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Le post­structuralisme, Judith Butler et les corps (par Jane Clare Jones)

Article initialement publié sous le titre « Post-structuralism, Butler and Bodies » sur janeclarejones.com en juillet 2018. Cette traduction provient de la compilation d’essais de Jane Clare Jones publiée par les éditions La Trêve (mars 2025), sous le titre Le Sexe, le genre et Judith Butler.


On discute beaucoup, en ce moment, du féminisme post­structurel/postmoderne et de sa responsabilité dans l’érosion a) de la base matérielle de l’analyse du patriarcat et b) de la « femme » en tant que catégorie politique. Il s’agit là d’un épais et épineux buisson, dans lequel se retrouvent toute une série de philosophies, qui commencent grosso modo avec les débuts de la déconstruction (à partir de la fin des années 1960) et vont jusqu’à la théorie queer (à partir du début des années 1990). Et puis vient le moment de la diffusion de la déconstruction dans les années 1980 et 1990, et la façon dont elle a alimenté les conceptions populaires du « postmodernisme ». Ensuite, nous observons comment ce concept du « postmodernisme » interagit avec les idées issues de la théorie queer, et comment tout cela informe le discours populaire.

L’idée commune ressemble à quelque chose comme ça : le post­structuralisme et la déconstruction, à leurs débuts, soutenaient que tout était « discursif » ou « textuel » et ne croyaient pas à la réalité matérielle. Le postmodernisme s’intéresse au « jeu » des signifiants et à la manière dont tout est « construit » par le discours. Puis Butler arrive et invente la théorie queer en soutenant, en substance, que les corps sont construits de manière discursive, et nous nous retrouvons là où nous sommes aujourd’hui, et c’est probablement la faute de Jacques Derrida.

J’ai plusieurs cordes à mon arc. Je suis une féministe post­structuraliste. Je suis également, sans réserve, une féministe socialiste radicale, attachée à l’analyse matérielle du patriarcat — sans une analyse matérielle du patriarcat, nous ne pouvons, fondamentalement, rien expliquer. Je ne pense pas que ces deux positions soient incompatibles l’une avec l’autre. C’est pourquoi je suis un peu gênée lorsque le terme « post­structuralisme » est utilisé pour signifier « construit discursivement », puis pour signifier « la biologie n’existe pas », et enfin pour signifier « les femmes n’existent pas », parce que tout l’intérêt du post­structuralisme dans lequel je m’inscris (la partie qui descend de Derrida par le biais du féminisme français déconstructiviste de la deuxième vague), consiste à nous faire comprendre que le patriarcat fonctionne en effaçant les femmes, et en effaçant et en s’appropriant la réalité matérielle (et maternelle) du corps des femmes.

Je voudrais donc proposer une petite analyse historique. Le féminisme post­structuraliste contient un grand nombre de choses importantes et utiles qui risquent d’être perdues si nous confondons le post­structuralisme avec la théorie queer du type « tout est discours ». Il n’y a aucune raison cruciale de s’intéresser à tout ça, et mon propos va probablement devenir un peu académique/technique par endroits, mais si cela vous intéresse, j’espère que ce qui suit vous sera utile.

Le postmodernisme, la déconstruction et la « constitution discursive »

Si nous en sommes là (et là je vais passer pour une snob de la philosophie), c’est entre autres parce que la déconstruction a été largement diffusée dans l’université anglo-­américaine par le biais des départements de littérature anglaise — parce que la philosophie « analytique » anglo-­américaine a eu tendance à considérer la philosophie française comme n’étant pas vraiment de la philosophie. (Lorsque j’étais à l’université, le département d’anglais a décidé de décerner à Derrida un diplôme honorifique, et le département de philosophie a plus ou moins menacé de se tenir à l’extérieur avec des pancartes portant l’inscription « Jacques Derrida est un goujat et un charlatan »). À la fin des années 1960, Derrida a publié les trois ouvrages qui ont fait sa renommée — De la grammatologie, L’Écriture et la Différence, La Voix et le Phénomène —, tous fondés sur une analyse du langage et de la signification des textes. Son travail a été repris avec enthousiasme par le monde anglophone — et l’ensemble des sciences humaines — en particulier au cours des années 1980. La manière dont ce travail a été reçu est une histoire compliquée, mais, pour faire un peu violence à l’histoire, on peut grossièrement le résumer, je pense, par une phrase célèbre : « Il n’y a pas de hors-­texte. »

Cette petite chaîne de mots — devenue une sorte d’axiome — apparaît à la page 167 de la traduction anglaise de De la grammatologie, et a souvent été considérée par ses partisan·es et ses opposant·es comme l’expression de ce que nous appellerions, en philosophie, l’« idéalisme linguistique », ou l’idée que tout est langage et que, par conséquent, la réalité matérielle est entièrement « constituée discursivement ». Cette idée, accompagnée d’autres idées derridiennes sur la manière dont le sens naît du « jeu » des signes, a ensuite fusionné avec d’autres éléments de la théorie post­structuraliste — fournis par Lyotard, Baudrillard et Foucault — pour former les fondements philosophiques du postmodernisme culturel, qui était principalement un phénomène esthétique découlant de la prolifération et de la répétition des images et des signes dans une société capitaliste mondialisée et technologiquement avancée. Pour simplifier un concept compliqué, il existe un phénomène intéressant concernant les signes : lorsqu’ils sont répétés à l’infini, ils commencent à perdre leur signification. (Si vous ne voyez pas de quoi je parle, essayez de dire votre nom cinquante fois et, à un moment donné, il cessera de vous désigner et semblera bizarre). La sensibilité culturelle de la fin des années 1980 et des années 1990 (salut la génération X) portait sur l’aliénation, l’ennui et le sentiment général d’inauthenticité qui résultent du fait d’être bombardé d’images et de signes, répétés à l’infini, décomposés et assemblés dans diverses séquences plus ou moins aléatoires. Nous y faisions face principalement en faisant preuve d’une ironie folle à l’égard de tout, en portant des vêtements kitsch (salut les hipsters) et en regardant des films de Quentin Tarantino et de David Lynch en boucle. C’était le bon temps.

Quoi qu’il en soit, revenons à Derrida. Ce qu’il faut comprendre — cela a déjà été dit, mais il faut le répéter —, c’est que lorsque Derrida écrit « il n’y a pas de hors-­texte », il ne veut pas dire qu’il n’y a rien en dehors du texte. Lorsque Derrida dit « texte », il ne veut pas dire, fondamentalement, texte en tant que langage. C’est là que la question de la diffusion de la philosophie par la littérature anglaise devient pertinente. Car, de mon point de vue, la déconstruction n’est pas fondamentalement une théorie du langage. Derrida utilisait le langage ou les signes pour faire valoir un point de vue ontologique : un point de vue sur la structure de la réalité. Il ne s’agissait pas de dire que la réalité est entièrement faite de langage, mais que tout ce qui existe existe dans des réseaux de relations impliquant d’autres choses. Ce qu’il voulait dire en parlant des signes — et il aurait tout aussi bien pu parler, comme il l’a fait plus tard, de sujets, d’États politiques, d’œuvres d’art ou d’à peu près n’importe quoi —, c’est que le sens naît d’un contexte relationnel, cependant que la philosophie occidentale et les théories occidentales de la subjectivité sont obsédées par l’idée d’ignorer et d’effacer ce fait. Nous aimons penser que les sujets humains sont autosuffisants, interdépendants, auto-­identiques, invulnérables, que nous ne sommes pas affecté·es par le monde qui nous entoure, ni dépendant·es de lui, et que nous n’avons aucune dette éthique ou politique particulière envers qui que ce soit. C’est de la foutaise. (Plus précisément, c’est une bêtise néolibérale-­capitaliste patriarcale.)

Et donc, lorsque je lis « texte » chez Derrida — comme, à ma connaissance, toutes celles et ceux du courant féministe français —, je ne lis pas « langage », mais « relation ». Ou, si l’on veut être technique, ce que je lis, c’est « relation spatiale et temporelle ». Ainsi, « il n’y a pas de hors-­texte » devient « rien n’existe qui soit complètement dissociable de ses relations spatiales et temporelles ». Ce qui est vrai. Contrairement à « rien n’existe qui ne soit pas du langage », ce qui est manifestement faux (nous pourrions également noter que ce changement de sens, lorsque vous lisez Derrida dans le contexte de la tradition philosophique dans laquelle il travaille, est une assez bonne démonstration de son argument selon lequel le sens est déterminé par le contexte). Voilà pour le premier point. Le courant déconstructeur du post­structuralisme n’est pas une forme d’idéalisme linguistique. Il ne soutient pas que la réalité matérielle serait entièrement « constituée discursivement ». Il s’agit plutôt d’une revendication ontologique sur la nécessité de ce que j’appellerais la « relation constitutive fondamentale ». En ce qui concerne le féminisme socialiste post­structuraliste, cela vise spécifiquement à critiquer la façon dont le patriarcat et le capitalisme s’efforcent de prétendre que nous ne sommes pas des êtres relationnels. (Jordan Peterson n’est pas complètement à côté de la plaque lorsqu’il dit que le postmodernisme est une forme de « marxisme culturel », mais ne dites pas que j’ai dit ça, ça risque de m’énerver.)

Le féminisme déconstructiviste et le corps

Le deuxième point qui découle de tout ceci, c’est qu’il est philosophiquement incohérent de penser que la déconstruction est antimatérialiste. Comme on le sait relativement bien, l’une des autres idées principales de la déconstruction est la critique des hiérarchies binaires. L’argument est le suivant : la construction de la subjectivité occidentale patriarcale repose sur un enchevêtrement d’oppositions métaphysiques : masculin/féminin, père/mère, rationnel/émotionnel, esprit/corps, immatériel/matériel, civilisé/primitif, domestique/étranger, universel/particulier, unique/multiple, éternel/muable, mortel/immortel, terre/ciel, etc. La construction du sens et de la subjectivité s’est traditionnellement basée sur le primat d’une moitié de ces binarités — le masculin, et tout ce qui lui est métaphysiquement associé, comme l’esprit, la rationalité et la civilisation — et sur la dévaluation ou l’effacement de l’autre moitié, féminine. C’est ici que le concept de la nécessité de la relation devient important. Car toutes les binarités sont interdépendantes. Par conséquent, le fait de privilégier un terme au détriment de l’autre produit une fausse représentation de la réalité, avec de terribles conséquences politiques et sociales, notamment l’oppression et l’aliénation des groupes — en particulier les femmes et les personnes de couleur — associés au terme dévalorisé.

Ce que je retiens de l’analyse post­structuraliste de la hiérarchie binaire, c’est que l’effacement du féminin, du maternel, du matériel et du corps est un geste axiomatique de la pensée occidentale. Quelques années après la publication des textes centraux de Derrida, Luce Irigaray a poursuivi en qualifiant ce primat de l’esprit sur le corps d’« acte fondateur de la métaphysique[1] ». Ce geste permet au sujet masculin patriarcal de se construire comme invulnérable, souverain et absolu, en reniant sa dette et sa dépendance à l’égard de la réalité matérielle en général et du corps des femmes en particulier (voir mon essai « La structure profonde du genre »). Ce modèle s’inscrit parfaitement dans l’analyse féministe de la deuxième vague. Le patriarcat est un système qui fonctionne en effaçant — et en s’appropriant simultanément — les corps et le travail des femmes. Il s’agit, initialement, de sa raison d’être. La pensée philosophique occidentale — et les structures sexo-­spécifiques qu’elle soutient — facilite cette appropriation en refusant de reconnaître le travail reproductif et domestique des femmes et en niant la dépendance des hommes à l’égard de ce travail, alors même qu’il crée et soutient leur existence[2]. Et le fait que de nombreux hommes sachent qu’ils font cela — et qu’ils continueront à dépendre de nous (et de nos utérus, de nos seins et de nos vagins) même s’ils le nient — n’est pas sans lien avec le contrôle et la violence dont ils font souvent preuve à notre encontre.

Pour résumer : la déconstruction est une théorie qui stipule que privilégier un pôle d’une hiérarchie binaire est a) métaphysiquement insoutenable, et b) politiquement douteux. Il est donc a) philosophiquement incohérent de penser que la déconstruction est antimatérialiste ou que vous pouvez l’utiliser pour soutenir votre antimatérialisme, et b) étant donné que la « matérialité » est historiquement associée au pôle féminin opprimé/effacé/accaparé de la hiérarchie binaire, l’antimatérialisme est — a minima — politiquement douteux.

Tous les problèmes liés au genre

Butler n’est pas féministe. En tout cas, Trouble dans le genre ne relève pas de la philosophie féministe, mais de la théorie queer. Or la théorie queer et la philosophie féministe sont deux choses différentes étant donné qu’elles n’ont pas les mêmes préoccupations politiques. Lorsque je dis que Butler n’est pas féministe, je ne veux pas dire qu’elle ne s’identifie pas comme telle ou qu’elle ne se préoccupe pas de l’oppression des femmes en général. Ce que je dis, c’est que l’oppression des femmes n’est pas ce qui la préoccupe dans Trouble dans le genre ; qu’elle y formule une idée qui crée d’énormes problèmes pour l’articulation et l’explication de l’oppression des femmes ; et qu’il est loin d’être évident qu’elle s’en préoccupe vraiment. (J’aimerais VRAIMENT que les mecs de gauche arrêtent de me la jeter à la figure à chaque fois que je formule une revendication politique concernant l’oppression des femmes, parce que Butler. N’est. Pas. Féministe.)

La dernière fois que j’ai lu Trouble dans le genre, je suis tombée sur ce passage au début de la préface originale qui m’a littéralement sidérée :

J’ai lu Beauvoir qui expliquait qu’être femme dans une culture masculiniste revenait à être une source de mystère et de non-­connaissance pour les hommes. Et cela ne m’a pas semblé complètement faux en lisant Sartre, pour qui tout désir — bien entendu, hétérosexuel et masculin, ce qui n’est pas sans poser problème — se définit en termes de trouble. Pour le sujet masculin du désir, le trouble fait scandale quand un « objet » féminin, avec une capacité d’agir inattendue, fait irruption sans crier gare, soutient son regard, regarde à son tour, défiant par là la place et l’autorité du point de vue masculin. La totale dépendance que le sujet masculin entretient avec « l’Autre » féminin révèle d’un seul coup combien son autonomie est illusoire. Ce renversement particulier de la dialectique du pouvoir n’a pas vraiment réussi à retenir mon attention[3]. [Je souligne.]

Dans ce passage, Butler tente de résumer l’idée essentielle de la pensée féministe française. En l’occurrence, considérée sous l’angle de la manière dont la masculinité patriarcale nie sa dépendance à l’égard du féminin en niant l’expression de la subjectivité des femmes dans le regard… mais, comme nous venons de le voir plus haut, nous pouvons également la considérer sous l’angle de la dépendance masculine à l’égard de la matérialité du corps des femmes. Le point central est le suivant : le sujet patriarcal occidental se construit à travers la négation de sa dépendance à l’égard des femmes et donc à travers l’effacement et l’altérisation des femmes, refusant de reconnaître à la fois leur personnalité et leur travail reproductif. C’est pourquoi toute affirmation de l’existence psychique et matérielle des femmes lui apparaît comme une menace pour son autonomie « illusoire », son invulnérabilité, sa souveraineté ou sa maîtrise. Judith Butler, la grande « féministe » post­structuraliste, résume la pensée centrale du féminisme post­structuraliste français concernant le fonctionnement de l’oppression des femmes, puis nous dit, en substance, que ça ne l’intéresse pas — ni intellectuellement ni politiquement.

La philosophie, en réalité, est une activité entièrement motivée. (Toutes ces idioties sur le désintéressement rationnel ne sont qu’une mystification patriarcale de plus.) Nous travaillons sur ce qui nous importe, et ce qui nous importe, le plus souvent, c’est ce qui nous cause du tort. Nous travaillons sur nos blessures, sur les endroits où nous nous sommes heurtées au monde ou bien ceux où le monde nous a heurtées, où nous avons saigné et où nous avons tenté d’endiguer l’hémorragie en imaginant la manière dont les choses pourraient être autrement. Lorsque je dis que Judith Butler n’est pas féministe, je veux dire que sa blessure n’est pas une blessure d’oppression liée à son appartenance à la classe sexuelle des femmes — ou du moins, que ce n’est pas ainsi qu’elle la vit. Sa blessure est une blessure d’oppression en tant que lesbienne non-­conforme au genre, qu’elle ne vit pas comme une question liée au sexe féminin, mais plutôt comme découlant de ce qu’elle appelle « la matrice hétérosexuelle ». Comme elle le dit immédiatement après le passage ci-­dessus, ce qui l’intéresse, c’est la façon dont « le pouvoir semblait s’exercer en produisant précisément le cadre de pensée binaire sur le genre », ou « ce rapport binaire entre les “hommes” et les “femmes”, ainsi que la stabilité interne de ces termes ». En d’autres termes, la solution de Butler, pour traiter sa blessure particulière de non-­conformité homosexuelle au genre, consiste à essayer de troubler la distinction entre « homme » et « femme » à un niveau ontologique fondamental. (Ce qui représente un sérieux problème pour celles et ceux d’entre nous qui pensent que nous avons besoin de comprendre la différence entre les hommes et les femmes pour décrire comment et pourquoi les hommes oppriment les femmes[4].)

Pour comprendre comment elle y parvient, il ne suffit pas d’assimiler de manière caricaturale la déconstruction à un idéalisme linguistique — même si la déconstruction joue son rôle. Ce que je veux souligner ici, c’est que si Butler a bien sûr hérité de la déconstruction, sa méthode fondamentale, dans Trouble dans le genre, doit beaucoup plus à Foucault qu’à Derrida. En termes simples, il s’agit d’anti­normativité. La théorie queer en tant que mouvement intellectuel repose plus ou moins sur l’idée d’anti­normativité — raison pour laquelle l’uniformité d’une grande partie de la représentation actuelle de la mouvance queer est à la fois ironique et triste. Foucault a conçu une analyse de la « micro-­politique du pouvoir » qui s’intéresse principalement non pas à la manière dont le pouvoir opprime ou réprime négativement les gens, mais à la manière dont le pouvoir opère à travers les normes sociales afin de « produire » positivement des sujets. Il y a beaucoup de choses justes et utiles là-­dedans, par exemple en ce qui concerne la manière dont les normes et les pratiques juridiques, médicales et éducatives façonnent certains types de sujets — et la manière dont certains types d’identités (« l’homosexuel », « le criminel », « le fou ») non seulement décrivent mais produisent des personnes en accord avec ces identités — par le biais de ce que Butler appelle « performativité ».

Jusque-­là, très bien. Passons maintenant aux problèmes. Le premier problème, le principal, c’est que les foucaldiens ont tendance à se laisser emporter par l’idée de normativité (considérée comme une chose mauvaise) et à décider que toutes les normes (des choses mauvaises) sont simplement des algorithmes socialement construits[5] conçus pour réguler et discipliner les sujets humains. (On ne sait jamais très bien dans l’intérêt de qui, car le pouvoir chez Foucault est une affaire diffuse qui circule et se reproduit, pas nécessairement au bénéfice de qui que ce soit — ce qui constitue un ÉNORME problème). C’est là que l’idée de « constitution discursive » prend tout son sens. Parce qu’il n’y a — du moins dans les premiers textes foucaldiens les plus influents — aucune reconnaissance du fait que certaines de nos normes sociales existent pour de justes raisons, y compris des raisons matérielles. Parce que, dans la réalité, certaines choses sont simplement nuisibles pour les gens. Dans le premier volume de son Histoire de la sexualité, Foucault raconte l’histoire d’un homme « un peu simple d’esprit » qui agresse sexuellement une fille. Tout ce qui l’intéresse, dans cette histoire, c’est la façon dont de terribles normes sexuelles puritaines qui interdisent d’agresser les filles sont déployées en vue de soutenir l’abominable traitement disciplinaire de ce pauvre homme infortuné qui ne faisait, selon lui, que s’adonner à d’« infimes délectations buissonnières[6] » (va au diable, Michel).

Je pourrais m’étendre longuement sur la façon dont cet aspect de la pensée de Foucault a donné naissance à toute une sous-­industrie de féministes foucaldiennes qui débitent les propos les plus ineptes et les plus infâmes, par exemple en prétendant que le problème des féministes qui parlent du viol, ce serait qu’elles créent des « violeurs » et des « victimes », alors que le viol pourrait cesser d’un être un problème si seulement nous arrêtions de penser qu’il en est un ; mais j’ai déjà écrit une trentaine de pages sur le sujet et passé trois semaines avec l’envie de tout casser et l’impression d’être perversement manipulée par des personnes censées être de mon côté[7]. Je ne vais donc pas m’étendre dessus aujourd’hui. Je dirai simplement : nommez le maudit problème. L’idée de base est la suivante : outre la culture, la langue, le discours et tout ce que nous souhaitons placer dans la catégorie « idées » ou « immatériel », il existe aussi des choses comme la nature, la biologie et les besoins humains fondamentaux — qui sont à la fois d’ordre biologique et psychique — et tout ce qui relève de la catégorie « matériel ». Or, certaines de nos normes — manger des légumes, essayer de faire de l’exercice, ne pas agresser sexuellement des enfants — ont été établies parce qu’elles relèvent de la promotion du bien-­être ou de l’évitement de la souffrance. Ces normes peuvent favoriser le bien-­être ou causer du tort (de quelque manière) indépendamment de ce que nous pensons ou disons à leur sujet, et continueront à favoriser le bien-­être ou à causer du tort même si les gens stipulent que nous ne devrions pas en parler sous prétexte que le fait d’en parler contribuerait à les faire advenir. (Il est certain que de ne pas parler du viol a toujours merveilleusement fonctionné pour les femmes, n’est-­ce pas ?)

C’est de là que vient l’attaque de Butler contre la normativité du « rapport binaire entre les “hommes” et les “femmes” ». Pour faire simple, Butler soutient que le « sexe » n’est qu’une autre mauvaise manifestation disciplinaire d’une normativité discursive. (Ce qui est à peu près aussi crédible que de dire que l’idée selon laquelle les marées noires posent problème ne serait qu’une mauvaise manifestation disciplinaire de normativité. Allez dire cela aux pauvres macareux.) Bien sûr, si Butler avait simplement dit « genre », nous n’aurions eu aucun problème, mais comme nous le savons — et comme cela se manifeste de plus en plus clairement dans toute cette affaire — Butler a remis en question la distinction sexe/genre. Ce qui nous ramène à la déconstruction. Ici, les choses deviennent un peu techniques, mais je pense qu’il vaut la peine de les comprendre, parce que Butler déploie une logique déconstructiviste afin d’essayer de briser la distinction sexe/genre, au moyen d’un argument subtil mais — surtout — faux.

