chose ? La capacité à être violent∙e est-elle une condition préalable à l’égalité, comme le maintien d’une armée et d’un arsenal l’est pour la nation ? Ces femmes combattantes sont-elles un bon signe ?

Peut-être. Dans un monde parfait, non. Dans un monde parfait, nous ne fermerions pas nos portes à clé et personne ne saurait donner de coup de poing ou encaisser un coup. Dans notre monde, hélas, le prix de la pleine citoyenneté est peut-être la volonté et la capacité de se défendre soi-même et sa dignité quitte à recourir à l’usage de la force.

Nous respectons les personnes qui « connaissent leurs limites », qui ne peuvent être poussées au-delà d’un certain point, tout comme nous nous méfions de celles qui ne font aucune concession et réagissent violemment à la moindre frustration. Nous respectons les personnes qui savent prendre soin d’elles-mêmes, qui nous informent clairement de leurs limites et semblent prêtes à les faire respecter. Les femmes se voient traditionnellement refuser ces qualités — en témoigne le « non signifie oui » de la mythologie masculine. Et l’une des raisons en est qu’on nous refuse le recours à la force. Par exemple, on conseille généralement aux petits garçons qui se font bousculer dans la cour de récréation de se défendre, de « ne pas se laisser faire », tandis que les petites filles sont davantage invitées à aller se plaindre auprès de la maîtresse.

Pour ne pas se faire malmener, il faut avant tout être disposée à résister et en être capable. À un moment, la résistance implique de se défendre par la force physique. Les femmes, qui sont tenues à l’écart des sports de contact, ne sont presque jamais formées à la lutte ou à la boxe comme le sont souvent les garçons. On leur apprend à flatter les hommes forts en se montrant faibles. Elles sont donc privées des compétences et de la préparation émotionnelle nécessaires pour se défendre.

Les hommes commettent les harcèlements et les insultes les plus odieux à l’encontre des femmes parce qu’ils peuvent s’en tirer à bon compte : ils savent qu’ils ne seront pas blessés pour avoir dit ou fait des choses qui, entre deux hommes, mèneraient rapidement à une bagarre ou à un coup de couteau. Maltraiter les femmes est sans aucun risque.

Il existe plusieurs moyens de prévenir les crimes. L’éducation et la raison, par exemple, ainsi que les efforts que l’on peut fournir en vue d’élever nos enfants afin qu’ils deviennent de bons adultes. Il y a aussi la préparation anticipatoire et la sensibilisation des innocents. Puis, il y a la résistance active et l’autodéfense lorsqu’un crime est tenté. Enfin, il y a la mise en place de punitions pour l’auteur d’un crime. Chaque fois qu’un homme abuse de sa fille et conserve sa place dans sa famille et sa communauté, chaque fois qu’un homme harcèle sexuellement une employée et conserve son emploi ou sa réputation professionnelle, chaque fois qu’un violeur ou un féminicide [dans le sens de tueur de femme, NdT] est condamné à une peine symbolique, on observe une terrible absence de représailles pour la commission d’un crime.

En tant que société, nous ne nous accordons pas sur le type de « punition », de châtiment ou de réparation à appliquer à un crime ou un délit. Nous sommes incapables de parvenir à un consensus concernant la question de savoir si les meurtriers devraient eux-mêmes être tués. La plupart d’entre nous s’accordent à dire que la pendaison est une peine trop sévère pour avoir volé une miche de pain ou un mouton, mais s’agit-il d’une peine trop sévère pour avoir tué une femme à coups de machette ? Certain∙es diront oui, d’autres non. D’autres encore pensent que nous devrions abandonner complètement les concepts de punition ou de réparation, qui auraient des implications autoritaires, et nous concentrer sur la rééducation et la réinsertion de nos frères égarés, afin de les rendre meilleurs.

Tandis que nous discutons de ces questions, des femmes sont régulièrement et systématiquement insultées, agressées, violées et assassinées. Et la plupart des hommes qui commettent ces actes ne font face à aucune punition, ou si peu. Moins les conséquences de leurs actes sont lourdes, plus il leur semble (et plus il semble à tout le monde) qu’il n’y a rien de véritablement répréhensible dans ce qu’ils ont commis.

