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Le Progrès ou Comment les réalisations de la civilisation finiront par ruiner le monde entier (par Aldous Huxley)

Traduction inédite d’un essai d’Aldous Huxley initialement paru en langue anglaise dans le numéro de janvier 1928 du magazine Vanity Fair et intitulé « Progress: How the Achievements of Civilization Will Eventually Bankrupt the Entire World ».


La notion de progrès est une invention moderne. Il s’agit aussi — ce qui explique son caractère impensable pour nos ancêtres orthodoxes — d’une notion hérétique. Pour un membre du clergé orthodoxe des temps médiévaux, le progrès ne pouvait exister. L’homme avait été créé complet et pleinement humain. Il n’était pas question qu’il se développe ou qu’il grandisse. La nature humaine était immuable et il en était ainsi depuis le début. Les circonstances pouvaient varier d’un endroit à l’autre et d’une époque à l’autre, mais ces variations ne constituaient que de simples accidents. Sous la surface changeante, la nature humaine restait substantiellement la même.

La doctrine du progrès a été rendue possible par le déclin de l’orthodoxie chrétienne. Ce qui l’a rendue inévitable, c’est l’immense expansion des ressources matérielles exploitées par l’homme à l’époque de l’industrialisation. Au cours du siècle dernier, la population humaine a été multipliée par deux et demi environ. Mais la production de charbon a été multipliée par cent dix, celle du fer par quatre-vingts, celle du coton par vingt. Le chiffre d’affaires commercial total est quarante fois supérieur à ce qu’il était au début du siècle dernier. Le tonnage nautique de 1830 constituait un sixième du nôtre. Nous disposons de trente-six mille fois plus de kilomètres de voies ferrées. Évoluant au milieu des phénomènes extraordinaires que représentent ces chiffres, les hommes peuvent être excusés d’en être venus à croire au progrès.

Ce n’est pas de pousser, comme un arbre,

En masse, qui rend les hommes meilleurs.

Malgré l’avertissement de Ben Jonson, il s’agit précisément de ce que nous, à l’ère industrielle, nous imaginons fièrement. Parce que nous utilisons cent dix fois plus de charbon que nos ancêtres, nous nous croyons cent dix fois meilleurs, intellectuellement, moralement et spirituellement.

Remarquons en passant que l’expansion matérielle colossale de ces dernières années est destinée, selon toute probabilité, à n’être qu’un phénomène transitoire. Nous sommes riches parce que nous consommons notre capital. Le charbon, pétrole, le nitre, les phosphates que nous utilisons avec tant d’insouciance ne pourront jamais être remplacés. Lorsque les réserves seront épuisées, les hommes devront s’en passer. Nous prospérons aux dépens de nos enfants. Comme l’a noté le mathématicien Alfred Lotka : « Espérons que notre espèce n’aura pas à subir un déclin aussi abrupt que la pente ascendante sur laquelle nous avons été entraînés, inconscients, pour la plupart, à la fois de nos privilèges et des privations qui nous guettent. Bien qu’un déclin aussi soudain puisse, d’un point de vue détaché, sembler en accord avec les équités éternelles, puisque les gains antérieurs équilibreraient froidement les pertes, il serait néanmoins ressenti comme une catastrophe exceptionnelle. Nos descendants, si tel devait être leur destin, trouveraient une piètre compensation à leurs maux dans le fait que nous avons vécu dans l’abondance et le luxe[1]. »

Parmi les résultats de ce retour aux conditions d’équilibre figurera certainement une diminution de la croyance dans le progrès. Les hommes d’affaires et les publicitaires enthousiastes semblent imaginer que l’expansion peut se poursuivre indéfiniment au rythme actuel. Le corollaire de cette rassurante fantaisie suggère que les hommes deviennent de plus en plus intelligents et vertueux à chaque génération. Lorsque les faits auront impitoyablement détruit l’illusion première, son corollaire semblera moins évident.

Considérons maintenant l’idée de progrès indépendamment de sa cause matérielle. L’expansion matérielle peut expliquer l’essor de l’idée de progrès sur le plan spirituel, mais elle ne justifie pas en soi cette idée. Il n’y a pas de relation de nécessité entre la quantité et la qualité de l’activité humaine, ni entre la richesse et la vertu. L’idée de progrès doit être examinée en elle-même et selon ses propres mérites.

Les partisans du progrès ont fait appel, pour justifier leur foi, à la théorie darwinienne de l’évolution. Il est certain que, si cette hypothèse est bien fondée, il y a eu un véritable progrès au cours des temps géologiques récents. Il est impossible de dire si ce progrès est destiné à se poursuivre dans les conditions entièrement nouvelles imposées à l’espèce humaine par notre organisation sociale. Les forces qui, dans le passé, ont permis le progrès peuvent peut-être, dans ces nouvelles circonstances, entraîner une détérioration ; impossible de le prévoir. Nous ne devons pas non plus oublier la possibilité que l’évolution soit orthogénique, c’est-à-dire qu’elle soit orientée dès le départ dans une direction particulière, prédestinée à suivre un cours particulier.

L’ÉVOLUTION (si évolution il y a eu) a été excessivement lente. Il a fallu des dizaines, voire des centaines de milliers d’années pour que la sélection naturelle produise des changements significatifs dans les qualités spécifiques des organismes vivants. Si tel est le cas, il est certain qu’aucun changement évolutif perceptible dans la nature humaine ne peut avoir eu lieu au cours des quelques milliers d’années dont nous connaissons ou pouvons conjecturer l’histoire. À moins que les scientifiques ne réalisent une découverte biologique surprenante dans l’intervalle, il est presque aussi certain qu’il n’y aura pas de changement notable dans la constitution physique et mentale de l’être humain pendant une période future tout aussi longue. En ce qui concerne l’histoire et l’avenir prévisible, il n’existe pas de progrès spécifique et héréditaire. Un homme né au vingtième siècle de notre ère n’a pas plus de chance d’être congénitalement intelligent et vertueux qu’un homme né au vingtième siècle avant notre ère. L’histoire de l’art nous offre la meilleure preuve de la constance de la nature humaine au cours des derniers milliers d’années. L’art diffère de la science dans la mesure où chaque artiste, quelle que soit sa date de naissance, doit commencer par le commencement, comme si aucun artiste n’avait jamais existé avant lui. Le style de son œuvre est conditionné par son environnement, mais son excellence intrinsèque lui est entièrement propre. L’homme de science peut utiliser le travail de ses prédécesseurs dans une bien plus large mesure que l’artiste. Sans de bons instruments et une technique satisfaisante, même le plus grand génie scientifique ne peut pas faire grand-chose. Les instruments et la technique de la science, d’une nature très complexe, n’ont évolué que lentement. La technique des arts est simple et évidente. En la matière, les hommes ont très tôt été en mesure de donner libre cours à leurs pouvoirs. Les résultats sont éloquents. Les arts de l’Égypte ancienne et de la Babylonie sont au moins aussi bons que les nôtres. On peut remonter beaucoup plus loin et découvrir dans les grottes paléolithiques d’Altamira des peintures d’animaux qui n’ont littéralement jamais été surpassées. Toutes les données disponibles semblent montrer qu’en ce qui concerne les capacités mentales avec lesquelles ils naissent, il n’y a que peu ou pas de différence entre l’humain d’aujourd’hui et celui de cent ou deux cents générations en arrière. Il s’ensuit que s’il y a eu progrès, il doit être lié à des changements dans l’environnement plutôt qu’à des changements dans la nature intrinsèque de l’homme.