Voici à peu près ce qu’il en est : la détermination de toute identité — qu’il s’agisse du « sexe » ou de la « femme » — est formée en opposition à son autre — dans ce cas, le « genre » ou l’« homme » (c’est vrai, ou du moins, c’est ainsi que cela fonctionne à l’intérieur d’un patriarcat, nous y reviendrons). La distinction « sexe/genre » est une paire binaire qui correspond à peu près à la paire « nature/culture » ou « matériel/discursif », or un axiome de la déconstruction stipule que nous ne pouvons pas entièrement séparer un terme de l’autre, et qu’il est erroné et mauvais de prétendre que nous le pouvons parce que de tels actes de séparation sont associés à des actes d’effacement et d’exclusion qui, comme nous l’avons vu plus haut, sont politiquement douteux. D’accord…

Nous arrivons maintenant à l’endroit où Butler commet une erreur. Dans le domaine de la philosophie dans lequel je travaille, nous avons tendance à considérer la pensée déconstructiviste et féministe comme une pensée de type « à la fois/et », que nous opposons à la pensée patriarcale « soit/soit » (voir le chapitre consacré à ce sujet). Une façon simple de concevoir cela consiste à considérer les concepts (ou les pôles conceptuels) comme des solides délimités qui « ne peuvent pas occuper le même espace en même temps » et doivent donc s’exclure les uns les autres (« soit/soit »), plutôt que comme des fluides ou des gaz[8] ou des choses susceptibles de se mélanger tout en restant elles-­mêmes (« à la fois/et »). Ainsi, je conçois la relation entre sexe et genre — ou entre nature et culture — comme une interpénétration ou une interaction de phénomènes qui, néanmoins, ne peuvent être réduits l’un à l’autre et ne sont pas identiques. Nous ne pouvons pas tracer une ligne parfaite entre « sexe » et « genre », de même que nous ne pouvons pas parfaitement distinguer « corps » et « esprit ». Néanmoins, cela ne signifie pas qu’ils sont une seule et même chose. Pour reprendre une expression de Derrida que j’affectionne, nous pourrions dire qu’ils sont « hétérogènes mais indissociables ».

Mais — (tadam !) — ce n’est pas du tout ce que conclut Butler. Au contraire, Butler ne sort jamais d’une manière patriarcale de penser la relation entre « deux choses différentes mais inséparables ». Une vision qui — comme le montrera bientôt une discussion au sujet des « lignes de démarcation » — comprend la relation selon un « modèle des solides » (Bergson). Pour que le sexe possède sa propre réalité non discursive, suggère-­t-­elle, il faut qu’il soit possible de tracer une ligne entre « sexe/nature/non-­construit » et « genre/culture/construit ». Comme elle l’affirme dans Ces corps qui comptent, une « critique modérée pourrait admettre qu’une partie du “sexe” est construite, mais qu’une autre ne l’est certainement pas, et se trouver alors, bien sûr, dans l’obligation de tracer la ligne entre ce qui est construit et ce qui ne l’est pas[9] ».

En réalité, il n’y a aucune obligation de tracer une ligne précise, que ce soit autour du concept « sexe » ou du concept « femme », pour que ces termes soient signifiants et utilisables. S’imaginer que nous devrions tracer des lignes autour des concepts pour que ces concepts soient signifiants, c’est reproduire exactement la même vieille bêtise essentialiste, spatialisante et phallique que nous devrions critiquer. Comme l’a souligné Wittgenstein, il n’est pas nécessaire de pouvoir tracer la ligne au sol où « ici » devient « là » pour utiliser ces mots de manière sensée[10]. Parce que les essences, les délimitations claires et les oppositions phalliques ne sont pas la seule — ni la plus importante — façon dont les concepts fonctionnent. (Si tant est que les essences, les délimitations claires et les oppositions phalliques représentent une façon dont les concepts fonctionnent[11].)

En fin de compte, Butler naturalise le fonctionnement traditionnel des binarités métaphysiques en tant que systèmes d’oppositions exclusives — soit la nature, soit la culture, soit le discours, soit la matérialité. (Ce qui est assez ironique. Et ce qui est doublement ironique, c’est qu’en faisant cela, sa conception de la relation entre le sexe et le genre est précisément à l’opposé de la « fluidité » ou du « flux »). Nous ne pourrions donner une réalité au « sexe » qu’en traçant une « ligne de démarcation » entre le « non construit » et le « construit », et une telle « délimitation […] marque une frontière qui inclut et exclut […] Ce qui sera ou ne sera pas inclus dans les limites du “sexe” sera fixé par une opération d’exclusion plus ou moins tacite » (Butler, Ces corps qui comptent). À mon avis, cela n’est vrai que si nous pensons que le système phallique de la hiérarchie binaire — et son procédé de construction des pôles sous forme d’oppositions exclusives — est le seul moyen de produire du sens ou de l’existence. Il me semble qu’il s’agit là d’un postulat fondamentalement patriarcal. En fin de compte, Butler confond l’idée de « différence » et l’idée d’« exclusion » — la résonance politique actuelle de cette idée devrait être claire — et suggère que la « différence » est entièrement construite par l’« exclusion ». Cela revient à refuser de penser la possibilité de la différence — et des relations entre les choses différentes — d’une manière autre que celle qui est actuellement imposée par la logique patriarcale d’exclusion. Et cela requiert de passer à côté de tout l’intérêt du féminisme post­structuraliste français. La « différence » n’est pas l’opposition phallique ni l’exclusion. La « femme » n’est pas seulement un « non-­homme ». Tout comme « l’homme » n’est pas seulement une « non-­femme ». Les femmes existent en dehors de la grille des oppositions patriarcales. Il en va de même pour le sexe. Et la nature. Et la matérialité.

En prétendant que nous ne pourrions pas définir le « sexe » sans une « opération d’exclusion », Butler refuse d’accorder au sexe sa propre réalité et dénie également la réalité du concept de « femme ». (Comment quiconque a réussi à convaincre tant de gens que détruire la catégorie politique femme constituait une démarche féministe radicale ne cessera jamais de me stupéfier, même si la réponse à la question de savoir pourquoi cela a été accepté avec tant d’enthousiasme — parce que le patriarcat — est moins mystérieuse.) Si nous ne pouvons pas définir clairement le sexe, mais que le sexe et le genre sont indissociables, cela signifie pour Butler que le genre subsume le sexe : « Si le genre consiste en des significations sociales que le sexe assume, alors le sexe n’acquiert pas de significations sociales […] mais est plutôt remplacé par les significations sociales qu’il prend ; le sexe est abandonné […] et le genre émerge […] comme le terme qui absorbe et remplace le “sexe”. » (Butler, Ces corps qui comptent.) Selon le même genre de logique, vous pourriez tout aussi bien soutenir que le sexe « absorbe et remplace » le genre — mais, effectivement, ce serait vraiment conservateur. Quoi qu’il en soit, nier la réalité de l’un ou l’autre pôle d’une binarité, prétendre qu’un pôle « absorbe » l’autre[12] ou affirmer que, puisque vous ne pouvez pas parfaitement distinguer deux choses, elles constituent en fait une seule et même chose, ne représentent pas une forme de pensée déconstructiviste digne de ce nom.

La dernière chose que je voudrais souligner, c’est la raison pour laquelle Butler fait ce choix éminemment patriarcal de penser que la réalité des choses doit être enfermée dans cette grille d’oppositions binaires exclusives. Pour moi, cela ressemble un peu à un étrange mélange foucaldien/derridien. Elle prend le récit foucaldien de la manière dont le pouvoir produit des sujets — « les systèmes juridiques du pouvoir produisent les sujets qu’ils viennent ensuite à représenter » (Trouble dans le genre) —, et l’idée derridienne selon laquelle la subjectivité patriarcale fonctionne selon une logique de hiérarchisation et d’exclusion de l’autre, puis les fusionne et les totalise, ce qui permet d’affirmer que tous les « sujets sont invariablement produits par certaines pratiques d’exclusion » (Ces corps qui comptent) qui « constituent le champ contemporain du pouvoir », de sorte qu’« il n’existe pas de position en dehors de ce champ » (je souligne). Du point de vue d’une féministe française — enfin, de n’importe quelle féministe — c’est une catastrophe. Il s’agit, à la base, d’une affirmation (et je soupçonne ici les racines hégéliennes/lacaniennes de Butler de se manifester) selon laquelle l’être de toutes les choses — sujets, signes, groupes politiques, États politiques, etc. — ne peut être produit qu’à travers des opérations hiérarchiques d’exclusion, d’effacement et d’altérisation. Ce qui revient à dire que tous les sujets sont fondamentalement patriarcaux (ou, inversement, qu’aucun sujet n’est patriarcal) et que, par conséquent — et c’est là que tout cela commence à nous sembler maladivement familier —, la « femme » en tant que catégorie politique est produite par le pouvoir au moyen de la même opération d’exclusion qui produit l’« homme ». Pour formuler tout ça dans le langage de la race — ce qui, je sais bien, a été décrété verboten, mais personne ne m’a encore raisonnablement expliqué pourquoi — cela équivaut à une affirmation de racisme inversé, ou à une affirmation selon laquelle les Blancs ont été construits comme « l’autre » des Noirs exactement de la même manière que les Noirs ont été construits comme « l’autre » des Blancs[13]. Or, comme tout le monde le sait, cela n’a pas de sens. Parce que le pouvoir. Qui ne circule pas indifféremment, en fin de compte.

En généralisant le récit de Foucault sur le pouvoir productif en vue de suggérer que les mécanismes patriarcaux d’exclusion hiérarchique informent également la création de tous les sujets, Butler a détruit l’analyse du patriarcat en tant que hiérarchie de pouvoir qui fonctionne en aliénant les femmes. Et ce n’est pas très féministe. (Voir « Judith Butler : Comment faire disparaître le patriarcat en trois mouvements ».) Dans un entretien qu’elle a accordé en 1998 à des féministes post­structuralistes qui travaillent dans la même tradition que moi, elle s’est demandé à haute voix si « l’ordre symbolique » de notre culture était en fait « principalement ou paradigmatiquement masculin[14] ? ».

Ce à quoi je répondrais : en effet, Judith, en effet.

Jane Clare Jones

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  1.  Luce Irigaray, Éthique de la différence sexuelle, Éditions de minuit, 1984.
  2.  Même chose vis-à-vis du travail et de la subjectivité des personnes de couleur, ainsi que de la relation entre « l’homme » et le monde naturel.
  3.  Judith Butler, Trouble dans le genre, La Découverte, 2005.
  4.  Je tiens à dire ici que je me soucie de la blessure de Judith Butler, tout comme je me soucie des blessures de tout le monde. Chacun·e a le droit de s’occuper de ses propres blessures et des intérêts politiques qui en découlent — et nous devons faire attention à la manière dont nous déployons le discours de l’« exclusion » face à des personnes qui essaient simplement de s’occuper de leurs propres affaires. Le problème avec Butler n’est pas, fondamentalement, que ses intérêts ne sont pas des intérêts féministes. C’est très bien, en principe. Le problème avec Butler, c’est qu’en articulant une solution pour traiter sa propre blessure, elle fait quelque chose qui rend presque impossible pour les autres femmes d’articuler la leur. Cela crée une situation qui ressemble à un jeu à somme nulle dans lequel deux groupes de personnes qui endurent des souffrances finissent par jouer leurs blessures l’un contre l’autre. Il n’est pas surprenant que, dans une telle situation, les choses deviennent extrêmement laides, très rapidement, et que beaucoup de personnes finissent par être très blessées. Pourrions-nous essayer de trouver un moyen d’arrêter ? S’il vous plaît.
  5.  Nous nous heurtons également au fait que le terme « construit » est généralement considéré comme signifiant « non réel », « arbitraire » ou « pourrait tout aussi bien être fait d’une autre manière et n’est fait que de cette manière parce qu’il faut insérez-ici-un-motif-politique-douteux ». Et en effet, c’est souvent ce que signifie le terme « construit ». Nous pourrions prendre, par exemple, la manière dont le comportement corporel des femmes est façonné de sorte qu’elles occupent moins d’espace comme une illustration axiomatique de la manière dont une micro-politique foucaldienne du pouvoir conditionne les corps d’une manière certainement informée par des motifs politiques douteux. Cela dit, de nombreuses choses construites ne le sont pas « arbitrairement » — elles sont liées aux besoins humains fondamentaux et à la matérialité. Le meilleur exemple en est un objet littéralement construit : les maisons. Nous ne pouvons pas construire des maisons n’importe comment. Elles doivent remplir une certaine fonction — fournir un abri — et pour ce faire, elles doivent répondre à certaines exigences : une sorte d’arrangement mur/toit (qui peut être circulaire comme un igloo ou une tente dôme, mais qui remplit toujours une fonction mur/toit), et un moyen d’y entrer et d’en sortir. Les maisons peuvent être construites avec certaines choses — comme le bois, le béton, la terre cuite, la glace — mais pas avec d’autres — comme la barbe à papa, l’eau non gelée, le mercure ou tout ce qui pourrit trop vite. Il existe ensuite de nombreuses variations possibles des paramètres de base, en fonction du climat et des matériaux disponibles dans un lieu donné, du mode de vie des personnes qui utilisent l’habitation et des traditions culturelles et artistiques. Mais toutes ces variations s’inscrivent dans le cadre de paramètres de base, également appelés normes. Ces normes n’ont absolument rien d’« arbitraire » et ne sont pas non plus motivées par des raisons politiques douteuses.
  6.  Michel Foucault, Histoire de la sexualité I : la volonté de savoir, Gallimard, 1976.
  7.  Jane Clare Jones, « Queer Theory, Foucauldian Feminism and the Erasure of Rape » (« Théorie queer, féminisme foucaldien et effacement du viol »), janeclarejones.com, 30 août 2018.
  8.  Prenons un exemple : l’air est composé d’azote, d’oxygène et de dioxyde de carbone (ainsi que d’autres éléments). Ses éléments constitutifs sont tous mélangés. Nous ne pouvons pas les séparer les uns des autres et continuer à avoir de l’air. Mais, en même temps, ces éléments constitutifs sont toujours ce qu’ils sont, ils ne sont pas en train de s’exclure, de s’absorber ou de s’effacer les uns les autres. Ils sont simplement mélangés et, ce faisant, ils produisent le phénomène que nous appelons l’air. Butler soutient que puisque que nous ne pouvons pas parfaitement séparer le « sexe » du « genre » ou le « matériel » du « discursif » (et que les séparer serait « excluant »), alors ces concepts peuvent être amalgamés l’un dans l’autre. Et c’est faux.
  9.  Judith Butler, Bodies That Matter: On the Discursive Limits of ‘Sex’, Londres et New York: Routledge, 1993. Ces corps qui comptent, éditions Amsterdam, 2009.
  10.  « On peut dire que le concept de “jeu” est un concept aux contours flous. — “Mais un concept flou est-il vraiment un concept ?” — Une photographie qui manque de netteté est-elle vraiment l’image de quelqu’un ? […] Frege compare le concept à une circonscription, et il dit qu’une circonscription non clairement délimitée ne peut en aucune façon être nommée “circonscription”. Probablement cela veut-il dire que nous ne pouvons rien en faire. — Mais est-il dénué de sens de dire : “Tiens-toi à peu près là !” ? » Wittgenstein, Recherches philosophiques (1953), Gallimard, 2004.
  11.  Il convient ici de réfléchir aux mesures prises contre le concept « femme » et, par conséquent, contre la « biologie femelle » dans le discours populaire à l’heure actuelle. La stratégie consiste principalement à affirmer que la femme n’a pas d’essence ou de définition. (Ce qui ressemble étrangement à ce que le patriarcat affirme depuis toujours). Quoi qu’il en soit, cela se traduit soit par l’affirmation que a) il est impossible d’identifier la caractéristique essentielle qui fait de quelqu’un une femme, parce qu’il y a toujours des exceptions à chaque caractéristique choisie (par exemple, il y a des femmes qui n’ont pas de règles, qui n’ont pas d’utérus ou qui ne sont pas capables de porter des enfants), de sorte que les femmes n’ont pas d’essence, et b) il est impossible de tracer une frontière nette autour du concept de femme, et c’est là que l’utilisation des personnes intersexuées entre en jeu pour soutenir l’affirmation selon laquelle « le sexe est un continuum » (ou un spectre), et donc que « femme » n’a pas de définition. (Il convient de noter que les personnes [dites] intersexuées ne sont pas ravies de cette situation, parce qu’elles constituent un groupe vulnérable ayant ses propres intérêts politiques et qu’elles sont instrumentalisées dans le combat politique de quelqu’un d’autre, ce qui est rudement déshumanisant).La principale chose à dire à ce sujet, c’est que tout l’intérêt du post­structuralisme consiste à critiquer cette théorie du sens. Ici, les choses deviennent un peu complexes, mais le raisonnement est le suivant : si vous essayez de déstabiliser un concept en soulignant son manque d’essence ou de définition, vous vous basez toujours sur une vision platonicienne essentialiste de la manière dont fonctionne le sens. Il s’agit simplement d’une forme de platonisme inversé. Or le post­structuralisme ne devrait pas avoir pour but d’inverser le platonisme, mais de le mettre au rebut. C’est d’ailleurs de là que provient le malentendu concernant la destruction du sens par le post­structuralisme. Parce que si vous essayez de détruire le platonisme cependant que tout le monde continue à supposer que le modèle platonicien constitue la seule façon de produire du sens, alors ce que tout le monde comprend, c’est « il n’y a pas de sens ». Et pourtant, bizarrement, il y en a.
  12.  Comment l’« exclusion » peut-elle être mauvaise et l’« absorption » acceptable ?
  13.  Plus clairement, l’affirmation selon laquelle l’expérience de l’oppression des femmes blanches n’est pas la même que celle des Noirs, et que les femmes blanches ne devraient pas faire d’analogies qui s’approprient l’expérience de l’oppression des Noirs afin d’illustrer la leur, me semble manifestement juste. Au niveau de l’individu, nous sommes toutes et tous situé·es de manière spécifique. Cependant, personne n’a expliqué de manière adéquate pourquoi nous ne pouvons pas établir d’analogies entre le genre et la race en tant que hiérarchies binaires. Les mécanismes racistes-capitalistes-patriarcaux de hiérarchie binaire et d’exclusion qui ont construit à la fois la « femme » et le « Noir » comme « l’autre » du sujet blanc et masculin, fonctionnent selon la même logique fondamentale, et les mécanismes d’appropriation, de colonisation et de violence qui découlent de cette logique ont joué dans l’histoire de ces deux groupes de personnes (même si, encore une fois, la manière dont cela est vécu au niveau de l’individu diffère, en particulier pour les femmes de couleur, en raison de l’intersectionnalité). Si nous ne pouvons pas parler de la co-implication du genre et de la race lorsque nous analysons la logique binaire du système, nous perdons un aspect incroyablement important de la manière dont nous comprenons les structures d’oppression. Et c’est un terrain que je ne veux pas céder, à moins que quelqu’un puisse m’expliquer de manière sensée pourquoi je devrais le faire. Étant donné l’incapacité totale de quiconque à rendre compte de façon adéquate de cet aspect en ce qui concerne la question Dolezal (et, en ce qui me concerne, si les Noir·es disent non, alors les Noir·es disent non), je doute que quiconque possède un bon argument pour expliquer pourquoi ces choses sont différentes au niveau de la hiérarchie métaphysique et politique.
  14.  Pheng Cheah, Elizabeth Grosz, « The Future of Sexual Difference: An Interview with Judith Butler and Drucilla Cornell », Diacritics, 28(1), 1998, p. 27.

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Article mis en ligne le 29 mai 2025
Qu’on arrête les viols (par Mary Zeiss Stange)

Le texte qui suit est une traduction d’un essai de l’écoféministe états-unienne Mary Zeiss Stange (décédée l’an dernier), initialement paru, en anglais, en 2004, dans la revue The Women’s Review of Books, Vol. 21, No. 5, « Women, War, and Peace » (février 2004), p. 12–13.

Photo de couverture : la combattante « Black Diamond » (au centre, avec des lunettes) entourée de ses gardes du corps et de membres du mouvement Liberians United for Reconciliation and Democracy (LUI) alors qu’elles rentrent d’une patrouille dans la zone nord de Monrovia contrôlée par les rebelles (9 août 2003). Gallo Images/AFP/GEORGES GOBET


Lorsque quelques femmes sont armées, gagnons-nous toutes en sécurité ?

Au moment où je m’assois pour rédiger cet essai, le nord-est des États-Unis est frappé par la première tempête de neige de la saison. Ce temps me fait penser à l’été dernier, mais pas pour les raisons évidentes. Cela fait exactement deux semaines que l’étudiante de 22 ans Dru Sjodin a disparu du parking d’un centre commercial à Grand Forks, dans le Dakota du Nord. Dans la lumière grisâtre de l’après-midi, en regardant les pinsons et les mésanges frissonner devant la mangeoire à oiseaux secouée par le vent devant ma fenêtre, je ne peux m’empêcher de penser que le corps de Sjodin gît, violé et sans vie, quelque part dans la prairie du Dakota du Nord, avec pour seule protection une couverture de neige. Nous sommes régulièrement assaillis par des histoires comme la sienne, celles de filles et de femmes qui disparaissent, chacune nous rappelant la profondeur de la misogynie qui règne dans notre société. Nous savons qu’il y aura d’autres gros titres de ce genre, mais aussi que d’innombrables histoires demeureront inconnues.

