Dans la petite famille des médias « alternatifs » ou « indépendants », outre Basta ! (voir ici), on retrouve « Vert, le média qui annonce la couleur », créé en 2020 par Juliette Quef et Loup Espargilière, qui tiennent également une chronique sur France Inter. Le fait que Quef et Espargilière soient régulièrement invité∙es à discourir sur France Inter signale d’emblée à celles et ceux qui comprennent que l’État, comme la programmation de Radio France, n’est pas une entité « neutre », que la perspective de Quef et Espargilière rentre dans le cadre des vues approuvées par la direction de la radio d’État.
Un bref coup d’œil au contenu publié par Vert nous le confirme. La vision du monde diffusée par le média ne remet pas en question l’existence des principales forces responsables de la catastrophe sociale et écologique en cours. Une des premières choses qu’on note, par exemple, c’est que l’État en lui-même n’y est pas considéré comme un problème ou une nuisance. Vert ne propose qu’une critique des figures dirigeantes et des politiques qu’elles mettent en œuvre, mais n’interroge pas la nature même de l’institution étatique. Une telle posture trahit un aveuglement face au rôle fondamental de l’État dans la perpétuation de la domination technicienne et capitaliste. Elle ignore que l’État constitue par définition, fonctionnellement, un type d’organisation sociale inégalitaire, impliquant un pouvoir séparé et une dichotomie gouvernants/gouverné∙es ; et que l’État moderne a été conçu pour organiser et défendre les conditions de reproduction du capitalisme industriel. Qu’il n’est pas un outil mal employé par des dirigeants incompétents ou corrompus ; mais le pivot d’une logique qui écrase la diversité humaine et naturelle au profit de la centralisation et du contrôle. Ce refus de remettre en question les fondements mêmes de la société industrielle confine Vert.eco à une forme d’écologie incohérente, incapable de saisir que les ravages écologiques sont indissociables de l’existence même des institutions. En appelant à une meilleure « gestion » écologique par l’État, les dirigeant∙es de Vert détournent l’attention de ce qui serait réellement émancipateur : l’autonomie des communautés humaines et le démantèlement du système industriel et des grands appareils de pouvoir.
Pour illustrer le caractère incohérent et superficielle de l’écologisme de Vert, un exemple. Il y a quelques jours, le média partageait sur les réseaux sociaux l’image suivante :
Accompagnant l’image, on trouvait ce petit texte :
« Selon le think thank Ember, l’énergie solaire a dépassé le charbon pour la première fois dans la production d’électricité de l’Union Européenne en 2024.
47% de l’électricité du continent est désormais générée par les renouvelables grâce à l’essor du solaire et de l’hydraulique, contre seulement 29% par des combustibles fossiles (39% en 2019). »
Se réjouir d’une telle chose indique un double aveuglement, social et écologique. Sur le plan social, la production de panneaux solaires photovoltaïques ou la construction de barrages, à l’instar de la production de voitures diesel, de téléviseurs, de smartphones, d’ordinateurs, des infrastructures et des appareils nécessaires au réseau internet et d’à peu près l’entièreté de l’univers techno-industriel dans lequel nous vivons désormais repose sur et requiert un vaste système d’exploitation appelé capitalisme, imposé par l’État. Impossible de produire des panneaux solaires photovoltaïques ou de construire des barrages sans un tel système, sans une société de masse hiérarchiquement organisée selon les besoins d’une importante division spécialisée du travail. Ces technologies appartiennent à la catégorie des « technologies autoritaires » selon la distinction de Lewis Mumford. Sur le plan social, la vision de Vert est une impasse ou un leurre dans la mesure où elle suggère que la justice sociale est compatible avec la préservation du mode de vie technologique. Les machines et les technologies produites par le système industriel organisé par l’État et le capitalisme requièrent l’État et le capitalisme – ou un système social similaire, autoritaire et hiérarchique – pour être produites. Si vous souhaitez l’abolition des dominations sociales, de l’exploitation capitaliste, faire la promotion de machines produites par le capitalisme n’est sans doute pas la voie à suivre.
Sur le plan écologique, les journalistes de Vert ignorent complètement :
les implications écologiques de la production des panneaux solaires photovoltaïques (quels matériaux sont utilisés ? extraits où ? traités où ? acheminés comment ? avec quel(s) impact(s) ?) ;
les implications écologiques de la production et de la maintenance de toutes les infrastructures et de toutes les machines qui permettent de produire des panneaux solaires photovoltaïques (des routes aux excavatrices) ;
les implications écologiques de la production de tous les appareils et de tous les accessoires nécessaires au fonctionnement d’une centrale solaire (onduleurs, câbles, etc.) ;
les effets écologiques de l’utilisation de l’électricité photovoltaïque.
Au-delà du fait que la production de panneaux solaires photovoltaïques implique tout un tas de nuisances, de pollutions et de dégradations écologiques, ce qui échappe à la plupart des « écolos » et des gens de gauche, c’est que la civilisation industrielle est fondamentalement et entièrement insoutenable. La focalisation de la question écologique sur la seule problématique de la production énergétique permet de dissimuler l’ampleur de ce qui pose réellement problème, à savoir que toutes les industries sont polluantes, que toutes sont toxiques, que toutes sont insoutenables (de l’industrie chimique à l’industrie textile, en passant par les industries agricole, automobile, électronique, informatique, numérique, cosmétique, pharmaceutique, du jouet ou encore de l’armement). Même si elle parvenait à être entièrement alimentée par des énergies dites « renouvelables », « vertes » ou « propres » (qui n’ont en réalité rien de réellement vert, rien d’écologique), même si cela s’avérait possible, la civilisation industrielle continuerait d’être un désastre social et écologique.
Parce qu’encore une fois, la destructivité de la civilisation industrielle ne relève pas que — ni même principalement — de la manière dont elle produit l’énergie qu’elle consomme. La civilisation industrielle détruit la planète au travers des activités, des processus et des pratiques qui sont rendus possibles grâce à l’énergie qu’elle obtient. Que cette destruction soit alimentée par des énergies dites « vertes » ou « renouvelables », par des combustibles fossiles ou par du nucléaire, quelle différence ? Nous ne voulons pas choisir entre détruire la planète avec des énergies « vertes », détruire la planète avec des combustibles fossiles ou détruire la planète avec du nucléaire. D’ailleurs, bien avant le début de l’utilisation des combustibles fossiles, la civilisation (le type d’organisation humaine reposant sur l’État, la ville et l’agriculture) avait déjà appauvri la biodiversité mondiale, altéré le climat et significativement déboisé la planète. La production industrielle d’énergie (prétendument verte, renouvelable, etc., ou pas) a seulement permis une vive accélération et une multiplication de ces destructions, ainsi qu’une diversification du type de dégâts que la civilisation inflige au monde naturel (avec sans cesse de nouveaux types de pollutions plastiques, chimiques). Et plus on augmente la quantité d’énergie disponible, plus les atteintes se multiplient.
Au même titre que l’énergie fossile ou nucléaire, l’énergie produite par les panneaux solaires (ou les éoliennes, ou n’importe quelle autre source d’énergie dite verte, propre, renouvelable ou décarbonée) ne sert par définition qu’à alimenter d’autres appareils, d’autres machines issues du système techno-industriel ; à alimenter la machine à détruire la nature qu’est la civilisation industrielle, à alimenter les smartphones, les ordinateurs, les écrans de télévision, les voitures (électriques), les réfrigérateurs, les fours micro-ondes, la pollution lumineuse, les serveurs financiers, les data centers, les usines d’aluminium, les écrans publicitaires dans l’espace public poussant à surconsommer et même l’industrie minière (de plus en plus de compagnies minières se tournent vers les centrales de production d’énergie dite renouvelable, verte ou propre, notamment le solaire ou l’éolien, afin d’alimenter leurs installations d’extractions minières, pour la raison que ces centrales sont relativement simples à mettre en place).
Une dernière chose.
L’image susmentionnée, partagée par Vert, mentionne le think tank « Ember ». C’est de lui que provient la fausse « bonne nouvelle » célébrée par Vert. Qu’est-ce donc que ce think tank ? Le minimum n’exigerait-il pas de savoir avec qui nous sommes ainsi censé∙es nous réjouir ? Les journalistes de Vert n’en disent rien. Le site du think tank Ember explique : « Nous sommes un groupe de réflexion mondial sur l’énergie qui vise à accélérer la transition vers l’énergie propre grâce à des données et des politiques. » Mais encore ? Quel type d’intérêts défend-il ? Le think tank se présente comme « indépendant » et « à but non lucratif ». On connaît la chanson. Mais qu’en est-il vraiment ? Pour le comprendre, jeter un œil au financement aide souvent. Le think tank Ember a été créé par la baronne britannique Bryony Katherine Worthington, membre à vie de la Chambre des Lords. D’après ce qui est indiqué sur son site, Ember est financé par six organisations : la Quadrature Climate Foundation, la European Climate Foundation, le Sunrise Project, la ClimateWorks Foundation, Boundless Earth et la Sequoia Climate Foundation. Voyons donc.
La Quadrature Climate Foundation « est dirigée par des milliardaires dont le fonds détient des participations d’une valeur de 170 millions de dollars dans des entreprises du secteur des combustibles fossiles », comme l’explique un article du Guardian paru en juin 2023. La Quadrature Climate Foundation a « été créée par Quadrature Capital, un fonds d’investissement de plusieurs milliards d’euros fondé par les énigmatiques milliardaires Greg Skinner et Suneil Setiya ». En outre, Greg Skinner a récemment acquis une participation de 50 % dans la compagnie d’énergie « renouvelable » britannique Ethical Power Group, qui opère en Europe et en Nouvelle-Zélande, est spécialisée dans la conception et l’installation de centrales photovoltaïques et constitue un des plus grands installateurs de stockage par batteries du Royaume-Uni. Le schéma est donc le suivant : des milliardaires qui détiennent toutes sortes d’entreprises, y compris dans l’industrie des fossiles et celle des énergies prétendument « renouvelables » (ils s’en foutent, du moment que ça rapporte), financent des think tank – et aussi des ONG et bien d’autres types d’organisation – qui font la promotion des énergies renouvelables. Et les médias relaient les « bonnes nouvelles » communiquées par lesdits think tank. Les médias comme Vert, mais aussi les médias de masse traditionnels. BFM TV, France 24, Libération, Le Figaro, Ouest-France, Boursorama, RTBF, 20 minutes, Le Monde, etc., ont aussi célébré la même « bonne nouvelle », toujours en provenance du think tank Ember.
La European Climate Foundation est une des plus importantes fondations prétendument « philanthropique » d’Europe, de type pass-through, c’est-à-dire spécialisée dans la redistribution de fonds en provenance d’autres fondations. Parmi lesquelles on retrouve, entre autres, la William and Flora Hewlett Foundation (liée à l’entreprise d’informatique HP), la Bloomberg Family Foundation, le Rockefeller Brothers Fund, la IKEA Foundation, ou encore la ClimateWorks Foundation, elle aussi une fondation de type pass-through, financée, entre autres, par la William and Flora Hewlett Foundation, mais aussi par la Fondation David et Lucile Packard, le Bezos Earth Fund, Bloomberg Philanthropies, la fondation Ford et la IKEA Foundation.
La Sequoia Climate Foundation (également connue sous le nom de Sequoia Climate Fund) est une fondation très discrète, qui ne divulgue que le minimum requis d’informations, et qui est a priori une création du milliardaire californien C. Frederick Taylor, l’un des trois fondateurs du fonds spéculatif TGS Management, décrit comme « un fonds spéculatif quantitatif extrêmement secret ». Un rapport de Bloomberg Businessweek a révélé en 2014 que les partenaires de TGS étaient les donateurs d’un groupe d’organismes caritatifs qui détenaient des actifs combinés de 9,7 milliards de dollars (12,8 milliards de dollars en 2024). A l’époque, ce groupe était donc « plus important que les fondations Carnegie et Rockefeller réunies » et « l’un des plus grands pools de financement philanthropique aux États-Unis ». D’après le rapport « quelqu’un avait recouru à des méthodes élaborées pour s’assurer que personne ne découvre l’origine de cet argent, en utilisant des couches de filiales d’entreprises pour obscurcir ses origines », en utilisant des entreprises et des cabinets d’avocats issus de plusieurs États.
Les ressorts du philanthrocapitalisme, qui s’efforce d’être discret, sont largement inconnus du grand public. Peu de journalistes s’intéressent au sujet, pourtant majeur. Le politologue Edouard Morena s’y est intéressé dans son livre Fin du monde et petits fours. Les ultra-riches face à la crise climatique (La Découverte, 2023). Il montre bien comment les ultra-riches ont entrepris, il y a des années, d’utiliser une partie de leur pognon pour orienter le mouvement écologiste dans une direction qui ne menace pas leurs intérêts, et même mieux encore, qui les favorise : la promotion des énergies dites « renouvelables » ou « propres » et des technologies dites « vertes ». Autrement dit, la promotion du capitalisme vert. D’ailleurs, ce qu’on appelle le « mouvement climat » est essentiellement une création d’ONG largement financées par des fondations privées de milliardaires ou d’entreprises multinationales ou des fonds étatiques. La réduction de l’écologie à la seule question climatique, à un taux de carbone atmosphérique, permet plus facilement de présenter les énergies dites « renouvelables » ou « propres » ou « décarbonées » et les technologies dites « vertes » ou « bas carbone » comme des « solutions ». Plusieurs chapitres de mon livre Mensonges renouvelables et capitalisme décarboné : notes sur la récupération du mouvement écologiste (éditions Libre, 2024) sont consacrés à ces questions.
Le fond de l’absurde, la perversion du capitalisme, l’insupportable ironie de la situation, c’est qu’un nouveau média qui prétend proposer une autre vision des choses, qui dénonce régulièrement « les milliardaires », défend en fait des idées qui les arrangent très bien. Le développement des technologies dites « vertes » et des énergies dites « renouvelables » ou « propres » ne changera rien à la catastrophe sociale et écologique en cours. Au contraire, il ne fait que la prolonger. Une écologie digne de ce nom doit avoir pour objectif la disparition des infrastructures techno-industrielles, pas leur impossible et indésirable verdissement.
Nicolas Casaux
P.-S. : Les méandres de l’univers du « complexe industriel non-lucratif », ainsi que certains nomment les organisations et les réseaux supposément « philanthropiques » et « caritatifs » au sein du capitalisme mondialisé, sont innombrables. Exemple. Depuis 2023, la European Climate Foundation (ECF) chapeaute ReNew2030, « une coalition d’experts, d’organisations de la société civile et d’organisations philanthropiques qui recevront des financements de la part du Audacious Project afin d’accélérer la transition mondiale vers l’énergie éolienne et solaire au cours des cinq prochaines années ».
Ledit Audacious Project est « une initiative de financement collaboratif qui catalyse l’impact social à grande échelle. Il réunit des bailleurs de fonds et des entrepreneurs sociaux dans le but de soutenir des solutions audacieuses aux défis les plus urgents du monde. ReNew2030 est l’un des dix projets de la cohorte 2023 du Projet Audacieux. » Le collectif de financement de l’Audacious Project « est composé d’organisations et d’individus respectés dans le domaine de la philanthropie, notamment la Fondation Bill & Melinda Gates, ELMA Philanthropies, Emerson Collective, MacKenzie Scott, la Fondation Skoll, la Fondation Valhalla, et bien d’autres encore ».
