Le mouvement queer, c’est la bourgeoisie culturelle du capitalisme (par Nicolas Casaux)
« Cet enseignement supérieur officiel est donc, tel qu’il marche, un aspirateur installé pour extraire de la classe populaire les forces spirituelles nouvelles et pour les porter au service de la classe bourgeoise. C’est la pompe à parvenir et l’ascenseur des parvenus.
Au prix que les bourgeois y mettent, c’est un devoir pour les prolétaires que d’éviter la haute culture. J’appelle cette vertu un refus de parvenir. »
Albert Thierry, Réflexions sur l’éducation, 1923.
« On les emmerde, ça continue. »
La Gueule Ouverte n°5, mars 1973.
Du centre-gauche à l’extrême gauche, les idées « queer » font aujourd’hui partie d’une orthodoxie diffuse, qui s’imagine hautement subversive, radicale. Ces idées n’émanent pourtant pas de révolutionnaires ayant pris le maquis, ni des marges de la civilisation industrielle. Elles proviennent des institutions culturelles les plus en vue du monde occidental. Pour l’illustrer, examinons brièvement quelques-unes des figures majeures de l’importation de la « théorie » et du mouvement queer en France.
Who’s who queer
Paul B. Preciado, anciennement Béatriz, philosophe franco-espagnole et figure médiatique importante, incarne l’ascension des idées queer au sein de la bourgeoisie culturelle de gauche. Formée à Princeton, une université de la prestigieuse Ivy League états-unienne, protégée de Derrida, compagnonne un temps de Virginie Despentes, Preciado bénéficie d’un accès privilégié aux grandes scènes éditoriales et médiatiques. Ses livres sont publiés chez Grasset, une maison d’édition majeure appartenant au groupe Hachette, désormais propriété de Bolloré (auparavant Lagardère). Libération, France Culture, Arte, etc., l’invitent régulièrement à propager la bonne parole — en provenance de l’institution universitaire américaine, de Judith Butler, Donna Haraway, Gayle Rubin, etc. — d’une dissolution radicale des catégories sexuelles et politiques dans le bouillon du mouvement queer. Sa trajectoire — celle d’une intellectuelle dite « trans », F‑t-M, passée du féminisme libéral au transhumanisme queer — est exemplaire d’une recomposition idéologique des élites culturelles. Consultante et commissaire d’exposition au musée Reina Sofia à Madrid, un temps professeure invitée à l’université de New York et à l’université de Princeton, etc., Preciado est une preuve vivante du fait que le queer n’est pas une contestation de l’ordre établi, mais une nouvelle norme esthétique et morale des classes cultivées occidentales.
Marie-Hélène Bourcier, qui se fait désormais appeler Sam Bourcier, sociologue, maîtresse de conférences à l’université Lille‑3, est une figure pionnière de l’importation de la queer theory en France. Passée par l’École normale supérieure (Fontenay-Saint-Cloud), agrégée de philosophie, titulaire d’un doctorat de sociologie obtenu à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Bourcier est un produit haut de gamme du système universitaire, recyclé dans les théorisations néo-identitaires. Elle s’est fait connaître dès les années 2000 par une série de Queer Zones publiées chez Balland, puis aux éditions Amsterdam, mêlant jargon académique, provocations sexuelles et récits militants. Féministe, lesbienne, devenue trans non-binaire, Bourcier performe elle-même la plasticité radicale des identités que célèbre la pensée queer. Son influence s’est diffusée via l’université, les colloques, les cercles TQIA+, mais aussi à travers des relais culturels comme Libération, Têtu, Vice, AOC media, Le Monde ou France Culture. Figure clef de la jonction entre capital culturel élevé, extrême-gauche universitaire et militantisme identitaire, Bourcier incarne cette avant-garde qui, tout en se présentant comme subversive, est parfaitement intégrée aux institutions qu’elle prétend contester.
Éric Fassin, sociologue, professeur à l’Université Paris‑8 (Vincennes–Saint-Denis), autrefois enseignant-chercheur au Laboratoire d’études de genre et de sexualité du CNRS (qu’il a cofondé), est un autre important relais de la pensée queer dans l’espace intellectuel français. Agrégé de lettres, passé par l’École normale supérieure (qu’il dirige de 1995 à 2005), ayant enseigné en Angleterre (Londres, Cambridge) et aux États-Unis (à l’université privée de Brandeis, puis à NYU), Young Leader de la French-American Foundation (promotion de 1995), Fassin est typique de ces membres de l’élite universitaire qui importent les modes théoriques des campus américains pour en faire les mots d’ordre de la gauche intellectuelle française. Depuis 2021, il est également membre senior de l’Institut Universitaire de France (IUF). Spécialiste autoproclamé des questions raciales, sexuelles et migratoires, il prétend articuler lutte antiraciste, anticapitalisme et déconstruction dans une grammaire militante qui fait florès dans les universités, les ONG, les syndicats et les médias de gauche (Libération, Le Monde, France Inter, Mediapart, etc.). Il participe régulièrement à des colloques interdisciplinaires autour du « genre », de la race, de la sexualité, de l’antiracisme ou des politiques migratoires, dans le cadre de l’université Paris‑8 ou de structures affiliées (EHESS, CNRS, etc.). Et, de manière générale, il est très présent dans les espaces de légitimation symbolique de la gauche universitaire : cycles de conférences à la Sorbonne, à Sciences Po, au Collège international de philosophie, à la Maison de la recherche, mais aussi dans des festivals ou espaces semi-militants comme le festival des idées de Paris, les États généraux des migrations, ou des tables rondes de la revue Vacarme. Il est aussi un introducteur en France de Judith Butler, la papesse de la théorie queer. Il a préfacé la traduction française de Gender Trouble, publiée sous le titre Trouble dans le genre en 2005 aux éditions La Découverte, propriété du Groupe Editis, alors dirigé par le multimillionnaire Arnaud Lagardère. Fassin est une des figures de proue de cette bourgeoisie culturelle qui, tout en se disant « radicale », fait entrer les idées queer dans le logiciel politique de la gauche néo-progressiste.