Cela me fait penser à Black Diamond. L’histoire de cette combattante libérienne pour la liberté et de ses commandos de femmes, qui ont joué un rôle crucial dans la sécurisation de la ville de Monrovia, ouvrant la voie au pacte de paix de l’été dernier, a fait la une des journaux internationaux à la fin du mois d’août. Une attention disproportionnée a été accordée aux vêtements, à la coiffure et aux ongles stylisés de cette rebelle d’une vingtaine d’années. Le Guardian (britannique) l’a décrite comme « mi-Black Panther, mi-star de cinéma […] une femme coiffée d’un béret rouge, vêtue d’un jean à pattes d’éléphant, d’un chemisier rouge soyeux et affichant un air très sévère », qui dégageait « le mépris de quelqu’un habitué à voir les hommes s’accroupir et se recroqueviller ». La raison en était apparemment qu’elle était également « accessoirisée » d’un AK-47 et d’un revolver de calibre 38. Le Wall Street Journal a rapporté qu’« un pistolet et un téléphone portable pendaient à sa large ceinture en cuir très tendance ». Le Christian Science Monitor a noté qu’elle était entourée d’une « ribambelle de beautés tout aussi élégantes qui la soutenaient ». L’agence de presse australienne a publié un article sur ces femmes sous le titre « Shooting from Hip and Dressed to Kill » (Tirant à bout portant et habillées/dressées pour tuer).

Obnubilés par l’apparence de ces femmes armées, la plupart des reportages n’ont mentionné qu’en passant (lorsqu’ils en ont parlé) le fait que la force rebelle composée d’adolescentes et de jeunes femmes était constituée de réfugiées sans abri, dont beaucoup avaient soit assisté au viol de leur mère, soit été violées elles-mêmes, comme Black Diamond. Dans toutes les interviews de ces commandos, le thème de la résistance aux agressions sexuelles a systématiquement été évoqué. Interrogée sur le traitement que lui avaient infligé les hommes de main de Charles Taylor [ex-chef de guerre devenu président du Liberia (1997–2003)], Black Diamond, de son vrai nom Patricia, a juste répondu : « Qu’on arrête les viols. » (No more rape)

Dans une presse encore largement animée par un sexisme inconscient, il n’est pas surprenant que les rédacteurs minimisent l’importance d’un groupe de guerrières très efficaces en les qualifiant de fashionistas jouant aux soldats. Mais ces banalisations masquent une peur plus profonde des femmes capables d’exercer un pouvoir mortel. Dans une interview accordée au Wall Street Journal, Jacques Klein, le responsable de l’ONU en Libéria, a qualifié Black Diamond et ses acolytes de « personnes superstitieuses qui intimident les innocents ». Il a ensuite ajouté « à moitié en plaisantant » que « les femmes sont toujours à craindre. Êtes-vous déjà allé en Floride ? Il y a plein de femmes aux cheveux bleus qui ont tué leur mari. »

Le seul article en français que j’ai retrouvé sur le sujet ; là aussi, le sexisme est frappant.

Aussi bizarre que cette remarque puisse paraître à première vue, le raisonnement de Klein repose sur une certaine logique. Il y a plusieurs années, dans un essai marquant intitulé « La justice est une femme avec une épée », la féministe radicale D. A. Clarke a vivement critiqué la tendance du féminisme à se rallier sans réserve à l’idéologie de la non-violence, en particulier en réponse au viol. Tout en reconnaissant que la non-violence pouvait, dans certaines circonstances, constituer une forme puissante de résistance à l’oppression, Clarke remarquait avec perspicacité que la non-violence n’était efficace que lorsqu’elle était pratiquée par des personnes en mesure de recourir à la force si elles le souhaitaient. Tant que les femmes seront perçues – et surtout, tant qu’elles se percevront elles-mêmes – comme incapables d’agression véritable, en particulier d’agression contre les hommes, la résistance féministe non violente n’aura aucun effet. En réalité, elle représente simplement le rôle culturel traditionnellement attribué aux femmes. Clarke affirmait :

« Si le fait d’agresser une femme était plus risqué, il y aurait peut-être moins d’agressions. Si les femmes se défendaient violemment, elles montreraient à leurs agresseurs potentiels qu’elles sont prêtes à assurer sérieusement leurs imites, et à riposter à la mesure de l’attaque. Si davantage de femmes tuaient les maris et les petits amis qui les maltraitent ou qui maltraitent leurs enfants, il y aurait peut-être moins de maltraitance. Un grand nombre de femmes refusant d’être poussées à bout pourrait éroder, même lentement, le mythe de la femme masochiste qui menace nos vies à toutes. La résistance violente face à une agression présente des avantages sur tous les plans. »

Black Diamond et ses commandos de femmes le comprenaient, à l’instar de bien d’autres femmes ayant joué un rôle de premier plan dans des mouvements de résistance armée et de libération : les femmes du mouvement de résistance FALANTIL au Timor oriental ; les « Tigresses tamoules » du Sri Lanka ; les combattantes de l’Armée zapatiste de libération nationale du Chiapas, au Mexique ; les femmes hindoues Dimasa, qui ont menacé de recourir à la résistance armée contre le nettoyage ethnique dans l’État indien d’Assam ; les guerilleras du Sentier lumineux au Pérou ; ou encore les Mujaheddin-e-Khalq – « Moudjahiddines du peuple » — en Iran, dirigées par Maryam Rajani, pour ne citer que quelques exemples récents. Dans la plupart, sinon dans tous ces cas, les femmes ont invoqué comme principale raison de prendre les armes leur désir de se défendre, de défendre leurs filles et leurs sœurs contre les horreurs de la guerre et de la tyrannie politique qui touchent particulièrement les femmes, au premier rang desquelles figure le viol. Bien qu’il n’existe pas, à proprement parler, de mouvements équivalents aux États-Unis, plusieurs organisations féministes farouchement pro-armes ont vu le jour ces dernières années dans le but explicite d’armer les femmes pour lutter contre le viol et la violence domestique, comme Armed females of America, ou de résister à la criminalité en général, comme Women Against Gun Control, dont la devise est « Le deuxième amendement est notre sécurité intérieure ».

Les critiques sont bien sûr divisés sur la question de savoir si les femmes affiliées à ces mouvements revendiquent réellement leur égalité avec les hommes ou si elles ne font que reprendre à leur compte les structures d’agression et de domination définies par les hommes. Ceux qui défendent le premier point de vue ont tendance à voir dans la résistance armée des femmes une forme de « féminisme de la puissance » qui corroborent ce que la biologie et la psychologie contemporaines nous apprennent sur les capacités d’agression des femmes. Ceux qui défendent le second point de vue ont tendance à considérer la prolifération d’armes entre les mains des femmes comme une menace majeure pour la sécurité en elle-même, ajoutant à la violence globale.

Entre de mauvaises mains, les armes à feu, en particulier les armes de poing, constituent indéniablement l’une des plus grandes menaces pour notre sécurité personnelle et collective. Il est aussi indéniable que la culture américaine des armes à feu a toujours été hypermasculine, si bien que l’arme à feu, et plus particulièrement l’arme de poing, est aujourd’hui le symbole par excellence de la masculinité machiste américaine. Compte tenu de cette symbolique populaire, les armes à feu jouent trop souvent un rôle dans les schémas de violence masculine.

Pourquoi alors les femmes voudraient-elles s’armer ? Peut-être parce que, comme l’ont noté les juristes Carol Silver et Don B. Kates dans Restricting Handguns: The Liberal Skeptics Speak Out (« Sur la restriction des armes de poing : Les libéraux sceptiques s’expriment », non traduit), « les théories sur de meilleures solutions ne sont pas d’une grande aide pour une femme en train de se faire étrangler ou battre à mort ». Peut-être parce que, comme l’a déclaré à un journaliste du magazine Health une féministe autoproclamée ayant suivi une formation au maniement des armes à feu après qu’un violeur ait terrorisé son quartier :

« Une grande partie de la philosophie de la non-violence a été conçue par des hommes qui n’avaient pas à se soucier du type de violence auquel les femmes sont confrontées aujourd’hui […] Chacune doit décider pour elle-même […] Le fait est que c’est la guerre dehors. Et qu’il faut faire ce qu’il faut pour rester en vie. »

Peut-être parce que de plus en plus de recherches suggèrent que plus une femme résiste avec agressivité à une agression sexuelle, plus elle a de chances d’échapper à des blessures graves. Si le droit de se protéger est un droit humain fondamental, la possibilité de recourir à la force létale pour se défendre doit être considérée comme un droit essentiel des femmes.

Pour défendre nos vies, nous devons être prêtes à combattre, voire, si nécessaire, à tuer. En disant cela, je reconnais qu’en tant que femme blanche d’âge mûr, issue de la classe moyenne, exerçant une profession libérale et vivant une relation stable et durable, je suis statistiquement moins exposée au risque d’agression sexuelle que les femmes plus jeunes, plus pauvres, moins aisées et moins éduquées. Mais ma position privilégiée ne m’empêche pas de remarquer l’ironie de la situation lorsque, par exemple, le magazine Ms. publie en couverture un article fustigeant les femmes propriétaires d’armes à feu, les qualifiant de dupes de la National Rifle Association, tout en applaudissant, dans le même numéro, le courage des guérilleras zapatistes. Je ne peux pas non plus m’empêcher de souligner l’hypocrisie d’un chercheur comme Arthur Kellermann, l’auteur principal de plusieurs études de santé publique anti-armes régulièrement citées par des organisations telles que Million Mom March afin de dissuader les femmes de s’intéresser aux armes à feu. Kellermann a déclaré au magazine Health que si son épouse était menacée d’agression, il voudrait qu’elle soit armée d’un .38 spécial.

Je ne prétends pas que toutes les femmes devraient être armées. Loin de là. La possession d’une arme à feu est une lourde responsabilité. Ce n’est pas pour tout le monde. Cela doit reposer sur un choix éclairé, y compris d’une manière féministe. Il convient toutefois de noter qu’en tant que groupe, les femmes qui choisissent de posséder une arme à feu sont beaucoup plus susceptibles que les hommes de suivre une formation professionnelle sur les armes à feu et d’en tirer profit. Elles ont également un bien meilleur bilan que les hommes en matière de sécurité avec les armes à feu.

La plupart des femmes propriétaires d’armes à feu affirment qu’elles se sentent non seulement plus en sécurité grâce à leurs armes, mais qu’elles le sont réellement. Cela s’avère difficile à vérifier statistiquement, étant donné qu’il est impossible de recenser les crimes n’ayant pas été commis. Mais l’utilisation défensive des armes à feu implique rarement leur utilisation effective. Le simple fait de brandir une arme à feu est généralement suffisant pour dissuader l’agresseur. En effet, selon les témoignages de criminels condamnés, la simple suspicion qu’une victime potentielle puisse être armée est un puissant facteur dissuasif, d’où la baisse apparente du taux de criminalité dans les juridictions où des lois sur le port d’armes dissimulées ont été adoptées.

Ces faits peuvent être particulièrement pertinents pour les femmes, même celles qui choisissent de ne pas s’armer. Dans Fire with Fire, Naomi Wolf a imaginé le scénario suivant :

« Je ne veux pas porter d’arme ni encourager la prolifération des armes à feu. Mais je suis heureuse de tirer profit de la diffusion de l’idée selon laquelle la victime potentielle d’un agresseur a de bonnes chances d’être armée […] Nos villes et nos villages pourraient être placardés d’affiches disant : “Cent femmes de cette ville ont suivi une formation au combat. Elles sont infirmières, étudiantes, femmes au foyer, prostituées, mères. La prochaine femme que l’on agressera pourrait être l’une d’entre elles.” »

Wolf a été vivement critiquée pour cette fantaisie dans la presse féministe populaire lorsque son livre est sorti. Cela pourrait pourtant avoir des implications concrètes dans la guerre contre le terrorisme que les femmes états-uniennes doivent mener, tant que la peur des agressions sexuelles constituera, dans une mesure plus ou moins grande, une réalité pour toutes les femmes.

Celles et ceux qui prônent la restriction voire l’interdiction des armes de poing demandent souvent : « Si cela permet de sauver ne serait-ce qu’une seule vie, cela n’en vaut-il pas la peine ? » Cette question doit être posée dans l’autre sens : combien de vies pourraient être sauvées si les femmes, en particulier les plus vulnérables, soit en raison de leur statut socio-économique, soit en raison du type d’hommes qu’elles ont dans leur entourage, étaient considérées par leurs agresseurs comme trop dangereuses pour qu’ils prennent le risque de s’attaquer à elles ?

Dru Sjodin aurait-elle pu quitter ce parking en toute sérénité si son agresseur avait pensé qu’elle se défendrait sans doute par tous les moyens nécessaires ? La question semble presque trop cruelle pour être posée. Pourtant, tant qu’il y aura des histoires comme la sienne, tant qu’il y aura des tueurs de Green River et des hommes qui enlèvent des petites filles à l’intérieur de leur propre maison, tant que des femmes seront piégées dans des relations de violence domestique conférant un sens étrangement familier à l’expression « terrorisme domestique » ; tant que des ex-maris et des ex-partenaires sauront qu’ils peuvent harceler, humilier et brutaliser jusqu’au meurtre parce que les autorités ne peuvent ou ne veulent pas les arrêter ; tant que ces choses continueront à se produire, une guerre sera livrée. Nous devons la mener sur plusieurs fronts. Pour les femmes qui le choisissent, et dans l’intérêt de toutes, l’autodéfense armée est un moyen valable et approprié de dire « Qu’on arrête les viols » et de le penser vraiment.

Mary Zeiss Stange

Traduction : Nicolas Casaux

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Article mis en ligne le 16 mai 2025
Le mouvement queer, c’est la bourgeoisie culturelle du capitalisme (par Nicolas Casaux)

« Cet enseignement supérieur officiel est donc, tel qu’il marche, un aspirateur installé pour extraire de la classe populaire les forces spirituelles nouvelles et pour les porter au service de la classe bourgeoise. C’est la pompe à parvenir et l’ascenseur des parvenus.

Au prix que les bourgeois y mettent, c’est un devoir pour les prolétaires que d’éviter la haute culture. J’appelle cette vertu un refus de parvenir. »

Albert Thierry, Réflexions sur l’éducation, 1923.

« On les emmerde, ça continue. »

La Gueule Ouverte n°5, mars 1973.

Du centre-gauche à l’extrême gauche, les idées « queer » font aujourd’hui partie d’une orthodoxie diffuse, qui s’imagine hautement subversive, radicale. Ces idées n’émanent pourtant pas de révolutionnaires ayant pris le maquis, ni des marges de la civilisation industrielle. Elles proviennent des institutions culturelles les plus en vue du monde occidental. Pour l’illustrer, examinons brièvement quelques-unes des figures majeures de l’importation de la « théorie » et du mouvement queer en France.

Who’s who queer

Paul B. Preciado, anciennement Béatriz, philosophe franco-espagnole et figure médiatique importante, incarne l’ascension des idées queer au sein de la bourgeoisie culturelle de gauche. Formée à Princeton, une université de la prestigieuse Ivy League états-unienne, protégée de Derrida, compagnonne un temps de Virginie Despentes, Preciado bénéficie d’un accès privilégié aux grandes scènes éditoriales et médiatiques. Ses livres sont publiés chez Grasset, une maison d’édition majeure appartenant au groupe Hachette, désormais propriété de Bolloré (auparavant Lagardère). Libération, France Culture, Arte, etc., l’invitent régulièrement à propager la bonne parole — en provenance de l’institution universitaire américaine, de Judith Butler, Donna Haraway, Gayle Rubin, etc. — d’une dissolution radicale des catégories sexuelles et politiques dans le bouillon du mouvement queer. Sa trajectoire — celle d’une intellectuelle dite « trans », F‑t-M, passée du féminisme libéral au transhumanisme queer — est exemplaire d’une recomposition idéologique des élites culturelles. Consultante et commissaire d’exposition au musée Reina Sofia à Madrid, un temps professeure invitée à l’université de New York et à l’université de Princeton, etc., Preciado est une preuve vivante du fait que le queer n’est pas une contestation de l’ordre établi, mais une nouvelle norme esthétique et morale des classes cultivées occidentales.

Marie-Hélène Bourcier, qui se fait désormais appeler Sam Bourcier, sociologue, maîtresse de conférences à l’université Lille‑3, est une figure pionnière de l’importation de la queer theory en France. Passée par l’École normale supérieure (Fontenay-Saint-Cloud), agrégée de philosophie, titulaire d’un doctorat de sociologie obtenu à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Bourcier est un produit haut de gamme du système universitaire, recyclé dans les théorisations néo-identitaires. Elle s’est fait connaître dès les années 2000 par une série de Queer Zones publiées chez Balland, puis aux éditions Amsterdam, mêlant jargon académique, provocations sexuelles et récits militants. Féministe, lesbienne, devenue trans non-binaire, Bourcier performe elle-même la plasticité radicale des identités que célèbre la pensée queer. Son influence s’est diffusée via l’université, les colloques, les cercles TQIA+, mais aussi à travers des relais culturels comme Libération, Têtu, Vice, AOC media, Le Monde ou France Culture. Figure clef de la jonction entre capital culturel élevé, extrême-gauche universitaire et militantisme identitaire, Bourcier incarne cette avant-garde qui, tout en se présentant comme subversive, est parfaitement intégrée aux institutions qu’elle prétend contester.

Éric Fassin, sociologue, professeur à l’Université Paris‑8 (Vincennes–Saint-Denis), autrefois enseignant-chercheur au Laboratoire d’études de genre et de sexualité du CNRS (qu’il a cofondé), est un autre important relais de la pensée queer dans l’espace intellectuel français. Agrégé de lettres, passé par l’École normale supérieure (qu’il dirige de 1995 à 2005), ayant enseigné en Angleterre (Londres, Cambridge) et aux États-Unis (à l’université privée de Brandeis, puis à NYU), Young Leader de la French-American Foundation (promotion de 1995), Fassin est typique de ces membres de l’élite universitaire qui importent les modes théoriques des campus américains pour en faire les mots d’ordre de la gauche intellectuelle française. Depuis 2021, il est également membre senior de l’Institut Universitaire de France (IUF). Spécialiste autoproclamé des questions raciales, sexuelles et migratoires, il prétend articuler lutte antiraciste, anticapitalisme et déconstruction dans une grammaire militante qui fait florès dans les universités, les ONG, les syndicats et les médias de gauche (Libération, Le Monde, France Inter, Mediapart, etc.). Il participe régulièrement à des colloques interdisciplinaires autour du « genre », de la race, de la sexualité, de l’antiracisme ou des politiques migratoires, dans le cadre de l’université Paris‑8 ou de structures affiliées (EHESS, CNRS, etc.). Et, de manière générale, il est très présent dans les espaces de légitimation symbolique de la gauche universitaire : cycles de conférences à la Sorbonne, à Sciences Po, au Collège international de philosophie, à la Maison de la recherche, mais aussi dans des festivals ou espaces semi-militants comme le festival des idées de Paris, les États généraux des migrations, ou des tables rondes de la revue Vacarme. Il est aussi un introducteur en France de Judith Butler, la papesse de la théorie queer. Il a préfacé la traduction française de Gender Trouble, publiée sous le titre Trouble dans le genre en 2005 aux éditions La Découverte, propriété du Groupe Editis, alors dirigé par le multimillionnaire Arnaud Lagardère. Fassin est une des figures de proue de cette bourgeoisie culturelle qui, tout en se disant « radicale », fait entrer les idées queer dans le logiciel politique de la gauche néo-progressiste.

Virginie Despentes, romancière, ex-journaliste rock et figure autoproclamée de la contre-culture féministe, incarne aussi singulièrement la récupération de la marginalité par la bourgeoisie éditoriale de gauche. Issue d’un milieu modeste, sans capital scolaire élevé (elle abandonne ses études au lycée), Despentes s’est construite sur une esthétique de la transgression : prostitution, punk, drogues, sexualité brutale — autant de matériaux autobiographiques qu’elle met en scène dans Baise-moi (1993), roman adapté en film en 2000, puis dans King Kong Théorie (2006), devenu un best-seller féministe. Très vite intégrée au paysage médiatique de gauche, elle tisse des liens solides avec les rédactions de Libération, Télérama, Les Inrocks, France Inter, ARTE, où elle devient une figure incontournable des entretiens engagés, des tribunes féministes, des plateaux culturels — toujours au nom d’une rébellion, d’une dissidence, d’une subversion. Dans les années 2010, elle effectue un glissement vers les cercles queer, adoptant une posture intersectionnelle, défendant les identités trans et non-binaires, promouvant des figures comme Preciado, avec qui elle a été en couple et qu’elle soutient activement. En parallèle, elle est membre de l’Académie Goncourt (de 2016 à 2020), participe à des jurys littéraires prestigieux, donne des conférences en partenariat avec des institutions culturelles comme la BNF, la Gaîté Lyrique ou les scènes subventionnées du théâtre public. Ses romans récents, en particulier la trilogie Vernon Subutex (2015–2017), publiés chez Grasset (groupe Hachette, autrefois Lagardère, aujourd’hui Bolloré), sont encensés par une critique littéraire bienveillante et largement relayés par les relais culturels de la gauche bourgeoise. Adaptée en série par Canal+, l’œuvre de Despentes devient un produit culturel de masse, estampillé « marginal » mais parfaitement compatible avec les logiques du marché éditorial et audiovisuel. Elle incarne désormais cette figure postmoderne de « rebelle consacrée » — indignée, tatouée, queer-friendly — véhiculant les idées néo-identitaires depuis le cœur même des structures qu’elle prétend contester. Du 20 mai au 22 juin 2025, en tant qu’autrice et metteuse en scène, Virginie Despentes présentera un spectacle intitulé Romancero Queer au théâtre national de La Colline à Paris (Le Monde, Télérama, France culture, etc., figurent parmi les « partenaires médias »).