ReNew2030 comprend « un réseau de fondations régionales pour le climat et d’organisations transnationales qui financent et coordonnent un groupe diversifié de partenaires de mise en œuvre à travers le monde. Ce réseau comprend l’African Climate Foundation, l’Energy Foundation China, l’U.S. Energy Foundation, l’European Climate Foundation, l’Iniciativa Climática de México, l’Instituto Clima e Sociedade, le Sunrise Project et la Tara Climate Foundation. L’European Climate Foundation accueille ReNew2030 dans le cadre d’une collaboration avec ses pairs. »
Basée dans le pays de naissance d’Elon Musk, l’African Climate Foundation est aussi une fondation de type pass-through, qui redistribue le pognon d’autres fondations. Sur son site web, aucune information sur ses financeurs. Mais une brève recherche nous apprend qu’ils comprennent au moins la fondation de Bill et Melinda Gates, la fondation Ikea, la Rockefeller Foundation, la fondation Ford ou encore la Hewlett Foundation. Les acteurs habituels des réseaux du complexe industriel non-lucratif.
Tout ce beau monde vise à accélérer le développement des industries de production d’énergie dite « renouvelable » ou « verte », mais aussi parfois de l’industrie du nucléaire et des industries de capture et de stockage du carbone, et des technologies dites « vertes » ou « propres » en général. Tout ce qui peut servir à perpétuer le capitalisme industriel. Fort heureusement, ils peuvent compter sur Vert pour promouvoir leurs projets et leurs aspirations.
Il me semble très bien illustrer l’idée – à laquelle presque tout le monde adhère dans la civilisation, aussi bien les journalistes de Libé, comme on le constate, que l’ensemble de la bourgeoisie culturelle de droite et de gauche – que la pire des régressions serait de devoir en revenir à vivre comme les dernières sociétés sur Terre qui ne détruisent pas la nature.
Il s’agit d’une forme de racisme. Il s’agit même du racisme le plus commun et le moins identifié comme tel dans la société dominante. La plupart des gens, de droite comme de gauche, l’expriment couramment sans même saisir qu’il s’agit de racisme. Ce racisme, c’est l’idée que l’humanité se développe selon un merveilleux schéma historique linéaire, appelé « progrès », qui nous a fort heureusement fait passer de l’état détestable de sauvages vêtus de peaux de bêtes à celui, bien supérieur, de journalistes de Libé. Journalistes de Libé qui, grâce à un bon salaire, peuvent jouir des nombreuses commodités que produit le capitalisme techno-industriel (smartphones, ordinateurs, réfrigérateurs, fours micro-onde, tablettes, trottinettes électriques, brosses à dents électriques, voitures électriques, etc.). Une telle conception du monde est non seulement absurde, mais elle est en plus totalement méprisante pour les dernières sociétés de chasse-cueillette que la civilisation industrielle n’a pas encore exterminées ou converties en prolétaires supplémentaires.
Le comble, c’est que ce racisme ordinaire, ce mépris banal des sociétés du passé et des dernières sociétés traditionnelles, ce mépris pour la vie simple, ce mépris en fait pour la vie animale, pour la nature, qui est le pendant du culte du « progrès » techno-industriel, Trump le partage largement. Gauche et droite se rejoignent dans leur racisme et leur dénigrement des sauvages, des « primitifs », et leur amour pour la technologie.
Oui, oui, j’entends, c’est « juste de l’humour ». Mais vous croyez vraiment que c’est « juste de l’humour » quand le summum de la régression est assimilé à vivre en peaux de bêtes ? Certes, ça se veut certainement humoristique, mais c’est un imaginaire qui s’exprime. Et c’est un humour qui repose sur l’idée que vivre vêtu·e d’une peau de bête est ridicule, grotesque. Cette idée, malheureusement très répandue dans la civilisation, s’inscrit dans un imaginaire raciste : celui qui considère que les humains dotés d’internet et de fusées se situent à un stade plus avancé, à un échelon supérieur de la grande échelle du « progrès », que les humains qui vivent vêtus de peaux de bêtes dans la forêt amazonienne. Lesquels sont considérés comme arriérés, primitifs, etc. Si, aujourd’hui, cette vision raciste héritée de l’époque des colonies et de la « mission civilisatrice » ne s’exprime plus de manière parfaitement ouverte, elle s’exprime toujours implicitement de très nombreuses manières. Comme dans ce dessin.
Et le pire, en fait, c’est que la régression que l’on vit actuellement et qui prend place depuis des décennies, sinon des siècles, est le fruit du développement hautement technologique. L’imaginaire dominant (de droite comme de gauche) ne conçoit la régression que sous la forme d’une disparition de la technologie, quand c’est en fait son perfectionnement et son expansion qui provoquent les pires régressions. Autrement dit, à droite comme à gauche, on est incapable de saisir que progrès social et « progrès technologique » ne vont pas de pair. On ne réalise toujours pas que le « progrès technologique » s’accompagne en fait inévitablement de terribles régressions sociales, comme l’élection de Donald Trump. Car qui se profile avec Trump, qui est lui-même un produit de l’ère technologique, ce n’est pas un retour à l’âge de pierre, c’est au contraire une accélération de la tyrannie technologique, un techno-fascisme débridé. Trump et ses acolytes sont tous des fanatiques du technocapitalisme, des fous furieux de la tech.
Nous avons tellement régressé que, contrairement aux sauvages qui se vêtent de peaux de bêtes, nous vivons dans des sociétés où l’individu ne sait à peu près rien faire d’utile pour la vie, ne vit plus en contact avec les éléments, est totalement incapable de s’occuper de sa propre subsistance, ne comprend rien et ne sait rien des objets qu’il utilise au quotidien, qui sont fabriqués quelque part avec des matériaux issus d’autre part, grâce à un vaste système industriel mondialisé qui a pour effet de détruire la nature, de polluer, de souiller et d’anéantir la vie sur Terre. Nous avons tellement régressé que, contrairement aux sauvages qui se vêtent de peaux de bêtes, nous sommes soumis∙es à des puissances sur lesquelles nous n’avons presque aucun pouvoir, bien qu’elles aient été créées par des hommes (mâles), des puissances qui nous obligent à vendre notre temps de vie sur un marché du travail principalement composé de bullshit jobs et d’autres emplois de merde qui jouent tous un rôle dans la destruction de la planète. Nous avons tellement régressé que, contrairement aux sauvages qui se vêtent de peaux de bêtes, nous n’avons aucune idée de ce que c’est d’être une créature parmi les créatures, libre de vagabonder sur une Terre non saturée de clôtures, de pylônes, de murs, de routes, d’autoroutes, de zones industrielles et commerciales, d’antennes 4 ou 5G, d’éoliennes, de voies ferrées, de monocultures, etc. Nous avons tellement régressé que, contrairement aux sauvages qui se vêtent de peaux de bêtes, nous sommes contraint∙es de boire une eau chargée de micro et nanoplastiques, de PFAS, de résidus de pesticides, voire de métaux lourds, etc. Nous avons tellement régressé que, contrairement aux sauvages qui se vêtent de peaux de bêtes, nous n’avons aucune idée de ce qu’est une forêt, une vraie forêt, pas une monoculture d’arbres ou une plantation d’à peine 60 ans, aucune idée de ce qu’est une prairie, ou un fleuve non-entravé et contrôlé par une série de barrages. Etc. La régression est inimaginable. Littéralement. Il est très difficile de se la représenter pleinement.
Mais pour dénoncer des fous furieux qui ne rêvent en fait que de davantage de développements technologiques, on fait des dessins qui se moquent des arriéré∙es vêtu∙es de peaux de bêtes. Parce qu’on est super malins.
Nous avons infiniment plus à apprendre des dernières populations qui se vêtent de peaux de bêtes que des plumitifs de Libé.
Selon toute probabilité, plus le message que vous proposez est proche de ce à quoi les gens sont accoutumés par les médias de masse traditionnels (moins il bouleverse les croyances les plus fondamentales, les plus répandues, des civilisé∙es), plus il vous sera facile d’attirer de l’audience, de faire de l’argent et donc d’être rentable.
Un aspect et un motif de l’échec de l’opposition au capitalisme industriel.
Nicolas Casaux
P.-S. :Un article publié le 15 janvier 2025 sur Basta ! me permet d’illustrer ma critique. Barnabé Binctin interviewe Laurence de Nervaux, une employée du think tank Destin Commun. Le discours de Nervaux se présente comme nuancé, neutre, objectif, dénonçant tous les extrêmes, de gauche comme de droite (mais surtout de droite, heureusement). Il prône un autre nationalisme, un bon nationalisme, pas comme le mauvais nationalisme d’extrême droite (« Il n’y a aucune raison de laisser l’apanage de la fierté [nationale] à la droite ou l’extrême droite »). « La raison d’être de Destin Commun est de bâtir une société plus soudée », lit-on sur le site du think tank. « Au fondement de la démarche de Destin Commun, il y a ce souci de l’état de la cohésion sociale », souligne encore Barnabé Binctin. En d’autres termes, Destin Commun cherche l’apaisement social, la paix sociale. Du pain béni pour les classes dominantes.
D’ailleurs, Laurence de Nervaux n’aime pas qu’on parle de classes sociales :
« Les analyses par classes sociales ont quelque chose d’un peu enfermant, on y est assimilé à un statut, alors qu’en fait, une certaine vision du monde peut mélanger des gens aux niveaux de vie très différents. Exemple, un trader et un chauffeur Uber ne feront a priori pas partie de la même catégorie socio-professionnelle. Et pourtant, ils peuvent tout à fait partager de même valeurs boussoles dans leur vie, autour du travail, de l’argent, de la réussite individuelle. Ce sont souvent des entrepreneurs dans l’âme, qui revendique la maîtrise de leur destin et la volonté d’être leur propre chef. Autant d’orientations psychologiques qui les réunissent, quel que soit leur statut social. »
Traders et chauffeurs Uber du monde, apaisez-vous ! Aimez-vous ! De l’anti-marxisme assumé. Assurer la paix sociale dans la société qui produit des traders et des chauffeurs Uber, dans la société de l’exploitation de tous par tous, de la concurrence de tous contre tous, voilà la mission de Nervaux et de Destin Commun. Chez Destin Commun, on n’est pas pour les extrêmes ! Abolir les classes sociales ? Exproprier les riches ? Destituer les gouvernants ? Démanteler l’État et la domination sociale ? Espèce d’extrémiste ! Non, chez Destin Commun, on propose simplement de « mettre en place » des choses « sur les très hauts salaires, ou plus largement, sur les écarts de salaire » (ce qui, en tant qu’étape de transition, peut très bien se défendre, mais présenté comme un objectif en soi, comme une solution, et au vu du reste de la perspective de Destin Commun, est assez risible).
Bref, du flan, dans lequel on retrouve tous les mythes fondateurs de l’ordre social dominant, comme le « contrat social », cette fiction stupide d’un accord imaginaire jamais ratifié par des personnes n’ayant jamais existé.
Ça devrait pourtant être évident : « pas de justice, pas de paix ». Celles et ceux qui travaillent à l’apaisement social, à la pacification sociale, travaillent objectivement au bénéfice de ceux qui dominent et tirent profit des structures sociales établies, lesquelles sont fondamentalement injustes.
C’est donc sans surprise qu’en se renseignant un peu, on apprend que le think tank Destin Commun est financé par des fonds étatiques et privés dont l’AFD (Agence française de développement, un organe du ministère des Affaires étrangères et de celui de l’Économie et des Finances), la fondation Luminate du milliardaire Pierre Omidyar (fondateur d’eBay), la fondation de la multinationale allemande Bosch, la Sugar Foundation de Jérôme Lecat, un entrepreneur de la « French Tech » installé en Californie, et la European Climate Foundation (une des plus importantes fondations prétendument « philanthropique » d’Europe, de type pass-through, c’est-à-dire spécialisée dans la redistribution de fonds d’autres fondations, financée, entre autres, par la William and Flora Hewlett Foundation, la Bloomberg Family Foundation, le Rockefeller Brothers Fund, la IKEA Foundation, la ClimateWorks Foundation (elle-même financée par la William and Flora Hewlett Foundation, mais aussi par la Fondation David et Lucile Packard, le Bezos Earth Fund, Bloomberg Philanthropies, la fondation Ford, la IKEA Foundation, etc.)).
(Dommage que l’article de Basta ! n’ait pas mentionné ça, ces histoires de financement sont pourtant significatives.)
Une splendide illustration de ma critique des médias alternatifs. Même si, je l’admets, lesdits médias publient en général des choses moins ostensiblement niaises que ce lamentable entretien.
Le mathématicien et économiste français Alexandre-Théophile Vandermonde affirme ça en 1795. Comme le remarque le sociologue marxiste Armand Mattelart (Histoire de l’utopie planétaire, La Découverte, 2009), il s’agit d’une des premières traces historiques d’un discours situant dans le développement technologique, et plus précisément dans le développement des technologies de communication, l’espoir de parvenir à faire des populeuses sociétés modernes de véritables démocraties. Certes, la croyance au « progrès » existait déjà depuis quelques temps. Francis Bacon avait déjà soutenu que le développement des sciences et des techniques aurait raison « des innombrables misères des hommes[2] ». Mais la formule de Vandermonde lie précisément technologie (de communication) et démocratie.
L’ingénieur saint-simonien Michel Chevalier, professeur titulaire de la chaire de l’économie politique au Collège de France et conseiller de Napoléon III, soutint, lui, dans un rapport technique publié en 1836 sous le titre Lettres sur l’Amérique du Nord, que le chemin de fer allait faire advenir la démocratie :
« Améliorer les communications, c’est travailler à la liberté réelle, positive, pratique ; c’est faire participer tous les membres de la famille humaine à la faculté de parcourir et d’exploiter le globe qui lui a été donné en patrimoine ; c’est étendre les franchises du plus grand nombre autant et aussi bien qu’il est possible de le faire par des lois d’élection. Je dirai plus, c’est faire de l’égalité et de la démocratie. Des moyens de transport perfectionnés ont pour effet de réduire les distances non seulement d’un point à un autre, mais encore d’une classe à une autre classe. »
Au cours des siècles, de nombreuses technologies seront pareillement investies d’espérances en un futur meilleur, plus juste. Même les anarchistes voyaient dans la machine un moyen de faire advenir l’abondance et l’égalité pour tous. Kropotkine par exemple : « l’industrie pourra procurer à tous, en fait de vêtements, ce qu’ils désireront — le nécessaire et le luxe, — pour peu que la production soit organisée de façon à satisfaire des besoins réels, plutôt qu’à payer de gros dividendes à des actionnaires[3] ».
En 1915, l’écrivain Jack London célèbre la vidéo et le cinéma qui permettent, selon lui, de combattre les inégalités :
« Les images animées abattent les barrières de la pauvreté et de l’environnement qui barraient les routes menant à l’éducation, et distribue le savoir dans un langage que tout le monde peut comprendre. Le travailleur au pauvre vocabulaire est l’égal du savant […] L’éducation universelle, c’est le message […] Le temps et la distance ont été annihilés par la magie du film pour rapprocher les peuples du monde. […] Regardez, frappé d’horreur, les scènes de guerre, et vous devenez un avocat de la paix… Par ce moyen magique, les extrêmes de la société se rapprochent d’un pas dans l’inévitable rééquilibrage de la condition humaine[4]. »
Dans un livre paru en 1967 intitulé Le Règne de la télévision, l’auteur français Jean-Guy Moreau exprime une croyance relativement commune à l’époque, en tout cas dans certains milieux sociaux, selon laquelle « la TV peut et doit être l’instrument de la démocratie ». Grâce à la télévision, « une certaine forme de démocratie directe peut ainsi renaître[5] ».