Lorsqu’en tant que société nous rejetons solennellement et hypocritement la peine de mort, laissant les féminicides et les violeurs libres après des peines de prison symboliques et parfois quelque « thérapie », nous formulons un jugement de valeur cruel. Nous jugeons que la vie d’un homme — même celle d’un violeur ou d’un meurtrier — a plus de valeur que la vie et le bonheur de la prochaine femme ou du prochain enfant qu’il pourrait agresser.

En effet, lorsqu’un tueur ayant été libéré tue à nouveau, ceux qui l’ont libéré ont signé l’arrêt de mort de sa prochaine victime — qu’ils ne connaissaient pas et ne pouvaient identifier. La vie de cette personne était simplement le prix de leur pudeur et de leur réticence à signer l’arrêt de mort d’un homme qu’ils pouvaient nommer et dont ils connaissaient le visage.

Si l’État n’intervient pas et n’applique pas de sanctions sévères en cas d’abus et de meurtre de femmes, est-ce aux femmes de le faire ? Lorsque la dignité, l’honneur et la constitution physique d’une femme sont attaqués ou détruits, comment obtenir justice ? Comment empêcher que cela ne se reproduise ?

Si le tribunal et la loi sont la propriété des hommes (si un Clarence Thomas, par exemple, peut être nommé à la Cour suprême malgré les preuves des insultes et du harcèlement dont il fait régulièrement montre à l’égard de femmes), les femmes doivent-elles faire justice elles-mêmes ? Pouvons-nous justifier les vendettas personnelles des survivantes de la violence masculine ? Quid de l’action violente à des fins politiques (plutôt que personnelles) ?

L’affaire est épineuse. Le justicier est très à la mode dans notre culture individualiste : dans tout un tas de films et de romans bon marché, des protagonistes en colère (presque tous des hommes) poursuivent et abattent des méchants dans toutes sortes de croisades solitaires, afin de se venger et de faire valoir la justice qu’un système corrompu et inefficace échoue à garantir. L’histoire d’amour de l’Amérique avec la violence tape-à‑l’œil et la fanfaronnade du mâle alpha est tellement éculée et affligeante que l’on hésite à suggérer le « vigilantisme[2] » — le fait de faire justice soi-même — comme une tactique féministe.

Pourtant—mais—d’un autre côté—cependant, il arrive qu’une démonstration de rage violente accomplisse ce que des années de prières, de pétitions et de protestations ne peuvent réaliser : faire en sorte qu’on vous prenne au sérieux. (Cela dit, cela peut aussi vous valoir d’être qualifiée de folle et internée.) Les terroristes palestiniens ont peut-être fait plus de mal que de bien à la cause de leur peuple, ou peut-être ont-ils été un élément essentiel de leur lutte de libération. Tout dépend à qui l’on pose la question.

En discutant des tactiques politiques violentes comme le terrorisme et la vengeance, nous devons nous rappeler que leur usage concret par les hommes est inextricablement lié à des traditions d’amusement et de compétition masculines. Trop souvent, la cause politique du moment n’est qu’une excuse pour qu’une bande de garçons turbulents s’amuse avec des explosifs et des armes automatiques — une forme de sport sanguinaire parmi d’autres. Il y a souvent plus de violence, et plus de violence aléatoire, qu’il n’en faut, simplement parce que les terroristes s’amusent beaucoup à effrayer et à tuer des gens.

Les femmes succomberaient-elles à cette tentation ?

Une autre idée reçue prétend que la violence féminine ne ferait qu’aggraver la violence masculine. J’ai entendu, de la part de personnes d’âges et d’horizons politiques très divers, l’argument suivant : « si les femmes apprennent le judo, les hommes commenceront à utiliser des armes à feu ». Cet argument occulte le fait qu’un grand nombre d’hommes possèdent et utilisent déjà des armes à feu, des couteaux et d’autres armes portatives. Il s’agit néanmoins d’un argument courant dans toutes les luttes de libération : et si le fait de résister contre l’occupant/oppresseur ne faisait qu’accroître sa brutalité, la répression et la souffrance ?

Nous retrouvons un conflit tristement familier : certaines femmes détesteront et craindront les féministes et les partisanes de l’autodéfense, craignant que la colère masculine, attisée par ces femmes insolentes, ne se déverse sur toutes les femmes, y compris les « innocentes ». Aucun mouvement de libération n’a jamais échappé à ce débat amer.