Geoffroy de Lagasnerie, sociologue, professeur à l’École nationale supérieure d’arts de Paris-Cergy, incarne la figure archétypale de l’intellectuel de gauche, à la fois radical en apparence et parfaitement intégré dans les circuits institutionnels du pouvoir culturel. Normalien, docteur en philosophie, passé par l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Lagasnerie est un pur produit de la bourgeoisie intellectuelle française, formé dans les sanctuaires de la reproduction élitaire, issu d’un milieu très favorisé — il est le troisième enfant issu du mariage de Jean-François Daniel de Lagasnerie, ingénieur diplômé de l’École nationale supérieure de l’aéronautique et de l’espace, et d’Agnès de Goÿs de Meyzerac, issue d’une ancienne famille de la noblesse du Vivarais ; la famille Daniel de Lagasnerie appartient à la bourgeoisie du Limousin. Adolescent brillant, il fréquente les classes préparatoires, puis intègre l’ENS Fontenay-Saint-Cloud, où il se spécialise en philosophie avant de bifurquer vers la sociologie critique. Adoubé très tôt par les grands médias (Le Monde, France Inter, Télérama, Les Inrocks, etc.), Lagasnerie dirige un temps la collection « À venir » chez Fayard, maison d’édition appartenant au groupe Hachette, dans laquelle il fait publier des ouvrages de Judith Butler, contribuant à ancrer définitivement la philosophe queer états-unienne dans le paysage intellectuel français. À partir de 2023, et à la suite de son départ des éditions Fayard, il dirige la collection « Nouvel avenir » aux éditions Flammarion, dans laquelle il fait éditer Didier Eribon (avec lequel il est pacsé depuis 2003, et qu’on retrouvera plus bas), Judith Butler ainsi que ses propres livres. Par son enseignement, ses essais, ses conférences, ses tribunes et ses choix éditoriaux, Lagasnerie fait ruisseler les idées queer depuis la bourgeoisie culturelle de gauche vers la base militante.

François Cusset, historien des idées et professeur à l’université Paris-Nanterre, est un autre promoteur et importateur français de la French Theory telle qu’elle s’est constituée et transformée aux États-Unis dans les années 1980–1990. Ancien élève de l’École normale supérieure de Saint-Cloud, passé par Sciences Po, il a dirigé le Bureau du livre français à New York avant de devenir responsable du département de philosophie aux éditions La Découverte. Issu d’un milieu particulièrement favorisé — père haut fonctionnaire, énarque passé par Esso, mère avocate devenue juge, famille parisienne cultivée mêlant héritage catholique breton et tradition juive intellectuelle —, il est typique de cette bourgeoisie intellectuelle transatlantique, dotée d’un capital culturel élevé et bien insérée dans les institutions du pouvoir symbolique. À travers son essai French Theory (2003), devenu un classique dans les cercles intellectuels, il retrace la réception américaine de figures françaises comme Foucault, Derrida, Deleuze, puis la réimportation en France de leurs versions américaines, postmodernes, queerisées. C’est aussi dans ce cadre qu’il contribue à introduire et diffuser en France des auteurs comme Judith Butler ou Eve Kosofsky Sedgwick, dont les œuvres étaient jusqu’alors marginales dans le champ intellectuel français. Cette entreprise s’est amorcée dès 2002 avec la publication de Queer Critics, aux Presses universitaires de France (PUF), maison d’édition académique de référence, organe central du savoir légitime depuis la IIIe République, dans lequel Cusset propose une généalogie des critiques queer contemporaines. Son double ancrage universitaire et éditorial, renforcé par ses tribunes dans Le Monde diplomatique, Libération ou L’Obs, ses passages à la radio (France Culture, etc.), fait de lui un médiateur stratégique entre le monde académique et le lectorat cultivé de gauche. Il organise ou participe à des colloques financés par l’université, des fondations culturelles ou des institutions publiques, toujours dans une perspective critique mais institutionnellement balisée. Chez Cusset, comme chez Fassin ou Lagasnerie, la « radicalité » ne remet jamais en cause les structures mêmes de sa propre légitimation : elle se fait langage critique autorisé, parfaitement intégré à la machine culturelle de la bourgeoisie soi-disant « progressiste ».

Emmanuel Beaubatie, sociologue, chargée de recherche au CNRS et enseignante à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), passée de « Emmanuelle » à « Emmanuel » il y a quelques années, est l’une des figures montantes de la légitimation universitaire des idées queer en France. Née en 1986, issue d’un milieu social plutôt favorisé, elle est formée dans les bastions de la gauche académique : classes préparatoires, thèse à l’EHESS, puis intégration au CNRS, cette machine d’État où se perpétue le monopole public de la pensée critique autorisée. Son ouvrage Transfuges de sexe. Passer les frontières du genre (La Découverte, 2021), issu de sa thèse, présente les prétendues « transitions » de genre/sexe (on ne sait jamais trop) comme des phénomènes sociaux neutres, voire émancipateurs, dans une langue universitaire propre à la sociologie critique post-bourdieusienne. Elle participe également au développement du concept de « matérialisme trans », tentative frauduleuse d’arrimage des théories trans à la tradition matérialiste. En 2023, elle participe à la publication aux éditions La Découverte de la version française de la BD Queer Theory, une histoire graphique, de Meg-John Barker et Jules Scheele, destinée à vulgariser les idées queer auprès d’un public lycéen et étudiant. En mars 2024, elle publie un petit livre de 60 pages intitulé Ne suis-je pas un.e féministe ?, visant à légitimer et imposer l’inclusion des personnes transgenres – et donc des individus de sexe masculin – dans le mouvement féministe. L’ouvrage paraît aux éditions du Seuil, une maison d’édition majeure en France (aujourd’hui propriété du groupe Média-Participations), parfaitement insérée dans l’appareil éditorial, universitaire et médiatique, qui diffuse la pensée pseudo-critique institutionnelle de gauche. En décembre 2024, Beaubatie reçoit la médaille de bronze du CNRS pour son travail. Publiée dans de prestigieuses maisons d’éditions (La Découverte, Seuil), promue dans les médias de gauche (France Culture, Médiapart, Libération, Le Monde diplomatique, L’Humanité, Le Monde, Télérama, etc.), elle incarne cette nouvelle génération d’universitaires qui, tout en s’inscrivant dans les institutions les plus solides du « pouvoir intellectuel français[1] », prétend parler depuis la marge.

Elsa Dorlin, philosophe, professeure de philosophie sociale et politique à l’université Paris‑8 (Vincennes–Saint-Denis), professeure de philosophie politique contemporaine au département de philosophie de l’Université Toulouse Jean Jaurès, où elle co-dirige l’équipe de recherche ERRaPhiS, est une autre figure emblématique de la gauche universitaire pseudo-radicale, championne de la divagation queer. Formée à la Sorbonne (Paris-IV), agrégée et docteure en philosophie, passée par la recherche au CNRS avant de rejoindre Paris‑8, puis l’Université Toulouse Jean Jaurès, elle incarne une trajectoire commune de l’intellectuelle pseudo-critique institutionnalisée : parcours d’excellence républicain, adoubement académique, puis glissement vers des terrains militants. En 2008, elle publie Sexe, genre et sexualités. Introduction à la théorie féministe aux Presses universitaires de France (PUF), un manuel devenu une référence dans les départements de sciences humaines, contribuant puissamment à l’implantation pédagogique et académique de la théorie queer dans l’université française. En 2009, elle reçoit la médaille de bronze du CNRS, distinction qui récompense les chercheurs prometteurs du service public de la recherche, et témoigne de sa bonne intégration dans l’appareil scientifique d’État. Son livre Se défendre. Une philosophie de la violence (La Découverte, 2017), couronné du prix Frantz Fanon, prétend articuler une réflexion sur l’autodéfense des corps minorés — corps racisés, queer, trans, précaires — dans une perspective à la fois post-foucaldienne et insurrectionnelle. Proche de revues soi-disant radicales (comme Mouvements), elle est régulièrement invitée dans les médias de gauche culturelle (France Culture, Libération, Médiapart, Les Inrocks, Le Monde, etc.), dans les festivals intellectuels subventionnés (Festival du genre, Université d’été des mouvements sociaux, etc.) et par divers centres culturels (comme le Centre Pompidou, à Paris, où elle a proposé une lecture de Judith Butler en septembre 2023).

Didier Eribon, sociologue, philosophe et écrivain, est l’un des agents les plus efficaces de la diffusion d’une sensibilité queer dans le champ intellectuel et littéraire français. Ancien élève de l’École normale supérieure de Saint-Cloud, biographe officiel de Foucault, compagnon de route de Bourdieu, critique littéraire pour Libération et Le Nouvel Observateur dans les années 1980 et 1990, il est passé d’un milieu ouvrier provincial à la sphère parisienne cultivée par la voie classique de la méritocratie républicaine. Cette ascension constitue le cœur de son autoportrait intellectuel, qu’il met en scène dans Retour à Reims (Fayard, 2009). Il y dépeint sa trajectoire de transfuge de classe homosexuel, divisé entre fidélité aux humiliés et reconnaissance par les élites. Avec Retour à Reims, Eribon connaît une reconnaissance publique spectaculaire, jusqu’à devenir une sorte d’icône queer-pop : traduit dans plus de 20 langues, lu dans les lycées, adapté au théâtre, encensé par Télérama, France Culture, Le Monde, L’Obs, etc. Professeur invité à Berkeley, Yale, Princeton, Cambridge, décoré d’un doctorat honoris causa par l’université de Buenos Aires en 2014 « pour l’ensemble de ses travaux, notamment sa contribution aux études sur le genre et les identités », il incarne aujourd’hui une figure centrale de la gauche intellectuelle, bien intégrée aux milieux éditoriaux dominants (Eribon a publié chez Fayard, Flammarion, Gallimard, soit les grandes maisons parisiennes qui structurent la production intellectuelle de la bourgeoisie de gauche). Il est invité dans tous les cénacles de la gauche culturelle : salons du livre, colloques interdisciplinaires, résidences d’auteur, jurys de prix littéraires. Cette surreprésentation médiatico-éditoriale confère à son œuvre une autorité qui dépasse largement le contenu de ses textes.

Cy Lecerf Maulpoix, bien moins connu que les précédents, est une figure montante du mouvement queer en France, qui prétend théoriser et défendre une « écologie queer ». Présenté comme « journaliste, chercheur, auteur, traducteur et enseignant aux Beaux-arts de Marseille (INSEAMM) », il est actuellement doctorant au Centre d’étude des mouvements sociaux (CEMS, une structure de l’EHESS, du CNRS et de l’INSERM). En 2021, il publie Écologies déviantes. Voyage en terres queers aux éditions Cambourakis, élogieusement chroniqué dans Libération, Le Monde, Le Monde diplomatique, etc. En janvier 2023, le Palais de Tokyo, à Paris, l’a accueilli pour une lecture. En février 2024, il a présenté ses idées à la Maison des Métallos. En 2025, il publie Des Jours et des Rêves, une compilation de textes d’Edward Carpenter qu’il commente, aux éditions Le Pommier en partenariat avec les PUF. Son projet de thèse au CEMS, qu’il effectue sous la direction de Geneviève Pruvost, s’intitule « Immonde et perverse — Une anthropologie historique des écologies abjectes depuis Marseille ». Alléchant, non ? Entre autres choses, il compte y commenter le « caractère socialement situé voire réactionnaire » de « certains courants décroissants, anti-industriels et technocritiques ». Car l’« écologie queer » de Maulpoix se targue d’intégrer une « critique de la technique », mais qui ne soit pas « réactionnaire », évidemment. Maulpoix a déjà esquissé sa brillante technocritique queer dans un texte intitulé « Ce que les queers ont à dire de la technique — Repenser la technocritique à partir d’expériences minoritaires », publié dans le numéro 21 de la Revue du Crieur paru en 2022. (Ladite revue, publiée entre juin 2015 et novembre 2024, était coéditée par Médiapart et les éditions La Découverte (Editis), et avait été cofondée par Edwy Plenel, que l’on ne présente pas, et Hugues Jallon, un éditeur passé par Sciences Po (Paris), PDG de La Découverte de 2014 à 2018, puis des éditions du Seuil depuis 2023.)

On pourrait aussi mentionner Romain-devenu-Emma Bigé, auteur de Mouvementements (La Découverte, 2023), puis co-auteur, avec Clovis Maillet, d’un livre intitulé Ecotransféminismes (Les Liens qui Libèrent, 2025). Après avoir enseigné « l’épistémologie et les études queers et trans » à l’École supérieure d’art d’Aix-en-Provence, au Centre national de danse contemporaine à Angers et à la Haute école d’art et de design de Genève, Bigé est, depuis 2024, professeur de philosophie et coordinateur de la recherche à l’École nationale supérieure d’art et de design de Limoges, et aussi membre du comité de rédaction de la revue Multitudes (distribuée par le réseau Actes Sud). Homme qui se dit femme, Romain-devenu-Emma promeut les idées queer avec la bénédiction de la fondation d’entreprise Galeries Lafayette et de la fondation Pernod Ricard.

Clovis (auparavant Chloé) Maillet, autrice, avec Bigé, du livre Ecotransféminismes susmentionné, est titulaire d’un doctorat en histoire de l’art à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et est chargée de cours à la HEAD (Haute école d’art et de design) de Genève. Depuis quelques années, Maillet s’emploie depuis aussi à transgenrer les saint∙es du passé et diverses figures médiévales comme Jeanne d’Arc. Ses « travaux » ont été sanctifiés par Libération, 20 minutes, RTS, France Culture, et promus par l’Académie de France à Rome — une institution artistique française située dans la villa Médicis sur la colline du Pincio, dans la capitale italienne —, le Centre Pompidou, le Nouveau Musée National de Monaco, et j’en oublie sûrement.

Et puis, évidemment, il faut mentionner Judith Butler. Il serait difficile de trouver une incarnation plus parfaite de l’aristocratie universitaire occidentale. Butler, issue d’un milieu aisé (son père était dentiste, sa mère travaillait dans le logement social), a connu une enfance bourgeoise. Formée au Bennington College, une université privée dans le Vermont, aux Etats-Unis, elle obtient son doctorat en philosophie à Yale (après un passage par l’Université d’Heidelberg), avec une thèse sur Hegel, déjà consacrée à la dialectique du désir et à la constitution du sujet. Butler a ensuite enseigné à l’université Wesleyan, à l’université George Washington et à l’université Johns Hopkins avant de rejoindre la faculté de l’université de Californie à Berkeley en 1993. Là-bas, elle a longtemps occupé la chaire Maxine Elliot en littérature comparée et en théorie critique. Elle est aujourd’hui professeure invitée à la New School de New York et membre de la British Academy comme de l’American Academy of Arts and Sciences. Elle dirige également une chaire à l’European Graduate School, établissement privé d’élite situé à Saas-Fee, dans le canton suisse du Valais, où l’on vient méditer sur la marginalité queer entre deux sommets à 4000 mètres.

Butler est omniprésente sur la scène culturelle et universitaire internationale, non seulement à travers ses écrits, mais aussi par sa participation à un nombre incalculable de conférences, festivals, colloques, documentaires, hommages, expositions, séminaires, cycles de discussions, etc. Elle n’est pas – ou plus – une simple professeure. Le Monde, en octobre 2023, la qualifiait de « théoricienne du genre et star pour la jeune génération » — formule qui condense l’essentiel : Butler est aujourd’hui une figure pop de la pensée déconstructiviste, une idole de papier pour militant∙es en quête de conformisme progressiste et de vocabulaire universitaire chic. Son œuvre, à commencer par Gender Trouble (1990), a ouvert une grammaire de la performativité infinie, ouvrant un champ sans limite aux politiques de l’identité fluide. Mais cette déconstruction totale, sans sujet, sans sol, sans réalité, a surtout permis à toute une classe de nouveaux clercs — de Preciado à Beaubatie — de fonder leur légitimité sur du vide. Butler a produit une théologie du trouble, immédiatement canonisée dans les temples culturels : les universités, les maisons d’édition, les médias de la gauche mondaine. La révolution n’a pas eu lieu, mais le colloque a été un succès.

Je m’arrêterais ici. Même si j’aurais aussi pu continuer en examinant des figures comme Michel Foucault, Jacques Derrida ou Gayle Rubin. Le mouvement queer et sa généalogie intellectuelle, c’est l’élite universitaire occidentale.

Mais au fait, le queer, c’est quoi ?

Il est désormais temps de dire un mot du mouvement ou de la théorie queer. Pour cela, tournons-nous vers le livre Queer Theory, une histoire graphique (La Découverte, 2023), qui se veut une présentation accessible de l’affaire. En fait, l’ouvrage révèle surtout, malgré lui, le vide théorique et la confusion radicale qui caractérisent ce courant.

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Aucune définition claire du queer n’est proposée. Le queer est décrit comme une démarche critique, politique et existentielle, une remise en question des idées reçues en ce qui concerne l’identité, la sexualité, le sexe et le genre (des notions qu’il ne définit pas vraiment, car définir, c’est essentialiser, c’est mal). Le queer refuse les catégorisations figées (considérées comme oppressives). Le mot anglais queer, à l’origine, signifiait l’étrangeté ou la différence, puis il est devenu une insulte désignant les gays et lesbiennes. « Il a depuis été réapproprié par les personnes visées comme une manière de s’identifier positivement », et constitue désormais « un terme parapluie » utilisé pour « désigner les personnes qui se situent en dehors de la norme hétérosexuelle ou celles qui bousculent le cadre LGBT (lesbienne, gay, bisexuel, trans) “classique”. Il peut également permettre de remettre en question les normes relatives au genre et à la sexualité à travers différentes manières de penser ou d’agir. »

Seulement, « les théoricien·nes queers, pour leur part, critiquent le fait que “queer” puisse être employé comme un terme identitaire ». Zut alors. Être ou ne pas être un terme identitaire, telle est la question. Parce qu’un tel usage du mot queer « risque de perpétuer la divison binaire entre les personnes perçues comme queers et celles qui ne le sont pas, division souvent fondée sur l’identité des personnes ». Or, « la théorie queer vise justement à démanteler ce type de binarisme, qui simplifie le monde à l’extrême en catégorisant tout en ceci ou en cela. Elle conteste donc n’importe quelle approche qui place certaines personnes sous le parapluie et d’autres en dehors. »

Elle se conteste donc elle-même.

D’après le livre, on trouve au centre du queer une « opposition aux politiques des identités, soit le fait de lutter pour des droits sur la base de l’identité (par exemple en tant que personne LGB ou T). Ces trois approches soutiennent ainsi qu’il est toujours problématique de se figer soi-même – ou de figer les autres – en tant qu’un certain type de personne, même si des droits peuvent être obtenus sur cette base. »

Le queer « conteste la notion d’identité comme essence », « remet en question les binarismes », « résiste à la catégorisation des gens », etc.

Pourtant, page après page, le livre multiplie les identités et les catégories revendiquées : « bi », « trans », « gays », « lesbiennes », « queer », « cis », « gender neutral », « genderfluid », « agenre », « pangenre », etc. L’essentialisme prétendument honni réapparaît sous la forme d’un fétichisme identitaire.

Cette incohérence n’est jamais interrogée ; elle est même entérinée par l’appel à un « essentialisme stratégique ». Les catégories et les identités c’est mal, sauf quand c’est bien. Mais rappelez-vous : le queer se conteste lui-même. La contradiction est donc parfaitement attendue. Vraiment :

« La théorie queer cherche également à interroger les identités et remet donc en question toutes les catégories identitaires fixes : lesbienne, gay, bisexuel, asexuel… et queer, si le terme est utilisé de cette manière. »

Cependant, ajoutent les auteurs, « ne vous inquiétez pas si vous ne comprenez pas très bien ces derniers points ». Tout cela n’a aucun sens, mais ne pas de panique, c’est parfaitement normal. En effet, le queer vise à défendre tout ce qui est anormal, contre tout ce qui est considéré comme normal :

« Nous queerisons les choses quand nous résistons aux “régimes de la normalité”, c’est-à-dire aux idéaux “normatifs” qui guident notre aspiration à être normal∙e dans notre identité, notre comportement, notre apparence, nos relations, etc. »

Selon cette brillante perspective et ce formidable objectif, les exhibitionnistes et les pédophiles sont queer, puisqu’ils « résistent » aux « régimes de la normalité » qui nous enjoignent à ne pas exhiber notre sexe devant tout le monde et à ne pas violer des enfants.

Au nom de sa contestation des normes, le queer formule des analogies brillantes. Il suggère par exemple que l’opposition actuelle à la pornographie seraient l’équivalent de l’opposition à la masturbation de jadis, et donc tout aussi injustifiée. S’opposer à la masturbation au nom de Dieu, c’est exactement comme s’opposer à une industrie fondée sur l’exploitation sexuelle des femmes, tellement violente qu’elle en pousse régulièrement au suicide. Dans sa contestation des normes, le queer célèbre aussi le BDSM et la prostitution (normalisée en « travail du sexe » effectué par des « travailleurs » et « travailleuses du sexe », encore une catégorie et une identité revendiquée !; au nom de la lutte contre les normes, le queer propose des normes bien pires).

On pourrait reconnaître au queer le mérite de s’opposer à l’hétéronormativité et de défendre l’homosexualité. On pourrait. On pourrait, si seulement il n’y avait pas tout le reste.

Un autre passage du livre vaut son pesant de cacahuètes (l’ouvrage entier est une incroyable accumulation d’énormités et de contradictions). Un dessin montre un poisson-clown en train de se dire : « Aujourd’hui, je pense que je serai mâle. » L’air d’insinuer que puisque les poissons-clowns peuvent changer de sexe (ce qui est exact, mais ne se produit pas du tout, comme le suggère l’image, à volonté), alors les humains le peuvent aussi. Raisonnement queer.

Ironie révélatrice. Teresa de Lauretis, née à Bologne en Italie, professeure émérite à l’Université de Californie à Santa Cruz, est considérée comme la créatrice de l’expression « théorie queer » qu’elle aurait introduite lors d’une conférence en 1990. Elle désignait par le terme un questionnement du « travail conceptuel et spéculatif qu’implique la production de discours » concernant les sexualités et les orientations sexuelles, ainsi qu’une « déconstruction de nos propres discours et de leurs silences construits[2] ». Limpide, n’est-il pas ? Quoi qu’il en soit, Teresa de Lauretis a rejeté l’expression « théorie queer » quelques années après l’avoir conçue, estimant qu’elle était « rapidement devenue une entité conceptuellement vide de l’industrie de l’édition[3] ». On ne saurait mieux dire.

(Teresa de Lauretis a occupé des postes de professeure invitée dans de nombreuses universités à travers le monde, notamment au Canada, en Allemagne, en Italie, en Suède, en Autriche, en Argentine, au Chili, en France, en Espagne, en Hongrie, en Croatie, au Mexique et aux Pays-Bas. En 2005, elle a reçu le titre honorifique de docteure en philosophie honoris causa de l’Université de Lund, en Suède. Encore une farouche rebelle anti-institutionnelle.)