Les généticiens nous assurent que (sauf, peut-être, dans certaines circonstances peu communes) les caractéristiques acquises ne sont pas héritées. Les enfants des bimétallistes[2] unijambistes naissent avec le nombre habituel de membres et sans aucun préjugé économique. Mais l’humain, contrairement aux autres animaux, a inventé des méthodes pour archiver ses acquisitions mentales. Il y a de vieux loups dont on dit qu’ils ont acquis une connaissance presque étrange des pièges et des poisons. Mais leur savoir meurt avec eux. Ils ne peuvent pas publier de manuels sur les habitudes des trappeurs à l’intention des jeunes loups. La tradition verbale et l’écriture permettent aux êtres humains d’hériter (sinon à la naissance, du moins peu de temps après) d’une partie des réalisations de leurs prédécesseurs. De nombreux écoliers d’aujourd’hui en savent davantage sur les mathématiques que Phythagore, non pas parce qu’ils sont plus intelligents que ce remarquable homme de génie, mais parce que les découvertes de soixante-dix générations de mathématiciens ont été enregistrées et sont à leur disposition. En généralisant, on peut dire que dans tous les domaines intellectuels où le progrès est plus ou moins fonction de la connaissance, l’écoulement du temps a produit un progrès. En ce qui concerne les activités où la connaissance est moins importante que l’aptitude naturelle, il n’y a pas eu de progrès. En d’autres termes, le progrès scientifique et technologique est une réalité, car les réalisations passées peuvent être héritées et exploitées[3]. Mais le progrès dans les arts est impossible, car une fois que la technique artistique a été mise au point (sachant que la technique de certains arts a été perfectionnée avant l’aube de l’histoire), le succès dépend entièrement de l’aptitude personnelle, non de la connaissance des réalisations antérieures. Les pièces de M. Shaw sont différentes de celles de Shakespeare ou d’Eschyle, mais elles ne constituent en aucun cas un progrès par rapport à elles. En fait, il est évident qu’elles ne sont pas aussi bonnes. Ce qui vaut pour l’art vaut aussi pour d’autres activités spirituelles. La religion, par exemple. L’ambition des pieux, qu’ils soient chrétiens, bouddhistes ou musulmans, consiste à imiter les fondateurs et les saints de leurs religions respectives. Le fait que la plupart des saints aient vécu il y a des siècles est une preuve suffisante que, dans la religion comme dans l’art, c’est la faculté spirituelle individuelle qui compte, non les connaissances acquises.

Dans le domaine de la morale quotidienne, la tradition et l’éducation sont évidemment efficaces, jusqu’à un certain point. Les enfants adhèrent au code moral selon lequel ils sont élevés. L’habitude leur fait considérer le fait de faire certaines choses comme nécessaire et juste, et le fait de faire d’autres choses comme mauvais et presque impensable. Le raffinement du code traditionnel peut conduire à un véritable progrès moral dans l’ensemble d’une société. Ainsi, en Europe occidentale et en Amérique du Nord aujourd’hui, la cruauté envers les animaux est, pour beaucoup de gens, inacceptable. Il y a 200 ans, une telle cruauté n’était pas condamnée aussi strictement par la tradition morale.

Gardons-nous cependant de nous laisser entraîner par de tels exemples dans une autosatisfaction pharisaïque. Les lois et les traditions éthiques peuvent être améliorées, mais c’est l’individu qui doit choisir entre le bien et le mal. Comme l’artiste, il doit résoudre chaque problème particulier depuis le début, comme s’il n’y avait jamais eu d’êtres moraux avant lui. Les partisans du progrès ont tendance à trop penser en termes de société et de communauté — en termes de lois, de systèmes éthiques, de conditions sociales, d’économie, de tout et n’importe quoi, mais jamais ils ne considèrent l’individu avec son âme et sa liberté de choix. La fatuité qui s’appuie sur des chiffres abstraits concernant l’humanité dans son ensemble trouve assez facile de croire au progrès moral. Le chrétien orthodoxe, qui considère l’âme individuelle, n’y croit pas. Car chaque âme individuelle possède sa part, en langage théologique, de péché originel. Tout ce que font les réorganisations sociales, c’est rendre plus facile pour l’individu d’éviter un type de péché et plus difficile d’en éviter d’autres. Ainsi, la pacification d’une société guerrière et l’instauration d’un système marchand entraîneront naturellement une réduction de la violence et de la cruauté et une augmentation de la convoitise et de la fraude. Nous nous félicitons moralement d’être moins sanguinaires que nos pères, mais nous oublions que notre avarice est un péché aussi mortel que leur colère. De même, l’enrichissement de classes auparavant pauvres peut conduire à une diminution de l’envie et de la tentation de voler ; mais en même temps, il tend à accroître l’orgueil et la satisfaction de soi et à multiplier les occurrences de paresse, de gloutonnerie et de luxure. Un examen attentif révèle que la plupart des prétendus progrès moraux ne sont en fait pas des progrès du tout, mais simplement une réévaluation des valeurs et une redistribution des tentations. Chaque société possède ses vices et ses vertus caractéristiques. L’individu a tendance à magnifier les vertus et à minimiser les vices de sa propre communauté. Ainsi, à l’heure actuelle, nous détestons la violence et tolérons la convoitise, l’orgueil et la voracité. À l’époque de la chevalerie, les hommes admiraient le courage et la magnanimité et faisaient peu de cas de nos vertus commerciales que sont la patience, la prudence et l’industrie. La colère et ses manifestations violentes étaient pour eux vénielles ; mais ils haïssaient l’avarice et admiraient tous — théoriquement, peu d’entre eux les pratiquaient réellement — l’ascétisme et l’humilité. Les hommes ont-ils progressé moralement depuis l’époque des croisades ? Très peu, j’imagine. Tout au plus peut-on dire que les vertus les plus communes et les vices les plus répandus ne sont plus les mêmes qu’il y a sept cents ans.

En résumant nos arguments précédents, nous pouvons conclure par quelques grandes généralisations. Le progrès évolutif de l’espèce n’a pas été perceptible au cours des périodes historiques et peut, à toutes fins pratiques consignation ou de prophétie, être considéré comme inexistant. Des progrès incessants, liés à la tradition, ont bien eu lieu dans le domaine de la science et de la technologie, où chaque travailleur se tient sur les épaules de ses prédécesseurs. Dans le domaine de la morale, le raffinement des codes traditionnels peut conduire à un certain progrès éthique dans l’ensemble d’une société. Mais la plus grande partie de ce que l’on appelle le progrès moral consiste simplement en des changements qui n’apportent aucune amélioration. Le progrès dans les arts est très limité. Et dès que la technique d’expression artistique est perfectionnée, il cesse entièrement d’exister. Chaque artiste commence par le commencement et dépend pour son succès de ses seuls talents personnels. Il en va de même pour la religion. Même dans le monde matériel, l’idée de progrès est insoutenable. Nous sommes aujourd’hui très riches parce que nous consumons notre capital cosmique. Lorsque ce capital sera épuisé, l’humanité sera en faillite. Rien n’est plus évident.

Aldous Huxley

Traduction : Nicolas Casaux


  1. Alfred James Lotka, Elements of Physical Biology, 1925, p. 279. Dans l’article original, Huxley produit cette citation sans donner aucune indication sur son auteur. NdT
  2. « Personne qui préconise l’utilisation de deux métaux, l’or et l’argent, en valeurs relatives fixes, comme étalon de valeur et de monnaie. » NdT
  3. Reste à déterminer s’il s’agit d’un « progrès » bénéfique ou non. Qu’il y ait accumulation de connaissances et développements technologiques successifs ne signifie pas que cette accumulation et ces développements successifs soient en eux-mêmes bons. Ils peuvent très bien impliquer des choses désastreuses et s’effectuer pour de mauvaises intentions en vue de mauvaises fins. Il est étonnant que Huxley ne le mentionne ou précise pas. On a l’impression que les « progrès » dont il admet l’existence dans ce passage sont bons, alors que la notion de « progrès » désigne simplement un « mouvement en avant » ou un « accroissement quantitatif ou intensif d’un phénomène ». Elle ne signifie rien sur le plan qualitatif, comme il le remarque lui-même quelques lignes avant. Elle n’implique pas intrinsèquement un caractère mélioratif. Il le signale concernant d’autres formes de prétendus « progrès » qu’il discute, mais pas pour celle-ci. NdT

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Article mis en ligne le 9 février 2025
Vert, le média qui avale la couleuvre (par Nicolas Casaux)

Dans la petite famille des médias « alternatifs » ou « indépendants », outre Basta ! (voir ici), on retrouve « Vert, le média qui annonce la couleur », créé en 2020 par Juliette Quef et Loup Espargilière, qui tiennent également une chronique sur France Inter. Le fait que Quef et Espargilière soient régulièrement invité∙es à discourir sur France Inter signale d’emblée à celles et ceux qui comprennent que l’État, comme la programmation de Radio France, n’est pas une entité « neutre », que la perspective de Quef et Espargilière rentre dans le cadre des vues approuvées par la direction de la radio d’État.