Au fil des décennies, « on nous a tour à tour présenté l’usine, la voiture, le téléphone, la radio, la télévision, l’aérospatial, et bien entendu l’armement nucléaire comme des puissances de démocratisation et d’émancipation[6] ». Au moment où le sociologue états-unien Langdon Winner écrit ça, en 1986, le réseau internet, qui n’en est alors qu’à ses balbutiements, n’a pas encore beaucoup fait parler de lui.
En 1994, deux siècles après la mise en service de la première ligne télégraphique, le vice-président des États-Unis, Al Gore, expose aux délégués de l’Union Internationale des Télécommunications (UIT), réunis à Buenos Aires, son projet d’autoroutes de l’information en ces termes :
« Assurer un service universel de communication instantanée pour la grande famille humaine […] La Global Information Infrastructure [GII, infrastructure mondiale de l’information] permettra d’établir une sorte de conversation globale dans laquelle chaque personne qui le veut pourra s’exprimer […] Ce ne sera pas seulement une métaphore de la démocratie en marche ; dans les faits, elle encouragera le fonctionnement de la démocratie en accroissant la participation des citoyens à la prise de décision et elle favorisera la capacité des nations à coopérer entre elles […] J’y vois un Nouvel Âge Athénien de la démocratie qui se forgera dans les forums que la nouvelle infrastructure mondiale de l’information créera[7]. »
Le fossé qui sépare les promesses associées aux développements technologiques et la (désastreuse) réalité de leur déploiement n’a jamais eu raison de « l’imaginaire messianique de la communication[8] », et, au-delà, du mythe du salut par la technologie.
Dans un ouvrage publié en 1997, Jaime Semprun remarquait qu’« il n’est d’ailleurs pas un de ces soi-disant ennemis de l’unification du monde, jusqu’aux plus gauchistes, qui ne s’enthousiasme des possibilités de télédémocratie offertes par les “réseaux” » (L’Abime se repeuple). Même quelqu’un comme André Gorz, qui avait pourtant très justement souligné les implications intrinsèquement autoritaires de la haute technologie, estimait de manière contradictoire que le « passage à une société postcapitaliste » ne pouvait se faire « que sur la base de réseaux de communication mondiaux », et nécessitait donc « l’utilisation des logiciels, des ordinateurs, des machines à programmes pour à la fois économiser des ressources naturelles et économiser de l’énergie humaine, et rendre le maximum d’énergie humaine disponible pour des activités qui portent en elles-mêmes leur propre fin, qui ne sont pas dépendantes de consommations marchandes[9] ».
Cyril Dion, pour prendre un exemple plus récent, s’extasie sur les potentialités d’internet : « Grâce à la capacité de nous organiser en réseaux qu’offre internet, nous pourrions transformer nos structures sociales, politiques, économiques de façon extraordinaire[10]. » Et il est loin d’être le seul. La quasi-totalité des partis politiques, des politiciens, y compris de gauche et d’extrême gauche, s’imaginent ou en tout cas prétendent que la technologie, et notamment internet, recèlent un potentiel d’émancipation et de démocratisation de la société. La quasi-totalité des politiciens et des figures de la gauche s’efforcent de croire, se forcent à croire, n’ont en fait pas d’autre choix que croire qu’internet et les technologies modernes, la high-tech en général, sont compatibles avec la démocratie, étant donné qu’ils partent du principe qu’il est impensable, inenvisageable, de renoncer aux principales technologies modernes. Puisque nous devons et comptons conserver l’essentiel du système technologique, ses infrastructures fondamentales, principales, il faut bien croire que celles-ci peuvent aller de pair avec une organisation sociale démocratique, juste, égalitaire.
Même les soi-disant « décroissants » ayant voix au chapitre soutiennent que le développement technologique est une des clés pour nous permettre d’atteindre la société de nos rêves. L’anthropologue Jason Hickel (une des idoles du lumineux Timothée Parrique), professeur à l’université autonome de Barcelone, membre de la Royal Society of Arts, chercheur invité à l’International Inequalities Institute de la London School of Economics, professeur titulaire de la chaire de justice mondiale et d’environnement à l’université d’Oslo, rédacteur en chef adjoint de la revue World Development et membre de la table ronde sur le climat et la macroéconomie de l’Académie nationale des sciences des États-Unis (je vous passe la suite du CV de ce grand ennemi du monde tel qu’il va), Jason Hickel, donc, présente sa décroissance comme « une société hautement éduquée et technologiquement avancée, sans pauvreté ni faim », qui utiliserait cependant « beaucoup moins de ressources et d’énergie qu’aujourd’hui[11] ». Une des principales conditions pour l’établissement de sa décroissance écosocialiste est en effet l’universalisation du mode de vie industriel/high-tech à l’entièreté des êtres humains du globe. Il s’agit, en d’autres termes, de s’assurer que les « milliards d’humains qui en sont actuellement privés » puissent bénéficier « des biens et services d’ordre supérieur nécessaires à une vie décente : alimentation nutritive, logement moderne, soins de santé, éducation, électricité, fourneaux propres, systèmes d’assainissement, vêtements, machines à laver, réfrigération, chauffage/refroidissement, ordinateurs, téléphones portables, internet, transports en commun, etc.[12] ».
Et bien sûr, internet constitue souvent la pierre angulaire des utopies décroissantes ou écosocialistes. Kate Raworth, une collègue « décroissante » de Hickel, célèbre « les biens communs numériques, qui sont rapidement en train de devenir l’une des zones les plus dynamiques de l’économie mondiale ». La « révolution numérique a donné naissance à l’ère des réseaux et de la collaboration à coût marginal proche de zéro […] avec l’essor dynamique des communaux collaboratifs. […] Quiconque a une connexion Internet peut se divertir, s’informer, apprendre et enseigner dans le monde entier. Le toit de chaque foyer, école ou entreprise peut générer une énergie renouvelable et, avec l’aide d’une monnaie blockchain, vendre le surplus dans un microréseau. Avec l’accès à une imprimante 3D, chacun peut télécharger des modèles et créer les siens propres, et imprimer à volonté l’outil ou le gadget dont il a besoin. Ces technologies latérales sont la base du design distributif, et elles brouillent la frontière entre producteurs et consommateurs, en permettant à chacun de devenir un “prosommateur”, à la fois fabricant et utilisateur dans l’économie pair-à-pair[13]. »
Merveilleux. Je ne sais pas quel genre de drogue consomme Raworth, mais c’est clairement de la bonne. Car rien ne va dans cette litanie techno-messianique. Mais difficile de savoir par où commencer. Par les coûts écologiques désastreux des imprimantes 3D, de la blockchain, des énergies prétendument « renouvelables », et de tout ce que ces choses impliquent ?
Quoi qu’il en soit, une fois évacuée du tableau la question de savoir si – la possibilité que – le développement technologique, les technologies complexes issues de la révolution industrielle, requièrent – vont inéluctablement de pair avec – une organisation sociale hiérarchique, autoritaire, inégalitaire, anti-démocratique, il ne reste plus qu’à croire.
La vieille utopie d’une société humaine pacifiée, harmonisée et rendue égalitaire et démocratique par son unification planétaire, au moyen de technologies de la communication, notamment, continue de justifier la poursuite du développement techno-industriel, et donc la continuation du désastre. (Même si, de manière sans doute assez significative, Raworth et Hickel choisissent de prendre la Chine comme exemple ; Hickel écrit : « Comme l’illustre le cas de la Chine, cet objectif peut être atteint grâce à des politiques d’approvisionnement public et de contrôle des prix, afin de garantir un accès universel aux biens et services essentiels[14]. » La Chine ne constitue pourtant pas un modèle de démocratie. Peut-être un aveu inconscient.)
Or, ainsi que j’ai tenté, à la suite de quelques autres[15], de l’exposer, il me semble qu’il existe de très bons arguments, de très bonnes raisons pour lesquelles, selon toute probabilité, la technologie moderne (la high-tech, la technologie issue de la révolution industrielle, la technologie développée par l’État et le capitalisme) exige nécessairement une organisation sociale hiérarchique, autoritaire, inégalitaire et destructrice de l’environnement[16]. Les mêmes raisons nous suggèrent fortement que la démocratie et la soutenabilité écologique requièrent des sociétés de petite taille, à taille humaine, artisanales plutôt qu’industrielles, exclusivement basées sur des basses technologies[17]. Plus de 200 ans (voire 3000 ans) d’approfondissement de la dépossession, de promesses non tenues, d’espoirs balayés puis naïvement réitérés au gré des nouveaux développements technologiques, qui n’ont toujours eu pour effet que d’étendre la domination, l’aliénation, le contrôle, la surveillance, la contrainte, devraient a minima nous amener à nous poser de sérieuses questions.
Et quoi si ? Et quoi s’il était vain et même, au point où nous en sommes, absurde et stupide de croire que la technologie allait nous permettre de parvenir à l’égalité, à la démocratie, à l’écologie et au bonheur universel ? Et même de croire que la technologie est compatible avec l’égalité, la démocratie et l’écologie ?
Enfer et damnation ! Cela ne ferait-il pas de nous d’horribles « technophobes » ?! Non, pas du tout, il ne s’agit ni d’un rejet total de la technologie, ni d’une peur ou d’une haine irrationnelle de la technologie. Il s’agit de saisir les tenants et les aboutissants de la technologie, qui n’est jamais « neutre », de tirer les conclusions qui s’imposent, et d’arrêter de croire à des mirages.
Nicolas Casaux
Alexandre-Théophile Vandermonde (1735–1796), « Quatrième leçon d’économie politique, 23 ventôse/13 mars [1795] », in L’École normale de l’an III, Nordman D. (éd.), Paris, Dunod, 1994. ↑
Francis Bacon, Temporis partus masculus, 1603, cité par Henri Durel dans « Francis Bacon et la science nouvelle : la nécessaire mais impossible polémique », Réforme, Humanisme, Renaissance n°17, 1983. ↑
Pierre Kropotkine, Champs, Usines et Ateliers, Stock, 1910. ↑
Jack London, « The Message of Motion Pictures », in Paramount Magazine, février 1915. ↑
Jean-Guy Moreau, Le Règne de la télévision, Seuil, 1967. ↑
Langdon Winner, La Baleine et le Réacteur — À la recherche de limites au temps de la haute-technologie, éditions Libre, 2022 [1986]. ↑
Al Gore, Remarks prepared for delivery by Vice President Al Gore to the International Telecommunications Union Development Conference in Buenos Aires, Argentina on March 21, 1994, Washington D.C., Departmentof State, USIA, mars 1994. ↑
Armand Mattelart, Histoire de l’utopie planétaire, La Découverte, 2009. ↑
André Gorz, Penser l’avenir — Entretien avec François Noudelmann, La Découverte, 2019. Ce propos de Gorz date d’un entretien ayant pris place en 2005. ↑
Cyril Dion, Petit manuel de résistance contemporaine : récits et stratégies pour transformer le monde, Actes Sud, 2018. ↑
Jason Hickel, « Is the world poor, or unjust? », jasonhickel.org, 22 février 2021. ↑
Jason Hickel et Dylan Sullivan, « How much growth is required to achieve good lives for all? Insights from needs-based analysis », World Development Perspectives, volume 35, septembre 2024. ↑
Tout le courant technocritique, des anarchistes naturiens à PMO. ↑
Cf. mon texte « Les exigences des choses plutôt que les intentions des hommes » ou le chapitre 1 de mon livre Mensonges renouvelables et capitalisme décarboné (Libre, 2024). ↑
Cf. aussi mon texte intitulé « High-tech, low-tech, anti-tech : le problème de la technologie ». ↑
Dans une interview accordée à RTBF fin 2022, Parrique affirme que divers pays suivent d’ores et déjà des voies qui constitueraient en quelque sorte des alternatives au capitalisme, en tout cas qui offriraient des solutions aux maux qui accompagnent le capitalisme. Il mentionne par exemple « le Bhoutan, qui calcule le Bonheur intérieur brut ». Parrique est loin d’être le seul à régulièrement invoquer le Bhoutan dans son discours prétendument écologiste ou décroissant. De nombreux médias, de Reporterre à Arte en passant par Le Monde, National Geographic et bien d’autres n’ont eu de cesse, au cours des dernières années, de célébrer ce petit royaume himalayen.
J’avais déjà souligné, il y a quelques années, pourquoi il s’agit d’une mystification qui confine au foutage de gueule flagrant :
« Or, au Bhoutan, pays en plein développement industriel, la nature souffre de plus en plus, comme partout ailleurs. L’électricité y provient essentiellement d’immenses barrages hydroélectriques, principalement financés par l’Inde, qui noient des vallées, détruisent fleuves et rivières et émettent beaucoup de gaz à effet de serre. Des barrages qu’il faut bien construire, avec des machines, etc. Développement oblige, au Bhoutan, le nombre de voitures sur les routes ne cesse d’augmenter, ainsi que la consommation énergétique dans son ensemble, qui continue de provenir à 70% de combustibles fossiles et de biomasse. Mais heureusement, le gouvernement bhoutanais entend augmenter et diversifier sa production d’énergie dite verte, propre ou renouvelable (en misant sur le solaire et l’éolien, notamment). Rien de vert ici, rien de bon pour la planète, au contraire. La même civilisation industrielle en développement que partout ailleurs. & sur le plan de la liberté, on rappellera que le Bhoutan est toujours une royauté (soit une organisation sociale encore plus éloignée de la démocratie que nous ne le sommes, c’est dire), et qu’un sondage en date de 2010, effectué par son gouvernement, rapporte que 68% des femmes du pays considèrent qu’il est normal que leurs maris les battent. Bienvenue au pays du Bonheur national brutal (pour les femmes). »
Mais mon commentaire est bien trop succinct. Il y a bien plus à dire.
Depuis quelques années, le Bhoutan connaît un boom minier. Le pays possède de nombreuses ressources minières : charbon, dolomite, calcaire, ardoise et cuivre notamment. Le secteur minier du Bhoutan représentait 4,81 % du produit intérieur brut en 2019 et fournissait plus de la moitié des dix principaux produits d’exportation. Beaucoup de villageois se plaignent des nombreuses nuisances écologiques (comprenant des destructions irréversibles de l’environnement) que génère l’industrie minière, mais en vain. La royauté est décidée à accompagner l’expansion des mines. En 2023, le Bhoutan a exporté 4,32 millions de tonnes métriques de minéraux, avec en tête la dolomite (2,90 millions de tonnes métriques), contre 3,51 millions de tonnes métriques en 2022. La valeur ajoutée brute du secteur minier a augmenté pour atteindre 62 millions d’euros en 2023, contre 46 millions d’euros en 2022. La dolomite, le marbre, le calcaire cristallin sont exportés vers l’Inde et le Bangladesh, tandis que le gypse est exporté vers l’Inde, le Bangladesh et le Népal.
Le gouvernement élabore actuellement un nouveau plan qui vise à faire doubler la contribution du secteur minier au PIB d’ici 2029, avec un taux de croissance annuel de 11,9 %.
Comme l’explique un article publié le 30 octobre de cette année sur le site du Guardian, des mesures du bonheur au Bhoutan effectuées en 2019 l’ont classé à la 95ème place sur 156. Le pays connaît une émigration importante, possiblement liée à l’insatisfaction de ses habitant∙es. L’année dernière, 1,5 % de la population s’est installée en Australie pour y travailler ou y étudier.
Les chiffres les plus récents montrent qu’un peu plus de la moitié des femmes travaillent, contre 61,2 % en 2019, tandis que le chômage des jeunes — qui augmente régulièrement depuis 2004 — s’élevait à 28,6 % en 2022. Un Bhoutanais sur huit vit dans la pauvreté (sans doute davantage en vérité).