Dans l’ensemble, le queer apparaît comme un relativisme poussé à l’extrême et truffé de contradictions. Une contestation des normes défendue au nom de la contestation des normes, sans aucune logique claire, sans aucun appui moral (la morale, c’est mal), et qui, paradoxalement, s’accompagne de tout un ensemble de nouvelles normes (imprécises et contradictoires). Une contestation des étiquettes identitaires qui en produit et en impose pourtant une foultitude de nouvelles. Tout et son contraire.

Le queer, donc, personne n’est capable de le définir clairement. Mais ça ne fait rien, parce que le définir reviendrait, selon la doctrine queer, à commettre une « essentialisation » et donc un acte fasciste. Jaime Semprun avait relevé il y a plusieurs décennies déjà qu’aux yeux des penseurs « les plus modernes, […] toute pensée cohérente portait en elle le totalitarisme, comme tout jugement tranché relève de la pratique policière » (La Nucléarisation du monde, 1986).

Néanmoins, voici ma tentative de définition du queer :

1. Performance discursive qui consiste à produire un discours (notamment) sur le « genre » et la sexualité apparemment sophistiqué et subversif, contestataire et érudit, mais dépourvu de sens.

2. Terme fourre-tout dans lequel on range tout ce qui, en matière de sexualité ou d’orientation sexuelle, s’écarte de la norme (de l’homosexualité à toutes sortes de fétichismes, en passant par la pédophilie, qui a été défendue par des théoricien·nes queer de premier plan comme Pat Califia[4]).

3. Mouvement totalitaire et irréfléchi de rejet de toutes les normes sociales dominantes.

4. Manne financière, filon médiatico-culturel, plan de carrière, etc.

Les intelloqueers, de nouveaux intellocrates

Les Preciado, Fassin, Lagasnerie ou Eribon font partie des « intellocrates » de notre temps, pour reprendre le titre du livre de Hervé Hamon et Patrick Rotman, Les Intellocrates : expédition en haute intelligentsia, paru en 1981 aux éditions Ramsay (à l’époque un éditeur indépendant). Sur la quatrième de couverture, on pouvait lire :

« Ils règnent sur l’université, ils dirigent l’édition, ils investissent les médias, et souvent les trois à la fois. Écrivains en vogue, critiques écoutés, éditeurs dans le vent, intellectuels à la page, ils sont les agents de la circulation des idées. Une tribu de quelques centaines de têtes. »

Les Intellocrates : expédition en haute intelligentsia, c’était une enquête minutieuse sur la haute intelligentsia française, cette caste d’universitaires, d’écrivains, de journalistes et de mandarins éditoriaux qui, loin de former un contre-pouvoir intellectuel, constituent un appareil de reproduction du pouvoir symbolique. Hamon et Rotman décrivent un monde fermé, centré autour de Paris, structuré par les grandes maisons d’édition (Gallimard, Le Seuil, Grasset, etc.), les revues prestigieuses (Esprit, Tel Quel, Les Temps modernes), les médias d’État (radio, télévision), et les grandes institutions universitaires (ENS, EHESS, Collège de France, CNRS). Ce milieu fonctionne sur la base du cumul de fonctions, du réseautage constant, de la reconnaissance mutuelle, de la cooptation déguisée en mérite, et de la sur-visibilité des mêmes figures, toujours entre elles :

« Multiplier les fonctions, c’est multiplier les responsabilités. Et elles se consolident les unes les autres. L’universitaire qui dirige une collection chez un éditeur a barre sur ses collègues qui souhaitent publier. Il accentue sa propre promotion. Les “thésards” le saluent bas, le public afflue à son séminaire, il est invité à la télévision. »

Cela vaut aussi, peu ou prou, pour nos intellectuels queer, qui cumulent postes, visibilités, tribunes, financements et reconnaissance institutionnelle. Ils évoluent dans ce que Hamon et Rotman décrivaient comme un « village » clos — entre Sciences Po, l’EHESS, France Culture, Gallimard, Grasset, le Seuil, le CNRS et d’autres institutions du même tonneau — où tout se sait, tout se commente, tout se recycle. Ils ne sont pas à la marge : ils sont au cœur des carrefours stratégiques entre université, édition et médias. Ils ne contestent pas l’ordre culturel bourgeois : ils le fabriquent, en y injectant la petite dose de transgression inepte que la bourgeoisie éclairée réclame pour se sentir moderne.

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L’édition, plus que l’université, apparaît comme le cœur du dispositif : c’est par elle que passe la consécration, le contrôle du flux d’idées, et la mise sur orbite des figures émergentes. La pensée critique y est neutralisée, dissoute dans un langage esthétisé, où la radicalité n’est qu’une sorte de style — un capital culturel échangeable. Le « critique » devient une fonction dans le système, et certainement pas une menace.

Si certaines formes ont changé — apparition d’internet, éclatement de la scène médiatique, émergence de nouveaux canaux de légitimation — le fond du système n’a pas changé. Le prestige continue de se construire dans les maisons d’édition stratégiques, les nominations universitaires, les invitations dans les médias, les articles de presse, les postes de direction de collection ou de programme, les prix littéraires, etc. La mécanique de visibilité, de promotion mutuelle, de recyclage idéologique et de capitalisation symbolique reste intacte.

Les intelloqueers actuels, figures contemporaines de ce système, ne sont pas des pirates de l’ordre culturel, mais des intellocrates de notre époque. Ils illustrent ce que Les Intellocrates soulignait déjà en 1981, à savoir que le pouvoir intellectuel ne se conquiert pas par la qualité des idées, mais par l’aptitude à naviguer les réseaux, les cumuls, les promotions croisées, à parler des idées en vogue, à produire le type de baratin qui convient au capitalisme technologique contemporain, à cirer les pompes de qui de droit — ascenseurs et renvois d’ascenseurs. Le queer est un outil redoutable pour cela : il ne repose sur rien de vérifiable, il n’exige aucune démonstration, confond affect et vérité et refuse la cohérence au nom de l’émancipation. Il permet d’occuper l’espace public, de parler beaucoup sans jamais rien dire, d’avoir l’air subversif tout en étant parfaitement soumis aux exigences de l’intellocratie contemporaine (de « posséder à la fois le bonheur de la soumission et le prestige du refus », comme l’avait formulé Jaime Semprun dans son Précis de récupération publié en 1976). Le queer n’est pas une dissidence, c’est une manière de parvenir. Une nouvelle rente culturelle pour l’intelligentsia contemporaine, qui fournit au capitalisme technologique d’aujourd’hui les discours faussement critiques dont il a besoin pour assurer et étendre sa domination.

Ce qu’avait noté Jean-Marc Mandosio à propos de Foucault vaut aussi pour le mouvement qui se réclame de son héritage. À ce jour, le queer est en effet « l’exemple le plus achevé d’anti-institutionnalisme institutionnel[5] ».

Un problème plus général

L’intelligentsia française, désormais indissociable des médias de masse, possède une position centrale dans la production et la circulation des idées et des valeurs, et par conséquent un rôle clé dans la domination politique, sociale et culturelle en France et ailleurs.

Beaucoup de gens de gauche dénoncent à raison le fait que l’extrême droite possède ses médias et ses intellectuel∙les, son appareil de propagande (« Désarmer Bolloré »). En revanche, le fait qu’un appareil médiatique et intellectuel façonne aussi étroitement les idées et les discours de gauche ne semble pas poser problème. La plupart des gens de gauche ne font pas preuve d’esprit critique — en tout cas pas dans une mesure significative — vis-à-vis des penseurs, des idées, des médias et des institutions de référence à gauche. Il apparait comme normal et justifié de trouver ses maîtres à penser et ses opinions sur France inter, dans Le Monde, au CNRS, dans les livres publiés par les maisons d’édition les plus réputées ou dans l’élite universitaire (où d’autre ?!).

D’une certaine manière, les gens de gauche pratiquent ainsi une doublepensée constante vis-à-vis d’une partie des médias de masse et des institutions dominantes (notamment des institutions scolaires, culturelles et scientifiques). D’un côté, ils semblent comprendre que ces médias et institutions sont des produits et des outils du capitalisme (comme Herman, Chomsky et al. se sont efforcés de le souligner en ce qui concerne les médias). De l’autre, ils sont fiers d’y trouver leurs guides (comme Chomsky, le plus médiatique des critiques du système médiatique) et d’y puiser leurs opinions. D’où la popularité du mouvement et des idées queer. Peu leur importe, semble-t-il, que les circuits universitaires, médiatiques et éditoriaux qui produisent et diffusent les penseurs qu’ils suivent leur soient opaques ; peu importe les jeux de pouvoir internes, les impératifs de rentabilité, les intérêts de classe, les programmations étatiques, etc., qui déterminent les idées et les figures qu’ils mettent en avant. Peu importe le fonctionnement des médias (y compris « de gauche »), des maisons d’édition, de l’industrie du livre en général, ses relations avec le milieu universitaire, et son fonctionnement à lui, et ses relations avec la télévision, et ainsi de suite. À les écouter, le problème des médias se résumerait à Bolloré.

En réalité, l’inféodation de la gauche au complexe médiatique-universitaire-éditorial pose aussi problème. Dans l’échec total de la gauche à endiguer le désastre social et écologique en cours, elle tient une place majeure. Car Bolloré ou non, en fin de compte, ce que cela signifie, c’est que les idées des gens de gauche ne sont pas beaucoup moins fabriquées par des organes du pouvoir et par les dynamiques du capitalisme technologique que celles des gens de droite. Les intellectuel∙les médiatiques de gauche sont aussi des agents actifs de la domination techno-capitaliste. À l’instar des intellectuel∙les médiatiques de droite ou d’extrême droite, par exemple, ils ne remettent pas en question les fondements de la société contemporaine, à savoir le système technologique, le mode de vie industriel (il s’agit uniquement, selon eux, de le verdir, de le décarboner, voire, pour les plus audacieux, de le faire décroître à certains égards pour mieux l’universaliser).

En ne faisant pas preuve d’esprit critique vis-à-vis du fonctionnement de l’appareil médiatique, universitaire, éditorial et scientifique en général, et donc aussi vis-à-vis de celui qui est de référence à gauche, les gens de gauche se font les pions d’une pseudo-subversion autorisée et financée par les institutions, par le système même — le capitalisme — qu’ils prétendent contester. Ils intériorisent tout un pan de la domination. Ils s’imaginent penser contre « le système » ou « l’ordre établi », mais ils le font avec de purs produits dudit système. À leurs yeux, le prestige de l’autorité institutionnelle (médiatique, universitaire ou autre) prédétermine et surdétermine la valeur des idées d’un individu et de l’individu lui-même. Un chercheur au CNRS bardé de diplômes interviewé sur France inter sera apriori considéré comme bien plus susceptible de dire des choses importantes et vraies que d’obscurs auteurs grenoblois qu’on n’a jamais entendu sur Radio France ou vu sur Arte.

Plus l’individu possède de diplômes, de casquettes prestigieuses, de notoriété, plus il bénéficie d’un statut social élevé au sein du système, plus son expertise de critique du système sera prise au sérieux. Quoi de plus logique ? Résultat paradoxal de l’intériorisation par les dominé∙es des idées et des valeurs des dominants.

En conséquence, en France — comme ailleurs, mais plus encore qu’ailleurs en raison d’un héritage culturel spécifique et d’une configuration particulièrement centralisée de la vie politique —, les luttes sociales et écologiques sont inféodées au pouvoir intellectuel, aux médias et à des intellectuel∙les médiatiques. Le queer l’illustre. Mais les exemples sont innombrables. De l’anthropologue Philippe Descola, professeur au Collège de France, médaille d’or du CNRS (etc.), accueilli en maître à penser à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, à la star mondiale de la science-fiction Alain Damasio (publié chez Gallimard et au Seuil, entre autres), révéré par de nombreux militant∙es soi-disant anticapitalistes, soutien affiché des Soulèvements de la Terre (comme Descola), invité à dispenser ses lumières (artificielles) chez Blast, Reporterre, etc.

D’ailleurs, dans une récente interview pour la prestigieuse revue Esprit (historiquement liée aux illustres éditions du Seuil, régulièrement promue par le journal Le Monde et dirigée par une figure typique de la haute intelligentsia[6]), Damasio affirme, comme à son habitude, que « toute technologie intelligente peut être une fantastique possibilité d’ouverture, de progrès, de création collective et d’éducation » (la technologie est neutre, vive le techno-monde !), mais déplore néanmoins qu’« il nous manque les Deleuze et Foucault capables de penser[7] » les implications du développement de l’IA et les manières d’y faire face.

Sans éminences intello-universitaires à la Deleuze ou Foucault, comment pourrions-nous penser ? Lutter ? Vivre ? Planter des choux ? Comment faire sans mandarins adoubés par l’Académie française (Deleuze), l’institution universitaire en général, le renommé Collège de France (Foucault et Deleuze), diffusés par Gallimard ou le Seuil (Foucault), etc. ?

En réalité, la question est plutôt : comment la gauche et les luttes sociales et écologiques pourraient-elles accomplir quoi que ce soit de réellement subversif en demeurant inféodées au complexe médiatique-universitaire-éditorial, qui ne produit et ne peut produire que des penseurs et des idées compatibles avec les intérêts dominants ? (Étant donné que ce sont les intérêts dominants qui ont donné naissance à ce complexe et que, comme l’avaient souligné les auteurs de L’Idéologie allemande, la classe qui dispose des moyens de la production intellectuelle s’en sert évidemment pour consolider sa domination, pas pour la saper.)

Pour penser le développement de l’IA et du techno-monde en général, nous avons déjà bien mieux que des clones de Deleuze ou de Foucault (qui, à l’instar des originaux, seraient passés à côté de l’essentiel, ou, pire, auraient avalisé la poursuite du désastre en invoquant une « neutralité » de l’IA, comme Damasio, et en prônant sa réappropriation, ou sa moralisation au moyen de « comités éthiques », ou d’autres inepties de la même farine). Nous avons, par exemple, Pièces et Main d’Œuvre (PMO). Mais bien sûr, ceux-là ne sont pas invités à enseigner au Collège de France, publiés par Gallimard, célébrés dans Le Monde, Socialter ou Basta !, interviewés sur France inter, etc. Dans la perspective élitiste des gens de la haute (de gauche comme de droite, de Damasio comme d’Emmanuel Macron) et, ruissellement oblige, dans la perspective de tous ceux qui ont hérité de leur vision des choses, PMO fait partie de « ceux qui ne sont rien ». PMO n’existe pas. « Un intellectuel n’existe pas si Le Monde ne fait pas état de son existence », notaient Hamon et Rotman. C’était vrai à l’époque. À quelques nuances près, ça l’est toujours.

Contrairement aux militants queer, nos penseurs et penseuses à nous, anarchistes naturien∙nes ou féministes radicales, ne sont pas en poste au CNRS, dans de grands centres universitaires ou d’importantes institutions, ni invité∙es à discourir dans Le Monde, Libération ou sur Radio France. Les nôtres n’organisent pas de colloques toutes les semaines, subventionnés par des fonds étatiques, n’ont pas d’agent littéraire, de contrat chez de grandes maisons d’édition ayant pignon sur rue, ne circulent pas de plateau en festival, de résidence en podcast, de séminaire en masterclass, ne parlent pas au nom de « la marge » tout en étant confortablement installé·es au cœur des appareils culturels dominants. Les nôtres n’aspirent pas à parvenir, « à devenir fameux dans un monde infâme[8] ». Les nôtres défendent leurs idées contre vents et marées, à l’ombre du pouvoir et de ses institutions, depuis des siècles.

Nicolas Casaux


  1. Cf. Régis Debray, Le Pouvoir intellectuel en France, éditions Ramsay, 1979.
  2. Teresa de Lauretis, « Queer Theory: Lesbian and Gay Sexualities », numéro special de differences: A Journal of Feminist Cultural Studies, été 1991.
  3. Teresa de Lauretis, « Habit Changes », 1994, reproduit in Patricia White (dir.), Figures of resistance. Essays in Feminist Theory, University of Illinois Press, Urbana and Chicago, 2007.
  4. Comme je le montre dans mon texte « Aux origines du mouvement queer #1 : Pat Califia et la pédophilie », publié sur www.partage-le.com ; cf., aussi, le texte de Dr. Em intitulé « La licorne de Troie : pédophilie et théorie queer », également sur www.partage-le.com.
  5. Jean-Marc Mandosio, Longévité d’une imposture : Michel Foucault (édition revue et augmentée), Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 2010.
  6. L’actuelle directrice de la rédaction de la revue Esprit, Anne-Lorraine Bujon, ancienne élève de l’École normale supérieure, ancienne directrice des programmes à l’Institut des hautes études sur la Justice, est aussi conseillère au « Programme Amériques » de l’Ifri (Institut français des relations internationales), un « think tank parisien parmi les plus influents au monde » (Les Échos, 2020), financé, entre autres, par BNP Paribas, CapGemini, L’Oréal, LVMH, Sanofi, Société Générale, TotalEnergies, etc. On ne s’étonne donc pas, par exemple, de voir l’Ifri célébrer « les entreprises pétrolières » qui « prennent en réalité beaucoup de risques pour se diversifier et investir massivement dans les énergies renouvelables ».
  7. « Big Mother », Entretien avec Alain Damasio, avril 2025, esprit.presse.fr
  8. Encyclopédie des nuisances : Discours préliminaire, novembre 1984.

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Article mis en ligne le 13 mai 2025
La justice est une femme avec une épée (par D.A. Clarke)

D.A. Clarke est une féministe radicale états-unienne de la deuxième vague, principalement connue pour son essai de 1991 intitulé « Justice Is A Woman With A Sword », traduit ci-après.


« La justice est une femme avec une épée » — en tant que slogan, l’idée est évocatrice. Après tout, l’épée est l’arme de la chevalerie et de l’honneur. Les criminels aristocrates avaient le privilège de mourir par l’épée plutôt que par la corde honteuse ; les gentlemen réglaient leurs différends et répondaient aux insultes à coups d’épée. Les femmes et les paysans, bien sûr, n’apprenaient pas le maniement de l’épée. Cette arme, comme les concepts d’honneur et de courage individuels qu’elle représentait, était réservée aux hommes — et uniquement à ceux de bonne naissance. Personne d’autre n’était censé ou autorisé à avoir un sentiment de fierté ou d’honneur personnel. Les offenses commises à l’encontre d’une femme étaient vengées par le champion de son choix.

Une femme armée d’une épée, c’est donc un symbole puissant. Elle n’est la propriété de personne. Elle punira de sa propre main tout crime crime commis à son encontre. Équipée de l’arme traditionnelle de l’honneur et de la vengeance, elle possède le sens de sa dignité et de sa valeur personnelles. Quiconque tenterait d’atteindre à sa dignité s’exposerait à de lourdes représailles. Nous sommes bien loin de la femme des fantasmes pornographiques masculins.

Dans le fantasme masculin, les femmes sont toujours impuissantes, incapables de se défendre contre la douleur et l’humiliation. Pire, elles aiment ça. Le genre de traitement qui inciterait tout homme moyen qui se respecte à recourir à une violence désespérée fait frissonner d’excitation ces femmes fantasmées, les fait haleter et gémir de désir : les abus et l’avilissement sont leurs besoins secrets. La « féminité » inventée par les pornographes est un masochisme profond, qui rend les femmes incapables de se défendre et de défendre les autres, à l’instar du romantisme chrétien qui assignait aux femmes un doux et lumineux penchant pour la patience et le rôle de martyre. Il n’y a qu’un pas entre les gifles distinguées — et donc inefficaces — des « femmes respectables » et la « reddition torride » dans les bras musclés de l’homme dominant.

Mais une femme avec une épée, ça, c’est une autre histoire.

La question épineuse de la non-violence hante le mouvement féministe depuis toujours. Nous méprisons les sévices que les hommes infligent aux femmes, l’arrogance et la destructivité désinvolte de la violence masculine qui se manifestent dans les violences domestiques, les bagarres de gangs et les guerres officielles. Les féministes se sont traditionnellement opposées à la brutalité policière, à la conscription, à la guerre, au viol, aux sports sanguinaires et à bien d’autres expressions de la fascination masculine pour la domination et la mort.

Pourtant, comme tous les peuples opprimés, les femmes sont divisées sur la question cruciale du recours tactique à la violence. Quand est-il approprié de recourir à la violence ? L’usage de la force est-il jamais justifiable ? Quand est-il temps de prendre les armes ? D’apprendre le jiu-jitsu ? De porter un couteau ? La violence est-elle simplement mauvaise, peu importe qui la commet ? Ou peut-il y avoir des circonstances atténuantes ?

La discussion est obscurcie par les conceptions traditionnelles de la féminité avec lesquelles les féministes se débattent. Les femmes sont-elles vraiment meilleures que les hommes ? Sommes-nous intrinsèquement plus gentilles, plus douces, moins agressives ? Le monde serait certainement meilleur si tout le monde manifestait les vertus que la tradition attribue aux « femmes respectables ». Mais la douceur et la gentillesse changeront-elles vraiment le cœur des individus méchants et violents ? La raison, la patience et le fait de montrer l’exemple permettront-ils aux hommes de comprendre leurs erreurs ? La non-violence « féminine » est-elle « naturellement » la meilleure et l’unique voie pour les féministes ?

Historiquement, le sort réservé aux peuples et aux cultures qui évitent la violence est peu enviable. Ils ont tendance à perdre leur territoire, leurs biens, leur liberté et finalement leur vie dès que des voisins hostiles les confrontent avec de meilleures armes et de plus féroces ambitions. Il est difficile de survivre en demeurant pacifiste lorsque vos voisins sont des impérialistes lourdement armés. En général, vous finissez esclave ou mort∙e, ou vous apprenez à leur ressembler afin de les combattre. Le plus grand défi de la non-violence, c’est que pour tenir sa promesse, elle doit être capable de prévenir la violence. L’image d’un militant non violent renonçant avec droiture à l’usage de la force — tandis que sous ses yeux des voyous armés emportent leurs victimes qui se débattent comme elles peuvent — n’est guère reluisante.

Et puis se pose également le problème de l’efficacité. La non-violence est beaucoup plus impressionnante lorsqu’elle est pratiquée par celles ou ceux qui seraient facilement susceptibles recourir à la force s’ils le souhaitaient. Un homme grand et fort, dans la fleur de l’âge, qui choisit le calme et la douceur, fait forte impression. Une foule de plusieurs milliers de personnes qui choisissent de s’asseoir pacifiquement et silencieusement dans la rue, plutôt que de briser des vitres et de heurter les lignes de police, est un spectacle déconcertant. Ce type de non-violence peut avoir un impact politique profond. Mais lorsque ce sont les femmes qui prônent la non-violence, cela s’avère beaucoup moins efficace[1].