Un bref coup d’œil au contenu publié par Vert nous le confirme. La vision du monde diffusée par le média ne remet pas en question l’existence des principales forces responsables de la catastrophe sociale et écologique en cours. Une des premières choses qu’on note, par exemple, c’est que l’État en lui-même n’y est pas considéré comme un problème ou une nuisance. Vert ne propose qu’une critique des figures dirigeantes et des politiques qu’elles mettent en œuvre, mais n’interroge pas la nature même de l’institution étatique. Une telle posture trahit un aveuglement face au rôle fondamental de l’État dans la perpétuation de la domination technicienne et capitaliste. Elle ignore que l’État constitue par définition, fonctionnellement, un type d’organisation sociale inégalitaire, impliquant un pouvoir séparé et une dichotomie gouvernants/gouverné∙es ; et que l’État moderne a été conçu pour organiser et défendre les conditions de reproduction du capitalisme industriel. Qu’il n’est pas un outil mal employé par des dirigeants incompétents ou corrompus ; mais le pivot d’une logique qui écrase la diversité humaine et naturelle au profit de la centralisation et du contrôle. Ce refus de remettre en question les fondements mêmes de la société industrielle confine Vert.eco à une forme d’écologie incohérente, incapable de saisir que les ravages écologiques sont indissociables de l’existence même des institutions. En appelant à une meilleure « gestion » écologique par l’État, les dirigeant∙es de Vert détournent l’attention de ce qui serait réellement émancipateur : l’autonomie des communautés humaines et le démantèlement du système industriel et des grands appareils de pouvoir.

Pour illustrer le caractère incohérent et superficielle de l’écologisme de Vert, un exemple. Il y a quelques jours, le média partageait sur les réseaux sociaux l’image suivante :

Accompagnant l’image, on trouvait ce petit texte :

« Selon le think thank Ember, l’énergie solaire a dépassé le charbon pour la première fois dans la production d’électricité de l’Union Européenne en 2024.

47% de l’électricité du continent est désormais générée par les renouvelables grâce à l’essor du solaire et de l’hydraulique, contre seulement 29% par des combustibles fossiles (39% en 2019). »

Se réjouir d’une telle chose indique un double aveuglement, social et écologique. Sur le plan social, la production de panneaux solaires photovoltaïques ou la construction de barrages, à l’instar de la production de voitures diesel, de téléviseurs, de smartphones, d’ordinateurs, des infrastructures et des appareils nécessaires au réseau internet et d’à peu près l’entièreté de l’univers techno-industriel dans lequel nous vivons désormais repose sur et requiert un vaste système d’exploitation appelé capitalisme, imposé par l’État. Impossible de produire des panneaux solaires photovoltaïques ou de construire des barrages sans un tel système, sans une société de masse hiérarchiquement organisée selon les besoins d’une importante division spécialisée du travail. Ces technologies appartiennent à la catégorie des « technologies autoritaires » selon la distinction de Lewis Mumford. Sur le plan social, la vision de Vert est une impasse ou un leurre dans la mesure où elle suggère que la justice sociale est compatible avec la préservation du mode de vie technologique. Les machines et les technologies produites par le système industriel organisé par l’État et le capitalisme requièrent l’État et le capitalisme – ou un système social similaire, autoritaire et hiérarchique – pour être produites. Si vous souhaitez l’abolition des dominations sociales, de l’exploitation capitaliste, faire la promotion de machines produites par le capitalisme n’est sans doute pas la voie à suivre.

Sur le plan écologique, les journalistes de Vert ignorent complètement :

  • les implications écologiques de la production des panneaux solaires photovoltaïques (quels matériaux sont utilisés ? extraits où ? traités où ? acheminés comment ? avec quel(s) impact(s) ?) ;
  • les implications écologiques de la production et de la maintenance de toutes les infrastructures et de toutes les machines qui permettent de produire des panneaux solaires photovoltaïques (des routes aux excavatrices) ;
  • les implications écologiques de la production de tous les appareils et de tous les accessoires nécessaires au fonctionnement d’une centrale solaire (onduleurs, câbles, etc.) ;
  • les effets écologiques de l’utilisation de l’électricité photovoltaïque.

Au-delà du fait que la production de panneaux solaires photovoltaïques implique tout un tas de nuisances, de pollutions et de dégradations écologiques, ce qui échappe à la plupart des « écolos » et des gens de gauche, c’est que la civilisation industrielle est fondamentalement et entièrement insoutenable. La focalisation de la question écologique sur la seule problématique de la production énergétique permet de dissimuler l’ampleur de ce qui pose réellement problème, à savoir que toutes les industries sont polluantes, que toutes sont toxiques, que toutes sont insoutenables (de l’industrie chimique à l’industrie textile, en passant par les industries agricole, automobile, électronique, informatique, numérique, cosmétique, pharmaceutique, du jouet ou encore de l’armement). Même si elle parvenait à être entièrement alimentée par des énergies dites « renouvelables », « vertes » ou « propres » (qui n’ont en réalité rien de réellement vert, rien d’écologique), même si cela s’avérait possible, la civilisation industrielle continuerait d’être un désastre social et écologique.

Parce qu’encore une fois, la destructivité de la civilisation industrielle ne relève pas que — ni même principalement — de la manière dont elle produit l’énergie qu’elle consomme. La civilisation industrielle détruit la planète au travers des activités, des processus et des pratiques qui sont rendus possibles grâce à l’énergie qu’elle obtient. Que cette destruction soit alimentée par des énergies dites « vertes » ou « renouvelables », par des combustibles fossiles ou par du nucléaire, quelle différence ? Nous ne voulons pas choisir entre détruire la planète avec des énergies « vertes », détruire la planète avec des combustibles fossiles ou détruire la planète avec du nucléaire. D’ailleurs, bien avant le début de l’utilisation des combustibles fossiles, la civilisation (le type d’organisation humaine reposant sur l’État, la ville et l’agriculture) avait déjà appauvri la biodiversité mondiale, altéré le climat et significativement déboisé la planète. La production industrielle d’énergie (prétendument verte, renouvelable, etc., ou pas) a seulement permis une vive accélération et une multiplication de ces destructions, ainsi qu’une diversification du type de dégâts que la civilisation inflige au monde naturel (avec sans cesse de nouveaux types de pollutions plastiques, chimiques). Et plus on augmente la quantité d’énergie disponible, plus les atteintes se multiplient.

Au même titre que l’énergie fossile ou nucléaire, l’énergie pro­duite par les panneaux solaires (ou les éoliennes, ou n’importe quelle autre source d’énergie dite verte, propre, renouvelable ou décarbonée) ne sert par définition qu’à alimenter d’autres appa­reils, d’autres machines issues du système techno-industriel ; à alimenter la machine à détruire la nature qu’est la civilisation industrielle, à ali­menter les smartphones, les ordinateurs, les écrans de télévision, les voitures (électriques), les réfrigérateurs, les fours micro-ondes, la pollution lumineuse, les serveurs financiers, les data centers, les usines d’aluminium, les écrans publicitaires dans l’espace public poussant à surconsommer et même l’industrie minière (de plus en plus de compagnies minières se tournent vers les centrales de production d’énergie dite renouvelable, verte ou propre, notamment le solaire ou l’éolien, afin d’alimenter leurs installations d’extractions minières, pour la raison que ces cen­trales sont relativement simples à mettre en place).

Une dernière chose.

L’image susmentionnée, partagée par Vert, mentionne le think tank « Ember ». C’est de lui que provient la fausse « bonne nouvelle » célébrée par Vert. Qu’est-ce donc que ce think tank ? Le minimum n’exigerait-il pas de savoir avec qui nous sommes ainsi censé∙es nous réjouir ? Les journalistes de Vert n’en disent rien. Le site du think tank Ember explique : « Nous sommes un groupe de réflexion mondial sur l’énergie qui vise à accélérer la transition vers l’énergie propre grâce à des données et des politiques. » Mais encore ? Quel type d’intérêts défend-il ? Le think tank se présente comme « indépendant » et « à but non lucratif ». On connaît la chanson. Mais qu’en est-il vraiment ? Pour le comprendre, jeter un œil au financement aide souvent. Le think tank Ember a été créé par la baronne britannique Bryony Katherine Worthington, membre à vie de la Chambre des Lords. D’après ce qui est indiqué sur son site, Ember est financé par six organisations : la Quadrature Climate Foundation, la European Climate Foundation, le Sunrise Project, la ClimateWorks Foundation, Boundless Earth et la Sequoia Climate Foundation. Voyons donc.