Le gouvernement bhoutanais a récemment investi des millions de dollars dans des équipements numériques destinés à l’extraction de crypto-monnaies. Les crypto-monnaies, dont l’extraction est extrêmement énergivore, constituent une catastrophe sur le plan écologique.
Cette année, le premier ministre, Tshering Tobgay, a également lancé l’idée d’un bonheur national brut 2.0 v un modèle mettant davantage l’accent sur l’économie — en déclarant que le gouvernement avait « échoué sur le plan économique ».
Par ailleurs, comme le rapporte encore l’article du Guardian, en matière de liberté de la presse, le Bhoutan se situe désormais au 90e rang mondial (classement de 2023), alors qu’il était auparavant au 33e. Près d’un cinquième des personnes interrogées dans le cadre de l’enquête GNH [Gross National Happiness] 2022 ont déclaré qu’elles ne pensaient pas avoir le droit d’adhérer au parti politique de leur choix. Approché par le Guardian, un jeune Bhoutanais a expliqué ne pas vouloir être interviewé de peur que lui ou ceux avec qui il travaillait n’aient des problèmes avec le gouvernement.
L’article du Guardian continue :
« Alors qu’il cherche à endiguer les migrations et à attirer le tourisme et les investissements, le Bhoutan mise beaucoup sur sa réputation en matière de pleine conscience [mindfulness]. En décembre de l’année dernière, le roi dragon [dragon king, Jigme Khesar Namgyel Wangchuck] a annoncé son intention de construire une ville de la pleine conscience à Gelephu dans le sud du pays, une région marquée par des déplacements de population que Human Rights Watch considère comme une épuration ethnique.
Occupant 2,5 % des terres du pays, elle sera constituée de neuf ponts sur lesquels les habitants pourront vivre et travailler. Aucune date n’a été annoncée et on ne sait pas qui, le cas échéant, est prêt à payer la facture : la page de contact du site web de la ville s’adresse aux personnes qui “souhaiteraient nous rejoindre dans la co-création de cette entreprise passionnante”.
La ville devrait être construite sur une zone où vivent déjà 10 000 personnes, dont de nombreux agriculteurs et agricultrices. (Ce groupe social est le moins bien classé dans les enquêtes GNH du Bhoutan, seuls 33 % de ses membres se considèrent comme heureux, selon la Banque asiatique de développement).
Les habitant∙es craignent d’être déplacé∙es ou chassé∙es de leurs terres sans compensation, ou avec une compensation injuste, déclare Ram Karki, un réfugié bhoutanais qui vit aux Pays-Bas. […] “Au Bhoutan, les gens ne peuvent pas s’opposer à ce qui va à l’encontre des souhaits du roi ou du gouvernement”, explique-t-il. “Or il s’agit d’un projet du roi.”
Karki fait partie des Bhoutanais qui ont fui le pays dans les années 1980 et 1990, à la suite d’un recensement visant à déterminer l’appartenance ethnique des Bhoutanais. Les personnes considérées comme ethniquement népalaises — dont la plupart vivaient dans le sud du Bhoutan — ont été poussées à partir, explique Susan Banki, professeur associé à l’université de Sydney, qui a écrit un livre sur les réfugiés bhoutanais.
Un sixième de la population a quitté le pays et, jusqu’en 2007, plus de 108 000 Bhoutanais vivaient encore dans des camps de réfugiés au Népal. La plupart ont été réinstallés depuis, mais il reste environ 7 000 réfugiés. Certains de ceux qui ont organisé des manifestations, refusé de partir ou […] qui étaient simplement des membres éminents de leur communauté ont été arrêtés et torturés. Aujourd’hui, le Bhoutan compte encore 34 prisonniers politiques. Human Rights Watch demande depuis des années leur libération et affirme que la plupart d’entre eux ont été “condamnés pour des délits politiques à l’issue de procès inéquitables”. »
Selon la Banque asiatique de développement, les statistiques du bonheur au Bhoutan montrent que les personnes les plus heureuses « sont celles qui sont les plus riches ».
ON RÉCAPITULE.
Le Bhoutan est une dictature capitaliste, raciste et patriarcale, où la nature est graduellement détruite par le « développement » (économique, industriel, technologique), comme partout ailleurs, et où seuls les riches sont heureux.
Quiconque mentionne le Bhoutan comme un exemple de voie à suivre est une immense fraude (euphémisme).
La fable du Bhoutan incarne de manière frappante la capacité des médias à faire croire aux gens des choses qui représentent l’exact inverse de la réalité, ainsi que la facilité qu’ont beaucoup de gens à se nourrir d’illusions et à ne pas faire le moindre effort pour déceler la vérité. (Les illusions qui rassurent sont bien plus recherchées que les vérités qui dérangent.)
L’exemple du Bhoutan incarne aussi parfaitement la fumisterie générale que représentent les gens comme Timothée Parrique. Leur discours n’est qu’un agrégat de mystifications du même acabit. Il n’existe pas de version décroissante ou écologique du système industriel, de la société technologique. Mais les idiots utiles du système que sont Parrique et ses épigones continueront d’être promus par les médias. Leurs mensonges renouvelables permettent efficacement de neutraliser la formation d’un mouvement écologiste conséquent.
Nicolas Casaux
(P.-S. : il va sans dire que les affirmations selon lesquelles le Bhoutan serait le « seul pays au monde à avoir un bilan carbone négatif » (National Geographic) relèvent de la même fraude. Le bilan carbone du Bhoutan est très vraisemblablement mauvais (positif). Mais même si tel n’était pas le cas, ce qui semble hautement improbable, cette affirmation demeurerait une fraude dans la mesure où elle dissimulerait la question réellement importante, celle de la préservation de l’environnement, derrière une considération extrêmement réductrice autour du seul « bilan carbone »).
Dans une interview accordée à RTBF fin 2022, Parrique affirme que divers pays suivent d’ores et déjà des voies qui constitueraient en quelque sorte des alternatives au capitalisme, en tout cas qui offriraient des solutions aux maux qui accompagnent le capitalisme. Il mentionne par exemple « le Bhoutan, qui calcule le Bonheur intérieur brut ». Parrique est loin d’être le seul à régulièrement invoquer le Bhoutan dans son discours prétendument écologiste ou décroissant. De nombreux médias, de Reporterre à Arte en passant par Le Monde, National Geographic et bien d’autres n’ont eu de cesse, au cours des dernières années, de célébrer ce petit royaume himalayen.
J’avais déjà souligné, il y a quelques années, pourquoi il s’agit d’une mystification qui confine au foutage de gueule flagrant :
« Or, au Bhoutan, pays en plein développement industriel, la nature souffre de plus en plus, comme partout ailleurs. L’électricité y provient essentiellement d’immenses barrages hydroélectriques, principalement financés par l’Inde, qui noient des vallées, détruisent fleuves et rivières et émettent beaucoup de gaz à effet de serre. Des barrages qu’il faut bien construire, avec des machines, etc. Développement oblige, au Bhoutan, le nombre de voitures sur les routes ne cesse d’augmenter, ainsi que la consommation énergétique dans son ensemble, qui continue de provenir à 70% de combustibles fossiles et de biomasse. Mais heureusement, le gouvernement bhoutanais entend augmenter et diversifier sa production d’énergie dite verte, propre ou renouvelable (en misant sur le solaire et l’éolien, notamment). Rien de vert ici, rien de bon pour la planète, au contraire. La même civilisation industrielle en développement que partout ailleurs. & sur le plan de la liberté, on rappellera que le Bhoutan est toujours une royauté (soit une organisation sociale encore plus éloignée de la démocratie que nous ne le sommes, c’est dire), et qu’un sondage en date de 2010, effectué par son gouvernement, rapporte que 68% des femmes du pays considèrent qu’il est normal que leurs maris les battent. Bienvenue au pays du Bonheur national brutal (pour les femmes). »
Mais mon commentaire est bien trop succinct. Il y a bien plus à dire.
Depuis quelques années, le Bhoutan connaît un boom minier. Le pays possède de nombreuses ressources minières : charbon, dolomite, calcaire, ardoise et cuivre notamment. Le secteur minier du Bhoutan représentait 4,81 % du produit intérieur brut en 2019 et fournissait plus de la moitié des dix principaux produits d’exportation. Beaucoup de villageois se plaignent des nombreuses nuisances écologiques (comprenant des destructions irréversibles de l’environnement) que génère l’industrie minière, mais en vain. La royauté est décidée à accompagner l’expansion des mines. En 2023, le Bhoutan a exporté 4,32 millions de tonnes métriques de minéraux, avec en tête la dolomite (2,90 millions de tonnes métriques), contre 3,51 millions de tonnes métriques en 2022. La valeur ajoutée brute du secteur minier a augmenté pour atteindre 62 millions d’euros en 2023, contre 46 millions d’euros en 2022. La dolomite, le marbre, le calcaire cristallin sont exportés vers l’Inde et le Bangladesh, tandis que le gypse est exporté vers l’Inde, le Bangladesh et le Népal.
Le gouvernement élabore actuellement un nouveau plan qui vise à faire doubler la contribution du secteur minier au PIB d’ici 2029, avec un taux de croissance annuel de 11,9 %.
Comme l’explique un article publié le 30 octobre de cette année sur le site du Guardian, des mesures du bonheur au Bhoutan effectuées en 2019 l’ont classé à la 95ème place sur 156. Le pays connaît une émigration importante, possiblement liée à l’insatisfaction de ses habitant∙es. L’année dernière, 1,5 % de la population s’est installée en Australie pour y travailler ou y étudier.
Les chiffres les plus récents montrent qu’un peu plus de la moitié des femmes travaillent, contre 61,2 % en 2019, tandis que le chômage des jeunes — qui augmente régulièrement depuis 2004 — s’élevait à 28,6 % en 2022. Un Bhoutanais sur huit vit dans la pauvreté (sans doute davantage en vérité).
Le gouvernement bhoutanais a récemment investi des millions de dollars dans des équipements numériques destinés à l’extraction de crypto-monnaies. Les crypto-monnaies, dont l’extraction est extrêmement énergivore, constituent une catastrophe sur le plan écologique.
Cette année, le premier ministre, Tshering Tobgay, a également lancé l’idée d’un bonheur national brut 2.0 v un modèle mettant davantage l’accent sur l’économie — en déclarant que le gouvernement avait « échoué sur le plan économique ».
Par ailleurs, comme le rapporte encore l’article du Guardian, en matière de liberté de la presse, le Bhoutan se situe désormais au 90e rang mondial (classement de 2023), alors qu’il était auparavant au 33e. Près d’un cinquième des personnes interrogées dans le cadre de l’enquête GNH [Gross National Happiness] 2022 ont déclaré qu’elles ne pensaient pas avoir le droit d’adhérer au parti politique de leur choix. Approché par le Guardian, un jeune Bhoutanais a expliqué ne pas vouloir être interviewé de peur que lui ou ceux avec qui il travaillait n’aient des problèmes avec le gouvernement.
L’article du Guardian continue :
« Alors qu’il cherche à endiguer les migrations et à attirer le tourisme et les investissements, le Bhoutan mise beaucoup sur sa réputation en matière de pleine conscience [mindfulness]. En décembre de l’année dernière, le roi dragon [dragon king, Jigme Khesar Namgyel Wangchuck] a annoncé son intention de construire une ville de la pleine conscience à Gelephu dans le sud du pays, une région marquée par des déplacements de population que Human Rights Watch considère comme une épuration ethnique.
Occupant 2,5 % des terres du pays, elle sera constituée de neuf ponts sur lesquels les habitants pourront vivre et travailler. Aucune date n’a été annoncée et on ne sait pas qui, le cas échéant, est prêt à payer la facture : la page de contact du site web de la ville s’adresse aux personnes qui “souhaiteraient nous rejoindre dans la co-création de cette entreprise passionnante”.
La ville devrait être construite sur une zone où vivent déjà 10 000 personnes, dont de nombreux agriculteurs et agricultrices. (Ce groupe social est le moins bien classé dans les enquêtes GNH du Bhoutan, seuls 33 % de ses membres se considèrent comme heureux, selon la Banque asiatique de développement).
Les habitant∙es craignent d’être déplacé∙es ou chassé∙es de leurs terres sans compensation, ou avec une compensation injuste, déclare Ram Karki, un réfugié bhoutanais qui vit aux Pays-Bas. […] “Au Bhoutan, les gens ne peuvent pas s’opposer à ce qui va à l’encontre des souhaits du roi ou du gouvernement”, explique-t-il. “Or il s’agit d’un projet du roi.”
Karki fait partie des Bhoutanais qui ont fui le pays dans les années 1980 et 1990, à la suite d’un recensement visant à déterminer l’appartenance ethnique des Bhoutanais. Les personnes considérées comme ethniquement népalaises — dont la plupart vivaient dans le sud du Bhoutan — ont été poussées à partir, explique Susan Banki, professeur associé à l’université de Sydney, qui a écrit un livre sur les réfugiés bhoutanais.
Un sixième de la population a quitté le pays et, jusqu’en 2007, plus de 108 000 Bhoutanais vivaient encore dans des camps de réfugiés au Népal. La plupart ont été réinstallés depuis, mais il reste environ 7 000 réfugiés. Certains de ceux qui ont organisé des manifestations, refusé de partir ou […] qui étaient simplement des membres éminents de leur communauté ont été arrêtés et torturés. Aujourd’hui, le Bhoutan compte encore 34 prisonniers politiques. Human Rights Watch demande depuis des années leur libération et affirme que la plupart d’entre eux ont été “condamnés pour des délits politiques à l’issue de procès inéquitables”. »
Selon la Banque asiatique de développement, les statistiques du bonheur au Bhoutan montrent que les personnes les plus heureuses « sont celles qui sont les plus riches ».
ON RÉCAPITULE.
Le Bhoutan est une dictature capitaliste, raciste et patriarcale, où la nature est graduellement détruite par le « développement » (économique, industriel, technologique), comme partout ailleurs, et où seuls les riches sont heureux.
Quiconque mentionne le Bhoutan comme un exemple de voie à suivre est une immense fraude (euphémisme).
La fable du Bhoutan incarne de manière frappante la capacité des médias à faire croire aux gens des choses qui représentent l’exact inverse de la réalité, ainsi que la facilité qu’ont beaucoup de gens à se nourrir d’illusions et à ne pas faire le moindre effort pour déceler la vérité. (Les illusions qui rassurent sont bien plus recherchées que les vérités qui dérangent.)
L’exemple du Bhoutan incarne aussi parfaitement la fumisterie générale que représentent les gens comme Timothée Parrique. Leur discours n’est qu’un agrégat de mystifications du même acabit. Il n’existe pas de version décroissante ou écologique du système industriel, de la société technologique. Mais les idiots utiles du système que sont Parrique et ses épigones continueront d’être promus par les médias. Leurs mensonges renouvelables permettent efficacement de neutraliser la formation d’un mouvement écologiste conséquent.
Nicolas Casaux
(P.-S. : il va sans dire que les affirmations selon lesquelles le Bhoutan serait le « seul pays au monde à avoir un bilan carbone négatif » (National Geographic) relèvent de la même fraude. Le bilan carbone du Bhoutan est très vraisemblablement mauvais (positif). Mais même si tel n’était pas le cas, ce qui semble hautement improbable, cette affirmation demeurerait une fraude dans la mesure où elle dissimulerait la question réellement importante, celle de la préservation de l’environnement, derrière une considération extrêmement réductrice autour du seul « bilan carbone »).