Virginie Despentes, romancière, ex-journaliste rock et figure autoproclamée de la contre-culture féministe, incarne aussi singulièrement la récupération de la marginalité par la bourgeoisie éditoriale de gauche. Issue d’un milieu modeste, sans capital scolaire élevé (elle abandonne ses études au lycée), Despentes s’est construite sur une esthétique de la transgression : prostitution, punk, drogues, sexualité brutale — autant de matériaux autobiographiques qu’elle met en scène dans Baise-moi (1993), roman adapté en film en 2000, puis dans King Kong Théorie (2006), devenu un best-seller féministe. Très vite intégrée au paysage médiatique de gauche, elle tisse des liens solides avec les rédactions de Libération, Télérama, Les Inrocks, France Inter, ARTE, où elle devient une figure incontournable des entretiens engagés, des tribunes féministes, des plateaux culturels — toujours au nom d’une rébellion, d’une dissidence, d’une subversion. Dans les années 2010, elle effectue un glissement vers les cercles queer, adoptant une posture intersectionnelle, défendant les identités trans et non-binaires, promouvant des figures comme Preciado, avec qui elle a été en couple et qu’elle soutient activement. En parallèle, elle est membre de l’Académie Goncourt (de 2016 à 2020), participe à des jurys littéraires prestigieux, donne des conférences en partenariat avec des institutions culturelles comme la BNF, la Gaîté Lyrique ou les scènes subventionnées du théâtre public. Ses romans récents, en particulier la trilogie Vernon Subutex (2015–2017), publiés chez Grasset (groupe Hachette, autrefois Lagardère, aujourd’hui Bolloré), sont encensés par une critique littéraire bienveillante et largement relayés par les relais culturels de la gauche bourgeoise. Adaptée en série par Canal+, l’œuvre de Despentes devient un produit culturel de masse, estampillé « marginal » mais parfaitement compatible avec les logiques du marché éditorial et audiovisuel. Elle incarne désormais cette figure postmoderne de « rebelle consacrée » — indignée, tatouée, queer-friendly — véhiculant les idées néo-identitaires depuis le cœur même des structures qu’elle prétend contester. Du 20 mai au 22 juin 2025, en tant qu’autrice et metteuse en scène, Virginie Despentes présentera un spectacle intitulé Romancero Queer au théâtre national de La Colline à Paris (Le Monde, Télérama, France culture, etc., figurent parmi les « partenaires médias »).
Geoffroy de Lagasnerie, sociologue, professeur à l’École nationale supérieure d’arts de Paris-Cergy, incarne la figure archétypale de l’intellectuel de gauche, à la fois radical en apparence et parfaitement intégré dans les circuits institutionnels du pouvoir culturel. Normalien, docteur en philosophie, passé par l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Lagasnerie est un pur produit de la bourgeoisie intellectuelle française, formé dans les sanctuaires de la reproduction élitaire, issu d’un milieu très favorisé — il est le troisième enfant issu du mariage de Jean-François Daniel de Lagasnerie, ingénieur diplômé de l’École nationale supérieure de l’aéronautique et de l’espace, et d’Agnès de Goÿs de Meyzerac, issue d’une ancienne famille de la noblesse du Vivarais ; la famille Daniel de Lagasnerie appartient à la bourgeoisie du Limousin. Adolescent brillant, il fréquente les classes préparatoires, puis intègre l’ENS Fontenay-Saint-Cloud, où il se spécialise en philosophie avant de bifurquer vers la sociologie critique. Adoubé très tôt par les grands médias (Le Monde, France Inter, Télérama, Les Inrocks, etc.), Lagasnerie dirige un temps la collection « À venir » chez Fayard, maison d’édition appartenant au groupe Hachette, dans laquelle il fait publier des ouvrages de Judith Butler, contribuant à ancrer définitivement la philosophe queer états-unienne dans le paysage intellectuel français. À partir de 2023, et à la suite de son départ des éditions Fayard, il dirige la collection « Nouvel avenir » aux éditions Flammarion, dans laquelle il fait éditer Didier Eribon (avec lequel il est pacsé depuis 2003, et qu’on retrouvera plus bas), Judith Butler ainsi que ses propres livres. Par son enseignement, ses essais, ses conférences, ses tribunes et ses choix éditoriaux, Lagasnerie fait ruisseler les idées queer depuis la bourgeoisie culturelle de gauche vers la base militante.
François Cusset, historien des idées et professeur à l’université Paris-Nanterre, est un autre promoteur et importateur français de la French Theory telle qu’elle s’est constituée et transformée aux États-Unis dans les années 1980–1990. Ancien élève de l’École normale supérieure de Saint-Cloud, passé par Sciences Po, il a dirigé le Bureau du livre français à New York avant de devenir responsable du département de philosophie aux éditions La Découverte. Issu d’un milieu particulièrement favorisé — père haut fonctionnaire, énarque passé par Esso, mère avocate devenue juge, famille parisienne cultivée mêlant héritage catholique breton et tradition juive intellectuelle —, il est typique de cette bourgeoisie intellectuelle transatlantique, dotée d’un capital culturel élevé et bien insérée dans les institutions du pouvoir symbolique. À travers son essai French Theory (2003), devenu un classique dans les cercles intellectuels, il retrace la réception américaine de figures françaises comme Foucault, Derrida, Deleuze, puis la réimportation en France de leurs versions américaines, postmodernes, queerisées. C’est aussi dans ce cadre qu’il contribue à introduire et diffuser en France des auteurs comme Judith Butler ou Eve Kosofsky Sedgwick, dont les œuvres étaient jusqu’alors marginales dans le champ intellectuel français. Cette entreprise s’est amorcée dès 2002 avec la publication de Queer Critics, aux Presses universitaires de France (PUF), maison d’édition académique de référence, organe central du savoir légitime depuis la IIIe République, dans lequel Cusset propose une généalogie des critiques queer contemporaines. Son double ancrage universitaire et éditorial, renforcé par ses tribunes dans Le Monde diplomatique, Libération ou L’Obs, ses passages à la radio (France Culture, etc.), fait de lui un médiateur stratégique entre le monde académique et le lectorat cultivé de gauche. Il organise ou participe à des colloques financés par l’université, des fondations culturelles ou des institutions publiques, toujours dans une perspective critique mais institutionnellement balisée. Chez Cusset, comme chez Fassin ou Lagasnerie, la « radicalité » ne remet jamais en cause les structures mêmes de sa propre légitimation : elle se fait langage critique autorisé, parfaitement intégré à la machine culturelle de la bourgeoisie soi-disant « progressiste ».