La Quadrature Climate Foundation « est dirigée par des milliardaires dont le fonds détient des participations d’une valeur de 170 millions de dollars dans des entreprises du secteur des combustibles fossiles », comme l’explique un article du Guardian paru en juin 2023. La Quadrature Climate Foundation a « été créée par Quadrature Capital, un fonds d’investissement de plusieurs milliards d’euros fondé par les énigmatiques milliardaires Greg Skinner et Suneil Setiya ». En outre, Greg Skinner a récemment acquis une participation de 50 % dans la compagnie d’énergie « renouvelable » britannique Ethical Power Group, qui opère en Europe et en Nouvelle-Zélande, est spécialisée dans la conception et l’installation de centrales photovoltaïques et constitue un des plus grands installateurs de stockage par batteries du Royaume-Uni. Le schéma est donc le suivant : des milliardaires qui détiennent toutes sortes d’entreprises, y compris dans l’industrie des fossiles et celle des énergies prétendument « renouvelables » (ils s’en foutent, du moment que ça rapporte), financent des think tank – et aussi des ONG et bien d’autres types d’organisation – qui font la promotion des énergies renouvelables. Et les médias relaient les « bonnes nouvelles » communiquées par lesdits think tank. Les médias comme Vert, mais aussi les médias de masse traditionnels. BFM TV, France 24, Libération, Le Figaro, Ouest-France, Boursorama, RTBF, 20 minutes, Le Monde, etc., ont aussi célébré la même « bonne nouvelle », toujours en provenance du think tank Ember.

La European Climate Foundation est une des plus importantes fondations prétendument « philanthropique » d’Europe, de type pass-through, c’est-à-dire spécialisée dans la redistribution de fonds en provenance d’autres fondations. Parmi lesquelles on retrouve, entre autres, la William and Flora Hewlett Foundation (liée à l’entreprise d’informatique HP), la Bloomberg Family Foundation, le Rockefeller Brothers Fund, la IKEA Foundation, ou encore la ClimateWorks Foundation, elle aussi une fondation de type pass-through, financée, entre autres, par la William and Flora Hewlett Foundation, mais aussi par la Fondation David et Lucile Packard, le Bezos Earth Fund, Bloomberg Philanthropies, la fondation Ford et la IKEA Foundation.

La Sequoia Climate Foundation (également connue sous le nom de Sequoia Climate Fund) est une fondation très discrète, qui ne divulgue que le minimum requis d’informations, et qui est a priori une création du milliardaire californien C. Frederick Taylor, l’un des trois fondateurs du fonds spéculatif TGS Management, décrit comme « un fonds spéculatif quantitatif extrêmement secret ». Un rapport de Bloomberg Businessweek a révélé en 2014 que les partenaires de TGS étaient les donateurs d’un groupe d’organismes caritatifs qui détenaient des actifs combinés de 9,7 milliards de dollars (12,8 milliards de dollars en 2024). A l’époque, ce groupe était donc « plus important que les fondations Carnegie et Rockefeller réunies » et « l’un des plus grands pools de financement philanthropique aux États-Unis ». D’après le rapport « quelqu’un avait recouru à des méthodes élaborées pour s’assurer que personne ne découvre l’origine de cet argent, en utilisant des couches de filiales d’entreprises pour obscurcir ses origines », en utilisant des entreprises et des cabinets d’avocats issus de plusieurs États.

Les ressorts du philanthrocapitalisme, qui s’efforce d’être discret, sont largement inconnus du grand public. Peu de journalistes s’intéressent au sujet, pourtant majeur. Le politologue Edouard Morena s’y est intéressé dans son livre Fin du monde et petits fours. Les ultra-riches face à la crise climatique (La Découverte, 2023). Il montre bien comment les ultra-riches ont entrepris, il y a des années, d’utiliser une partie de leur pognon pour orienter le mouvement écologiste dans une direction qui ne menace pas leurs intérêts, et même mieux encore, qui les favorise : la promotion des énergies dites « renouvelables » ou « propres » et des technologies dites « vertes ». Autrement dit, la promotion du capitalisme vert. D’ailleurs, ce qu’on appelle le « mouvement climat » est essentiellement une création d’ONG largement financées par des fondations privées de milliardaires ou d’entreprises multinationales ou des fonds étatiques. La réduction de l’écologie à la seule question climatique, à un taux de carbone atmosphérique, permet plus facilement de présenter les énergies dites « renouvelables » ou « propres » ou « décarbonées » et les technologies dites « vertes » ou « bas carbone » comme des « solutions ». Plusieurs chapitres de mon livre Mensonges renouvelables et capitalisme décarboné : notes sur la récupération du mouvement écologiste (éditions Libre, 2024) sont consacrés à ces questions.

Le fond de l’absurde, la perversion du capitalisme, l’insupportable ironie de la situation, c’est qu’un nouveau média qui prétend proposer une autre vision des choses, qui dénonce régulièrement « les milliardaires », défend en fait des idées qui les arrangent très bien. Le développement des technologies dites « vertes » et des énergies dites « renouvelables » ou « propres » ne changera rien à la catastrophe sociale et écologique en cours. Au contraire, il ne fait que la prolonger. Une écologie digne de ce nom doit avoir pour objectif la disparition des infrastructures techno-industrielles, pas leur impossible et indésirable verdissement.

Nicolas Casaux

P.-S. : Les méandres de l’univers du « complexe industriel non-lucratif », ainsi que certains nomment les organisations et les réseaux supposément « philanthropiques » et « caritatifs » au sein du capitalisme mondialisé, sont innombrables. Exemple. Depuis 2023, la European Climate Foundation (ECF) chapeaute ReNew2030, « une coalition d’experts, d’organisations de la société civile et d’organisations philanthropiques qui recevront des financements de la part du Audacious Project afin d’accélérer la transition mondiale vers l’énergie éolienne et solaire au cours des cinq prochaines années ».

Ledit Audacious Project est « une initiative de financement collaboratif qui catalyse l’impact social à grande échelle. Il réunit des bailleurs de fonds et des entrepreneurs sociaux dans le but de soutenir des solutions audacieuses aux défis les plus urgents du monde. ReNew2030 est l’un des dix projets de la cohorte 2023 du Projet Audacieux. » Le collectif de financement de l’Audacious Project « est composé d’organisations et d’individus respectés dans le domaine de la philanthropie, notamment la Fondation Bill & Melinda Gates, ELMA Philanthropies, Emerson Collective, MacKenzie Scott, la Fondation Skoll, la Fondation Valhalla, et bien d’autres encore ».

ReNew2030 comprend « un réseau de fondations régionales pour le climat et d’organisations transnationales qui financent et coordonnent un groupe diversifié de partenaires de mise en œuvre à travers le monde. Ce réseau comprend l’African Climate Foundation, l’Energy Foundation China, l’U.S. Energy Foundation, l’European Climate Foundation, l’Iniciativa Climática de México, l’Instituto Clima e Sociedade, le Sunrise Project et la Tara Climate Foundation. L’European Climate Foundation accueille ReNew2030 dans le cadre d’une collaboration avec ses pairs. »

Basée dans le pays de naissance d’Elon Musk, l’African Climate Foundation est aussi une fondation de type pass-through, qui redistribue le pognon d’autres fondations. Sur son site web, aucune information sur ses financeurs. Mais une brève recherche nous apprend qu’ils comprennent au moins la fondation de Bill et Melinda Gates, la fondation Ikea, la Rockefeller Foundation, la fondation Ford ou encore la Hewlett Foundation. Les acteurs habituels des réseaux du complexe industriel non-lucratif.

Tout ce beau monde vise à accélérer le développement des industries de production d’énergie dite « renouvelable » ou « verte », mais aussi parfois de l’industrie du nucléaire et des industries de capture et de stockage du carbone, et des technologies dites « vertes » ou « propres » en général. Tout ce qui peut servir à perpétuer le capitalisme industriel. Fort heureusement, ils peuvent compter sur Vert pour promouvoir leurs projets et leurs aspirations.

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Article mis en ligne le 27 janvier 2025
Libé et le racisme ordinaire de la civilisation (par Nicolas Casaux)

Ce dessin de Corinne Rey, alias Coco, a été partagé par Libération sur les réseaux sociaux hier (le 24 janvier 2025).