Pourquoi ? Parce que les femmes sont traditionnellement considérées comme incapables de violence, en particulier envers les hommes. Dans les années 40, les beautés du cinéma frappaient inutilement de leurs petits poings la poitrine des hommes forts avant de lâcher prise et de verser des larmes passionnées. Dans les années 70, l’acolyte féminine laissait inévitablement le cran de sûreté enclenché au moment de tirer sur le méchant. Les femmes sont généralement considérées comme aussi mauvaises en matière de combat physique qu’en mécanique, en mathématiques ou en pilotage de voiture de course. La seule violence traditionnellement associée aux femmes est la violence sournoise : la conspiration, la manipulation, la tromperie, le poison, le coup de poignard dans le dos.

Lorsque les femmes deviennent violentes, nous percevons cela comme choquant, horrible, bien pire que la violence masculine que nous considérons comme normale. Un mythe d’origine masculine prétend que si on leur donnait le pouvoir, les femmes seraient « encore pires » que les pires hommes. Ce qui justifie évidemment le fait de les maintenir fermement à leur place et de veiller à ce qu’aucune once de pouvoir ne tombe entre leurs petites mains malfaisantes. Beaucoup d’entre nous croient à ce mythe, dans une certaine mesure : je me souviens que ma mère (une femme forte et pleine de ressources) me répétait sans cesse le cliché selon lequel les gardiennes des camps du Troisième Reich étaient pires que les hommes.

Bien sûr, seules quelques femmes ont accédé au pouvoir dans l’Allemagne hitlérienne. Le métier de gardien∙ne de prison n’est en outre pas considéré comme très féminin. Les gardiennes de camp, qu’elles soient de haut ou de bas rang, étaient exceptionnelles et donc suspectes. Leurs actes sont documentés et incontestablement ignobles, mais j’ai du mal à voir en quoi ils seraient clairement pires que ceux de leurs collègues masculins. Je soupçonne que ce qui les rend pires aux yeux des historiens alliés, c’est qu’en plus de leurs crimes, ces femmes avaient quitté leur place de femmes.

Cette perception différente de la violence masculine et féminine, ce double standard, affecte les femmes au quotidien. Lorsqu’un homme fait des avances indésirables à une femme, par exemple dans un restaurant ou un théâtre, et qu’elle finit par lui dire sur un ton fort et énervé de la laisser tranquille, c’est elle qui est perçue comme impolie, hostile, agressive, odieuse. Son agressivité verbale et son intrusion insistante à lui sont acceptées et attendues, tandis que l’agacement ou la brusquerie dont elle fait preuve pour se débarrasser de lui sont remarquées et condamnées. Un de nos grands mythes stipule qu’une « vraie dame » peut et doit être capable de gérer toutes les difficultés, de désamorcer toute agression, sans jamais élever la voix ni perdre ses manières. La grossièreté ou la violence dont une femme pouvait faire montre en réaction à une agression masculine ont souvent été perçues comme la preuve que celle-ci n’était pas une dame et ne méritait donc aucun respect de la part de l’agresseur ni aucune sympathie de la part des autres.

Jusqu’à récemment, dans le domaine de la fiction, les femmes violentes étaient toujours mauvaises. La maîtrise des armes à feu, des armes blanches ou des arts martiaux faisait automatiquement d’un personnage féminin un personnage « masculin », ou une lesbienne, vouée à être stéréotypée comme matrone de prison, perverse, misandre, sadique, etc. À l’inverse, l’aptitude à utiliser de petits pistolets en argent, des bagues empoisonnées ou des poignards incrustés de pierres précieuses caractérisait une méchante « serpentine » dont la beauté froide et parfaite cachait un cœur perverti par la malice et glacé par l’égoïsme. Comme on pouvait s’y attendre, les héroïnes s’évanouissaient ou hurlaient dans les moments périlleux, et devaient attendre d’être sauvées dans l’avant-dernier chapitre. Dans les années 1920, les « femmes respectables » pouvaient livrer un combat courageux et donner des coups de pied dans les tibias des méchants, mais elles ne jetaient certainement pas des meubles, ne brisaient pas de cous, ne tranchaient pas de gorges et ne sortaient pas de canne-épée afin de poursuivre le méchant dans un entrepôt abandonné.

Des femmes plus coriaces ont fait leur apparition pendant les années de guerre, mais ce n’est que depuis une trentaine d’années que les femmes de la fiction se battent à coups de poings, de karaté et d’armes légères. Un nouveau genre, le fantasme de l’Amazone, a vu le jour, alors qu’auparavant, seuls un ou deux auteurs osaient placer une épée dans la main d’un personnage féminin. Les femmes guerrières sont devenues des protagonistes. Des livres et même des épopées leur sont consacrés. Certes, la plupart d’entre elles sont obligées par l’auteur (ou l’éditeur) de réapprendre à Aimer Un Homme à la fin de l’intrigue, mais au moins, elles commencent par venger leur propre viol et les torts causés à leur famille.

Dans le cinéma commercial (un média conservateur), les héroïnes et les anti-héroïnes combattantes sont désormais presque des protagonistes incontournables : Sigourney Weaver dans les films Aliens, Anne Parillaud dans La Femme Nikita, Deborra-Lee Furness dans Shame, Geena Davis et Susan Sarandon dans Thelma & Louise, Uma Thurman et Lucy Liu dans les films Kill Bill, Michelle Yeoh dans une série interminable de films d’arts martiaux/d’action, et bien sûr l’immensément populaire Xena, la guerrière, interprétée par Lucy Lawless. Même dans des films qui ne se prétendent pas politiques, des acolytes féminines combattantes apparaissent ici et là (Conan le destructeur, Golden Child : L’Enfant sacré du Tibet, Matrix, L’Arme fatale 3, Farscape), alors qu’elles étaient auparavant cantonnées à l’univers des comics Marvel.

Les Américain∙es commencent à accepter l’idée de la rage et de la vengeance féminines, ou du moins de la violence féminine sérieuse, dans la fiction. De la même manière, le public des années 20 et 30 a commencé à accepter la femme de carrière bien avant que les femmes ne fassent véritablement leur entrée dans les professions libérales. Cela signifie-t-il quelque chose ? La capacité à être violent∙e est-elle une condition préalable à l’égalité, comme le maintien d’une armée et d’un arsenal l’est pour la nation ? Ces femmes combattantes sont-elles un bon signe ?

Peut-être. Dans un monde parfait, non. Dans un monde parfait, nous ne fermerions pas nos portes à clé et personne ne saurait donner de coup de poing ou encaisser un coup. Dans notre monde, hélas, le prix de la pleine citoyenneté est peut-être la volonté et la capacité de se défendre soi-même et sa dignité quitte à recourir à l’usage de la force.

Nous respectons les personnes qui « connaissent leurs limites », qui ne peuvent être poussées au-delà d’un certain point, tout comme nous nous méfions de celles qui ne font aucune concession et réagissent violemment à la moindre frustration. Nous respectons les personnes qui savent prendre soin d’elles-mêmes, qui nous informent clairement de leurs limites et semblent prêtes à les faire respecter. Les femmes se voient traditionnellement refuser ces qualités — en témoigne le « non signifie oui » de la mythologie masculine. Et l’une des raisons en est qu’on nous refuse le recours à la force. Par exemple, on conseille généralement aux petits garçons qui se font bousculer dans la cour de récréation de se défendre, de « ne pas se laisser faire », tandis que les petites filles sont davantage invitées à aller se plaindre auprès de la maîtresse.

Pour ne pas se faire malmener, il faut avant tout être disposée à résister et en être capable. À un moment, la résistance implique de se défendre par la force physique. Les femmes, qui sont tenues à l’écart des sports de contact, ne sont presque jamais formées à la lutte ou à la boxe comme le sont souvent les garçons. On leur apprend à flatter les hommes forts en se montrant faibles. Elles sont donc privées des compétences et de la préparation émotionnelle nécessaires pour se défendre.

Les hommes commettent les harcèlements et les insultes les plus odieux à l’encontre des femmes parce qu’ils peuvent s’en tirer à bon compte : ils savent qu’ils ne seront pas blessés pour avoir dit ou fait des choses qui, entre deux hommes, mèneraient rapidement à une bagarre ou à un coup de couteau. Maltraiter les femmes est sans aucun risque.

Il existe plusieurs moyens de prévenir les crimes. L’éducation et la raison, par exemple, ainsi que les efforts que l’on peut fournir en vue d’élever nos enfants afin qu’ils deviennent de bons adultes. Il y a aussi la préparation anticipatoire et la sensibilisation des innocents. Puis, il y a la résistance active et l’autodéfense lorsqu’un crime est tenté. Enfin, il y a la mise en place de punitions pour l’auteur d’un crime. Chaque fois qu’un homme abuse de sa fille et conserve sa place dans sa famille et sa communauté, chaque fois qu’un homme harcèle sexuellement une employée et conserve son emploi ou sa réputation professionnelle, chaque fois qu’un violeur ou un féminicide [dans le sens de tueur de femme, NdT] est condamné à une peine symbolique, on observe une terrible absence de représailles pour la commission d’un crime.

En tant que société, nous ne nous accordons pas sur le type de « punition », de châtiment ou de réparation à appliquer à un crime ou un délit. Nous sommes incapables de parvenir à un consensus concernant la question de savoir si les meurtriers devraient eux-mêmes être tués. La plupart d’entre nous s’accordent à dire que la pendaison est une peine trop sévère pour avoir volé une miche de pain ou un mouton, mais s’agit-il d’une peine trop sévère pour avoir tué une femme à coups de machette ? Certain∙es diront oui, d’autres non. D’autres encore pensent que nous devrions abandonner complètement les concepts de punition ou de réparation, qui auraient des implications autoritaires, et nous concentrer sur la rééducation et la réinsertion de nos frères égarés, afin de les rendre meilleurs.

Tandis que nous discutons de ces questions, des femmes sont régulièrement et systématiquement insultées, agressées, violées et assassinées. Et la plupart des hommes qui commettent ces actes ne font face à aucune punition, ou si peu. Moins les conséquences de leurs actes sont lourdes, plus il leur semble (et plus il semble à tout le monde) qu’il n’y a rien de véritablement répréhensible dans ce qu’ils ont commis.

Lorsqu’en tant que société nous rejetons solennellement et hypocritement la peine de mort, laissant les féminicides et les violeurs libres après des peines de prison symboliques et parfois quelque « thérapie », nous formulons un jugement de valeur cruel. Nous jugeons que la vie d’un homme — même celle d’un violeur ou d’un meurtrier — a plus de valeur que la vie et le bonheur de la prochaine femme ou du prochain enfant qu’il pourrait agresser.

En effet, lorsqu’un tueur ayant été libéré tue à nouveau, ceux qui l’ont libéré ont signé l’arrêt de mort de sa prochaine victime — qu’ils ne connaissaient pas et ne pouvaient identifier. La vie de cette personne était simplement le prix de leur pudeur et de leur réticence à signer l’arrêt de mort d’un homme qu’ils pouvaient nommer et dont ils connaissaient le visage.

Si l’État n’intervient pas et n’applique pas de sanctions sévères en cas d’abus et de meurtre de femmes, est-ce aux femmes de le faire ? Lorsque la dignité, l’honneur et la constitution physique d’une femme sont attaqués ou détruits, comment obtenir justice ? Comment empêcher que cela ne se reproduise ?

Si le tribunal et la loi sont la propriété des hommes (si un Clarence Thomas, par exemple, peut être nommé à la Cour suprême malgré les preuves des insultes et du harcèlement dont il fait régulièrement montre à l’égard de femmes), les femmes doivent-elles faire justice elles-mêmes ? Pouvons-nous justifier les vendettas personnelles des survivantes de la violence masculine ? Quid de l’action violente à des fins politiques (plutôt que personnelles) ?

L’affaire est épineuse. Le justicier est très à la mode dans notre culture individualiste : dans tout un tas de films et de romans bon marché, des protagonistes en colère (presque tous des hommes) poursuivent et abattent des méchants dans toutes sortes de croisades solitaires, afin de se venger et de faire valoir la justice qu’un système corrompu et inefficace échoue à garantir. L’histoire d’amour de l’Amérique avec la violence tape-à‑l’œil et la fanfaronnade du mâle alpha est tellement éculée et affligeante que l’on hésite à suggérer le « vigilantisme[2] » — le fait de faire justice soi-même — comme une tactique féministe.

Pourtant—mais—d’un autre côté—cependant, il arrive qu’une démonstration de rage violente accomplisse ce que des années de prières, de pétitions et de protestations ne peuvent réaliser : faire en sorte qu’on vous prenne au sérieux. (Cela dit, cela peut aussi vous valoir d’être qualifiée de folle et internée.) Les terroristes palestiniens ont peut-être fait plus de mal que de bien à la cause de leur peuple, ou peut-être ont-ils été un élément essentiel de leur lutte de libération. Tout dépend à qui l’on pose la question.

En discutant des tactiques politiques violentes comme le terrorisme et la vengeance, nous devons nous rappeler que leur usage concret par les hommes est inextricablement lié à des traditions d’amusement et de compétition masculines. Trop souvent, la cause politique du moment n’est qu’une excuse pour qu’une bande de garçons turbulents s’amuse avec des explosifs et des armes automatiques — une forme de sport sanguinaire parmi d’autres. Il y a souvent plus de violence, et plus de violence aléatoire, qu’il n’en faut, simplement parce que les terroristes s’amusent beaucoup à effrayer et à tuer des gens.

Les femmes succomberaient-elles à cette tentation ?

Une autre idée reçue prétend que la violence féminine ne ferait qu’aggraver la violence masculine. J’ai entendu, de la part de personnes d’âges et d’horizons politiques très divers, l’argument suivant : « si les femmes apprennent le judo, les hommes commenceront à utiliser des armes à feu ». Cet argument occulte le fait qu’un grand nombre d’hommes possèdent et utilisent déjà des armes à feu, des couteaux et d’autres armes portatives. Il s’agit néanmoins d’un argument courant dans toutes les luttes de libération : et si le fait de résister contre l’occupant/oppresseur ne faisait qu’accroître sa brutalité, la répression et la souffrance ?

Nous retrouvons un conflit tristement familier : certaines femmes détesteront et craindront les féministes et les partisanes de l’autodéfense, craignant que la colère masculine, attisée par ces femmes insolentes, ne se déverse sur toutes les femmes, y compris les « innocentes ». Aucun mouvement de libération n’a jamais échappé à ce débat amer.

Allons-nous faire empirer la situation en résistant ? Les féministes qui ont manifesté publiquement et véhémentement au début du siècle ont été accusées, à l’époque, de faire empirer le sort des femmes par leur comportement violent et provocateur. Aujourd’hui, nous honorons ces femmes, instigatrices de changements ayant permis aux femmes de — partiellement — sortir de leur servitude. Lorsqu’une femme réagit énergiquement et bruyamment face à une agression sexuelle, l’agresseur tend plus souvent à prendre la fuite et les blessures de la victime tendent à être moindres qu’en cas de recours à des tactiques « féminines » comme les larmes, les supplications ou la coopération.

Si le fait d’agresser une femme était plus risqué, il y aurait peut-être moins d’agressions. Si les femmes se défendaient violemment, elles montreraient à leurs agresseurs potentiels qu’elles sont prêtes à assurer sérieusement leurs imites, et à riposter à la mesure de l’attaque. Si davantage de femmes tuaient les maris et les petits amis qui les maltraitent ou qui maltraitent leurs enfants, il y aurait peut-être moins de maltraitance. Un grand nombre de femmes refusant d’être poussées à bout pourrait éroder, même lentement, le mythe de la femme masochiste qui menace nos vies à toutes. La résistance violente face à une agression présente des avantages sur tous les plans.

Des représailles sont toujours possibles, que les femmes « se tiennent sages » ou non. La force et la méchanceté de l’antiféminisme, ainsi que son attrait, ont beaucoup plus à voir avec le climat économique et politique qui prévaut qu’avec ce que les femmes font réellement. Une population soumise peut se montrer aussi polie, conciliante et assimilée que possible — et pourtant se réveiller un beau matin pour découvrir des lois discriminatoires, la confiscation de ses biens, etc.

Pour ces raisons, l’argument selon lequel la violence féminine ne ferait qu’infliger des dommages à des femmes ou ferait empirer la situation me semble inepte. D’ailleurs, la violence féminine infligeant des dommages aux femmes est déjà parfaitement acceptable. Les femmes se sont toujours vu confier la sale besogne consistant à discipliner leurs filles pour qu’elles adoptent leur place de femmes, que ce soit en ligotant les pieds des petites filles ou en les blâmant et en les battant pour avoir été violées. Aujourd’hui, une « communauté féministe » qui prétend trouver toute violence détestable trouve le sadomasochisme lesbien sexy et chic. Les images de femmes blessant d’autres femmes sont largement acceptées, même quand les images d’hommes blessant des femmes sont critiquées.

Les images de personnes blessées me révulsent, point final. Mais je vois une valeur potentielle dans la fiction et dans le cinéma ayant pour thème des femmes qui se vengent violemment des violeurs et des fémicides. De telles œuvres affirmeraient l’honneur personnel de la femme. Et puis, très franchement, il y a l’intérêt du choc. Ceux qui rejettent l’idée de femmes justicières pourchassant des hommes devraient se demander ce qu’ils font contre ce monde saturé d’images d’hommes pourchassant, dominant et blessant des femmes. Si la violence est terriblement répréhensible lorsqu’elle est commise par des femmes, elle l’est tout autant lorsqu’elle est commise par des hommes.

Regardons les choses en face : nous vivons encore dans un monde et un siècle où une femme qui se promène (grave erreur) dans le mauvais quartier de la ville (oh là là) après la tombée de la nuit (oh oh) seule (surtout pas ça) sera blâmée par tout le monde si un homme la viole.

Il est intéressant — et amèrement amusant — et peut-être même libérateur — d’envisager un monde légèrement différent. Un homme entre en boitant dans la salle d’urgence avec une oreille à moitié arrachée et de multiples ecchymoses. Tandis qu’il raconte son histoire en haletant, le médecin secoue la tête : « Vous me dites que vous avez attrapé ses seins et essayé de la faire monter dans votre voiture ? Eh bien, comment dire, ahem, abruti, à quoi vous attendiez-vous ? » Cet homme n’obtiendrait aucune sympathie, pas la moindre, de la part de qui que ce soit.

Si les femmes devenaient plus violentes, le monde serait-il plus violent ? Peut-être, mais il ne s’agit pas d’une simple addition. Nous devrions soustraire toute violence que les femmes pourraient ainsi prévenir. Nous devrions donc soustraire un grand nombre de viols et d’humiliations quotidiennes subis par des femmes qui, aujourd’hui, ne peuvent ou ne veulent pas se défendre. Nous devrions peut-être soustraire six ou sept meurtres commis par un tueur du Zodiaque de l’ère moderne, si sa première victime ne l’avait pas tué. Imaginez que l’une des femmes présentes dans l’amphithéâtre de Montréal ait été armée et suffisamment habile pour abattre Marc Lépine avant qu’il ne fauche quatorze de ses camarades de classe…

Nous ne suggérons pas que les femmes introduisent la violence dans le jardin d’Eden. La guerre a déjà commencé. Les femmes et les enfants sont en train de la perdre.

Et les femmes sont déjà violentes. Les femmes évacuent les colères et les frustrations qui s’accumulent en elles en raison des avanies que leur inflige leur place de femmes, ainsi que les souvenir de leurs propres humiliations et défaites, les unes sur les autres, sur leur propre corps et/ou sur leurs enfants. Préférons-nous que les victimes d’inceste se mutilent, se suicident, maltraitent leurs propres enfants — ou qu’elles fassent quelque chose d’horrible à leur père ? Le fait de faire quelque chose d’horrible à papa ne guérira peut-être pas une âme blessée, mais cela semble plus approprié que de s’infliger des choses horribles à soi-même ou de faire du mal à d’autres personnes n’ayant rien à voir dans l’affaire.

Un dernier grand mythe : « La violence ne résout jamais rien ».

Dans un sens philosophique large, ces mots peuvent sembler vrais. La violence est comme l’argent : elle ne peut pas vous rendre heureux, sauver votre âme, faire de vous une meilleure personne, mais elle peut certainement résoudre des problèmes. Lorsque les vainqueurs exterminent les vaincus, les conflits historiques sont définitivement résolus.

Beaucoup de criminels de haut rang ont vécu jusqu’à un âge avancé, dans le confort et le respect, uniquement parce que quelques témoins gênants n’étaient plus en vie pour témoigner. Beaucoup de maris insatisfaits se sont débarrassés d’une femme indésirable. Plus de femmes que nous ne le pensons se sont probablement débarrassées de maris violents.

La violence résout indéniablement certains problèmes. Un violeur mort ne commettra plus de viols : il a été résolu. La violence est une solution séduisante parce qu’elle semble facile et rapide ; la violence est une marchandise glamour à notre époque ; la violence est un outil, une addiction, un péché, un recours désespéré, un passe-temps, selon à qui l’on pose la question.

Je n’ai pas de réponses faciles. Je ne vois qu’un enchevêtrement de questions difficiles. La violence pourrait bien être un outil et une tactique appropriées pour les féministes. Nous devons sérieusement nous poser la question. Si nous la refusons, il ne faut pas que cela soit parce qu’elle heurte notre conception romantique d’une féminité moralement supérieure, mais pour une meilleure raison, plus réfléchie. Si nous l’acceptons, nous devrons trouver comment éviter qu’elle nous corrompe.