Allons-nous faire empirer la situation en résistant ? Les féministes qui ont manifesté publiquement et véhémentement au début du siècle ont été accusées, à l’époque, de faire empirer le sort des femmes par leur comportement violent et provocateur. Aujourd’hui, nous honorons ces femmes, instigatrices de changements ayant permis aux femmes de — partiellement — sortir de leur servitude. Lorsqu’une femme réagit énergiquement et bruyamment face à une agression sexuelle, l’agresseur tend plus souvent à prendre la fuite et les blessures de la victime tendent à être moindres qu’en cas de recours à des tactiques « féminines » comme les larmes, les supplications ou la coopération.

Si le fait d’agresser une femme était plus risqué, il y aurait peut-être moins d’agressions. Si les femmes se défendaient violemment, elles montreraient à leurs agresseurs potentiels qu’elles sont prêtes à assurer sérieusement leurs imites, et à riposter à la mesure de l’attaque. Si davantage de femmes tuaient les maris et les petits amis qui les maltraitent ou qui maltraitent leurs enfants, il y aurait peut-être moins de maltraitance. Un grand nombre de femmes refusant d’être poussées à bout pourrait éroder, même lentement, le mythe de la femme masochiste qui menace nos vies à toutes. La résistance violente face à une agression présente des avantages sur tous les plans.

Des représailles sont toujours possibles, que les femmes « se tiennent sages » ou non. La force et la méchanceté de l’antiféminisme, ainsi que son attrait, ont beaucoup plus à voir avec le climat économique et politique qui prévaut qu’avec ce que les femmes font réellement. Une population soumise peut se montrer aussi polie, conciliante et assimilée que possible — et pourtant se réveiller un beau matin pour découvrir des lois discriminatoires, la confiscation de ses biens, etc.

Pour ces raisons, l’argument selon lequel la violence féminine ne ferait qu’infliger des dommages à des femmes ou ferait empirer la situation me semble inepte. D’ailleurs, la violence féminine infligeant des dommages aux femmes est déjà parfaitement acceptable. Les femmes se sont toujours vu confier la sale besogne consistant à discipliner leurs filles pour qu’elles adoptent leur place de femmes, que ce soit en ligotant les pieds des petites filles ou en les blâmant et en les battant pour avoir été violées. Aujourd’hui, une « communauté féministe » qui prétend trouver toute violence détestable trouve le sadomasochisme lesbien sexy et chic. Les images de femmes blessant d’autres femmes sont largement acceptées, même quand les images d’hommes blessant des femmes sont critiquées.

Les images de personnes blessées me révulsent, point final. Mais je vois une valeur potentielle dans la fiction et dans le cinéma ayant pour thème des femmes qui se vengent violemment des violeurs et des fémicides. De telles œuvres affirmeraient l’honneur personnel de la femme. Et puis, très franchement, il y a l’intérêt du choc. Ceux qui rejettent l’idée de femmes justicières pourchassant des hommes devraient se demander ce qu’ils font contre ce monde saturé d’images d’hommes pourchassant, dominant et blessant des femmes. Si la violence est terriblement répréhensible lorsqu’elle est commise par des femmes, elle l’est tout autant lorsqu’elle est commise par des hommes.

Regardons les choses en face : nous vivons encore dans un monde et un siècle où une femme qui se promène (grave erreur) dans le mauvais quartier de la ville (oh là là) après la tombée de la nuit (oh oh) seule (surtout pas ça) sera blâmée par tout le monde si un homme la viole.

Il est intéressant — et amèrement amusant — et peut-être même libérateur — d’envisager un monde légèrement différent. Un homme entre en boitant dans la salle d’urgence avec une oreille à moitié arrachée et de multiples ecchymoses. Tandis qu’il raconte son histoire en haletant, le médecin secoue la tête : « Vous me dites que vous avez attrapé ses seins et essayé de la faire monter dans votre voiture ? Eh bien, comment dire, ahem, abruti, à quoi vous attendiez-vous ? » Cet homme n’obtiendrait aucune sympathie, pas la moindre, de la part de qui que ce soit.