Il me semble très bien illustrer l’idée – à laquelle presque tout le monde adhère dans la civilisation, aussi bien les journalistes de Libé, comme on le constate, que l’ensemble de la bourgeoisie culturelle de droite et de gauche – que la pire des régressions serait de devoir en revenir à vivre comme les dernières sociétés sur Terre qui ne détruisent pas la nature.

Il s’agit d’une forme de racisme. Il s’agit même du racisme le plus commun et le moins identifié comme tel dans la société dominante. La plupart des gens, de droite comme de gauche, l’expriment couramment sans même saisir qu’il s’agit de racisme. Ce racisme, c’est l’idée que l’humanité se développe selon un merveilleux schéma historique linéaire, appelé « progrès », qui nous a fort heureusement fait passer de l’état détestable de sauvages vêtus de peaux de bêtes à celui, bien supérieur, de journalistes de Libé. Journalistes de Libé qui, grâce à un bon salaire, peuvent jouir des nombreuses commodités que produit le capitalisme techno-industriel (smartphones, ordinateurs, réfrigérateurs, fours micro-onde, tablettes, trottinettes électriques, brosses à dents électriques, voitures électriques, etc.). Une telle conception du monde est non seulement absurde, mais elle est en plus totalement méprisante pour les dernières sociétés de chasse-cueillette que la civilisation industrielle n’a pas encore exterminées ou converties en prolétaires supplémentaires.

Le comble, c’est que ce racisme ordinaire, ce mépris banal des sociétés du passé et des dernières sociétés traditionnelles, ce mépris pour la vie simple, ce mépris en fait pour la vie animale, pour la nature, qui est le pendant du culte du « progrès » techno-industriel, Trump le partage largement. Gauche et droite se rejoignent dans leur racisme et leur dénigrement des sauvages, des « primitifs », et leur amour pour la technologie.

Oui, oui, j’entends, c’est « juste de l’humour ». Mais vous croyez vraiment que c’est « juste de l’humour » quand le summum de la régression est assimilé à vivre en peaux de bêtes ? Certes, ça se veut certainement humoristique, mais c’est un imaginaire qui s’exprime. Et c’est un humour qui repose sur l’idée que vivre vêtu·e d’une peau de bête est ridicule, grotesque. Cette idée, malheureusement très répandue dans la civilisation, s’inscrit dans un imaginaire raciste : celui qui considère que les humains dotés d’internet et de fusées se situent à un stade plus avancé, à un échelon supérieur de la grande échelle du « progrès », que les humains qui vivent vêtus de peaux de bêtes dans la forêt amazonienne. Lesquels sont considérés comme arriérés, primitifs, etc. Si, aujourd’hui, cette vision raciste héritée de l’époque des colonies et de la « mission civilisatrice » ne s’exprime plus de manière parfaitement ouverte, elle s’exprime toujours implicitement de très nombreuses manières. Comme dans ce dessin.

Et le pire, en fait, c’est que la régression que l’on vit actuellement et qui prend place depuis des décennies, sinon des siècles, est le fruit du développement hautement technologique. L’imaginaire dominant (de droite comme de gauche) ne conçoit la régression que sous la forme d’une disparition de la technologie, quand c’est en fait son perfectionnement et son expansion qui provoquent les pires régressions. Autrement dit, à droite comme à gauche, on est incapable de saisir que progrès social et « progrès technologique » ne vont pas de pair. On ne réalise toujours pas que le « progrès technologique » s’accompagne en fait inévitablement de terribles régressions sociales, comme l’élection de Donald Trump. Car qui se profile avec Trump, qui est lui-même un produit de l’ère technologique, ce n’est pas un retour à l’âge de pierre, c’est au contraire une accélération de la tyrannie technologique, un techno-fascisme débridé. Trump et ses acolytes sont tous des fanatiques du technocapitalisme, des fous furieux de la tech.

Nous avons tellement régressé que, contrairement aux sauvages qui se vêtent de peaux de bêtes, nous vivons dans des sociétés où l’individu ne sait à peu près rien faire d’utile pour la vie, ne vit plus en contact avec les éléments, est totalement incapable de s’occuper de sa propre subsistance, ne comprend rien et ne sait rien des objets qu’il utilise au quotidien, qui sont fabriqués quelque part avec des matériaux issus d’autre part, grâce à un vaste système industriel mondialisé qui a pour effet de détruire la nature, de polluer, de souiller et d’anéantir la vie sur Terre. Nous avons tellement régressé que, contrairement aux sauvages qui se vêtent de peaux de bêtes, nous sommes soumis∙es à des puissances sur lesquelles nous n’avons presque aucun pouvoir, bien qu’elles aient été créées par des hommes (mâles), des puissances qui nous obligent à vendre notre temps de vie sur un marché du travail principalement composé de bullshit jobs et d’autres emplois de merde qui jouent tous un rôle dans la destruction de la planète. Nous avons tellement régressé que, contrairement aux sauvages qui se vêtent de peaux de bêtes, nous n’avons aucune idée de ce que c’est d’être une créature parmi les créatures, libre de vagabonder sur une Terre non saturée de clôtures, de pylônes, de murs, de routes, d’autoroutes, de zones industrielles et commerciales, d’antennes 4 ou 5G, d’éoliennes, de voies ferrées, de monocultures, etc. Nous avons tellement régressé que, contrairement aux sauvages qui se vêtent de peaux de bêtes, nous sommes contraint∙es de boire une eau chargée de micro et nanoplastiques, de PFAS, de résidus de pesticides, voire de métaux lourds, etc. Nous avons tellement régressé que, contrairement aux sauvages qui se vêtent de peaux de bêtes, nous n’avons aucune idée de ce qu’est une forêt, une vraie forêt, pas une monoculture d’arbres ou une plantation d’à peine 60 ans, aucune idée de ce qu’est une prairie, ou un fleuve non-entravé et contrôlé par une série de barrages. Etc. La régression est inimaginable. Littéralement. Il est très difficile de se la représenter pleinement.

Mais pour dénoncer des fous furieux qui ne rêvent en fait que de davantage de développements technologiques, on fait des dessins qui se moquent des arriéré∙es vêtu∙es de peaux de bêtes. Parce qu’on est super malins.

Nous avons infiniment plus à apprendre des dernières populations qui se vêtent de peaux de bêtes que des plumitifs de Libé.

Nicolas Casaux

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Article mis en ligne le 25 janvier 2025
Les médias « alternatifs » : alternative au capitalisme ou capitalisme alternatif ? (par Nicolas Casaux)

Depuis quelques années, tout un éventail de médias soi-disant « alternatifs » ou « indépendants » ont été créés qui prétendent fournir une meilleure information que celle que les médias de masse classiques du capitalisme industriel (les grandes chaînes de télévision, les grands journaux) diffusent.

Effectivement, les médias de masse du capitalisme industriel, qui appartiennent soit à des riches, soit à l’État (deux aspects d’un même problème), diffusent à peu près tous un même type d’information, formaté d’une même manière, selon des critères qui constituent l’idéologie dominante, c’est-à-dire l’idéologie de la classe dominante, qui devient, par le biais desdits médias et des institutions en général (école, « culture », etc.), celle des dominé∙es. Autrement dit, le fameux « ruissellement » dont on nous cause souvent est en fait essentiellement idéologique. Dans les médias de masse classiques, on ne remet presque jamais en question les fondements du capitalisme. Les problèmes sont superficiellement traités, énormément de choses sont occultées. On promeut une vision du monde dans laquelle le capitalisme, le mode de vie industriel et l’État sont par défaut considérés comme de très bonnes choses, voire comme des éléments inéluctables et inquestionnables de la vie humaine.

Les médias « alternatifs », comme Basta !, affirment donner « de la visibilité aux alternatives, aux mouvements de résistance, aux populations ignorées et à d’autres manières de voir le monde ». Sauf qu’en réalité, dans l’ensemble, les médias soi-disant « alternatifs » diffusent des « manières de voir le monde » qui ne sont pas tellement « autres », pas tellement différentes de celle que véhiculent les médias de masse classiques.