D.A. Clarke


Traduction : Nicolas Casaux

  1. L’autrice et militante indienne Arundhati Roy remarque à très juste titre que « la résistance pacifique est un théâtre politique » qui « requiert une audience compatissante ». Autrement dit, la non-violence peut fonctionner si vous disposez des moyens de mettre en scène une résistance pacifique susceptible de toucher une audience, et si cette audience susceptible d’être touchée par votre mise en scène dispose du pouvoir de changer les lois, de changer la société. En gros, ce que cela signifie, c’est que la non-violence fonctionne lorsque ce que vous demandez ne contrarie pas vraiment les objectifs et les intérêts des puissants. Dans le cas du féminisme, de la lutte contre la domination masculine, la non-violence semble donc vraiment dérisoire. NdT
  2. Vigilantism en anglais. Le terme anglais « vigilante » désigne un justicier ou une justicière, une personne qui fait justice elle-même. NdT

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Article mis en ligne le 11 mai 2025
La bourgeoisie culturelle de gauche : une force contre-révolutionnaire (par Nicolas Casaux)

Les idées qui dominent, aujourd’hui, à gauche, parmi les gens de gauche en général, sont essentiellement les idées des figures dominantes de la gauche. Le processus de formation des idées dominantes, à gauche (comme à droite), paraît bien davantage top-down que bottom-up, pour employer une expression startupienne. Dans le capitalisme technologique contemporain, les opinions des gens de gauche sont façonnées, au travers des médias (radios, journaux, chaînes de télévision, chaînes YouTube, réseaux sociaux), par une intelligentsia, un cénacle d’individus formant une bourgeoisie culturelle de gauche. Quelques exemples.

Guillaume Meurice, humoriste attitré des salons progressistes, ex-rebelle d’opérette du service public, incarne assez bien cette bourgeoisie culturelle qui s’attaque mollement au pouvoir tout en mangeant à sa table. Passé par le cours Florent après quelques errances universitaires, il s’est fait connaître sur France Inter, où il a officié pendant plus d’une décennie, jouant le trublion autorisé du rire engagé — un rôle cousu main pour les antennes d’État. Il a également travaillé pour France 4. Après un licenciement médiatisé, il est évincé de Radio France mais rebondit aussitôt sur Radio Nova et collabore désormais avec Mediapart. Son livre Dans l’oreille du cyclone (2024) a été publié au Seuil — maison d’édition historique de la bourgeoisie intellectuelle de gauche, temple feutré des causes autorisées. Meurice est aussi publié chez Flammarion, JC Lattès, Gallimard, Michel Lafon. Preuve qu’on peut dénoncer le pouvoir tout en étant choyé par ses relais culturels. Malgré ses origines modestes, Meurice est désormais très bien intégré à l’intelligentsia parisienne : édité par les grandes maisons, invité à discourir dans nombre de médias, etc.

L’historienne Mathilde Larrère est une autre figure assez classique de la bourgeoisie intellectuelle française. Issue d’un milieu académique prestigieux — fille de Raphaël Larrère, ingénieur agronome, et de Catherine Larrère, philosophe —, elle a été formée à l’École normale supérieure de Fontenay-Saint-Cloud, major de l’agrégation d’histoire en 1994, et a obtenu un doctorat en histoire sous la direction d’Alain Corbin. Maîtresse de conférences à l’Université Gustave-Eiffel, elle a également enseigné à Sciences Po et est chroniqueuse pour Arrêt sur images et Mediapart. Elle a publié plusieurs ouvrages, y compris aux très respectables Presses Universitaires de France (PUF), temple éditorial de l’académisme républicain. Elle adhère au Parti de gauche (PG) en 2012, puis soutient Mélenchon et rejoint la NUPES. En septembre 2024, elle rejoint Guillaume Meurice et l’équipe de l’émission « La Dernière » sur Radio Nova, une radio propriété du banquier d’affaires multimillionnaire Matthieu Pigasse (et une radio qui, en 2024, a transféré sa régie publicitaire chez Lagardère Publicité, propriété de Vincent Bolloré). La gauche bourgeoise, universitaire et institutionnelle.

Pierre-Emmanuel Barré, autoproclamé « sale con » du stand-up français, incarne une autre forme de pseudo-subversion calibrée par et pour la bourgeoisie culturelle de gauche. Formé au Cours Florent après des études de biologie avortées, il s’est fait connaitre sur les ondes de France Inter (2012 à 2017), puis sur les plateaux de Canal+ (2013 à 2015) et de France 2 (2015–2016), jouant le rôle du trublion qui égratigne les puissants sans jamais les inquiéter réellement.​ Son ouvrage En route ! Mon projet pour sauver la France, coécrit avec Arsen et publié en 2022 chez Marabout — une maison d’édition grand public du groupe Hachette, spécialisée dans les ouvrages de divertissement et de développement personnel —, illustre cette posture : une satire politique qui, sous couvert de provocation, reste dans les clous de l’acceptable. Malgré une image de franc-tireur, Barré est désormais une figure bien installée de la scène culturelle parisienne, bénéficiant de la reconnaissance des institutions qu’il prétend moquer.​ Il a lui aussi rejoint Radio Nova, aux côtés de Meurice et Larrère.

On pourrait encore évoquer Clément Viktorovitch. Après un passage par la Sorbonne puis par Sciences Po Paris, où il soutient une thèse sur l’analyse des débats parlementaires, Viktorovitch enseigne la rhétorique à Sciences Po, l’ESSEC, l’ENA, l’École de guerre : autant d’institutions du cœur de l’appareil d’État et du management où l’on forme les gestionnaires du pouvoir. À partir de 2016, il entre dans la sphère médiatique : i‑Télé, puis CNews (après changement de propriétaire), lui servent de tremplin. Il rejoint ensuite « Clique » sur Canal+ et « Quotidien » sur TMC, émissions vitrines d’un progressisme inoffensif où la critique tourne à la mise en scène. Il intervient aussi sur RTL et anime une chronique régulière sur France Info, toujours dans le registre convenable de la « pédagogie citoyenne ». Chez Le Seuil — maison d’édition historique de l’intelligentsia parisienne —, il publie des ouvrages sur le « pouvoir rhétorique » ou sur « l’art de ne pas dire », parfaits manuels pour comprendre comment parler sans jamais inquiéter l’ordre réel.

Et puis Salomé Saqué, Thomas Piketty, Julia Cagé, Cyril Dion, Philippe Descola, François Bégaudeau, Aude Lancelin, etc.

Tous ces gens ont en commun de proposer des critiques légitimes et pertinentes de telles ou telles décisions gouvernementales, de dénoncer à juste titre diverses injustices liées au fonctionnement du capitalisme, mais surtout de sempiternellement passer à côté de l’essentiel des problèmes de notre temps.

La bourgeoisie culturelle de gauche s’emploie beaucoup, par exemple, à dénoncer le RN et la montée de l’extrême droite en général. A raison ! L’extrême droite constitue évidemment une terrible nuisance, aussi bien socialement qu’écologiquement. Mais la planète n’est pas en train d’être détruite par l’extrême droite. De même que la dépossession généralisée que nous subissons toutes et tous n’est pas le fait de l’extrême droite. Elle est plutôt la conséquence inéluctable du développement de la technologie, de l’État et du capitalisme – et, au préalable, de la domination masculine. En outre, l’essor de l’extrême droite s’enracine dans des dynamiques et des paradigmes défendus par la gauche elle-même, comme le développement industriel (qui implique une course à la puissance, avec ce que cela implique de conflits, de concurrences, de logiques autoritaires), ou l’État-nation (et les prétendues « valeurs de la République », et le nationalisme qui accompagne tout État-nation).

La bourgeoisie culturelle de gauche critique régulièrement le système marchand, l’État ou le système technologique pour ci ou ça, mais ne s’aventure jamais à prôner leur abolition, à voir dans ces institutions, ces dispositifs, des nuisances intrinsèques. La contestation, oui, mais restons raisonnables. Il ne faudrait pas non plus verser dans la « technophobie » ou l’extrémisme anarchiste. Nul besoin de rejeter en bloc l’État, la technologie, le principe marchand ou la civilisation industrielle. Une autre civilisation techno-industrielle est possible, de gauche et bio, démocratique et durable, égalitaire et écologique. Pour nous sauver, prétendent-ils à peu près tous, nous avons besoin qu’un gouvernement de gauche éclairé entreprenne une « planification écologique », consistant à développer les technologies dites « vertes », « propres » ou « renouvelables », permettant au passage la création de nombreux « emplois verts », et par ailleurs à mettre en place une sobriété savamment administrée. Quelque chose du genre.

À cause d’eux, les gens de gauche s’accrochent à nombre de mythes concernant le prétendu « progrès » et d’illusions naïves suggérant la possibilité de contrôler démocratiquement l’incontrôlable, de réformer l’irréformable, de planifier l’inplanifiable ou de rendre soutenable l’insoutenable.

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La bourgeoisie culturelle de gauche constitue une classe d’intellectuel∙les et d’artistes intégré∙es à l’appareil médiatique, universitaire et éditorial dominant. Issus pour beaucoup des grandes écoles françaises (bien que cela ne constitue pas un critère essentiel), ces individus, tels Clément Viktorovitch, Mathilde Larrère ou encore Paul (autrefois Beatriz) B. Preciado, incarnent une critique partielle et autorisé du système capitaliste et de ses institutions, tout en étant profondément intégrés aux réseaux du pouvoir culturel et économique.

(Cyril Dion, qui n’est pas issu d’une grande école, appartient à la bourgeoisie culturelle en raison de son capital symbolique élevé, de son accès aux médias dominants, à des réseaux d’influence culturelle, et de son rapport distancié au travail productif. Il dirige une collection dans une des maisons d’édition les plus prestigieuses du paysage éditorial français – Actes Sud. Ses documentaires sont subventionnés par l’AFD ou France Télévisions. Il tient une chronique sur France inter. Etc.)

En se faisant les relais d’une critique sociale acceptée par tout un pan des institutions dominantes, ces intellectuels participent à l’entretien d’illusions sur les possibilités réformatrices du capitalisme, de l’État et du progrès technologique. Leur position sociale et économique, leur omniprésence médiatique et leur intégration aux grandes maisons d’édition, aux médias de masse et aux universités prestigieuses les rendent complices — consciemment ou non — de la domestication de la contestation sociale et écologique.

Cette classe pose ainsi un problème fondamental pour les mouvements réellement révolutionnaires, radicaux, anti-industriels, qui cherchent à remettre en cause les fondements mêmes du système marchand, étatique et technologique. En véhiculant l’idée d’un capitalisme réformable, d’un État bienveillant capable de gérer démocratiquement la crise écologique, d’un système techno-industriel susceptible d’être réapproprié par les populations et rendu écologique, soutenable, etc., ces individus empêchent une prise de conscience radicale et une remise en cause totale des institutions génératrices des catastrophes contemporaines.

Face à cette bourgeoisie culturelle, la gauche révolutionnaire, radicale et donc anti-industrielle doit affirmer sans concession l’incompatibilité intrinsèque de ses objectifs avec les institutions et dispositifs en place, dénoncer la récupération systématique des luttes sociales par l’intelligentsia de gauche, et souligner l’urgence d’une rupture réelle avec les dogmes de la civilisation industrielle et technologique.

*

En termes marxistes, on pourrait dire que le CV d’un membre de la bourgeoisie culturelle indique immédiatement son insertion organique dans la superstructure idéologique du capitalisme. La fonction sociale de la bourgeoisie culturelle de gauche ne consiste pas à renverser l’ordre dominant, mais à contribuer à sa reproduction en modulant ses justifications symboliques. Formé dans les institutions de la classe dominante — universités d’élite, maisons d’édition hégémoniques, médias officiels —, l’intellectuel bourgeois de gauche est un « travailleur idéologique » dont l’activité vise à produire une critique interne au système, une critique qui renouvelle l’illusion d’une perfectibilité du capitalisme, du système techno-industriel, de l’État, au lieu d’en organiser la subversion. La bourgeoisie culturelle de gauche représente cette frange de la bourgeoisie, décrite par Marx et Engels dans Le Manifeste du Parti Communiste, qui « cherche à porter remède aux anomalies sociales, afin d’assurer la continuité de la société bourgeoise ». La nature de sa critique est donc donnée par sa position de classe : progressiste dans la forme, conservatrice dans le fond.

L’appartenance à la bourgeoisie culturelle — qu’elle soit assumée ou discrète — implique une dépendance matérielle et symbolique à l’égard des structures mêmes qu’il faudrait abolir pour rompre réellement avec l’ordre bourgeois-capitaliste et industriel. Celui ou celle qui doit sa carrière à Sciences Po, France Inter, France Télévisions, Gallimard ou l’EHESS ne peut guère se permettre d’envisager autre chose qu’une critique cosmétique : repeindre la façade, jamais dynamiter les fondations.

*

Les opinions des gens de gauche sont façonnées par les idées des figures de l’intelligentsia de gauche. Les idées des figures de l’intelligentsia de gauche sont façonnées par les institutions qui les ont formées ou qui les emploient, et/ou par le fonctionnement des médias qui leur donnent la parole. Dans l’ensemble, nous n’avons donc affaire qu’à des idées produites – ou a minima significativement influencées, limitées – par le « système » que nous devrions nous efforcer de combattre.

Nicolas Casaux

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Article mis en ligne le 6 mai 2025
Le Vatican : cité, cité-État, nation ou banque ? (par Gerald Posner)

Le texte qui suit est une traduction d’un article du journaliste et auteur états-unien Gerald Posner intitulé « The Vatican: City, City-State, Nation, or … Bank? », publié le 21 avril 2025 sur le site du magazine états-unien Skeptic.


Beaucoup de gens ne considèrent la Cité du Vatican que comme le siège du gouvernement des 1300 millions de catholiques romains du monde. Quelques athées critiques y voient une holding capitaliste jouissant de privilèges spéciaux. Cependant, ce petit bout de terre au centre de Rome est également une nation souveraine, qui dispose d’ambassades diplomatiques appelées nonciatures apostoliques dans plus de 180 pays, et possède le statut d’observateur permanent auprès des Nations unies.

Cela étant, le Vatican diffère radicalement des autres pays. Pour le comprendre, il faut connaître l’histoire de sa souveraineté. Depuis plus de 2 000 ans, le Vatican est une monarchie non héréditaire. Le pape est son chef suprême, investi du pouvoir décisionnel exclusif sur toutes les questions religieuses et temporelles. Il n’y a pas de pouvoir législatif, judiciaire ou de système de contrôle et d’équilibre des pouvoirs. Même les pires papes – sachant qu’il y en a eu de vraiment terribles – sont sacro-saints. Il n’y a jamais eu de coup d’État, de démission forcée ou d’assassinat avéré d’un pape. En 2013, le pape Benoît XVI est devenu le premier pape à démissionner en 600 ans. Les problèmes de déclin cognitif sont balayés sous le tapis. En investissant un seul d’homme d’un pouvoir illimité, le modèle gouvernemental du Vatican se rapproche de celui d’une poignée de monarchies absolues comme l’Arabie saoudite, Brunei, Oman, le Qatar et les Émirats arabes unis.

Un peu d’histoire. Du VIIIe siècle jusqu’en 1870, le Vatican constitue un empire séculier semi-féodal — les « États pontificaux » — qui contrôle la majeure partie de l’Italie centrale. Durant la Renaissance, les papes sont des rivaux redoutés des monarchies les plus puissantes d’Europe. Les papes croient que Dieu les a placés sur terre pour régner sur tous les autres dirigeants du monde. Les papes du Moyen Âge disposent de près d’un millier de serviteurs et sont entourés de centaines de clercs et de députés laïcs. Cette « Curie », en référence à la cour d’un empereur romain, devint un réseau de complots et de tromperies, composé en grande partie d’hommes célibataires (en théorie) qui vivaient et travaillaient ensemble tout en rivalisant afin de parvenir dans les petits papiers du pape.

Le coût de fonctionnement des États pontificaux, qui comprenaient l’une des plus grandes cours d’Europe, soumet le Vatican à une importante tension financière. Il a beau engranger des impôts et des taxes, vendre les produits de sa région agricole riche au nord et percevoir des loyers sur ses propriétés dans toute l’Europe, il est toujours à court d’argent. L’Église entreprend alors de vendre des indulgences, une invention du VIe siècle qui consiste en un morceau de papier promettant que Dieu renoncerait à toute punition terrestre pour les péchés de l’acheteur. Les pénitences imposées par l’Église primitive étaient souvent sévères, allant de la flagellation à l’emprisonnement, voire à la mort. Si certaines indulgences sont gratuites, les meilleures, qui promettent la plus grande rédemption pour les péchés les plus graves, sont coûteuses. Le Vatican fixe les prix en fonction de la gravité du péché.

À l’époque, le concept de budget ou de planification financière demeure un gros mot pour les papes qui se succèdent. Comble d’humiliation, l’Église se retrouve contrainte d’emprunter à deux reprises aux Rothschild, la plus importante dynastie bancaire juive d’Europe. James de Rothschild, chef du siège parisien de la famille, devient le banquier officiel du pape. Lorsque la famille renfloue le Vatican, cela ne fait que trente-cinq ans que les répercussions déstabilisantes de la Révolution française ont conduit à l’assouplissement des lois discriminatoires à l’égard des Juifs en Europe occidentale. C’est seulement alors que Mayer Amschel, le patriarche de la famille Rothschild, quitte le ghetto de Francfort avec ses cinq fils et crée une banque. Il n’est donc pas étonnant que les Rothschild aient suscité une telle jalousie. Au moment où le pape Grégoire leur demande le premier prêt, ils viennent de créer la plus grande banque du monde, dix fois plus importante que leur plus proche concurrent.

L’opposition du Vatican au capitalisme est un vestige des idéologies médiévales, selon lesquelles seule l’Église est habilitée par Dieu à lutter contre Mammon, une divinité satanique incarnant la cupidité. Son interdiction de l’usure, c’est-à-dire du fait de percevoir des intérêts sur l’argent prêté ou investi, repose sur une interprétation littérale de la Bible. Le Vatican se méfie du capitalisme. Il pense que les militants laïques l’utilisent comme un levier afin de séparer l’Église de l’État. Dans certains pays, la « bourgeoisie capitaliste », comme l’appelait le Vatican, avait même confisqué des terres de l’Église en vue de les affecter à un usage public. La résistance du Vatican à la finance moderne est également alimentée par l’idée que le capitalisme est principalement l’apanage des Juifs. Quoi qu’il en soit, si les dirigeants de l’Église n’apprécient peut-être pas les Rothschild, ils aiment leur argent.

En 1870, le Vatican perd son empire terrestre du jour au lendemain lorsque Rome tombe aux mains des nationalistes qui luttent pour unifier l’Italie sous un seul gouvernement. Les seize mille kilomètres carrés de l’Église sont réduits à une minuscule parcelle de terre. La perte des revenus des États pontificaux place l’Église était au bord de la faillite.

Le Vatican parvient à survivre grâce au « denier de Saint-Pierre », une collecte de fonds très populaire depuis le VIIIe siècle chez les Saxons en Angleterre (et interdite par la suite par Henri VIII lorsqu’il rompit avec Rome et se proclama chef de l’Église d’Angleterre). Le Vatican supplie les catholiques du monde entier de contribuer financièrement pour soutenir le pape, qui s’était déclaré prisonnier au sein du Vatican et refusait de reconnaître la souveraineté du nouveau gouvernement italien sur l’Église.

Au cours des près de 60 années d’impasse qui suivent, la gestion financière insulaire et largement calamiteuse du Vatican le maintient sous une pression énorme. Le Vatican aurait fait faillite si Mussolini ne l’avait pas sauvé. Il Duce, le leader fasciste italien, n’était pas un grand fan de l’Église, mais il était suffisamment réaliste sur le plan politique pour comprendre que 98 % des Italiens étaient catholiques. En 1929, le Vatican et le gouvernement fasciste signent les accords du Latran, qui confèrent à l’Église un pouvoir plus important que tout ce qu’elle avait jamais connu depuis l’apogée de son royaume temporel. Ils octroient 44 hectares à la Cité du Vatican et 52 propriétés « patrimoniales » dispersées en vue de former un État autonome. Ils rétablissent la souveraineté papale et mettent fin au boycott de l’État italien par le pape.

Les accords du Latran déclarent le pape « sacré et inviolable », l’équivalent d’un monarque laïc, et reconnaissent qu’il est investi de droits divins. Un nouveau code de droit canonique rend l’enseignement religieux catholique obligatoire dans les écoles publiques. Les cardinaux se voient accorder les mêmes droits que les princes de sang. Toutes les fêtes religieuses deviennent des jours fériés et les prêtres sont exemptés du service militaire et du devoir de juré. Une convention financière en trois articles accorde aux « corporations ecclésiastiques » une exonération fiscale totale. Elle indemnise également le Vatican pour la confiscation des États pontificaux à hauteur de 750 millions de lires en espèces et d’un milliard de lires en obligations d’État assorties d’un intérêt de 5 %. Cet accord, d’une valeur d’environ 1,6 milliard de dollars de 2024, soit environ un tiers du budget annuel total de l’Italie, constitua une bouée de sauvetage indispensable pour l’Église, qui manquait cruellement de liquidités.

Pie XI, le pape qui conclut l’accord avec Mussolini, était suffisamment avisé pour savoir que ses cardinaux et lui avaient besoin d’aide pour gérer cette énorme manne. Il fit donc appel à un conseiller laïc extérieur, Bernardino Nogara, un fervent catholique réputé pour être un génie de la finance.

Nogara ne tarda pas à bouleverser des centaines d’années de tradition. Il ordonna par exemple à chaque département du Vatican d’établir un budget annuel et de publier chaque mois un état des recettes et des dépenses. La Curie s’insurgea lorsqu’il persuada Pie XI de réduire les salaires des employés de 15 %. Après le krach boursier de 1929, Nogara investit dans des entreprises américaines de premier ordre dont les actions avaient chuté. Il acheta également des biens immobiliers prestigieux à Londres à des prix défiant toute concurrence. Alors que les tensions montaient dans les années 1930, Nogara diversifia encore les avoirs du Vatican dans des banques internationales, des obligations d’État américaines, des entreprises manufacturières et des services publics d’électricité.

Sept mois seulement avant le début de la Seconde Guerre mondiale, l’Église se dote d’un nouveau pape, Pie XII, qui avait une affection particulière pour l’Allemagne (il avait été nonce apostolique, c’est-à-dire ambassadeur, en Allemagne). Nogara prévient que le déclenchement de la guerre mettrait à rude épreuve l’empire financier qu’il avait si soigneusement construit pendant une décennie. Lorsque la guerre éclate en septembre 1939, Nogara comprend qu’il ne suffit pas de transférer les actifs immobilisés du Vatican vers des refuges sûrs. Il sait qu’au-delà du champ de bataille militaire, les gouvernements mènent une vaste guerre économique pour vaincre l’ennemi. Les puissances de l’Axe et les Alliés imposent une série de décrets draconiens restreignant de nombreuses transactions commerciales internationales, interdisant le commerce avec l’ennemi, prohibant la vente de ressources naturelles essentielles et gelant les comptes bancaires et les actifs des ressortissants ennemis.