Emmanuel Beaubatie, sociologue, chargée de recherche au CNRS et enseignante à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), passée de « Emmanuelle » à « Emmanuel » il y a quelques années, est l’une des figures montantes de la légitimation universitaire des idées queer en France. Née en 1986, issue d’un milieu social plutôt favorisé, elle est formée dans les bastions de la gauche académique : classes préparatoires, thèse à l’EHESS, puis intégration au CNRS, cette machine d’État où se perpétue le monopole public de la pensée critique autorisée. Son ouvrage Transfuges de sexe. Passer les frontières du genre (La Découverte, 2021), issu de sa thèse, présente les prétendues « transitions » de genre/sexe (on ne sait jamais trop) comme des phénomènes sociaux neutres, voire émancipateurs, dans une langue universitaire propre à la sociologie critique post-bourdieusienne. Elle participe également au développement du concept de « matérialisme trans », tentative frauduleuse d’arrimage des théories trans à la tradition matérialiste. En 2023, elle participe à la publication aux éditions La Découverte de la version française de la BD Queer Theory, une histoire graphique, de Meg-John Barker et Jules Scheele, destinée à vulgariser les idées queer auprès d’un public lycéen et étudiant. En mars 2024, elle publie un petit livre de 60 pages intitulé Ne suis-je pas un.e féministe ?, visant à légitimer et imposer l’inclusion des personnes transgenres – et donc des individus de sexe masculin – dans le mouvement féministe. L’ouvrage paraît aux éditions du Seuil, une maison d’édition majeure en France (aujourd’hui propriété du groupe Média-Participations), parfaitement insérée dans l’appareil éditorial, universitaire et médiatique, qui diffuse la pensée pseudo-critique institutionnelle de gauche. En décembre 2024, Beaubatie reçoit la médaille de bronze du CNRS pour son travail. Publiée dans de prestigieuses maisons d’éditions (La Découverte, Seuil), promue dans les médias de gauche (France Culture, Médiapart, Libération, Le Monde diplomatique, L’Humanité, Le Monde, Télérama, etc.), elle incarne cette nouvelle génération d’universitaires qui, tout en s’inscrivant dans les institutions les plus solides du « pouvoir intellectuel français », prétend parler depuis la marge.
Elsa Dorlin, philosophe, professeure de philosophie sociale et politique à l’université Paris‑8 (Vincennes–Saint-Denis), professeure de philosophie politique contemporaine au département de philosophie de l’Université Toulouse Jean Jaurès, où elle co-dirige l’équipe de recherche ERRaPhiS, est une autre figure emblématique de la gauche universitaire pseudo-radicale, championne de la divagation queer. Formée à la Sorbonne (Paris-IV), agrégée et docteure en philosophie, passée par la recherche au CNRS avant de rejoindre Paris‑8, puis l’Université Toulouse Jean Jaurès, elle incarne une trajectoire commune de l’intellectuelle pseudo-critique institutionnalisée : parcours d’excellence républicain, adoubement académique, puis glissement vers des terrains militants. En 2008, elle publie Sexe, genre et sexualités. Introduction à la théorie féministe aux Presses universitaires de France (PUF), un manuel devenu une référence dans les départements de sciences humaines, contribuant puissamment à l’implantation pédagogique et académique de la théorie queer dans l’université française. En 2009, elle reçoit la médaille de bronze du CNRS, distinction qui récompense les chercheurs prometteurs du service public de la recherche, et témoigne de sa bonne intégration dans l’appareil scientifique d’État. Son livre Se défendre. Une philosophie de la violence (La Découverte, 2017), couronné du prix Frantz Fanon, prétend articuler une réflexion sur l’autodéfense des corps minorés — corps racisés, queer, trans, précaires — dans une perspective à la fois post-foucaldienne et insurrectionnelle. Proche de revues soi-disant radicales (comme Mouvements), elle est régulièrement invitée dans les médias de gauche culturelle (France Culture, Libération, Médiapart, Les Inrocks, Le Monde, etc.), dans les festivals intellectuels subventionnés (Festival du genre, Université d’été des mouvements sociaux, etc.) et par divers centres culturels (comme le Centre Pompidou, à Paris, où elle a proposé une lecture de Judith Butler en septembre 2023).
Didier Eribon, sociologue, philosophe et écrivain, est l’un des agents les plus efficaces de la diffusion d’une sensibilité queer dans le champ intellectuel et littéraire français. Ancien élève de l’École normale supérieure de Saint-Cloud, biographe officiel de Foucault, compagnon de route de Bourdieu, critique littéraire pour Libération et Le Nouvel Observateur dans les années 1980 et 1990, il est passé d’un milieu ouvrier provincial à la sphère parisienne cultivée par la voie classique de la méritocratie républicaine. Cette ascension constitue le cœur de son autoportrait intellectuel, qu’il met en scène dans Retour à Reims (Fayard, 2009). Il y dépeint sa trajectoire de transfuge de classe homosexuel, divisé entre fidélité aux humiliés et reconnaissance par les élites. Avec Retour à Reims, Eribon connaît une reconnaissance publique spectaculaire, jusqu’à devenir une sorte d’icône queer-pop : traduit dans plus de 20 langues, lu dans les lycées, adapté au théâtre, encensé par Télérama, France Culture, Le Monde, L’Obs, etc. Professeur invité à Berkeley, Yale, Princeton, Cambridge, décoré d’un doctorat honoris causa par l’université de Buenos Aires en 2014 « pour l’ensemble de ses travaux, notamment sa contribution aux études sur le genre et les identités », il incarne aujourd’hui une figure centrale de la gauche intellectuelle, bien intégrée aux milieux éditoriaux dominants (Eribon a publié chez Fayard, Flammarion, Gallimard, soit les grandes maisons parisiennes qui structurent la production intellectuelle de la bourgeoisie de gauche). Il est invité dans tous les cénacles de la gauche culturelle : salons du livre, colloques interdisciplinaires, résidences d’auteur, jurys de prix littéraires. Cette surreprésentation médiatico-éditoriale confère à son œuvre une autorité qui dépasse largement le contenu de ses textes.