Certes, on y trouve un certain nombre de publications qui prétendent critiquer le capitalisme. Mais en y regardant de plus près, on réalise que c’est moins le capitalisme qui est remis en question qu’une certaine disposition des différents éléments qui composent le capitalisme. Dans les médias « alternatifs », on remet rarement en question le principe même du travail, ou la propriété privée et héréditaire, ou la production de valeur marchande, ou l’argent. On ne remet presque jamais en question le type d’organisation politique que l’on appelle l’État. Et pas non plus le mode de vie industriel, le système technologique et ses implications sociales et matérielles.

Les médias « alternatifs » tiennent à peu près tous un même discours, que l’on peut, il me semble, résumer comme suit :

L’heure est grave, la crise climatique et écologique menace l’avenir de la civilisation et de la planète et de terribles inégalités et injustices économiques font rage. Mais il est possible de remédier à cette situation. Pour cela, il nous faut décarboner notre économie, effectuer une « transition » en développant les énergies renouvelables et les technologies propres ou vertes en général et en arrêtant d’exploiter les combustibles fossiles. Cette « transition », qui nous fournira beaucoup de nouveaux « emplois verts », doit être démocratiquement planifiée, afin de rationaliser nos consommations de ressources et d’énergie, de supprimer les nombreux usages superflus et de rationner les autres. Cela permettra de rendre nos sociétés plus sobres écologiquement. La planification devra aussi inciter les gens à faire des efforts, à mieux trier leurs déchets, manger moins de viande, etc., bref, à optimiser leur empreinte carbone (ou écologique). Une augmentation des impôts que les riches paient, voire (pour les plus radicaux) une redistribution de leurs richesses, devrait permettre de rétablir la justice sociale, de concert avec des réformes importantes du milieu entrepreneurial, une diminution du temps de travail, des changements dans la propriété des moyens de production et d’autres choses du genre.

Le problème, c’est que ce discours est une fable et que l’avenir qu’il nous fait miroiter est un mirage. Le problème, c’est aussi que ce discours repose sur nombre de présupposés (comme l’idée que le travail est une bonne chose) hautement discutables qui, s’ils étaient discutés, pourraient nous amener à réaliser que, chimérique ou non, l’avenir qu’il propose n’est même pas désirable.

Les médias « alternatifs » produisent certainement une discussion plus pertinente que les médias de masse traditionnels. Mais ils ont d’importantes limites. Notamment, aucun d’eux ne propose une analyse véritablement technocritique (ou anti-industrielle, ou naturienne) des sociétés contemporaines. Pourtant, toute contestation cohérente et pertinente des problèmes auxquels nous sommes confronté∙es devrait intégrer une critique de la technologie et de l’industrie. Ainsi qu’une critique de l’État en tant que type d’organisation sociale.

Et pourquoi cette multiplication des magazines, revues, journaux, etc., si c’est pour proposer, grosso modo, une même perspective ? (Là encore, les médias « alternatifs » reproduisent une tare des médias de masse conventionnels : leur non pluralisme, leur unanimisme.)

La profusion des médias « alternatifs » ou « indépendants » et le fait qu’ils proposent tous une même fable relativement rassurante pour la plupart des gens rendent très difficile pour une revue plus radicale de se faire entendre. Si ces gens « alternatifs », qui se disent « décroissants » et autres, m’assurent qu’il est possible de concevoir « une société hautement éduquée et technologiquement avancée, sans pauvreté ni faim », qui utiliserait cependant « beaucoup moins de ressources et d’énergie qu’aujourd’hui » (comme l’affirme Jason Hickel [voir ici]) ; qu’il est donc possible d’universaliser le mode de vie industriel/high-tech à l’entièreté des êtres humains du globe sous l’égide de l’écosocialisme, tout en remédiant au réchauffement climatique (ou en s’y adaptant) ; alors pourquoi devrais-je m’intéresser à ces oiseaux de mauvais augure qui soutiennent des choses compliquées, désagréables et déprimantes sur l’industrie et la technologie (comme quoi le mode de vie industriel serait incompatible avec la préservation de la planète, la technologie avec la démocratie, etc.) ?

Selon toute probabilité, plus le message que vous proposez est proche de ce à quoi les gens sont accoutumés par les médias de masse traditionnels (moins il bouleverse les croyances les plus fondamentales, les plus répandues, des civilisé∙es), plus il vous sera facile d’attirer de l’audience, de faire de l’argent et donc d’être rentable.

Un aspect et un motif de l’échec de l’opposition au capitalisme industriel.

Nicolas Casaux

P.-S. : Un article publié le 15 janvier 2025 sur Basta ! me permet d’illustrer ma critique. Barnabé Binctin interviewe Laurence de Nervaux, une employée du think tank Destin Commun. Le discours de Nervaux se présente comme nuancé, neutre, objectif, dénonçant tous les extrêmes, de gauche comme de droite (mais surtout de droite, heureusement). Il prône un autre nationalisme, un bon nationalisme, pas comme le mauvais nationalisme d’extrême droite (« Il n’y a aucune raison de laisser l’apanage de la fierté [nationale] à la droite ou l’extrême droite »). « La raison d’être de Destin Commun est de bâtir une société plus soudée », lit-on sur le site du think tank. « Au fondement de la démarche de Destin Commun, il y a ce souci de l’état de la cohésion sociale », souligne encore Barnabé Binctin. En d’autres termes, Destin Commun cherche l’apaisement social, la paix sociale. Du pain béni pour les classes dominantes.

D’ailleurs, Laurence de Nervaux n’aime pas qu’on parle de classes sociales :

« Les analyses par classes sociales ont quelque chose d’un peu enfermant, on y est assimilé à un statut, alors qu’en fait, une certaine vision du monde peut mélanger des gens aux niveaux de vie très différents. Exemple, un trader et un chauffeur Uber ne feront a priori pas partie de la même catégorie socio-professionnelle. Et pourtant, ils peuvent tout à fait partager de même valeurs boussoles dans leur vie, autour du travail, de l’argent, de la réussite individuelle. Ce sont souvent des entrepreneurs dans l’âme, qui revendique la maîtrise de leur destin et la volonté d’être leur propre chef. Autant d’orientations psychologiques qui les réunissent, quel que soit leur statut social. »

Traders et chauffeurs Uber du monde, apaisez-vous ! Aimez-vous ! De l’anti-marxisme assumé. Assurer la paix sociale dans la société qui produit des traders et des chauffeurs Uber, dans la société de l’exploitation de tous par tous, de la concurrence de tous contre tous, voilà la mission de Nervaux et de Destin Commun. Chez Destin Commun, on n’est pas pour les extrêmes ! Abolir les classes sociales ? Exproprier les riches ? Destituer les gouvernants ? Démanteler l’État et la domination sociale ? Espèce d’extrémiste ! Non, chez Destin Commun, on propose simplement de « mettre en place » des choses « sur les très hauts salaires, ou plus largement, sur les écarts de salaire » (ce qui, en tant qu’étape de transition, peut très bien se défendre, mais présenté comme un objectif en soi, comme une solution, et au vu du reste de la perspective de Destin Commun, est assez risible).

Bref, du flan, dans lequel on retrouve tous les mythes fondateurs de l’ordre social dominant, comme le « contrat social », cette fiction stupide d’un accord imaginaire jamais ratifié par des personnes n’ayant jamais existé.

Ça devrait pourtant être évident : « pas de justice, pas de paix ». Celles et ceux qui travaillent à l’apaisement social, à la pacification sociale, travaillent objectivement au bénéfice de ceux qui dominent et tirent profit des structures sociales établies, lesquelles sont fondamentalement injustes.

C’est donc sans surprise qu’en se renseignant un peu, on apprend que le think tank Destin Commun est financé par des fonds étatiques et privés dont l’AFD (Agence française de développement, un organe du ministère des Affaires étrangères et de celui de l’Économie et des Finances), la fondation Luminate du milliardaire Pierre Omidyar (fondateur d’eBay), la fondation de la multinationale allemande Bosch, la Sugar Foundation de Jérôme Lecat, un entrepreneur de la « French Tech » installé en Californie, et la European Climate Foundation (une des plus importantes fondations prétendument « philanthropique » d’Europe, de type pass-through, c’est-à-dire spécialisée dans la redistribution de fonds d’autres fondations, financée, entre autres, par la William and Flora Hewlett Foundation, la Bloomberg Family Foundation, le Rockefeller Brothers Fund, la IKEA Foundation, la ClimateWorks Foundation (elle-même financée par la William and Flora Hewlett Foundation, mais aussi par la Fondation David et Lucile Packard, le Bezos Earth Fund, Bloomberg Philanthropies, la fondation Ford, la IKEA Foundation, etc.)).