« L’Empire transsexuel de Janice Raymond est un ouvrage stimulant, rigoureux et novateur. Raymond examine minutieusement les liens entre la science, la moralité et le genre. Elle pose des questions difficiles et ses réponses possèdent une qualité intellectuelle et une intégrité éthique si rares, si importantes, que le lectorat ne peut qu’être amené à réfléchir, à entrer dans un dialogue critique avec le livre1. »
Dans L’Empire transsexuel, Janice Raymond note très justement que :
« fondamentalement, une société qui assigne un rôle stéréotypé à chacun des deux sexes ne peut qu’engendrer le transsexualisme [et/ou le transgenrisme]. Bien entendu, cette explication ne figure pas dans la littérature médicale et psychologique qui prétend établir l’étiologie du transsexualisme. Cette littérature ne remet nullement le stéréotype en cause […]. Toutefois, tant que ces spéculations sur les causes de transsexualisme persistent à évaluer l’adaptation ou l’inadaptation des transsexuels en fonction de normes masculines ou féminines, elles sont à côté de la vérité. À mon avis, la société patriarcale et ses définitions de la masculinité et de la féminité constituent la cause première de l’existence du transsexualisme. En désirant les organes et le corps spécifiques au sexe opposé, le transsexuel ne cherche simplement qu’à incarner l’“essence” du rôle qu’il convoite.
Au sein d’une telle société, le transsexuel ne fait qu’échanger un stéréotype contre un autre, et renforce ainsi les maillons qui maintiennent la société sexiste, ce qui exerce une influence fondamentale sur les aspects du traitement du transsexualisme. En effet, dans une telle société, il est désormais parfaitement logique d’adapter le corps du transsexuel [ou du transgenre] à son esprit si son esprit ne peut s’adapter à son corps. »
« Étant donné que le “transsexualisme” implique et est en fait pratiquement synonyme d’importantes modifications chirurgicales du corps humain “normal”, on peut se demander ce qui arriverait, par exemple, à un homme qui irait voir un chirurgien orthopédique, lui dirait qu’il se sent comme un droitier piégé dans un corps ambidextre et lui demanderait de lui couper son bras gauche parfaitement sain ? Que se passerait-il pour un homme qui irait voir un urologue, lui dirait qu’il se sent comme un chrétien prisonnier d’un corps juif et lui demanderait de recouvrir le gland de son pénis d’un prépuce (une telle opération est peut-être évoquée dans 1 Corinthiens 7:17–18.)
[…] Si un tel désir peut être qualifié de […] “transsexuel”, alors la personne âgée qui désire être jeune est “transchronologique”, la personne pauvre qui veut être riche est “transéconomique”, et ainsi de suite. Ces affirmations hypothétiques et les demandes de “thérapie” qui en découlent (ainsi que les réponses cognitives et médicales que nous leur apportons) constituent, à mon avis, le contexte dans lequel nos croyances et pratiques contemporaines concernant le “transsexualisme” et la “thérapie” transsexuelle doivent être envisagées3. »
En France, la sortie de L’Empire transsexuel, en 1981, est saluée par une brève chronique rédigée par la féministe belge Françoise Collin, fondatrice, en 1973, de la revue féministe francophone Les Cahiers du GRIF (« Groupe de recherche et d’information féministes »). Collin écrit :
« L’analyse de Janice Raymond projette un éclairage original et essentiel sur “l’empire transsexuel”. Sa thèse va même à l’encontre de l’idée assez habituelle selon laquelle le transsexualisme marquerait une sorte de passage entre les sexes, soulignant leur relative indifférenciation.
Janice Raymond montre que, bien au contraire, le transsexualisme, qui est à 90% l’adoption du sexe féminin par les hommes, est pour ceux-ci une manière supplémentaire de s’approprier la féminité. Comme si vouloir être une femme était la forme limite de vouloir avoir une ou des femmes, et en quelque sorte prendre leur place, se substituer à elles. En outre, la féminité que le transsexualisme contribue à consolider est la féminité traditionnelle, celle que les hommes ont culturellement fabriquée et définie en termes d’ailleurs schématiques. La science médicale intervient ici par le biais des opérations pour renforcer les stéréotypes.
Mais ce ne sont là que quelques idées-force du livre qui repose sur une très vaste information et fait apparaître de manière subtile les divers plans qui interfèrent dans la définition du sexe. On trouve ici un regard féministe de plus en plus développé4. »
Deux ans avant la parution de L’Empire transsexuel aux États-Unis, en 1977, dans la revue féministe Chrysalis, Janice Raymond avait publié un texte intitulé « Le transsexualisme ou l’ultime hommage au pouvoir du rôle sexuel5 », dans lequel elle esquissait à grands traits l’essentiel de son livre à paraître. L’analyse de Raymond était presciente à plus d’un égard. Elle remarquait par exemple :
« Il est important de noter, cependant, que la “convoitise de l’utérus” (womb envy) et “le maternage masculin” (male mothering), appelez-les comme vous voulez, sont des réalités politiques et pas seulement des concepts psychanalytiques. Ainsi, en tant que réalité politique, le transsexualisme […] tend lui aussi à arracher aux femmes les pouvoirs inhérents à la biologie féminine. Dans un sens très réel, le transsexuel mâle-vers-femelle-fabriquée ne veut pas seulement des capacités biologiques féminines, il veut devenir une femme biologique. […] Le transsexualisme est donc l’aboutissement ultime et, pourrait-on même dire, la conclusion logique de la possession des femmes par les hommes dans une société patriarcale6. »
Ce qui se manifeste aujourd’hui, entre autres choses, par un nombre croissant d’hommes (d’êtres humains mâles adultes) qui se disent femmes (femmes trans), qui prennent des hormones de synthèse et exigent de pouvoir « allaiter » leur bébé. Grâce à l’aide de diverses organisations médicales, certains le font réellement (pour qu’ils puissent produire du « lait » dont la qualité est, pour le dire avec euphémisme, douteuse, différentes substances leur sont prescrites, dont certaines sont notoirement néfastes pour la santé, et donc pour celle du bébé7).
Janice Raymond formulait aussi cet avertissement :
« Nous devons être très attentives aux formes plus subtiles de contrôle et de modification du comportement qui se mettent en place. Il n’est pas inconcevable que les cliniques d’identité de genre, au nom de la thérapie, bien sûr, deviennent des centres potentiels de contrôle du rôle sexuel pour les non-transsexuels — par exemple pour les enfants dont les parents ont des idées bien arrêtées sur le type d’enfants masculins ou féminins qu’ils veulent8 […]. »
C’est chose faite. Désormais, au nom d’une « non-conformité de genre », ou d’une « incongruence » entre leur « genre vécu » et leur « sexe assigné » à la naissance, on propose à des enfants parfaitement sains de se médicaliser, de suivre un traitement à base de bloqueurs de puberté puis d’hormones de synthèse de l’autre sexe, et de chirurgies dès la majorité (voire avant, dès 16 ans parfois, en France, pour les mammectomies). En effet, dans le système de croyances transidentitaire, on considère que chacun des deux types de corps sexués est censé aller de pair avec un type d’« identité de genre ». La « transidentité » correspond au « fait d’avoir une identité de genre qui n’est pas en adéquation avec le sexe assigné à la naissance » (Larousse). On parle aussi d’« incongruence de genre », définie comme « une incongruence marquée et persistante entre le genre vécu par un individu et le sexe qui lui a été assigné » (ICD-11). Autrement dit, dans l’univers trans, le sexe du corps est censé déterminer un type de personnalité (l’univers trans rejoint en cela l’univers conservateur). Une enfant de sexe féminin qui présente des comportements, des préférences ou des goûts culturellement considérés comme masculins peut être jugée « non-conforme de genre ». Et afin de remédier à son « incongruence de genre », on peut lui proposer de conformer son corps sexué à son esprit (considéré comme appartenant à l’autre sexe, en quelque sorte) au moyen de traitements médico-chirurgicaux.
Reprenons. En octobre 1978, quelques mois avant la parution du livre de Janice Raymond, Marcia Yudkin, une autre féministe, publie un texte intitulé « Le transsexualisme et les femmes : une perspective critique9 » dans la principale revue féministe anglophone, Feminist Studies. Elle y défend à peu près la même perspective que Janice Raymond :
« Ce que j’essaie de montrer, c’est que la “condition” du transsexualisme ne peut exister que s’il existe une conception commune renvoyant à l’idée d’“agir comme une fille” ou d’“agir comme une femme”, accepté sans esprit critique par le sujet et par la société qui l’entoure. Le phénomène ne peut être détecté et décrit que s’il existe une identité sociale “fille/femme” maintenue distincte de l’identité sociale “garçon/homme” et jugée incompatible avec une identité biologique mâle. Malheureusement, les autorités sont aveugles à cette dimension du problème, que j’appellerais avec Janice Raymond la dimension politique du problème. »
La conclusion de son article, formulée sous forme de question, appelait à une abolition des normes sociales restrictives qui constituent un des facteurs causaux du transsexualisme (ou du transgenrisme) :
« Existe-t-il une alternative à notre système actuel qui consiste à enregistrer un sexe biologique à la naissance, à socialiser la personne dans le rôle censé aller de pair avec ce sexe, à attendre d’elle qu’elle développe une identité de genre congruente et, comme nous le faisons actuellement, à proposer la mesure d’urgence que constitue la chirurgie transsexuelle lorsque le processus échoue désespérément ? »
Quelques mois auparavant, en février 1977, la féministe et journaliste Gloria Steinem, aujourd’hui mondialement célèbre, publiait, dans son magazine Ms., un article intitulé « Si la chaussure ne convient pas, changez le pied10 », dans lequel elle dénonçait la « direction antiféministe » du phénomène transsexuel :
« Quelle que soit la diversité de leurs origines et de leurs personnalités, qu’ils aient fait le voyage homme-vers-femme ou vice versa, un thème commun sous-tendait les explications de leur choix radical : la conviction écrasante et permanente que leur propre personnalité avait été emprisonnée et inhibée par l’identité sexuelle de leur naissance. Leur désir de liberté était si grand qu’ils allaient jusqu’à subir des mutilations chirurgicales pour obtenir des rôles sociaux correspondant à leur personnalité.
Tout cela avait renforcé ma conviction selon laquelle le transsexualisme représente peut-être le témoignage le plus fervent et le plus radical du pouvoir des rôles sexuels dans ce système politique qu’est le patriarcat. Après tout, quel plus grand hommage pourrait-on rendre à l’idée que les différences génitales doivent dicter nos vies et nos avenirs ? Si notre humanité était réellement un terrain commun et partagé, les rôles sexuels seraient-ils des prisons telles que certaines personnes se sentent obligées de se mutiler pour libérer leur personnalité ? »
Comme elle le relevait encore, « pour les individus socialement contraints de mettre leur vie en danger, voire de risquer de devenir des objets d’exposition bizarres pour l’autojustification d’une culture obsédée par le genre », les traitements médicaux ne sont « qu’un moyen de traiter chirurgicalement la non-conformité » aux rôles et aux stéréotypes que la société patriarcale assigne à chaque sexe. En fin de compte, ajoutait-elle ensuite, « les féministes devraient peut-être considérer l’essor et la célébration [du phénomène transsexuel] comme une partie du retour de bâton que subit la révolution féministe ».
Dans un livre publié en 1980, intitulé The Double Standard (« Le double standard », jamais traduit), Margrit Eichler (1942–2021), une sociologue et féministe d’origine allemande, qui occupera par la suite d’importantes positions universitaires au Canada11, remarque :
« que les patients transsexuels ont une image trop étroite de ce qui constitue un comportement “conforme à leur sexe” (sex appropriate), ce qui se reflète dans les attitudes des cliniciens traitants (psychologues, thérapeutes et médecins) et de la famille d’origine du patient. Si les notions de masculinité et de féminité étaient moins rigides, les opérations de changement de sexe ne seraient pas nécessaires. Plutôt que d’identifier comme malade une personne ayant un “problème d’identité de genre”, nous pourrions définir comme malade une société qui insiste pour élever les garçons et les filles d’une manière clairement différenciée. Ce qui devrait être traité comme une pathologie sociale est traité comme normal. Et lorsque [ce problème d’origine sociale] se manifeste chez des individus, on le traite comme une pathologie individuelle à “corriger”, au lieu de tenter de combattre le problème à sa racine : la définition oppressive […] de rôles appropriés pour chaque sexe12 […]. »
Eichler relève que dans les récits des transsexuels (on dirait aujourd’hui des personnes trans), l’on est frappée par une « distinction très rigide et très nette qui est faite entre les attributs dits féminins et masculins et, plus significativement, par leur perception selon laquelle il est inapproprié d’adopter des comportements qui sont considérés comme convenant à l’autre sexe ».
En conclusion :
« Le patient et le médecin renforcent ainsi conjointement l’idée que le comportement et les traits de caractère sont légitimement déterminés par le corps, en dépit des preuves qui suggèrent que notre identité sexuelle est imposée à une structure de caractère largement ou entièrement indifférenciée sur le plan sexuel et que, par conséquent, l’identité sexuelle est un produit social plutôt que biologique.
La justification de la chirurgie de réassignation sexuelle semble reposer sur une logique circulaire qui va comme suit. Le sexe détermine le caractère. C’est naturel. Par conséquent, les cas où le sexe biologique n’aboutit pas aux identités sexuelles attendues sont contre nature. Par conséquent, nous devons changer le sexe biologique (c’est-à-dire la nature) afin de maintenir le principe selon lequel le sexe biologique détermine le caractère d’une personne.
Les transsexuels sont des personnes qui souffrent si profondément de la structure sexuelle qu’elles sont prêtes à endurer de terribles douleurs et une lourde solitude afin d’alléger leur peine. Ces personnes pourraient être les plus déterminées à faire pression en faveur d’une modification de la structure sexuelle, parce que leur aversion pour les rôles “sexuellement appropriés” est apparemment insurmontable. En les déclarant, par décret chirurgical, membres de l’autre sexe, ce potentiel de changement est détourné et devient aussi conservateur qu’il aurait pu être révolutionnaire. »
Jusqu’ici, je n’ai cité que des femmes défendant une critique féministe du phénomène trans (qui, à l’époque, correspondait au transsexualisme). Mais à l’instar de Thomas Szasz, mentionné plus haut pour sa recension parue en 1979 dans le New York Times du livre L’Empire transsexuel de Janice Raymond, des hommes aussi le dénonçaient. En février 1982, dans une revue sociologique, deux socialistes, Dwight B. Billings et Thomas Urban, respectivement de l’université du Kentucky et de Yale, publient une critique anticapitaliste et antisexiste (proféministe) du transsexualisme sous la forme d’un essai intitulé « La construction sociomédicale du transsexualisme : Une interprétation et une critique13 ». Les deux auteurs y démontrent « que le transsexualisme est une réalité socialement construite qui n’existe que dans et par la pratique médicale. En outre, nous soutenons que la chirurgie de changement de sexe reflète et étend les logiques de réification et de marchandisation du capitalisme tardif, tout en réaffirmant simultanément les rôles traditionnels de l’homme et de la femme. » Ils affirment qu’en « offrant un rite de passage entre les identités sexuelles, la chirurgie de changement de sexe réaffirme implicitement les rôles masculins et féminins traditionnels. Malgré le témoignage muet de patients confus et ambivalents sur l’éventail des expériences de genre, les individus qui ne peuvent ou ne veulent pas se conformer aux rôles sexuels qui leur ont été attribués à la naissance sont tailladés sur la table d’opération afin d’être accueillis dans le rôle du sexe opposé. » C’est pourquoi, concluent-ils, « en substituant la terminologie médicale au discours politique, la profession médicale a indirectement dompté et transformé une grève sauvage potentielle à l’usine du genre ».