Cy Lecerf Maulpoix, bien moins connu que les précédents, est une figure montante du mouvement queer en France, qui prétend théoriser et défendre une « écologie queer ». Présenté comme « journaliste, chercheur, auteur, traducteur et enseignant aux Beaux-arts de Marseille (INSEAMM) », il est actuellement doctorant au Centre d’étude des mouvements sociaux (CEMS, une structure de l’EHESS, du CNRS et de l’INSERM). En 2021, il publie Écologies déviantes. Voyage en terres queers aux éditions Cambourakis, élogieusement chroniqué dans Libération, Le Monde, Le Monde diplomatique, etc. En janvier 2023, le Palais de Tokyo, à Paris, l’a accueilli pour une lecture. En février 2024, il a présenté ses idées à la Maison des Métallos. En 2025, il publie Des Jours et des Rêves, une compilation de textes d’Edward Carpenter qu’il commente, aux éditions Le Pommier en partenariat avec les PUF. Son projet de thèse au CEMS, qu’il effectue sous la direction de Geneviève Pruvost, s’intitule « Immonde et perverse — Une anthropologie historique des écologies abjectes depuis Marseille ». Alléchant, non ? Entre autres choses, il compte y commenter le « caractère socialement situé voire réactionnaire » de « certains courants décroissants, anti-industriels et technocritiques ». Car l’« écologie queer » de Maulpoix se targue d’intégrer une « critique de la technique », mais qui ne soit pas « réactionnaire », évidemment. Maulpoix a déjà esquissé sa brillante technocritique queer dans un texte intitulé « Ce que les queers ont à dire de la technique — Repenser la technocritique à partir d’expériences minoritaires », publié dans le numéro 21 de la Revue du Crieur paru en 2022. (Ladite revue, publiée entre juin 2015 et novembre 2024, était coéditée par Médiapart et les éditions La Découverte (Editis), et avait été cofondée par Edwy Plenel, que l’on ne présente pas, et Hugues Jallon, un éditeur passé par Sciences Po (Paris), PDG de La Découverte de 2014 à 2018, puis des éditions du Seuil depuis 2023.)
On pourrait aussi mentionner Romain-devenu-Emma Bigé, auteur de Mouvementements (La Découverte, 2023), puis co-auteur, avec Clovis Maillet, d’un livre intitulé Ecotransféminismes (Les Liens qui Libèrent, 2025). Après avoir enseigné « l’épistémologie et les études queers et trans » à l’École supérieure d’art d’Aix-en-Provence, au Centre national de danse contemporaine à Angers et à la Haute école d’art et de design de Genève, Bigé est, depuis 2024, professeur de philosophie et coordinateur de la recherche à l’École nationale supérieure d’art et de design de Limoges, et aussi membre du comité de rédaction de la revue Multitudes (distribuée par le réseau Actes Sud). Homme qui se dit femme, Romain-devenu-Emma promeut les idées queer avec la bénédiction de la fondation d’entreprise Galeries Lafayette et de la fondation Pernod Ricard.
Clovis (auparavant Chloé) Maillet, autrice, avec Bigé, du livre Ecotransféminismes susmentionné, est titulaire d’un doctorat en histoire de l’art à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et est chargée de cours à la HEAD (Haute école d’art et de design) de Genève. Depuis quelques années, Maillet s’emploie depuis aussi à transgenrer les saint∙es du passé et diverses figures médiévales comme Jeanne d’Arc. Ses « travaux » ont été sanctifiés par Libération, 20 minutes, RTS, France Culture, et promus par l’Académie de France à Rome — une institution artistique française située dans la villa Médicis sur la colline du Pincio, dans la capitale italienne —, le Centre Pompidou, le Nouveau Musée National de Monaco, et j’en oublie sûrement.
Et puis, évidemment, il faut mentionner Judith Butler. Il serait difficile de trouver une incarnation plus parfaite de l’aristocratie universitaire occidentale. Butler, issue d’un milieu aisé (son père était dentiste, sa mère travaillait dans le logement social), a connu une enfance bourgeoise. Formée au Bennington College, une université privée dans le Vermont, aux Etats-Unis, elle obtient son doctorat en philosophie à Yale (après un passage par l’Université d’Heidelberg), avec une thèse sur Hegel, déjà consacrée à la dialectique du désir et à la constitution du sujet. Butler a ensuite enseigné à l’université Wesleyan, à l’université George Washington et à l’université Johns Hopkins avant de rejoindre la faculté de l’université de Californie à Berkeley en 1993. Là-bas, elle a longtemps occupé la chaire Maxine Elliot en littérature comparée et en théorie critique. Elle est aujourd’hui professeure invitée à la New School de New York et membre de la British Academy comme de l’American Academy of Arts and Sciences. Elle dirige également une chaire à l’European Graduate School, établissement privé d’élite situé à Saas-Fee, dans le canton suisse du Valais, où l’on vient méditer sur la marginalité queer entre deux sommets à 4000 mètres.