(Dommage que l’article de Basta ! n’ait pas mentionné ça, ces histoires de financement sont pourtant significatives.)

Une splendide illustration de ma critique des médias alternatifs. Même si, je l’admets, lesdits médias publient en général des choses moins ostensiblement niaises que ce lamentable entretien.

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Article mis en ligne le 17 janvier 2025
Le mythe increvable de la techno-démocratie (par Nicolas Casaux)

« On a dit un mot par rapport au télégraphe, qui me paraît infiniment juste, et qui en fait sentir toute l’importance ; c’est que le fond de cette invention peut suffire pour rendre possible l’établissement de la démocratie chez un grand peuple. Beaucoup d’hommes respectables, parmi lesquels il faut compter Jean-Jacques Rousseau, ont pensé que l’établissement de la démocratie était impossible chez les grands peuples. Comment un tel peuple peut-il délibérer ? Chez les anciens, tous les citoyens étaient rassemblés sur une place ; ils se communiquaient leur volonté […]. L’invention du télégraphe est une nouvelle donnée que Rousseau n’a pas pu faire entrer dans ses calculs […]. Il peut servir à parler à de grandes distances aussi couramment et aussi distinctement que dans une salle : il pourrait seul répondre aux objections contre la possibilité des grandes Républiques démocratiques, et même indépendamment de cet autre moyen, les constitutions représentatives[1]. »

Le mathématicien et économiste français Alexandre-Théophile Vandermonde affirme ça en 1795. Comme le remarque le sociologue marxiste Armand Mattelart (Histoire de l’utopie planétaire, La Découverte, 2009), il s’agit d’une des premières traces historiques d’un discours situant dans le développement technologique, et plus précisément dans le développement des technologies de communication, l’espoir de parvenir à faire des populeuses sociétés modernes de véritables démocraties. Certes, la croyance au « progrès » existait déjà depuis quelques temps. Francis Bacon avait déjà soutenu que le développement des sciences et des techniques aurait raison « des innombrables misères des hommes[2] ». Mais la formule de Vandermonde lie précisément technologie (de communication) et démocratie.

L’ingénieur saint-simonien Michel Chevalier, professeur titulaire de la chaire de l’économie politique au Collège de France et conseiller de Napoléon III, soutint, lui, dans un rapport technique publié en 1836 sous le titre Lettres sur l’Amérique du Nord, que le chemin de fer allait faire advenir la démocratie :

« Améliorer les communications, c’est travailler à la liberté réelle, positive, pratique ; c’est faire participer tous les membres de la famille humaine à la faculté de parcourir et d’exploiter le globe qui lui a été donné en patrimoine ; c’est étendre les franchises du plus grand nombre autant et aussi bien qu’il est possible de le faire par des lois d’élection. Je dirai plus, c’est faire de l’égalité et de la démocratie. Des moyens de transport perfectionnés ont pour effet de réduire les distances non seulement d’un point à un autre, mais encore d’une classe à une autre classe. »

Au cours des siècles, de nombreuses technologies seront pareillement investies d’espérances en un futur meilleur, plus juste. Même les anarchistes voyaient dans la machine un moyen de faire advenir l’abondance et l’égalité pour tous. Kropotkine par exemple : « l’industrie pourra procurer à tous, en fait de vêtements, ce qu’ils désireront — le nécessaire et le luxe, — pour peu que la production soit organisée de façon à satisfaire des besoins réels, plutôt qu’à payer de gros dividendes à des actionnaires[3] ».

En 1915, l’écrivain Jack London célèbre la vidéo et le cinéma qui permettent, selon lui, de combattre les inégalités :

« Les images animées abattent les barrières de la pauvreté et de l’environnement qui barraient les routes menant à l’éducation, et distribue le savoir dans un langage que tout le monde peut comprendre. Le travailleur au pauvre vocabulaire est l’égal du savant […] L’éducation universelle, c’est le message […] Le temps et la distance ont été annihilés par la magie du film pour rapprocher les peuples du monde. […] Regardez, frappé d’horreur, les scènes de guerre, et vous devenez un avocat de la paix… Par ce moyen magique, les extrêmes de la société se rapprochent d’un pas dans l’inévitable rééquilibrage de la condition humaine[4]. »

Dans un livre paru en 1967 intitulé Le Règne de la télévision, l’auteur français Jean-Guy Moreau exprime une croyance relativement commune à l’époque, en tout cas dans certains milieux sociaux, selon laquelle « la TV peut et doit être l’instrument de la démocratie ». Grâce à la télévision, « une certaine forme de démocratie directe peut ainsi renaître[5] ».

Au fil des décennies, « on nous a tour à tour présenté l’usine, la voiture, le téléphone, la radio, la télévision, l’aérospatial, et bien entendu l’armement nucléaire comme des puissances de démocratisation et d’émancipation[6] ». Au moment où le sociologue états-unien Langdon Winner écrit ça, en 1986, le réseau internet, qui n’en est alors qu’à ses balbutiements, n’a pas encore beaucoup fait parler de lui.

En 1994, deux siècles après la mise en service de la première ligne télégraphique, le vice-président des États-Unis, Al Gore, expose aux délégués de l’Union Internationale des Télécommunications (UIT), réunis à Buenos Aires, son projet d’autoroutes de l’information en ces termes :

« Assurer un service universel de communication instantanée pour la grande famille humaine […] La Global Information Infrastructure [GII, infrastructure mondiale de l’information] permettra d’établir une sorte de conversation globale dans laquelle chaque personne qui le veut pourra s’exprimer […] Ce ne sera pas seulement une métaphore de la démocratie en marche ; dans les faits, elle encouragera le fonctionnement de la démocratie en accroissant la participation des citoyens à la prise de décision et elle favorisera la capacité des nations à coopérer entre elles […] J’y vois un Nouvel Âge Athénien de la démocratie qui se forgera dans les forums que la nouvelle infrastructure mondiale de l’information créera[7]. »

Le fossé qui sépare les promesses associées aux développements technologiques et la (désastreuse) réalité de leur déploiement n’a jamais eu raison de « l’imaginaire messianique de la communication[8] », et, au-delà, du mythe du salut par la technologie.

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Un très bon livre, dans lequel j’ai puisé plusieurs citations figurant dans ce texte.

Dans un ouvrage publié en 1997, Jaime Semprun remarquait qu’« il n’est d’ailleurs pas un de ces soi-disant ennemis de l’unification du monde, jusqu’aux plus gauchistes, qui ne s’enthousiasme des possibilités de télédémocratie offertes par les “réseaux” » (L’Abime se repeuple). Même quelqu’un comme André Gorz, qui avait pourtant très justement souligné les implications intrinsèquement autoritaires de la haute technologie, estimait de manière contradictoire que le « passage à une société postcapitaliste » ne pouvait se faire « que sur la base de réseaux de communication mondiaux », et nécessitait donc « l’utilisation des logiciels, des ordinateurs, des machines à programmes pour à la fois économiser des ressources naturelles et économiser de l’énergie humaine, et rendre le maximum d’énergie humaine disponible pour des activités qui portent en elles-mêmes leur propre fin, qui ne sont pas dépendantes de consommations marchandes[9] ».

Cyril Dion, pour prendre un exemple plus récent, s’extasie sur les potentialités d’internet : « Grâce à la capacité de nous organiser en réseaux qu’offre internet, nous pourrions transformer nos structures sociales, politiques, économiques de façon extraordinaire[10]. » Et il est loin d’être le seul. La quasi-totalité des partis politiques, des politiciens, y compris de gauche et d’extrême gauche, s’imaginent ou en tout cas prétendent que la technologie, et notamment internet, recèlent un potentiel d’émancipation et de démocratisation de la société. La quasi-totalité des politiciens et des figures de la gauche s’efforcent de croire, se forcent à croire, n’ont en fait pas d’autre choix que croire qu’internet et les technologies modernes, la high-tech en général, sont compatibles avec la démocratie, étant donné qu’ils partent du principe qu’il est impensable, inenvisageable, de renoncer aux principales technologies modernes. Puisque nous devons et comptons conserver l’essentiel du système technologique, ses infrastructures fondamentales, principales, il faut bien croire que celles-ci peuvent aller de pair avec une organisation sociale démocratique, juste, égalitaire.