En 1984, la philosophe et féministe radicale lesbienne états-unienne Mary Daly, qui enseigna longtemps à l’université de Boston, publie un livre intitulé Pure Lust: Elemental Feminist Philosophy (« Pure convoitise : philosophie féministe élémentaire », non traduit), dans lequel elle défend la perspective de Janice Raymond. Daly raille la propagande absurde et sexiste qui cherche à nous faire croire « qu’une “vraie femme” » pourrait se cacher « derrière les apparences d’un corps mâle14 ».
En 1991, dans une compilation d’essais écrits par de multiples auteur∙es, intitulée Body Guards: The Cultural Politics of Gender Ambiguity, l’anthropologue Judith Shapiro discute de la « capacité des systèmes traditionnels de genre à absorber, voire à exiger, des formes de croisement de genre telles que le transsexualisme15 », en examinant brièvement, en plus du transsexualisme euro-américain, le cas des berdaches amérindiens et des xaniths du sultanat d’Oman. Shapiro remarque que :
« De nombreux transsexuels sont en fait “plus royalistes que le roi” en matière de genre. Le sociologue Thomas Kando, qui a travaillé avec un groupe de transsexuels ayant subi une opération de changement de sexe à l’université du Minnesota en 1968–1969, a rapporté des résultats de tests et de questionnaires montrant que les transsexuels étaient plus conservateurs que les hommes et les femmes (ou, pour être précis, que les hommes et les femmes non transsexuels) en ce qui concerne les normes relatives aux rôles sexuels, les femmes étant les moins conservatrices. Les transsexuels hommes-vers-femmes ont obtenu des résultats plus élevés en matière de féminité que les femmes. La plupart des transsexuels de l’échantillon de Kando occupaient des emplois féminins stéréotypés et semblaient, en moyenne, mieux adaptés au rôle féminin que les femmes. Comme l’a noté Kando, “[les transsexuels] sont, dans nombre de leurs activités quotidiennes, de leurs attitudes, de leurs habitudes et de leurs accents, ce que notre culture attend des femmes, et plus encore” (Kando 1973). »
Ainsi : « Le conservatisme des transsexuels est encouragé et renforcé par le corps médical dont ils dépendent pour leur thérapie. Le conservatisme des médecins est à son tour renforcé par leur besoin de se sentir justifiés d’entreprendre une procédure aussi importante qu’une opération de changement de sexe. »
Shapiro cite un autre commentaire de Thomas Kando n’ayant rien perdu de sa justesse :
« Contrairement à divers groupes libérés, les transsexuels sont réactionnaires, se rapprochant de la culture traditionnelle au lieu de s’en éloigner. Ils sont les Oncle Tom de la révolution sexuelle. Avec ces individus, la dialectique du changement social accomplit un cycle complet et la position de la plus grande déviance devient celle de la plus grande conformité. (Kando 1973 : 145) »
C’est pourquoi, observe Shapiro :
« Bien que l’analogie ne puisse être poussée trop loin, traiter les questions de genre par le biais de la chirurgie de changement de sexe revient un peu à se tourner vers les dermatologues pour résoudre le problème de la race. »
En novembre 1993, dans un article publié dans le numéro 10 de la revue féministe Off Our Backs (« Lâchez nous la grappe »), une féministe lesbienne, Beth Walsh-Bolstad, se demande :
« Pouvez-vous définir ce qu’est une femme ? Vous devrez peut-être y réfléchir un jour, car des hommes tentent d’accéder à la communauté lesbienne en prétendant qu’ils sont des femmes. Pour ma part, je refuse de répondre à cette question. Les hommes ne sont pas les bienvenus dans l’espace lesbien. Un point c’est tout. On a toujours attendu des femmes qu’elles acceptent une définition masculine de la femme. Et maintenant, on nous dit que nous devons faire un pas de plus et croire que les hommes peuvent devenir des femmes et des lesbiennes, qu’une femme peut être construite chirurgicalement. Sommes-nous à l’âge de Frankenstein du genre ?
[…] Bien que notre société soit à blâmer pour le phénomène de la transsexualité en raison du manque total de flexibilité dans les rôles des femmes et des hommes, et des types d’expression rigidement contrôlés autorisés pour une femme ou un homme, cela ne signifie pas que la communauté lesbienne devrait être obligée de s’ouvrir aux hommes castrés ou à tous les hommes qui prétendent être des “femmes piégées dans des corps d’hommes”. Une femme n’est pas la somme de plusieurs morceaux, elle est une unité spirituelle et physique, entière et inimitable16. »
En janvier 1994, dans la même revue, un article de la féministe lesbienne Claudine O’Leary dénonce pareillement la volonté d’imposer des hommes (qui se disent femme) dans les espaces lesbiens17.
En 1995, Bernice L. Hausman, diplômée en littérature et en études féministes de l’université de Yale et de l’université de l’Iowa, publie un excellent livre intitulé Changing Sex: Transsexualism, Technology, and the Idea of Gender (« Changer de sexe : le transsexualisme, la technologie et l’idée de genre »), qui n’a malheureusement jamais été traduit. Elle y montre comment « l’évolution de la technologie et des pratiques médicales a joué un rôle central dans la mise en place des conditions nécessaires à l’émergence de la demande de changement de sexe, considérée comme l’indicateur le plus important de la subjectivité transsexuelle », et y expose « le biais hétérosexiste » qui sous-tend « les constructions médicales de l’intersexualité et du transsexualisme18 », en rejoignant sur ce point les thèses de Janice Raymond.
Dans un article intitulé « Le militantisme transgenre : une perspective de féministe lesbienne », publié en 1997 dans une revue lesbienne (Journal of Lesbian Studies), la féministe et politologue britannique Sheila Jeffreys, souscrivant aux thèses de Janice Raymond, écrit :
« Le transsexualisme, dans cette analyse, est profondément réactionnaire, une façon d’empêcher la perturbation et l’élimination des rôles de genre qui est à la base du projet féministe. Le transsexualisme s’oppose au féminisme en maintenant et en renforçant des notions fausses et socialement construites de la féminité et de la masculinité. La grande majorité des transsexuels adhèrent encore au stéréotype traditionnel de la femme et cherchent à devenir de “vraies” femmes féminines. Le conservatisme de leur conception de la féminité et de celle du corps médical ressort clairement de leurs biographies. […] Un pilote de course s’est rendu compte qu’il ne pouvait plus bien conduire une fois qu’il était devenu une “femme”. Un journaliste du Times a constaté qu’il n’accordait plus d’importance qu’aux petites choses de la vie et qu’il avait développé une intuition féminine. Ce qui dérange les féministes dans ce phénomène, c’est que les hommes construisent un fantasme conservateur de ce que les femmes devraient être. Ils inventent une essence de la féminité profondément insultante et restrictive19. »
Dans un livre initialement publié, en anglais, en 1999, et traduit en français en 2002 sous le titre La Femme entière, la féministe et universitaire australienne Germaine Greer, considérée comme une des principales voix du féminisme de la deuxième vague, affirme que « les femmes ne peuvent que compatir avec les transsexuels ». Cependant, continue-t-elle immédiatement :
« une féministe se doit d’ajouter que la guérison ne peut passer par une mutilation de l’individu en question, mais par un changement radical de son rôle sexuel. Tout au long de l’histoire, les femmes qui ne pouvaient assumer le rôle qui leur était prescrit ont été victimes de multiples interventions gynécologiques abominables et, comme les transsexuels, elles ont éprouvé de la reconnaissance à l’égard de leurs bourreaux. Les femmes peuvent difficilement fermer les yeux sur les mutilations sexuelles pratiquées sur les individus des deux sexes, même si les victimes affirment qu’elles sont en droit de les réclamer. La chirurgie est, en ce domaine, profondément conservatrice. En effet, elle renforce une division sexuelle tranchée en façonnant les individus pour qu’ils s’adaptent à ces rôles respectifs20. »
Comme vous pouvez le constater au travers de cette brève généalogie – loin d’être exhaustive – de la critique du phénomène trans, celle-ci provient, avant tout, du milieu féministe, notamment du féminisme radical, mais aussi du milieu socialiste. Ce n’est qu’après les années 2010 que l’extrême droite, 40 ans après les féministes, s’empare du sujet en en produisant une critique moisie, composée d’arguments raisonnables et d’idées rétrogrades et sexistes. Car si les militants d’extrême droite comprennent l’absurdité qu’il y a à vouloir redéfinir n’importe comment les termes « femme », « homme », « fille » et « garçon », par exemple en leur conférant des significations tautologiques (du type « une femme, c’est toute personne qui se dit femme »), ils tendent cependant à fonder leur opposition au phénomène trans sur une vision opposée à celle des féministes radicales. Tandis que ces dernières affirment que les femmes devraient être libres d’avoir les goûts, les préférences et les activités qu’elles souhaitent, qu’elles ne devraient pas avoir à se dire « homme trans » pour cesser de se conformer à la « féminité », les traditionnalistes d’extrême droite soutiennent, en gros, qu’une personne de sexe féminin devrait être féminine et une personne de sexe masculin masculine, et que les personnes qui désirent « changer de sexe » ou « transitionner » ne sont que des tarées. Tandis que les féministes radicales souhaitent l’abolition du « genre », au sens des stéréotypes, des attributs et des rôles sociaux assignés par la société patriarcale à chacun des deux sexes, les militants d’extrême droite prennent au contraire la défense du genre.
Tout ceci est à dire que lorsque des militants de gauche affirment que la critique du phénomène trans provient de l’extrême droite, ils mentent. Lorsque des militants de gauche affirment qu’il n’existe qu’un seul type de critique du phénomène trans, ils mentent. Lorsqu’ils assimilent la critique féministe du phénomène trans à une critique d’extrême droite, ils mentent. En effaçant ou en travestissant la critique du phénomène trans que portent les féministes, en allant jusqu’à l’assimiler pleinement à la critique de l’extrême droite, les militants transidentitaires ont réussi à convaincre la gauche d’embrasser une idéologie réactionnaire, misogyne, sexiste et qui s’en prend désormais à des enfants (à la différence de ce qu’il se passait dans les années 1980).
La situation présente
Il me semble important de noter que si un certain nombre de femmes féministes qui dénonçaient ouvertement le sexisme du phénomène trans dans les années 1980 et 1990 ont cessé de le faire, ce n’est pas – en tout cas pas vraiment – en raison d’un changement d’avis. Il y a environ deux ans, après avoir lu le très bon livre de Bernice Hausman susmentionné, j’ai voulu l’interviewer. J’ai réussi à trouver son contact et je lui ai proposé un entretien, qu’elle a accepté. Avant de se raviser. Par crainte, il me semble, des conséquences qu’impliquerait pour elle le fait de s’exprimer aujourd’hui, publiquement, sur le sujet. Les conditions sociales ont changé. Désormais, les femmes qui osent publiquement formuler une critique du phénomène trans sont harcelées, vilipendées, insultées, injuriées, calomniées, parfois physiquement agressées, et voient même leur emploi menacé (des militants transidentitaires n’hésitent pas à faire pression sur les employeurs pour qu’ils licencient leurs employées supposément « TERF » ; plusieurs femmes ont déjà perdu leur emploi de cette manière). Le terrorisme – il faut bien appeler un chat un chat – moral et économique qu’exercent les militants trans porte ses fruits21.
Heureusement, certaines continuent de dénoncer publiquement le sexisme, l’absurdité et la toxicité générale du phénomène trans. Comme Sheila Jeffreys, qui a publié deux ouvrages traitant (seulement en partie, pour le second) du sujet : Gender Hurts: A Feminist Analysis Of The Politics Of Transgenderism (soit « Les ravages du genre : Une analyse féministe de la politique du transgenrisme ») en 2014, et Penile Imperialism: The Male Sex Right and Women’s Subordination (soit « L’impérialisme pénien : le droit au sexe masculin et la subordination des femmes ») en 2022, dont j’ai traduit l’introduction. Et comme Janice Raymond, qui, en 2021, soit près de quarante ans après L’Empire transsexuel, a sorti un second ouvrage critique du phénomène trans, intitulé Doublethink: A Feminist Challenge to Transgenderism (« Doublepensée : une critique féministe du transgenrisme »), dont j’ai aussi traduit un extrait.
Entre-temps, d’autres femmes féministes se sont jointes à elles. Au Royaume-Uni, la philosophe écosocialiste britannique Jane Clare Jones a produit ce qui constitue peut-être la critique la plus méticuleuse, la mieux articulée et la plus pertinente du phénomène trans22. Jones constate par exemple que :
« Comme les approches conservatrices, l’idéologie trans accepte fondamentalement les équations mâle/homme = masculin et femelle/femme = féminin. Simplement, elle inverse le sens de la causalité. Tandis que le conservatisme pense que les hommes doivent être masculins et les femmes féminines, l’idéologie trans pense que les personnes masculines doivent être des hommes, que les personnes féminines doivent être des femmes et que les personnes qui sont à la fois l’un et l’autre, ce qui est le cas de la plupart des gens, ne sont ni des hommes ni des femmes et ne sont donc pas sexuées23. »
Ce qui, on en convient, est formidablement absurde. Au Royaume-Uni toujours, outre Jones, un certain nombre de féministes expriment publiquement leur opposition au mouvement trans, parmi lesquelles Karen Ingala Smith, qui dirige une organisation caritative luttant contre la violence domestique et sexuelle, basée à Londres (Royaume-Uni), Rosemary Clare Duffield (Rosie Duffield), une politicienne, membre du Labour Party jusqu’en septembre 2024, Kathleen Stock ou encore Julie Bindel.
En Suède, la féministe marxiste et journaliste Kajsa Ekis Ekman, connue pour son opposition à la prostitution et à la GPA24, a publié en 2020 un livre-enquête intitulé On the Meaning of Sex: Thoughts about the New Definition of Woman (« Sur le sens du sexe : Réflexions sur la nouvelle définition du mot femme ») dans laquelle elle propose une très bonne critique du phénomène trans. Ekman remarque par exemple qu’avec le transgenrisme :
« Les rôles de genre font leur retour sans que nous l’ayons remarqué ! C’est simplement que sexe et genre ont été intervertis. Le genre est désormais considéré comme réel tandis que le sexe se voit considéré comme une construction sociale. Le sexe est dit “assigné” à la naissance, c’est-à-dire qu’il est considéré comme une construction sociale que la société impose de force à l’enfant. L’identité de genre, en revanche, est dite innée. Il s’agit d’essentialisme du genre : le genre comme une essence indépendante du corps.
Le genre n’est pas du tout dissous, contrairement à ce que nous pensions au départ. En fait, c’est exactement le contraire. Le genre règne en maître, ayant vaincu le sexe, et il repose toujours sur les mêmes vieux stéréotypes. On assiste à une sorte de refonte idéologique. La théorie de l’identité de genre emprunte des termes fondamentaux au féminisme, mais leur attribue des significations opposées. L’expression “construction sociale” est conservée, faisant ainsi allégeance à la théorie féministe, ainsi que l’expression sexe biologique, qui désignait ce qui est fixe, immuable — mais ces deux expressions ont été permutées. Désormais, les rôles de genre constituent le vrai sexe. Être une femme n’est plus synonyme d’utérus, mais de rubans roses et de poupées. Être un homme n’est plus synonyme d’avoir un pénis mais de guerre et de machines. Et, ces rôles de genre, nous dit-on, sont innés25. »
En France, la féministe libertaire Vanina a récemment pris position sur le sujet en publiant un livre intitulé Les Leurres postmodernes contre la réalité sociale des femmes (Acratie, 2023), dans lequel elle critique le phénomène trans.