Butler est omniprésente sur la scène culturelle et universitaire internationale, non seulement à travers ses écrits, mais aussi par sa participation à un nombre incalculable de conférences, festivals, colloques, documentaires, hommages, expositions, séminaires, cycles de discussions, etc. Elle n’est pas – ou plus – une simple professeure. Le Monde, en octobre 2023, la qualifiait de « théoricienne du genre et star pour la jeune génération » — formule qui condense l’essentiel : Butler est aujourd’hui une figure pop de la pensée déconstructiviste, une idole de papier pour militant∙es en quête de conformisme progressiste et de vocabulaire universitaire chic. Son œuvre, à commencer par Gender Trouble (1990), a ouvert une grammaire de la performativité infinie, ouvrant un champ sans limite aux politiques de l’identité fluide. Mais cette déconstruction totale, sans sujet, sans sol, sans réalité, a surtout permis à toute une classe de nouveaux clercs — de Preciado à Beaubatie — de fonder leur légitimité sur du vide. Butler a produit une théologie du trouble, immédiatement canonisée dans les temples culturels : les universités, les maisons d’édition, les médias de la gauche mondaine. La révolution n’a pas eu lieu, mais le colloque a été un succès.
Je m’arrêterais ici. Même si j’aurais aussi pu continuer en examinant des figures comme Michel Foucault, Jacques Derrida ou Gayle Rubin. Le mouvement queer et sa généalogie intellectuelle, c’est l’élite universitaire occidentale.
Mais au fait, le queer, c’est quoi ?
Il est désormais temps de dire un mot du mouvement ou de la théorie queer. Pour cela, tournons-nous vers le livre Queer Theory, une histoire graphique (La Découverte, 2023), qui se veut une présentation accessible de l’affaire. En fait, l’ouvrage révèle surtout, malgré lui, le vide théorique et la confusion radicale qui caractérisent ce courant.

Aucune définition claire du queer n’est proposée. Le queer est décrit comme une démarche critique, politique et existentielle, une remise en question des idées reçues en ce qui concerne l’identité, la sexualité, le sexe et le genre (des notions qu’il ne définit pas vraiment, car définir, c’est essentialiser, c’est mal). Le queer refuse les catégorisations figées (considérées comme oppressives). Le mot anglais queer, à l’origine, signifiait l’étrangeté ou la différence, puis il est devenu une insulte désignant les gays et lesbiennes. « Il a depuis été réapproprié par les personnes visées comme une manière de s’identifier positivement », et constitue désormais « un terme parapluie » utilisé pour « désigner les personnes qui se situent en dehors de la norme hétérosexuelle ou celles qui bousculent le cadre LGBT (lesbienne, gay, bisexuel, trans) “classique”. Il peut également permettre de remettre en question les normes relatives au genre et à la sexualité à travers différentes manières de penser ou d’agir. »
Seulement, « les théoricien·nes queers, pour leur part, critiquent le fait que “queer” puisse être employé comme un terme identitaire ». Zut alors. Être ou ne pas être un terme identitaire, telle est la question. Parce qu’un tel usage du mot queer « risque de perpétuer la divison binaire entre les personnes perçues comme queers et celles qui ne le sont pas, division souvent fondée sur l’identité des personnes ». Or, « la théorie queer vise justement à démanteler ce type de binarisme, qui simplifie le monde à l’extrême en catégorisant tout en ceci ou en cela. Elle conteste donc n’importe quelle approche qui place certaines personnes sous le parapluie et d’autres en dehors. »
Elle se conteste donc elle-même.
D’après le livre, on trouve au centre du queer une « opposition aux politiques des identités, soit le fait de lutter pour des droits sur la base de l’identité (par exemple en tant que personne LGB ou T). Ces trois approches soutiennent ainsi qu’il est toujours problématique de se figer soi-même – ou de figer les autres – en tant qu’un certain type de personne, même si des droits peuvent être obtenus sur cette base. »
Le queer « conteste la notion d’identité comme essence », « remet en question les binarismes », « résiste à la catégorisation des gens », etc.
Pourtant, page après page, le livre multiplie les identités et les catégories revendiquées : « bi », « trans », « gays », « lesbiennes », « queer », « cis », « gender neutral », « genderfluid », « agenre », « pangenre », etc. L’essentialisme prétendument honni réapparaît sous la forme d’un fétichisme identitaire.
Cette incohérence n’est jamais interrogée ; elle est même entérinée par l’appel à un « essentialisme stratégique ». Les catégories et les identités c’est mal, sauf quand c’est bien. Mais rappelez-vous : le queer se conteste lui-même. La contradiction est donc parfaitement attendue. Vraiment :
« La théorie queer cherche également à interroger les identités et remet donc en question toutes les catégories identitaires fixes : lesbienne, gay, bisexuel, asexuel… et queer, si le terme est utilisé de cette manière. »
Cependant, ajoutent les auteurs, « ne vous inquiétez pas si vous ne comprenez pas très bien ces derniers points ». Tout cela n’a aucun sens, mais ne pas de panique, c’est parfaitement normal. En effet, le queer vise à défendre tout ce qui est anormal, contre tout ce qui est considéré comme normal :
« Nous queerisons les choses quand nous résistons aux “régimes de la normalité”, c’est-à-dire aux idéaux “normatifs” qui guident notre aspiration à être normal∙e dans notre identité, notre comportement, notre apparence, nos relations, etc. »
Selon cette brillante perspective et ce formidable objectif, les exhibitionnistes et les pédophiles sont queer, puisqu’ils « résistent » aux « régimes de la normalité » qui nous enjoignent à ne pas exhiber notre sexe devant tout le monde et à ne pas violer des enfants.
Au nom de sa contestation des normes, le queer formule des analogies brillantes. Il suggère par exemple que l’opposition actuelle à la pornographie seraient l’équivalent de l’opposition à la masturbation de jadis, et donc tout aussi injustifiée. S’opposer à la masturbation au nom de Dieu, c’est exactement comme s’opposer à une industrie fondée sur l’exploitation sexuelle des femmes, tellement violente qu’elle en pousse régulièrement au suicide. Dans sa contestation des normes, le queer célèbre aussi le BDSM et la prostitution (normalisée en « travail du sexe » effectué par des « travailleurs » et « travailleuses du sexe », encore une catégorie et une identité revendiquée !; au nom de la lutte contre les normes, le queer propose des normes bien pires).