Si les femmes devenaient plus violentes, le monde serait-il plus violent ? Peut-être, mais il ne s’agit pas d’une simple addition. Nous devrions soustraire toute violence que les femmes pourraient ainsi prévenir. Nous devrions donc soustraire un grand nombre de viols et d’humiliations quotidiennes subis par des femmes qui, aujourd’hui, ne peuvent ou ne veulent pas se défendre. Nous devrions peut-être soustraire six ou sept meurtres commis par un tueur du Zodiaque de l’ère moderne, si sa première victime ne l’avait pas tué. Imaginez que l’une des femmes présentes dans l’amphithéâtre de Montréal ait été armée et suffisamment habile pour abattre Marc Lépine avant qu’il ne fauche quatorze de ses camarades de classe…

Nous ne suggérons pas que les femmes introduisent la violence dans le jardin d’Eden. La guerre a déjà commencé. Les femmes et les enfants sont en train de la perdre.

Et les femmes sont déjà violentes. Les femmes évacuent les colères et les frustrations qui s’accumulent en elles en raison des avanies que leur inflige leur place de femmes, ainsi que les souvenir de leurs propres humiliations et défaites, les unes sur les autres, sur leur propre corps et/ou sur leurs enfants. Préférons-nous que les victimes d’inceste se mutilent, se suicident, maltraitent leurs propres enfants — ou qu’elles fassent quelque chose d’horrible à leur père ? Le fait de faire quelque chose d’horrible à papa ne guérira peut-être pas une âme blessée, mais cela semble plus approprié que de s’infliger des choses horribles à soi-même ou de faire du mal à d’autres personnes n’ayant rien à voir dans l’affaire.

Un dernier grand mythe : « La violence ne résout jamais rien ».

Dans un sens philosophique large, ces mots peuvent sembler vrais. La violence est comme l’argent : elle ne peut pas vous rendre heureux, sauver votre âme, faire de vous une meilleure personne, mais elle peut certainement résoudre des problèmes. Lorsque les vainqueurs exterminent les vaincus, les conflits historiques sont définitivement résolus.

Beaucoup de criminels de haut rang ont vécu jusqu’à un âge avancé, dans le confort et le respect, uniquement parce que quelques témoins gênants n’étaient plus en vie pour témoigner. Beaucoup de maris insatisfaits se sont débarrassés d’une femme indésirable. Plus de femmes que nous ne le pensons se sont probablement débarrassées de maris violents.

La violence résout indéniablement certains problèmes. Un violeur mort ne commettra plus de viols : il a été résolu. La violence est une solution séduisante parce qu’elle semble facile et rapide ; la violence est une marchandise glamour à notre époque ; la violence est un outil, une addiction, un péché, un recours désespéré, un passe-temps, selon à qui l’on pose la question.

Je n’ai pas de réponses faciles. Je ne vois qu’un enchevêtrement de questions difficiles. La violence pourrait bien être un outil et une tactique appropriées pour les féministes. Nous devons sérieusement nous poser la question. Si nous la refusons, il ne faut pas que cela soit parce qu’elle heurte notre conception romantique d’une féminité moralement supérieure, mais pour une meilleure raison, plus réfléchie. Si nous l’acceptons, nous devrons trouver comment éviter qu’elle nous corrompe.

D.A. Clarke


Traduction : Nicolas Casaux

  1. L’autrice et militante indienne Arundhati Roy remarque à très juste titre que « la résistance pacifique est un théâtre politique » qui « requiert une audience compatissante ». Autrement dit, la non-violence peut fonctionner si vous disposez des moyens de mettre en scène une résistance pacifique susceptible de toucher une audience, et si cette audience susceptible d’être touchée par votre mise en scène dispose du pouvoir de changer les lois, de changer la société. En gros, ce que cela signifie, c’est que la non-violence fonctionne lorsque ce que vous demandez ne contrarie pas vraiment les objectifs et les intérêts des puissants. Dans le cas du féminisme, de la lutte contre la domination masculine, la non-violence semble donc vraiment dérisoire. NdT
  2. Vigilantism en anglais. Le terme anglais « vigilante » désigne un justicier ou une justicière, une personne qui fait justice elle-même. NdT

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Article mis en ligne le 11 mai 2025