Même les soi-disant « décroissants » ayant voix au chapitre soutiennent que le développement technologique est une des clés pour nous permettre d’atteindre la société de nos rêves. L’anthropologue Jason Hickel (une des idoles du lumineux Timothée Parrique), professeur à l’université autonome de Barcelone, membre de la Royal Society of Arts, chercheur invité à l’International Inequalities Institute de la London School of Economics, professeur titulaire de la chaire de justice mondiale et d’environnement à l’université d’Oslo, rédacteur en chef adjoint de la revue World Development et membre de la table ronde sur le climat et la macroéconomie de l’Académie nationale des sciences des États-Unis (je vous passe la suite du CV de ce grand ennemi du monde tel qu’il va), Jason Hickel, donc, présente sa décroissance comme « une société hautement éduquée et technologiquement avancée, sans pauvreté ni faim », qui utiliserait cependant « beaucoup moins de ressources et d’énergie qu’aujourd’hui[11] ». Une des principales conditions pour l’établissement de sa décroissance écosocialiste est en effet l’universalisation du mode de vie industriel/high-tech à l’entièreté des êtres humains du globe. Il s’agit, en d’autres termes, de s’assurer que les « milliards d’humains qui en sont actuellement privés » puissent bénéficier « des biens et services d’ordre supérieur nécessaires à une vie décente : alimentation nutritive, logement moderne, soins de santé, éducation, électricité, fourneaux propres, systèmes d’assainissement, vêtements, machines à laver, réfrigération, chauffage/refroidissement, ordinateurs, téléphones portables, internet, transports en commun, etc.[12] ».

Et bien sûr, internet constitue souvent la pierre angulaire des utopies décroissantes ou écosocialistes. Kate Raworth, une collègue « décroissante » de Hickel, célèbre « les biens communs numériques, qui sont rapidement en train de devenir l’une des zones les plus dynamiques de l’économie mondiale ». La « révolution numérique a donné naissance à l’ère des réseaux et de la collaboration à coût marginal proche de zéro […] avec l’essor dynamique des communaux collaboratifs. […] Quiconque a une connexion Internet peut se divertir, s’informer, apprendre et enseigner dans le monde entier. Le toit de chaque foyer, école ou entreprise peut générer une énergie renouvelable et, avec l’aide d’une monnaie blockchain, vendre le surplus dans un microréseau. Avec l’accès à une imprimante 3D, chacun peut télécharger des modèles et créer les siens propres, et imprimer à volonté l’outil ou le gadget dont il a besoin. Ces technologies latérales sont la base du design distributif, et elles brouillent la frontière entre producteurs et consommateurs, en permettant à chacun de devenir un “prosommateur”, à la fois fabricant et utilisateur dans l’économie pair-à-pair[13]. »

Merveilleux. Je ne sais pas quel genre de drogue consomme Raworth, mais c’est clairement de la bonne. Car rien ne va dans cette litanie techno-messianique. Mais difficile de savoir par où commencer. Par les coûts écologiques désastreux des imprimantes 3D, de la blockchain, des énergies prétendument « renouvelables », et de tout ce que ces choses impliquent ?

Quoi qu’il en soit, une fois évacuée du tableau la question de savoir si – la possibilité que – le développement technologique, les technologies complexes issues de la révolution industrielle, requièrent – vont inéluctablement de pair avec – une organisation sociale hiérarchique, autoritaire, inégalitaire, anti-démocratique, il ne reste plus qu’à croire.

La vieille utopie d’une société humaine pacifiée, harmonisée et rendue égalitaire et démocratique par son unification planétaire, au moyen de technologies de la communication, notamment, continue de justifier la poursuite du développement techno-industriel, et donc la continuation du désastre. (Même si, de manière sans doute assez significative, Raworth et Hickel choisissent de prendre la Chine comme exemple ; Hickel écrit : « Comme l’illustre le cas de la Chine, cet objectif peut être atteint grâce à des politiques d’approvisionnement public et de contrôle des prix, afin de garantir un accès universel aux biens et services essentiels[14]. » La Chine ne constitue pourtant pas un modèle de démocratie. Peut-être un aveu inconscient.)

Or, ainsi que j’ai tenté, à la suite de quelques autres[15], de l’exposer, il me semble qu’il existe de très bons arguments, de très bonnes raisons pour lesquelles, selon toute probabilité, la technologie moderne (la high-tech, la technologie issue de la révolution industrielle, la technologie développée par l’État et le capitalisme) exige nécessairement une organisation sociale hiérarchique, autoritaire, inégalitaire et destructrice de l’environnement[16]. Les mêmes raisons nous suggèrent fortement que la démocratie et la soutenabilité écologique requièrent des sociétés de petite taille, à taille humaine, artisanales plutôt qu’industrielles, exclusivement basées sur des basses technologies[17]. Plus de 200 ans (voire 3000 ans) d’approfondissement de la dépossession, de promesses non tenues, d’espoirs balayés puis naïvement réitérés au gré des nouveaux développements technologiques, qui n’ont toujours eu pour effet que d’étendre la domination, l’aliénation, le contrôle, la surveillance, la contrainte, devraient a minima nous amener à nous poser de sérieuses questions.

Et quoi si ? Et quoi s’il était vain et même, au point où nous en sommes, absurde et stupide de croire que la technologie allait nous permettre de parvenir à l’égalité, à la démocratie, à l’écologie et au bonheur universel ? Et même de croire que la technologie est compatible avec l’égalité, la démocratie et l’écologie ?

Enfer et damnation ! Cela ne ferait-il pas de nous d’horribles « technophobes » ?! Non, pas du tout, il ne s’agit ni d’un rejet total de la technologie, ni d’une peur ou d’une haine irrationnelle de la technologie. Il s’agit de saisir les tenants et les aboutissants de la technologie, qui n’est jamais « neutre », de tirer les conclusions qui s’imposent, et d’arrêter de croire à des mirages.

Nicolas Casaux


  1. Alexandre-Théophile Vandermonde (1735–1796), « Quatrième leçon d’économie politique, 23 ventôse/13 mars [1795] », in L’École normale de l’an III, Nordman D. (éd.), Paris, Dunod, 1994.
  2. Francis Bacon, Temporis partus masculus, 1603, cité par Henri Durel dans « Francis Bacon et la science nouvelle : la nécessaire mais impossible polémique », Réforme, Humanisme, Renaissance n°17, 1983.
  3. Pierre Kropotkine, Champs, Usines et Ateliers, Stock, 1910.
  4. Jack London, « The Message of Motion Pictures », in Paramount Magazine, février 1915.
  5. Jean-Guy Moreau, Le Règne de la télévision, Seuil, 1967.
  6. Langdon Winner, La Baleine et le Réacteur — À la recherche de limites au temps de la haute-technologie, éditions Libre, 2022 [1986].
  7. Al Gore, Remarks prepared for delivery by Vice President Al Gore to the International Telecommunications Union Development Conference in Buenos Aires, Argentina on March 21, 1994, Washington D.C., Departmentof State, USIA, mars 1994.
  8. Armand Mattelart, Histoire de l’utopie planétaire, La Découverte, 2009.
  9. André Gorz, Penser l’avenir — Entretien avec François Noudelmann, La Découverte, 2019. Ce propos de Gorz date d’un entretien ayant pris place en 2005.
  10. Cyril Dion, Petit manuel de résistance contemporaine : récits et stratégies pour transformer le monde, Actes Sud, 2018.
  11. Jason Hickel, « Is the world poor, or unjust? », jasonhickel.org, 22 février 2021.
  12. Jason Hickel et Dylan Sullivan, « How much growth is required to achieve good lives for all? Insights from needs-based analysis », World Development Perspectives, volume 35, septembre 2024.
  13. Kate Raworth, La Théorie du donut, Plon, 2018.
  14. Jason Hickel et Dylan Sullivan, op. cit.
  15. Tout le courant technocritique, des anarchistes naturiens à PMO.
  16. Cf. mon texte « Les exigences des choses plutôt que les intentions des hommes » ou le chapitre 1 de mon livre Mensonges renouvelables et capitalisme décarboné (Libre, 2024).
  17. Cf. aussi mon texte intitulé « High-tech, low-tech, anti-tech : le problème de la technologie ».

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Article mis en ligne le 8 janvier 2025