On pourrait reconnaître au queer le mérite de s’opposer à l’hétéronormativité et de défendre l’homosexualité. On pourrait. On pourrait, si seulement il n’y avait pas tout le reste.
Un autre passage du livre vaut son pesant de cacahuètes (l’ouvrage entier est une incroyable accumulation d’énormités et de contradictions). Un dessin montre un poisson-clown en train de se dire : « Aujourd’hui, je pense que je serai mâle. » L’air d’insinuer que puisque les poissons-clowns peuvent changer de sexe (ce qui est exact, mais ne se produit pas du tout, comme le suggère l’image, à volonté), alors les humains le peuvent aussi. Raisonnement queer.
Ironie révélatrice. Teresa de Lauretis, née à Bologne en Italie, professeure émérite à l’Université de Californie à Santa Cruz, est considérée comme la créatrice de l’expression « théorie queer » qu’elle aurait introduite lors d’une conférence en 1990. Elle désignait par le terme un questionnement du « travail conceptuel et spéculatif qu’implique la production de discours » concernant les sexualités et les orientations sexuelles, ainsi qu’une « déconstruction de nos propres discours et de leurs silences construits ». Limpide, n’est-il pas ? Quoi qu’il en soit, Teresa de Lauretis a rejeté l’expression « théorie queer » quelques années après l’avoir conçue, estimant qu’elle était « rapidement devenue une entité conceptuellement vide de l’industrie de l’édition ». On ne saurait mieux dire.
(Teresa de Lauretis a occupé des postes de professeure invitée dans de nombreuses universités à travers le monde, notamment au Canada, en Allemagne, en Italie, en Suède, en Autriche, en Argentine, au Chili, en France, en Espagne, en Hongrie, en Croatie, au Mexique et aux Pays-Bas. En 2005, elle a reçu le titre honorifique de docteure en philosophie honoris causa de l’Université de Lund, en Suède. Encore une farouche rebelle anti-institutionnelle.)
Dans l’ensemble, le queer apparaît comme un relativisme poussé à l’extrême et truffé de contradictions. Une contestation des normes défendue au nom de la contestation des normes, sans aucune logique claire, sans aucun appui moral (la morale, c’est mal), et qui, paradoxalement, s’accompagne de tout un ensemble de nouvelles normes (imprécises et contradictoires). Une contestation des étiquettes identitaires qui en produit et en impose pourtant une foultitude de nouvelles. Tout et son contraire.
Le queer, donc, personne n’est capable de le définir clairement. Mais ça ne fait rien, parce que le définir reviendrait, selon la doctrine queer, à commettre une « essentialisation » et donc un acte fasciste. Jaime Semprun avait relevé il y a plusieurs décennies déjà qu’aux yeux des penseurs « les plus modernes, […] toute pensée cohérente portait en elle le totalitarisme, comme tout jugement tranché relève de la pratique policière » (La Nucléarisation du monde, 1986).
Néanmoins, voici ma tentative de définition du queer :
1. Performance discursive qui consiste à produire un discours (notamment) sur le « genre » et la sexualité apparemment sophistiqué et subversif, contestataire et érudit, mais dépourvu de sens.
2. Terme fourre-tout dans lequel on range tout ce qui, en matière de sexualité ou d’orientation sexuelle, s’écarte de la norme (de l’homosexualité à toutes sortes de fétichismes, en passant par la pédophilie, qui a été défendue par des théoricien·nes queer de premier plan comme Pat Califia).
3. Mouvement totalitaire et irréfléchi de rejet de toutes les normes sociales dominantes.
4. Manne financière, filon médiatico-culturel, plan de carrière, etc.
Les intelloqueers, de nouveaux intellocrates
Les Preciado, Fassin, Lagasnerie ou Eribon font partie des « intellocrates » de notre temps, pour reprendre le titre du livre de Hervé Hamon et Patrick Rotman, Les Intellocrates : expédition en haute intelligentsia, paru en 1981 aux éditions Ramsay (à l’époque un éditeur indépendant). Sur la quatrième de couverture, on pouvait lire :
« Ils règnent sur l’université, ils dirigent l’édition, ils investissent les médias, et souvent les trois à la fois. Écrivains en vogue, critiques écoutés, éditeurs dans le vent, intellectuels à la page, ils sont les agents de la circulation des idées. Une tribu de quelques centaines de têtes. »
Les Intellocrates : expédition en haute intelligentsia, c’était une enquête minutieuse sur la haute intelligentsia française, cette caste d’universitaires, d’écrivains, de journalistes et de mandarins éditoriaux qui, loin de former un contre-pouvoir intellectuel, constituent un appareil de reproduction du pouvoir symbolique. Hamon et Rotman décrivent un monde fermé, centré autour de Paris, structuré par les grandes maisons d’édition (Gallimard, Le Seuil, Grasset, etc.), les revues prestigieuses (Esprit, Tel Quel, Les Temps modernes), les médias d’État (radio, télévision), et les grandes institutions universitaires (ENS, EHESS, Collège de France, CNRS). Ce milieu fonctionne sur la base du cumul de fonctions, du réseautage constant, de la reconnaissance mutuelle, de la cooptation déguisée en mérite, et de la sur-visibilité des mêmes figures, toujours entre elles :
« Multiplier les fonctions, c’est multiplier les responsabilités. Et elles se consolident les unes les autres. L’universitaire qui dirige une collection chez un éditeur a barre sur ses collègues qui souhaitent publier. Il accentue sa propre promotion. Les “thésards” le saluent bas, le public afflue à son séminaire, il est invité à la télévision. »
Cela vaut aussi, peu ou prou, pour nos intellectuels queer, qui cumulent postes, visibilités, tribunes, financements et reconnaissance institutionnelle. Ils évoluent dans ce que Hamon et Rotman décrivaient comme un « village » clos — entre Sciences Po, l’EHESS, France Culture, Gallimard, Grasset, le Seuil, le CNRS et d’autres institutions du même tonneau — où tout se sait, tout se commente, tout se recycle. Ils ne sont pas à la marge : ils sont au cœur des carrefours stratégiques entre université, édition et médias. Ils ne contestent pas l’ordre culturel bourgeois : ils le fabriquent, en y injectant la petite dose de transgression inepte que la bourgeoisie éclairée réclame pour se sentir moderne.