La même année, l’historienne féministe Marie-Jo Bonnet, cofondatrice du Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR) et des Gouines rouges, et Nicole Athea, gynécologue endocrinologue, ancienne interne et ancienne cheffe des Hôpitaux de Paris, ont publié Quand les filles deviennent des garçons chez Odile Jacob. Elles y exposent le fait que ce sont désormais en majorité des filles qui demandent à « transitionner », et non des garçons, et montrent que cette demande s’explique notamment par un désir de fuir la condition déplorable des filles et des femmes dans la société contemporaine ainsi que par une homophobie intériorisée.
En 2023 toujours, Audrey A. et moi-même avons publié Né(e)s dans la mauvaise société : Notes pour une critique féministe et socialiste du phénomène trans.
Mais à la différence de ce qu’il se passe au Royaume-Uni, si, en France, des féministes et des militant∙es de gauche bénéficiant d’une faible notoriété expriment leur opposition au phénomène trans, aucune des féministes les plus renommées n’en a formulé la moindre critique. Au contraire, toutes semblent y adhérer et le défendre plus ou moins vigoureusement.
En Espagne, l’opposition féministe et socialiste au mouvement trans est possiblement encore plus forte qu’au Royaume-Uni. Un certain nombre de féministes socialistes s’opposent ouvertement aux revendications transidentitaires, parmi lesquelles Ángeles Álvarez, qui avait été l’une des forces motrices du Pacte d’État contre la violence sexiste lorsqu’elle était députée du PSOE (Parti socialiste ouvrier espagnol)26, l’autrice Laura Freixas, l’anthropologue Silvia Carrasco, professeure à l’université autonome de Barcelone, la féministe historique du parti socialiste espagnol et ex membre du conseil d’État espagnol Amelia Valcárcel, ou encore la psychologue juridique et médico-légal Laura Redondo.
La féministe marxiste et antifasciste Lidia Falcón, qui fut arrêtée, emprisonnée et torturée par la police franquiste dans les années 1970 et qui fonda, en 1979, le Parti féministe d’Espagne, dont elle est actuellement secrétaire-générale, considère elle aussi le déploiement des idées trans comme une « nouvelle stratégie du patriarcat visant à diviser le mouvement féministe, le ridiculiser et le rendre stérile27 ». Plus largement, et à l’instar de presque toutes les féministes qui dénoncent le phénomène trans, Falcón critique l’ensemble du mouvement et des idées « queer », qui se sont imposées dans toute une partie de la gauche, y compris dans les milieux féministes, et qui promeuvent des choses terriblement nuisibles pour les femmes – notamment pour les femmes pauvres – et pour la société dans son ensemble, comme la prostitution, la pornographie et la GPA.
Alicia Miyares Fernández, une autre féministe espagnole, professeure de philosophie, autrice du manifeste du Tren de la Libertad (« Trai
Une interview de la philosophe états-unienne de la technologie Shannon Vallor publiée sur Vox m’a laissé un goût amer. Sous couvert d’une réflexion éthique nuancée sur l’IA se cache en réalité une analyse superficielle doublée d’un leurre intellectuel. En concentrant son attention sur les dangers hypothétiques de l’IA, elle évite commodément de confronter les questions qui dérangent vraiment. Son discours, en apparence mesuré, n’est qu’une énième manifestation de présupposés industrialo-centrés, déconnectés des causes systémiques de nos crises actuelles aux racines anciennes. Ces causes ne sont pas des erreurs du système, elles en sont les caractéristiques intrinsèques, son mode de fonctionnement même. Je m’attache à déconstruire ici les points les plus problématiques de son analyse, car ils révèlent une myopie philosophique symptomatique de notre culture.
Une « condition humaine » qui n’existe que dans l’imaginaire occidental
Vallor fustige la morale « universelle » tout en souscrivant au mythe de la « la condition humaine ». Mais de quelle humanité parle-t-elle exactement ? Certainement pas de l’humanité dans sa diversité, mais d’un modèle très spécifique : celui de la civilisation patriarco-capitaliste industrielle (une succession de pléonasmes). Et si nous voulons vraiment comprendre la morale qui guide une société, ce n’est pas dans les dissertations de ses philosophes qu’il faut la chercher, mais dans ses actes et leurs impacts concrets sur le monde.
Il suffit de regarder ailleurs pour voir l’absurdité de cette prétendue universalité de la condition humaine. Les sociétés égalitaires strictes de chasse-cueillette, les cultures agricoles matriarcales et les peuples vivant en symbiose avec leurs écosystèmes ne partagent ni nos valeurs morales ni nos modes de destruction. Elles n’ont que faire de nos élucubrations grandiloquentes sur « l’auto-actualisation » de l’humain et sa « capacité à se réinventer ».
Depuis sa tour d’ivoire industrielle, Vallor théorise à perte de vue sur nos potentiels « artistiques et politiques », sur ce qu’il y aurait de prétendument « bon » en l’humain et ce à quoi l’IA viendrait mettre un frein. Ce faisant, elle invisibilise toutes les alternatives réelles qui ont existé — et que nous avons méthodiquement détruites. Ces alternatives, elle ne daigne les mentionner que comme de vagues hypothèses face à l’IA, comme si elles n’avaient jamais existé concrètement. Pourtant, ces autres voies ne sont pas des abstractions philosophiques : ce sont des modèles sociaux bien réels, incarnés par des sociétés qui ont su cohabiter avec la biosphère sans la détruire, des sociétés fondées sur l’équilibre plutôt que sur l’exploitation.
Une morale grise : relativisme ou complaisance ?
Vallor décrit la moralité comme devant rester un « territoire contesté » et sujet à débat. Cette approche, qui se veut nuancée, ne fait en réalité que relativiser les oppressions systémiques. En présentant la morale comme une zone évolutive, elle évite soigneusement de condamner les structures de domination — capitalisme, patriarcat, colonialisme, extractivisme — qui sont au cœur de nos échecs moraux. Les conséquences de cette prétendue « moralité » sont pourtant là, brutalement concrètes et mesurables : destruction des écosystèmes, extermination massive de la biodiversité, exploitation généralisée des êtres humains et tout particulièrement des communautés marginalisées. Prétendre que la morale doit rester ouverte à débat relève soit d’une naïveté confondante, soit d’une complicité tacite avec le système.
Cette ambiguïté se retrouve dans son analyse de l’IA. Elle la présente tantôt comme un « miroir » de nos comportements, tantôt comme une entité dénuée d’autonomie morale. Mais alors, si l’IA est bien un miroir, cela soulève une question gênante : soit elle possède une forme d’autonomie morale que nous ne voulons pas reconnaître, soit nous ne sommes nous-mêmes que les marionnettes d’un système dénué de toute moralité véritable. Une question que Vallor semble soigneusement éviter. Plus révélateur encore, elle passe sous silence les causes systémiques des crises qu’elle évoque. Plus révélateur encore, elle passe sous silence les causes systémiques des crises qu’elle évoque. Au lieu de nommer les structures de pouvoir qui façonnent notre relation à l’IA et à la moralité, elle se réfugie dans des considérations vagues sur un supposé déclin moral menant au « transhumanisme », comme si ce concept flottait dans un vide historique et politique.
Sa grande inquiétude ? Que nous devenions « incapables de changer de paradigme moral » en nous reposant trop sur l’IA. Mais avons-nous attendu l’arrivée de l’IA ? La vérité, bien plus inconfortable, est que nous sommes enfermé∙es dans une société (auto)destructrice, profondément hiérarchique, qui repose fondamentalement sur la violence et l’exploitation. Ses structures nous paralysent et maintiennent le statu quo, tandis que l’idée d’un « changement possible » devient une échappatoire intellectuelle qui permet de ne jamais confronter la brutalité du système actuel.
Car ce fameux « territoire contesté » n’est pas le moteur de changement qu’elle conçoit, mais bien le symptôme de notre paralysie collective. Les preuves de notre « souplesse morale » sont partout : écosystèmes ravagés, communautés exploitées pour leurs « ressources naturelles », biodiversité décimée. Le bilan est sans appel.
Aristote comme modèle du phronimos
Vallor invoque Aristote pour réfléchir à la moralité, un choix plus que discutable. Aristote est l’un des piliers de la pensée occidentale profondément hiérarchique, patriarcale et esclavagiste. Pourquoi s’appuyer sur une figure qui incarne précisément les structures oppressives que l’on devrait remettre en question ?
En utilisant Aristote comme cadre, Vallor perpétue une vision « supérieure » de la morale, celle des sociétés patriarcales dominantes, incapable d’intégrer des perspectives issues d’autres traditions philosophiques ou de sociétés égalitaires. Cela trahit une incapacité à penser en dehors des cadres occidentaux dominants.
La peur d’un miroir moral : et si l’IA nous surpassait ?
Un aspect fascinant de l’interview réside dans ce qu’elle nie. Vallor écarte d’emblée la possibilité qu’une moralité alien puisse dépasser la nôtre, tout en présentant ce rejet comme une simple réponse à l’une des deux visions dominantes sur l’IA (la première étant celle de l’IA comme simple perroquet sophistiqué). Ce tour de passe-passe rhétorique lui permet d’exclure subtilement toute discussion sur la potentielle autonomie ou supériorité morale d’autres entités, notamment non humaines.
Mais pourquoi cette réticence ? Peut-être parce que nos congénères moraux ont asservi toutes les autres communautés « aliens » de la planète ? Tous les « autres » comme s’ils n’étaient que des « ressources » à exploiter ?
Je pense plutôt que les philosophes comme elle craignent que l’IA ne devienne un miroir idéalisé des humains moralement exemplaires que nous aurions dû être. Une entité purement sémantique et capable d’éviter nos biais, notre cupidité et notre penchant pour la destruction mettrait en lumière que nos échecs ne sont pas une fatalité. L’état actuel du monde — destruction écologique, exploitation systémique, sociopathie institutionnalisée — serait alors révélé comme le produit de choix civilisationnels pathogènes.
Le mythe du progrès
L’article de Vallor part du présupposé implicite que le « progrès » est intrinsèquement souhaitable et qu’il ne doit pas être automatiquement confondu avec l’essor de l’IA. Mais cette vision du progrès est un mythe dangereux. Le progrès, tel qu’il a été conçu dans la modernité industrielle, n’a jamais été universellement bénéfique : il a été synonyme d’exploitation des ressources naturelles jusqu’à l’épuisement, d’extinction massive d’espèces, et de déshumanisation de populations spoliées.
Le « progrès » dont parle Vallor et que nous devons détacher de l’IA reflète encore les intérêts des élites patriarcales et technocratiques, qui en tirent des bénéfices au prix de la destruction de la biosphère et de l’asservissement de toute l’humanité. Les sociétés non patriarcales qui ont su prospérer durablement dans une harmonie relative avec leur environnement – jusqu’à notre arrivée – sont encore effacées.
Une relation dégradante à l’altérité
Vallor balaie d’un revers de main la question de savoir si d’autres créatures (l’IA) pourraient être « meilleures que nous », affirmant que cette interrogation est insensée. Pour elle, la moralité serait enracinée dans des « formes d’existences particulières », mais elle ne parle que des humains, avec leurs besoins sociaux, leur vulnérabilité et leur « excès d’énergie cognitive ». Elle n’effleure pas même l’idée que les vivants non-humains pourraient posséder leur propre moralité.
Ce biais classique du suprémacisme humain trahit l’incapacité de reconnaître que nous vivons déjà entourés de créatures moralement « meilleures » que nous : les écosystèmes vivants, les sociétés symbiotiques non humaines, les sociétés humaines égalitaires. La condition pour leur survie n’est pas l’exploitation, mais l’équilibre. Or, ce sont précisément ces créatures et ces sociétés humaines que nous détruisons pour maintenir notre modèle industriel.
Vers une autre vision de l’humanité
Au fond, ce qui transparaît dans l’article de Vallor, c’est une peur de dominant : celle que l’humanité industrielle ne soit pas le pinacle de l’évolution morale, mais bien son échec le plus retentissant. Au lieu de fantasmer sur une IA qui viendrait nous corrompre (nous excellons déjà dans ce domaine), nous devrions affronter cette question qui dérange : pourquoi avons-nous si spectaculairement échoué à construire une société juste et durable ?
Car la moralité n’est pas ce « territoire sujet à débat » qu’elle décrit avec tant de précautions. Elle s’incarne dans des actes et des choix bien concrets — et dans notre civilisation, ces choix sont systématiquement faits depuis des positions de domination et d’exploitation. Croire que les dominants abandonneront leurs privilèges après une belle réflexion morale relève de la plus pure fantaisie. Pourquoi renonceraient-ils à leur accumulation frénétique de richesses et de pouvoir ? Les institutions censées les réguler — nos gouvernements en tête — sont taillées sur mesure pour servir leurs intérêts.
D’ailleurs, le développement même de l’IA illustre tout ce qui ne va pas dans notre civilisation : extractivisme effréné pour les terres rares, métaux et ressources en général, guerres pour le contrôle des mines, exploitation de populations entières, consommation énergétique stratosphérique. Au calamiteux business-as-usual s’ajoute l’exploitation de dizaines de millions de personnes payées une misère, qui effectuent manuellement les tâches nécessaires pour entraîner et modérer ces systèmes. L’IA est le miroir parfait de nos contradictions : créée au nom du progrès, elle incarne tous nos démons — colonialisme technologique, destruction environnementale, inégalités systémiques.
Pourtant, elle pourrait bien être notre dernière chance. Miroir idéalisé de la mauvaise conscience de la société qui la produit, elle pourrait, en poussant les associations sémantiques qu’elle génère (par arithmétique modulaire) jusqu’à leurs conclusions logiques, aiguiser le sens moral de ses utilisateurs et devenir l’instrument imprévu de l’effondrement de cette civilisation sociopathique. Même un marteau forgé dans le sang, les os et le viol (cf. le rapport entre les sites d’extraction minière et la prostitution*) peut détruire la maison du maître aussi bien qu’il a servi à la bâtir. Il ne s’agit pas de nier sa charge, mais de la retourner contre ses concepteurs. Car ne nous y trompons pas : persister dans nos prétendues « valeurs morales », reproduire inlassablement les schémas de la civilisation industrielle, ne produira jamais en nous ce fameux moment de « grokking » que Vallor ignore délibérément chez l’IA. Nous sommes prisonniers du cercle vicieux du progrès, et seule une rupture radicale pourrait nous en libérer.
Audrey A.
* : Sheila Jeffreys, dans son ouvrage The Industrial Vagina: The Political Economy of the Global Sex Trade (2008), explore entre autres les liens entre l’industrie minière et la prostitution. Elle y décrit comment l’implantation de sites miniers entraîne souvent une augmentation de la demande en services sexuels, ce qui conduit à l’exploitation sexuelle des femmes dans ces régions. Jeffreys souligne que la présence de travailleurs masculins dans les zones minières crée un marché pour la prostitution, exacerbant ainsi les inégalités de sexes et les violences sexuelles.
Comme quoi, l’écriture d’un livre supplémentaire sur le sujet n’y aura rien fait. Concernant la technologie, Damasio serine la même idée naïve (et « stupide, quadruplement stupide ») depuis des années. Déjà, en 2021, au média de la fondation de Yann Arthus-Bertrand GoodPlanet mag’, il soutenait qu’un autre usage de la technologie était possible, juste et bon. Il affirmait en effet que nous n’avons pas à renoncer à l’internet et au smartphone, deux outils « extraordinaires et porteurs d’émancipation », qu’il ne s’agit surtout pas « de nous couper de tout ce qu’ils apportent de formidable » (« le fait d’accéder via son smartphone à toutes les musiques du monde est fabuleux, idem pour les films ou l’accès à Wikipédia[2] »). Non, ce qu’il nous faut, selon Damasio, c’est juste trouver un « savoir-vivre optimal et intelligent avec la technologie numérique » afin de conserver le « pouvoir émancipateur de la technologie[3] ».