L’édition, plus que l’université, apparaît comme le cœur du dispositif : c’est par elle que passe la consécration, le contrôle du flux d’idées, et la mise sur orbite des figures émergentes. La pensée critique y est neutralisée, dissoute dans un langage esthétisé, où la radicalité n’est qu’une sorte de style — un capital culturel échangeable. Le « critique » devient une fonction dans le système, et certainement pas une menace.
Si certaines formes ont changé — apparition d’internet, éclatement de la scène médiatique, émergence de nouveaux canaux de légitimation — le fond du système n’a pas changé. Le prestige continue de se construire dans les maisons d’édition stratégiques, les nominations universitaires, les invitations dans les médias, les articles de presse, les postes de direction de collection ou de programme, les prix littéraires, etc. La mécanique de visibilité, de promotion mutuelle, de recyclage idéologique et de capitalisation symbolique reste intacte.
Les intelloqueers actuels, figures contemporaines de ce système, ne sont pas des pirates de l’ordre culturel, mais des intellocrates de notre époque. Ils illustrent ce que Les Intellocrates soulignait déjà en 1981, à savoir que le pouvoir intellectuel ne se conquiert pas par la qualité des idées, mais par l’aptitude à naviguer les réseaux, les cumuls, les promotions croisées, à parler des idées en vogue, à produire le type de baratin qui convient au capitalisme technologique contemporain, à cirer les pompes de qui de droit — ascenseurs et renvois d’ascenseurs. Le queer est un outil redoutable pour cela : il ne repose sur rien de vérifiable, il n’exige aucune démonstration, confond affect et vérité et refuse la cohérence au nom de l’émancipation. Il permet d’occuper l’espace public, de parler beaucoup sans jamais rien dire, d’avoir l’air subversif tout en étant parfaitement soumis aux exigences de l’intellocratie contemporaine (de « posséder à la fois le bonheur de la soumission et le prestige du refus », comme l’avait formulé Jaime Semprun dans son Précis de récupération publié en 1976). Le queer n’est pas une dissidence, c’est une manière de parvenir. Une nouvelle rente culturelle pour l’intelligentsia contemporaine, qui fournit au capitalisme technologique d’aujourd’hui les discours faussement critiques dont il a besoin pour assurer et étendre sa domination.
Ce qu’avait noté Jean-Marc Mandosio à propos de Foucault vaut aussi pour le mouvement qui se réclame de son héritage. À ce jour, le queer est en effet « l’exemple le plus achevé d’anti-institutionnalisme institutionnel ».
Un problème plus général
L’intelligentsia française, désormais indissociable des médias de masse, possède une position centrale dans la production et la circulation des idées et des valeurs, et par conséquent un rôle clé dans la domination politique, sociale et culturelle en France et ailleurs.
Beaucoup de gens de gauche dénoncent à raison le fait que l’extrême droite possède ses médias et ses intellectuel∙les, son appareil de propagande (« Désarmer Bolloré »). En revanche, le fait qu’un appareil médiatique et intellectuel façonne aussi étroitement les idées et les discours de gauche ne semble pas poser problème. La plupart des gens de gauche ne font pas preuve d’esprit critique — en tout cas pas dans une mesure significative — vis-à-vis des penseurs, des idées, des médias et des institutions de référence à gauche. Il apparait comme normal et justifié de trouver ses maîtres à penser et ses opinions sur France inter, dans Le Monde, au CNRS, dans les livres publiés par les maisons d’édition les plus réputées ou dans l’élite universitaire (où d’autre ?!).
D’une certaine manière, les gens de gauche pratiquent ainsi une doublepensée constante vis-à-vis d’une partie des médias de masse et des institutions dominantes (notamment des institutions scolaires, culturelles et scientifiques). D’un côté, ils semblent comprendre que ces médias et institutions sont des produits et des outils du capitalisme (comme Herman, Chomsky et al. se sont efforcés de le souligner en ce qui concerne les médias). De l’autre, ils sont fiers d’y trouver leurs guides (comme Chomsky, le plus médiatique des critiques du système médiatique) et d’y puiser leurs opinions. D’où la popularité du mouvement et des idées queer. Peu leur importe, semble-t-il, que les circuits universitaires, médiatiques et éditoriaux qui produisent et diffusent les penseurs qu’ils suivent leur soient opaques ; peu importe les jeux de pouvoir internes, les impératifs de rentabilité, les intérêts de classe, les programmations étatiques, etc., qui déterminent les idées et les figures qu’ils mettent en avant. Peu importe le fonctionnement des médias (y compris « de gauche »), des maisons d’édition, de l’industrie du livre en général, ses relations avec le milieu universitaire, et son fonctionnement à lui, et ses relations avec la télévision, et ainsi de suite. À les écouter, le problème des médias se résumerait à Bolloré.
En réalité, l’inféodation de la gauche au complexe médiatique-universitaire-éditorial pose aussi problème. Dans l’échec total de la gauche à endiguer le désastre social et écologique en cours, elle tient une place majeure. Car Bolloré ou non, en fin de compte, ce que cela signifie, c’est que les idées des gens de gauche ne sont pas beaucoup moins fabriquées par des organes du pouvoir et par les dynamiques du capitalisme technologique que celles des gens de droite. Les intellectuel∙les médiatiques de gauche sont aussi des agents actifs de la domination techno-capitaliste. À l’instar des intellectuel∙les médiatiques de droite ou d’extrême droite, par exemple, ils ne remettent pas en question les fondements de la société contemporaine, à savoir le système technologique, le mode de vie industriel (il s’agit uniquement, selon eux, de le verdir, de le décarboner, voire, pour les plus audacieux, de le faire décroître à certains égards pour mieux l’universaliser).
En ne faisant pas preuve d’esprit critique vis-à-vis du fonctionnement de l’appareil médiatique, universitaire, éditorial et scientifique en général, et donc aussi vis-à-vis de celui qui est de référence à gauche, les gens de gauche se font les pions d’une pseudo-subversion autorisée et financée par les institutions, par le système même — le capitalisme — qu’ils prétendent contester. Ils intériorisent tout un pan de la domination. Ils s’imaginent penser contre « le système » ou « l’ordre établi », mais ils le font avec de purs produits dudit système. À leurs yeux, le prestige de l’autorité institutionnelle (médiatique, universitaire ou autre) prédétermine et surdétermine la valeur des idées d’un individu et de l’individu lui-même. Un chercheur au CNRS bardé de diplômes interviewé sur France inter sera apriori considéré comme bien plus susceptible de dire des choses importantes et vraies que d’obscurs auteurs grenoblois qu’on n’a jamais entendu sur Radio France ou vu sur Arte.
Plus l’individu possède de diplômes, de casquettes prestigieuses, de notoriété, plus il bénéficie d’un statut social élevé au sein du système, plus son expertise de critique du système sera prise au sérieux. Quoi de plus logique ? Résultat paradoxal de l’intériorisation par les dominé∙es des idées et des valeurs des dominants.
En conséquence, en France — comme ailleurs, mais plus encore qu’ailleurs en raison d’un héritage culturel spécifique et d’une configuration particulièrement centralisée de la vie politique —, les luttes sociales et écologiques sont inféodées au pouvoir intellectuel, aux médias et à des intellectuel∙les médiatiques. Le queer l’illustre. Mais les exemples sont innombrables. De l’anthropologue Philippe Descola, professeur au Collège de France, médaille d’or du CNRS (etc.), accueilli en maître à penser à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, à la star mondiale de la science-fiction Alain Damasio (publié chez Gallimard et au Seuil, entre autres), révéré par de nombreux militant∙es soi-disant anticapitalistes, soutien affiché des Soulèvements de la Terre (comme Descola), invité à dispenser ses lumières (artificielles) chez Blast, Reporterre, etc.
D’ailleurs, dans une récente interview pour la prestigieuse revue Esprit (historiquement liée aux illustres éditions du Seuil, régulièrement promue par le journal Le Monde et dirigée par une figure typique de la haute intelligentsia), Damasio affirme, comme à son habitude, que « toute technologie intelligente peut être une fantastique possibilité d’ouverture, de progrès, de création collective et d’éducation » (la technologie est neutre, vive le techno-monde !), mais déplore néanmoins qu’« il nous manque les Deleuze et Foucault capables de penser » les implications du développement de l’IA et les manières d’y faire face.
Sans éminences intello-universitaires à la Deleuze ou Foucault, comment pourrions-nous penser ? Lutter ? Vivre ? Planter des choux ? Comment faire sans mandarins adoubés par l’Académie française (Deleuze), l’institution universitaire en général, le renommé Collège de France (Foucault et Deleuze), diffusés par Gallimard ou le Seuil (Foucault), etc. ?
En réalité, la question est plutôt : comment la gauche et les luttes sociales et écologiques pourraient-elles accomplir quoi que ce soit de réellement subversif en demeurant inféodées au complexe médiatique-universitaire-éditorial, qui ne produit et ne peut produire que des penseurs et des idées compatibles avec les intérêts dominants ? (Étant donné que ce sont les intérêts dominants qui ont donné naissance à ce complexe et que, comme l’avaient souligné les auteurs de L’Idéologie allemande, la classe qui dispose des moyens de la production intellectuelle s’en sert évidemment pour consolider sa domination, pas pour la saper.)
Pour penser le développement de l’IA et du techno-monde en général, nous avons déjà bien mieux que des clones de Deleuze ou de Foucault (qui, à l’instar des originaux, seraient passés à côté de l’essentiel, ou, pire, auraient avalisé la poursuite du désastre en invoquant une « neutralité » de l’IA, comme Damasio, et en prônant sa réappropriation, ou sa moralisation au moyen de « comités éthiques », ou d’autres inepties de la même farine). Nous avons, par exemple, Pièces et Main d’Œuvre (PMO). Mais bien sûr, ceux-là ne sont pas invités à enseigner au Collège de France, publiés par Gallimard, célébrés dans Le Monde, Socialter ou Basta !, interviewés sur France inter, etc. Dans la perspective élitiste des gens de la haute (de gauche comme de droite, de Damasio comme d’Emmanuel Macron) et, ruissellement oblige, dans la perspective de tous ceux qui ont hérité de leur vision des choses, PMO fait partie de « ceux qui ne sont rien ». PMO n’existe pas. « Un intellectuel n’existe pas si Le Monde ne fait pas état de son existence », notaient Hamon et Rotman. C’était vrai à l’époque. À quelques nuances près, ça l’est toujours.
Contrairement aux militants queer, nos penseurs et penseuses à nous, anarchistes naturien∙nes ou féministes radicales, ne sont pas en poste au CNRS, dans de grands centres universitaires ou d’importantes institutions, ni invité∙es à discourir dans Le Monde, Libération ou sur Radio France. Les nôtres n’organisent pas de colloques toutes les semaines, subventionnés par des fonds étatiques, n’ont pas d’agent littéraire, de contrat chez de grandes maisons d’édition ayant pignon sur rue, ne circulent pas de plateau en festival, de résidence en podcast, de séminaire en masterclass, ne parlent pas au nom de « la marge » tout en étant confortablement installé·es au cœur des appareils culturels dominants. Les nôtres n’aspirent pas à parvenir, « à devenir fameux dans un monde infâme ». Les nôtres défendent leurs idées contre vents et marées, à l’ombre du pouvoir et de ses institutions, depuis des siècles.
Nicolas Casaux
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