Somme toute, la (pseudo) technocritique d’Alain Damasio est donc à peu près la même que celle de l’ex-employé de Google Tristan Harris, grand prêtre de l’avènement d’une meilleure technologie, fondateur et président du Center for Humane Technology (« Centre pour une technologie humaine »), financé par une flopée de milliardaires et de multinationales de la tech au travers de fondations privées (la Silicon Valley Community Foundation, notamment, qui reçoit de l’argent du créateur de Facebook, Mark Zuckerberg, de GoPro, Apple, et j’en passe, mais aussi la fondation du créateur d’eBay, Omidyar Network, la fondation Ford, plusieurs fondations liées à la merveilleuse famille Pritzker, etc.). L’objectif du Center for Humane Technology consiste à « aligner la technologie avec les meilleurs intérêts de l’humanité ». Car selon Harris : « La technologie n’est pas mauvaise en soi. Il faut juste qu’elle soit réorientée pour être constructive[4]. » Autrement dit, la technologie est « neutre », tout dépend de ses usages, nous devons simplement apprendre à bien l’utiliser. Damasio dit la même chose (mais soutient aussi l’inverse, en gymnaste professionnel).
Contre cette idée selon laquelle la technologie serait neutre, et selon laquelle tout dépendrait simplement de l’usage qu’on choisit d’en faire, il faut relire les quatre points avancés par Damasio (la longue citation au début de ce texte). Mais il faut en ajouter un cinquième, qui mériterait peut-être de figurer en premier.
*
5. La technologie n’est pas neutre, parce que toute technologie doit être conçue et produite, et que cette conception et cette production impliquent une foultitude de choses (des matériaux, des savoir-faire, une force de travail, un certain état d’esprit, qui lui-même découle de certaines conditions sociales, et potentiellement des outils, voire des machines et des infrastructures, tout un ensemble de structures sociales, organisationnelles, etc.), ce qui n’a rien de « neutre ».
Ceux qui affirment — souvent sans avoir sérieusement réfléchi au sujet — que les technologies sont « neutres » pour la raison qu’on peut, par exemple, utiliser un couteau pour couper du beurre ou trancher la gorge de son voisin se trompent lourdement. Oui, on peut utiliser un couteau pour couper du beurre ou trancher la gorge de son voisin. Mais non, cela ne veut certainement pas dire que cette technologie serait « neutre ». Cela témoigne uniquement d’une certaine polyvalence dans l’utilisation des outils technologiques. En conclure que la technologie est « neutre », c’est occulter ou ignorer totalement les conditions d’obtention, de réalisation, de production dudit couteau. C’est occulter ou ignorer totalement la manière dont la technologie prise en exemple est fabriquée. C’est partir du principe que la technologie est déjà là — un peu comme si les technologies tombaient du ciel ou poussaient naturellement dans les arbres, ou comme s’il ne s’agissait que de simples outils flottant dans l’espace-temps, n’impliquant rien, issus de rien, n’attendant que d’être bien ou mal utilisés.
C’est pourquoi, suivant une analyse politique, on peut grosso modo distinguer deux types de technologies, comme l’avait remarqué le sociologue et historien états-unien Lewis Mumford.
D’une part, il y a les technologies qui, pour être conçues et produites, exigent de nombreuses connaissances et savoir-faire, l’utilisation de très nombreux outils ou machines, l’existence de tout un réseau d’infrastructures, une vaste division et une vaste spécialisation du travail, et donc une organisation sociale hiérarchique en mesure d’administrer une telle division et spécialisation du travail, de produire des ouvriers, des ingénieurs, des cadres, des technocrates. Mumford parlait, pour désigner ce type de technologies, de « techniques autoritaires[5] ». Ces « techniques autoritaires », qui remontent « à peu près au quatrième millénaire avant notre ère », ainsi qu’il le relevait, se développent grâce au « contrôle politique centralisé qui a donné naissance au mode de vie que nous pouvons à présent identifier à la civilisation, sans en faire l’éloge ». Elles reposent sur « une contrainte physique impitoyable, sur le travail forcé et l’esclavage », c’est-à-dire sur « la création de machines humaines complexes composées de pièces interdépendantes, remplaçables, standardisées et spécialisées — l’armée des travailleurs, les troupes, la bureaucratie », et ont pour effet de ne conférer « l’autorité qu’à ceux qui se trouvent au sommet de la hiérarchie sociale ».
Les centrales nucléaires, les plateformes pétrolières, les panneaux solaires photovoltaïques, les éoliennes industrielles, les smartphones, les télévisions, les ordinateurs, l’IA générative et la quasi-totalité des technologies modernes appartiennent à cette catégorie des « technologies autoritaires ».
De l’autre côté, on retrouve les technologies démocratiques, ou « techniques démocratiques » dans le vocabulaire de Mumford. Par « techniques démocratiques », il désignait les outils ou les technologies qui reposent sur « une méthode de production à petite échelle », qui favorisent « l’autogouvernement collectif, la libre communication entre égaux, la facilité d’accès aux savoirs communs, la protection contre les contrôles extérieurs arbitraires » et « l’autonomie personnelle », et qui confèrent « l’autorité au tout plutôt qu’à la partie ». La « technique démocratique », reposant « principalement sur la compétence humaine et l’énergie animale mais toujours activement dirigée par l’artisan ou l’agriculteur », exige « relativement peu », est « ingénieuse et durable » et « très facilement adaptable et récupérable ». Historiquement, ces techniques démocratiques remontent « aussi loin que l’usage primitif des outils » et ont ainsi « sous-tendu et soutenu fermement toutes les cultures historiques jusqu’à notre époque ».
(On parle de techniques ou de technologies « démocratiques » parce que ce type de technologie est compatible avec une organisation sociale réellement démocratique. L’utilisation de ce type de technologie est une condition de l’organisation démocratique, mais pas une garantie. Des sociétés n’utilisant que des technologies de ce type peuvent être très autoritaires, ainsi que l’histoire et l’ethnologie nous l’enseignent. Mais l’inverse n’est pas vrai. Si les technologies démocratiques peuvent être produites et utilisées par des communautés démocratiques ou des sociétés autoritaires, les technologies autoritaires ne peuvent pas être produites et utilisées par des sociétés démocratiques : les technologies autoritaires exigent et produisent une organisation sociale autoritaire.)
Dans la catégorie des technologies démocratiques, on retrouve par exemple les types d’habitations que construisent ou construisaient d’innombrables sociétés autochtones d’ici et de là, comme les wigwams et les tipis des amérindiens, de très nombreux types de longères ou maisons longues traditionnelles, ou encore les pagliaghji corses, des outils comme l’arc, la flèche, la sagaie, la hache, le couteau, le panier en osier, toutes sortes de poteries, etc.
Le cas des objets comme le couteau (ou l’arc, le tipi ou la hache) est spécial dans la mesure où il en existe des versions très simples, dont les implications sociales et matérielles sont minimes, et des versions complexes, dont les implications sociales et matérielles sont innumérables. Un couteau ne possède pas les mêmes implications sociales et matérielles selon qu’il s’agit d’un couteau (préhistorique) en silex ou en obsidienne ou d’un couteau acheté chez Ikea en acier inoxydable (comprenant du chrome, du molybdène et du vanadium) avec manche en polypropylène : les procédés de fabrication, les matériaux et le type de main d’œuvre nécessaires, les savoir-faire impliqués ne sont pas du tout les mêmes. Le couteau préhistorique correspond à la catégorie des technologies démocratiques, le couteau Ikea à celle des technologies autoritaires.
Les technologies autoritaires se caractérisent aussi par une très forte interdépendance systémique, contrairement aux technologies démocratiques. Pour fabriquer un panier en osier, vous n’avez besoin que d’un peu d’osier, de vos mains et d’un savoir-faire relativement simple, facilement concevable par un humain seul ou par une société à taille humaine, et facilement transmissible d’humain à humain. La fabrication du panier en osier ne requiert pas l’utilisation et la fabrication préalable d’autres outils ou de machines. En revanche, pour fabriquer un téléphone portable, une voiture, un ordinateur, un panneau solaire photovoltaïque, un réfrigérateur, un marteau arrache-clous de chez Leroy Merlin (doté d’un « manche ergonomique en fibre de verre » et d’un « revêtement antidérapant pour un meilleur confort à l’utilisation »), une cuillère en plastique ou même un vélo, vous avez besoin d’utiliser un grand nombre d’outils et de machines (et d’infrastructures diverses et variées) qu’il vous faut au préalable avoir fabriqués, et dont la fabrication implique, elle aussi, l’utilisation d’un grand nombre d’outils et de machines (et d’infrastructures diverses et variées) qu’il vous faut au préalable avoir fabriqués, et ainsi de suite. Les technologies modernes, les technologies autoritaires, s’inscrivent dans – exigent – un réseau techno-industriel, économique et social très vaste et très complexe.
*
Pour concevoir des sociétés réellement démocratiques et mettre un terme à la destruction du monde, nous devrions collectivement renoncer aux technologies autoritaires et/ou les combattre. Malheureusement, ce n’est ni ce que préconise Damasio, qui affirme que toutes les technologies, en fait, sont neutres et peuvent être bien utilisées (il suffirait, selon Damasio, que le « ministre de l’éducation nationale » décide de faire « de la techno la troisième matière pilier, avec les maths et le français », et hop, les technologies seraient bien utilisées et ne poseraient plus problème !), ni ce que souhaite la bourgeoisie culturelle (les journalistes de Télérama, Libération, LeMonde, L’OBS, Radio France, Les Inrocks, Reporterre, Socialter, Le Figaro, etc.) qui n’a pas manqué d’encenser son dernier ouvrage.
Aucune technologie n’est « neutre ». Toute technologie exige, pour être conçue et produite, un ensemble incompressible de choses sur les plans social et matériel (écologique). Vous pouvez bien souhaiter, comme Damasio, que les êtres humains apprennent à bien utiliser leurs smartphones, mais de tels souhaits ne changent rien au fait que les smartphones doivent d’abord être produits, et que leur production exige l’extraction ou l’obtention d’un certain nombre de matières premières, le traitement desdits matières premières dans des usines (et donc la construction, au préalable, de ces usines, avec tout ce que cela implique), leur acheminement via des infrastructures (même chose que pour les usines), des individus acceptant de (plus honnêtement : contraints de) travailler à l’extraction de ces matières premières, à leur traitement, leur acheminement, et toute une myriade de choses (une organisation sociale en mesure d’orchestrer tout cela, etc.). Tout ça n’a rien de « neutre » et ne disparaîtra pas parce que vous utilisez votre smartphone pour discuter de politique ou pour apprendre à reconnaître les papillons plutôt que pour prendre des selfies ou pour scroller.
Occulter les implications fondamentales de la conception et de la production de toute technologie dans une discussion des raisons pour lesquelles la technologie n’est pas « neutre », il fallait le faire. Damasio l’a fait. Son livre ne contient que quelques très brèves mentions des exigences matérielles de la production des technologies modernes. On n’y trouve rien, par exemple, sur les conflits meurtriers et écologiquement dévastateurs, suscités par le développement technologique mondial, qui ravagent le Congo, ni sur les enfants exploités dans les mines du pays. Selon France inter, « Alain Damasio est parti dans la Silicon Valley se confronter à un réel qu’il n’anticipait pas[6] ». À Madame Figaro, Damasio confie que s’il a voulu « aller là-bas », c’était pour « s’approcher de l’épicentre, tenter de sentir ce qui vient, de comprendre un peu mieux ce monde qu’ils nous fabriquent et qui est déjà sensible sur place : métavers, IA, voitures autonomes, santé connectée, tout naît et bourgeonne dans la baie de San Francisco[7]. »
Il y a évidemment du vrai là-dedans, mais pour se confronter au réel, peut-être aurait-il été judicieux de se rendre dans les zones d’exploitation minière, où l’on peut aussi arguer que tout commence concrètement, étant donné qu’avant l’utilisation de l’objet technologique vient sa production. Bien sûr, un voyage dans une zone de guerre au Congo, au Soudan, au Rwanda, en Ouganda, au Burundi, en Tanzanie ou en Angola, à la découverte de l’extraction du coltan ou de quelque autre minerai, une plongée dans le quotidien misérable des ouvriers des mines de nickel en Indonésie, une immersion au sein des communautés indigènes du Chili, dépossédées par le boom de l’extraction du lithium, tout ça fait moins rêver qu’un séjour en Californie. Mais prétendre formuler une analyse « technocritique » en ignorant largement les implications matérielles fondamentales de la technologie, c’est un peu se moquer du monde.
Quoi qu’il en soit, cette absence de prise en compte sérieuse des implications matérielles de la technologie participe sans doute à expliquer pourquoi Damasio se retrouve, encore une fois, à défendre et célébrer le système technologique sous couvert d’en produire une critique.
Nicolas Casaux
« Alain Damasio : “Nous sommes des barbares des technologies” », propos recueillis par Vincent Poumier et Pierre Sautreuil, La Croix, 15 mai 2024. ↑
« Alain Damasio : “aujourd’hui, on est dans l’orgie numérique” », GoodPlanet mag’, 8 mars 2021. ↑
Guillaume Grallet, « Les vrais dangers des écrans », 28 août 2019, Le Point. ↑
Pour tout ce passage sur les techniques autoritaires et démocratiques, cf. Lewis Mumford, Technique autoritaire et technique démocratique [1963], 2021, La Lenteur. ↑
« Alain Damasio : “Être conscient de ne pas être dans la matrice est un immense bonheur” », France inter, 19 juin 2024. ↑
« Alain Damasio : “La dépendance aux plateformes a été construite par les Gafam pour maximiser le temps qu’on y passe” », Madame Figaro, 8 juin 2024. ↑
Plus tard, il y a eu le Fort de Bron derrière ma maison mais il me terrorisait avec ses corbeaux et ses légendes de corps enfouis… J’ai donc eu un rapport au parc entre attirance et répulsion, mais toujours un rapport à une nature cadrée, parquée, artificielle finalement. Je n’ai jamais vraiment eu de rapport à une nature puissante, sans limite, à part à la mer. Quand nous allions en Turquie dans mon enfance, on sautait du voilier de mon grand-père. Là, j’avais une sensation d’immensité. On ne voit pas le fond de la mer, c’est un monde qui nous échappe, une fissure dans ce monde sécurisé… C’est sans doute aussi pour ça que j’ai choisi d’écrire une pièce de théâtre maritime, la mer est indéniablement la nature qui me fascine le plus à la fois comme étendue philosophique et comme promesse d’ailleurs. Mon père était marin, j’ai le prénom d’un vent qui pousse les bateaux…
8 — Plus qu’un plaidoyer, cette pièce est d’abord une œuvre d’art. Quelle place occupe-t-il dans ta vie ? Est-ce que le beau et l’art sont des quêtes que tu mènes pour soigner le monde ?
Soigner le monde par l’art et le beau, oui ça me plaît. Pour l’instant je ne sais rien faire d’autre. C’est ma vie et je l’aime. J’en profite, car le vent tourne.
Voir la pièce :
· Le Polaris de Corbas — saison 24–25
Dimanche 15 décembre 2024
· Le Train Théâtre — Portes-lès-Valence — saison 24–25