Les États-Unis sont les plus agressifs, recherchant les pays, les entreprises et les ressortissants étrangers qui font affaire avec les nations ennemies. Sous la direction du président Franklin Roosevelt, le département du Trésor crée une liste noire. En juin 1941 (six mois avant Pearl Harbor et l’entrée officielle des États-Unis dans la guerre), la liste noire comprenait non seulement les belligérants évidents tels que l’Allemagne et l’Italie, mais aussi des nations neutres comme la Suisse et les minuscules principautés de Monaco, Saint-Marin, Liechtenstein et Andorre. Seuls le Vatican et la Turquie sont épargnés. Le Vatican était le seul pays européen à avoir proclamé sa neutralité et à ne pas figurer sur la liste noire.

Au sein du département du Trésor, un débat houleux éclate pour savoir si les manœuvres de Nogara visant à dissimuler les holdings dans plusieurs juridictions bancaires européennes et sud-américaines sont suffisantes pour inscrire le Vatican sur la liste noire. Nogara arrive à la conclusion que ce n’est qu’une question de temps avant que le Vatican ne soit sanctionné.

Chaque transaction financière laisse une trace écrite auprès des banques centrales des Alliés. Nogara doit mener les affaires du Vatican en secret. La création, le 27 juin 1942, de l’Istituto per le Opere di Religione (IOR), la banque du Vatican, est une aubaine. Nogara rédige un chirographe (une déclaration manuscrite), une charte en six points pour la banque, signée par Pie XI. Comme sa seule succursale se trouve à l’intérieur de la Cité du Vatican, qui, encore une fois, ne figure sur aucune liste noire, l’IOR est libre de toute réglementation en temps de guerre. L’IOR est un mélange entre une banque traditionnelle (comme J. P. Morgan) et une banque centrale (comme la Réserve fédérale états-unienne). La banque du Vatican peut opérer partout dans le monde, ne paie pas d’impôts, n’a pas à afficher ses bénéfices, à produire de rapports annuels, à divulguer ses bilans ou à rendre des comptes à des actionnaires. Située dans un ancien donjon de la Torrione di Nicoló V (Tour de Nicolas V), elle diffère beaucoup des autres banques.

La banque du Vatican est créée en tant qu’institution autonome, sans aucun lien entrepreneurial ou ecclésiastique avec une autre division de l’Église ou quelque agence laïque. Son seul actionnaire est le pape. Nogara la dirige sous le seul veto de Pie XII. Sa charte lui permet « de prendre en charge et d’administrer les actifs destinés aux organismes religieux ». Nogara interprète cette disposition de manière libérale, estimant que l’IOR peut accepter des dépôts en espèces, en biens immobiliers ou en actions (et même, plus tard, pendant la guerre, en redevances sur les brevets et en paiements de polices d’assurance).

Durant la guerre, de nombreux Européens inquiets cherchent désespérément un refuge pour leur argent. Les riches Italiens, en particulier, sont impatients de sortir leur argent du pays. Mais Mussolini décrète la peine de mort pour toute personne exportant des lires depuis les banques italiennes. Parmi les six pays limitrophes de l’Italie, le Vatican reste le seul territoire souverain non soumis aux contrôles frontaliers italiens. Grâce à la banque du Vatican et aux ecclésiastiques disposés à recevoir des valises remplies d’argent liquide sans laisser de traces écrites, les Italiens peuvent contourner les limitations. Et contrairement aux autres banques souveraines, l’IOR n’est soumise à aucun audit indépendant. Elle est tenue, supposément afin de rationaliser la tenue des registres, de détruire tous ses dossiers tous les dix ans (une pratique qu’elle a suivie jusqu’en 2000). L’IOR n’a pratiquement rien laissé qui puisse permettre aux enquêteurs d’après-guerre de déterminer s’il s’agissait d’un moyen de blanchir le butin de guerre, de détenir des comptes ou de l’argent qui aurait dû être restitué aux victimes.

La création de l’IOR fait disparaître le Vatican du radar des enquêteurs financiers états-uniens et britanniques. Elle permet à Nogara d’investir à la fois dans les forces alliées et dans les puissances de l’Axe. Comme je l’ai découvert lors des recherches que j’ai effectuées pour mon livre sur les finances de l’Église, God’s Bankers: A History of Money and Power at the Vatican (« Les banquiers de Dieu : Une histoire de l’argent et du pouvoir au Vatican », non traduit), publié en 2015, les principaux gains de Nogara, pendant la guerre, sont liés à ses investissements dans des compagnies d’assurance allemandes et italiennes. Le Vatican réalisa des profits colossaux lorsque ces compagnies confisquèrent les polices d’assurance-vie des Juifs envoyés dans les camps de la mort et les convertirent en espèces.

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Après la guerre, le Vatican affirma n’avoir jamais investi ni tiré profit de l’Allemagne nazie ou de l’Italie fasciste. Tous ses investissements et mouvements d’argent durant la guerre furent dissimulés par le réseau offshore impénétrable de Nogara. La seule preuve de ce qu’il s’est passé se trouve dans les archives de la Banque du Vatican, qui demeurent scellées à ce jour. (J’ai publié des articles d’opinion dans le New York Times, le Washington Post et le Los Angeles Times appelant l’Église à ouvrir ses dossiers de la banque du Vatican sur la guerre afin qu’ils puissent être inspectés. L’Église a ignoré ces demandes.)

La banque du Vatican permit à l’Église de réaliser d’immenses profits pendant la guerre. Mais par la suite, ses caractéristiques mêmes – absence de transparence et de contrôle, absence de contrepoids, non-respect des meilleures pratiques bancaires internationales – devinrent sa faiblesse. Son secret absolu en fit un paradis fiscal offshore très prisé après la guerre par les riches Italiens qui souhaitaient échapper à l’impôt sur le revenu. Les chefs de la mafia nouèrent des liens d’amitié avec des membres haut placés du clergé et les utilisèrent pour ouvrir des comptes à l’IOR sous de faux noms. Nogara prit sa retraite dans les années 1950. Les profanes qui l’avaient assisté étaient loin d’être aussi intelligents et imaginatifs que lui. Cela ouvrit la banque du Vatican à l’influence des banquiers laïcs. L’un d’eux, Michele Sindona, fut surnommé par la presse « le banquier de Dieu » au milieu des années 1960 en raison de son influence considérable et des accords qu’il avait conclus avec la Banque du Vatican. Sindona était un banquier flamboyant dont les projets d’investissement étaient toujours à la limite de la légalité. (Des années plus tard, il fut condamné pour fraude financière massive et meurtre d’un procureur, avant d’être lui-même assassiné dans une prison italienne.)

Pour aggraver encore les effets néfastes de la gestion des investissements de l’Église par Sindona, le pape choisit dans les années 1970 un fidèle monseigneur, Paul Marcinkus, né à Chicago, pour diriger la Banque du Vatican. Le problème, c’était que Marcinkus ne connaissait pratiquement rien à la finance ni à la gestion d’une banque. Il raconta plus tard à un journaliste que lorsqu’il apprit qu’il allait superviser la Banque du Vatican, il visita plusieurs banques à New York et à Chicago pour glaner des conseils. Il acheta également quelques livres sur la banque internationale et les affaires. Un haut responsable de la banque du Vatican s’inquiéta du fait que Marcinkus « ne savait même pas lire un bilan ».

Marcinkus permit à la banque du Vatican de s’impliquer davantage avec Sindona, puis avec un autre banquier au discours enflammé, Roberto Calvi. Comme Sindona, Calvi fut également recherché pour de nombreux crimes financiers et fraudes, mais il jamais condamné. Il fut retrouvé pendu en 1982 sous le pont Blackfriars à Londres.

Dans les années 1980, la banque du Vatican était devenue partenaire d’entreprises douteuses dans des paradis fiscaux comme le Panama, les Bahamas, le Liechtenstein, le Luxembourg et la Suisse. Lorsqu’un ecclésiastique demanda à Marcinkus pourquoi la banque du Vatican était entourée d’un tel mystère, il lui répondit : « On ne peut pas diriger l’Église avec des Ave Maria. »

Toutes ces transactions secrètes furent dévoilées au début des années 1980, lorsque l’Italie et les États-Unis ouvrirent des enquêtes criminelles sur Marcinkus. L’Italie l’inculpa, mais le Vatican refusa de l’extrader, lui permettant ainsi de rester dans la Cité du Vatican. Le bras de fer prit fin lorsque toutes les accusations criminelles furent abandonnées et que l’Église versa la somme astronomique de 244 millions de dollars à titre de « contribution volontaire » pour reconnaître son « implication morale » dans la fraude bancaire en Italie. (Quelques années plus tard, Marcinkus retourna aux États-Unis, où il passa ses dernières années dans une petite paroisse de Sun City, en Arizona).

On aurait pu s’attendre à ce qu’après s’être laissé utiliser par une multitude de fraudeurs et de criminels, la banque du Vatican mette de l’ordre dans ses affaires. Mais tel ne fut pas le cas. Le pape a beaucoup parlé de réformes, mais elle a continué de pratiquer les mêmes opérations secrètes, allant même jusqu’à effectuer des dépôts offshore massifs sous couvert de fausses organisations caritatives. La combinaison entre une grande quantité d’argent, en grande partie en espèces, et une absence totale de contrôle s’est une fois de plus avérée explosive. Tout au long des années 1990 et au début des années 2000, la banque du Vatican est restée une banque offshore au cœur de Rome. Elle fut même de plus en plus utilisée par les plus hauts responsables politiques italiens, y compris les Premiers ministres, comme caisse noire pour tout, de l’achat de cadeaux pour leurs maîtresses au paiement de leurs ennemis politiques.

Les tabloïds italiens et un livre publié en 2009 par le grand journaliste d’investigation Gianluigi Nuzzi révélèrent une grande partie des dernières malversations de la Banque du Vatican. Ce n’est toutefois pas la honte publique causée par les « Vatileaks » qui conduisit à des réformes substantielles dans la gestion financière de l’Église. De nombreux hauts dignitaires ecclésiastiques savaient que vu que l’institution était vieille de 2 000 ans, s’ils attendaient patiemment que l’indignation publique s’apaise, la banque du Vatican pourrait rapidement reprendre ses activités louches.

Ce qui bouleversa la gestion financière de l’Église provint de manière inattendue, avec une décision concernant une monnaie commune — l’euro — qui semblait à l’époque sans rapport avec la Banque du Vatican. L’Italie abandonna la lire comme monnaie nationale et adopta l’euro en 1999. Initialement, cela plaça le Vatican, qui avait toujours utilisé la lire, dans une situation délicate. Le Vatican débattu de la question de savoir s’il devait émettre sa propre monnaie ou adopter l’euro. En décembre 2000, l’Église signa une convention monétaire avec l’Union européenne qui lui permit d’émettre ses propres pièces en euros (marquées distinctivement « Città del Vaticano ») ainsi que des pièces commémoratives qu’elle vendit à un prix nettement plus élevé aux collectionneurs. Il est important de noter que cet accord n’obligeait pas le Vatican, ni les deux autres pays non membres de l’UE qui avaient accepté l’euro — Monaco et l’Andorre —, à se conformer aux strictes réglementations européennes en matière de blanchiment d’argent, de financement du terrorisme, de fraude et de contrefaçon.

Ce que le Vatican n’avait pas prévu, c’est que l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), un groupe économique et commercial de 34 pays qui surveille la transparence en matière d’échange d’informations fiscales entre les pays, avait parallèlement commencé à enquêter sur les paradis fiscaux. Les pays qui partageaient leurs données financières et avaient mis en place des mesures de protection adéquates contre le blanchiment d’argent étaient inscrits sur une liste dite « blanche ». Ceux qui n’avaient pas agi mais s’étaient engagées à le faire étaient inscrits sur la liste grise de l’OCDE, et ceux qui refusaient de réformer leurs lois sur le secret bancaire étaient relégués sur la liste noire. L’OCDE ne pouvait pas contraindre le Vatican à coopérer, car il n’était pas membre de l’Union européenne. Cependant, son inscription sur la liste noire de l’OCDE aurait paralysé la capacité de l’Église à faire des affaires avec toutes les autres juridictions bancaires.

En décembre 2009, le Vatican signa à contrecœur une nouvelle convention monétaire avec l’UE et s’engagea à se conformer aux lois européennes en matière de blanchiment d’argent et de lutte contre le terrorisme. Il fallut un an avant que le pape ne promulgue le tout premier décret interdisant le blanchiment d’argent. Le changement le plus significatif eut lieu en 2012, lorsque l’Église autorisa les régulateurs européens de Bruxelles à examiner les livres de la Banque du Vatican. Il y avait un peu plus de 33 000 comptes et quelque 8,3 milliards de dollars d’actifs. La banque du Vatican n’était pas conforme à la moitié des quarante-cinq recommandations de l’UE. Elle avait toutefois fait suffisamment d’efforts pour éviter d’être inscrite sur la liste noire.

Dans leur évaluation de la banque du Vatican en 2017, des régulateurs européens notèrent que le Vatican avait fait des progrès significatifs dans la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. Il s’est toutefois avéré extrêmement difficile de changer l’ADN des finances du Vatican. Lorsqu’un réformateur, le cardinal argentin Jorge Bergoglio, devint le pape François en 2013, il approuva une vaste réorganisation financière visant à rendre l’Église plus transparente et à la mettre en conformité avec les normes et pratiques financières internationalement reconnues. La mesure la plus notable fut la création par François d’une puissante division de surveillance financière, dont il confia la direction au cardinal australien George Pell. Mais Pell fut contraint de démissionner et de retourner en Australie, où il fut condamné pour abus sexuels sur mineurs en 2018. En 2021, le Vatican ouvrit le plus grand procès pour corruption financière de son histoire, incluant même pour la première fois la mise en accusation d’un cardinal. Cependant, l’affaire échoua et démontra finalement que le népotisme financier et les magouilles du Vatican se poursuivaient presque sans relâche sous le règne de François.

Il semble que pour chaque pas en avant, le Vatican parvienne d’une manière ou d’une autre à reculer en matière d’argent et de bonne gouvernance. Pour celles et ceux d’entre nous qui étudient la question, bien que le Vatican soit aujourd’hui plus conforme vis-à-vis de la communauté internationale qu’il ne l’a jamais été par le passé, le plus grand obstacle à une véritable réforme réside dans le fait que tout le pouvoir y est toujours détenu par un seul homme que l’Église considère comme le vicaire du Christ sur la Terre.

L’Église catholique considère que le pape régnant est infaillible lorsqu’il s’exprime ex cathedra (littéralement « depuis le siège », c’est-à-dire lorsqu’il fait une déclaration officielle) sur des questions de foi et de morale. Cependant, même les catholiques les plus fidèles ne croient pas que tous les papes prennent les bonnes décisions lorsqu’il s’agit de diriger le gouvernement souverain de l’Église. Aucune réforme susceptible de démocratiser le Vatican ne semble se profiler à l’horizon. Nous pouvons donc nous attendre à ce que de nouveaux scandales financiers ou des affaires liées à des luttes pour le pouvoir éclatent dans l’avenir, tandis que le Vatican s’efforce de devenir un membre respectueux de la communauté internationale.


Traduction : Nicolas Casaux

L’article Le Vatican : cité, cité-État, nation ou banque ? (par Gerald Posner) est apparu en premier sur Le Partage.

Article mis en ligne le 28 avril 2025
Audrey A. : « L’effacement du sexe au profit de l’identité de genre dans la législation érode les droits des femmes. »

Francine Sporenda s’entretient avec Audrey A. et Nicolas Casaux au sujet du phénomène trans.


Francine Sporenda : On parle de nouveau d’Imane Khelif, le fait qu’il soit de sexe masculin étant confirmé. Mais certains disent qu’il est une femme parce que, ses testicules étant descendus seulement à la puberté, il a été élevé comme une fille. Qu’en pensez-vous ?

Audrey A. : Le cas d’Imane Khelif illustre parfaitement la confusion volontairement entretenue entre le sexe et les rôles sociosexuels que la société patriarcale impose aux femmes. Son caryotype est 46,XY, il possède des testicules (qu’ils soient descendus tardivement ou non) et le développement de son corps à la puberté a été typique des mâles, des hommes.

Le dossier médical de Khelif issu de l’hôpital du Kremlin Bicêtre à Paris et de l’hôpital Mohamed Lamine Debaghine à Alger indique bien que Khelif est atteint d’un déficit en 5‑alpha réductase (5‑ARD) de type 2. Il s’agit d’un des nombreux types de « désordres du développement sexuel » (DDS) qui peuvent toucher les êtres humains, et dans ce cas précis, les humains mâles. Uniquement les mâles.

Les individus mâles atteints de ce DDS connaissent une puberté typique des hommes, sauf en ce qui concerne la morphologie des organes génitaux externes. Ils ne présentent aucune différence notable avec les autres hommes en ce qui concerne les caractéristiques physiques qui justifient la catégorisation sportive par sexe, avant même de prendre en compte le gabarit.

En outre, les individus atteints de déficit en 5‑ARD développent tout de même des testicules dont la capacité à produire du sperme varie ; certains peuvent être infertiles, tandis que d’autres ont une spermatogenèse réduite, ce qui peut compliquer la procréation médicalement assistée.

L’argument selon lequel son éducation « en tant que fille » ferait de lui une femme est totalement absurde. L’éducation ne modifie pas la réalité sexuée des corps. Une fille que sa mère a déguisée et élevée « en garçon » pour lui éviter une mutilation génitale féminine est-elle un garçon ? Un garçon élevé dans un couvent devient-il une nonne ? Un bébé bonobo élevé parmi les humains est-il un Homo sapiens ?

Ce type de discours n’est qu’une tentative grossière de faire primer l’idéologie néopatriarcale sur la réalité matérielle, afin de justifier l’intrusion de mâles dans les catégories féminines. Peu importe les artifices sociaux ou les perceptions subjectives : Khelif a bénéficié d’un développement pubertaire masculin complet, avec tous les avantages physiques que cela confère en boxe.

Nombre de voix, y compris de femmes se réclamant du féminisme, s’apitoient sur ces hommes, les qualifiant « d’intersexes » – une désignation fallacieuse destinée à masquer une réalité biologique relativement simple. Elles arguent qu’ils doivent bien concourir quelque part. Or, les mâles 5‑ARD comme Khelif et Semenya ne subissent aucun désavantage par rapport aux autres hommes. Rien ne les empêche de concourir dans les catégories masculines.

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Caster Semenya, de cayotype 46,XY, est lui aussi atteint de déficit en 5‑ARD.

Mais là, évidemment, ils n’auraient plus d’avantage. Leur domination ne fonctionnerait plus. Ce qu’ils recherchent, c’est une victoire facile contre des adversaires physiquement désavantagées. Et tous les hommes qui gravitent autour, entraîneurs, sponsors et fédérations, ont tout intérêt à entretenir cette imposture. C’est une triche organisée, soutenue par un système qui, sous couvert de compassion, spolie les femmes.

Cette volonté de redéfinir le sexe en fonction d’éléments idéologiques tels que l’éducation « genrée » ou l’assignation « genrée » est une tactique politique qui vise à normaliser l’inclusion des hommes dans les espaces féminins. Or, le sport ne peut pas reposer sur des critères aussi flous : il repose sur des faits matériels mesurables. Imane Khelif est un homme, et le débat devrait s’arrêter là.

De manière plus générale, l’effacement du sexe au profit de l’identité de genre dans la législation érode les droits des femmes. En dissolvant la réalité matérielle du sexe dans une construction subjective, les lois rendent caduc le concept même d’être une femme au regard du droit.

Mais le plus grotesque, c’est peut-être qu’une coalition de gens qui prétendent lutter contre les stéréotypes, les normes de genre, souhaite imposer à la société entière l’idée que ce qui définit un individu, ce qui devrait déterminer sa catégorisation, etc., ce sont précisément ces normes. D’un même geste, et tout en évinçant la matérialité des corps sexués, ces gens réduisent le fait d’être une fille à des stéréotypes, à des normes sociales sexistes. Et ça, c’est progressiste ?

*

Francine Sporenda : Pouvez-vous expliquer quelle a été la stratégie adoptée par le mouvement transgenre pour se présenter comme une cause progressiste ?

Nicolas Casaux : Une des principales manœuvres qu’ont délibérément employée les idéologues trans afin de sacraliser la « cause trans » aux yeux des soi-disant progressistes a consisté à assimiler conceptuellement la « transidentité » à l’homosexualité. Pour ce faire, ils n’ont pas recouru à une méthode particulièrement sophistiquée. Ils se sont contentés de répéter en boucle et pendant des années que « la transidentité c’est comme l’homosexualité » et que « s’opposer à la transidentité, c’est comme s’opposer à l’homosexualité ». Le fait qu’ils aient pu — et qu’ils puissent toujours — bénéficier de relais dans les médias de masse supposément « progressistes » a énormément aidé. Et bien évidemment, dans ces médias, on ne discute jamais en détail des raisons pour lesquelles la transidentité serait « comme l’homosexualité ». C’est toujours pareil avec les idées trans. On martèle des slogans, mais on évite et on refuse même catégoriquement d’avoir des débats sur le fond. En fait, la transidentité n’a rien à voir avec l’homosexualité. L’homosexualité est une orientation sexuelle (parfaitement naturelle). La transidentité n’est pas une orientation sexuelle. L’homosexualité n’implique pas de nier l’existence du sexe ni de redéfinir des termes fondamentaux comme « fille », « femme », « garçon » et « homme ». L’homosexualité n’exige aucun traitement médical ou chirurgical. L’homosexualité ne se fonde pas sur des stéréotypes et des rôles sociaux et sexuels sexistes. Et ainsi de suite.

Les idéologues trans se sont aussi efforcés de présenter leur mouvement comme incroyablement discriminé, opprimé, etc. Ce faisant, ils ont touché une corde sensible de la gauche. Il existe en effet une tendance, à gauche, qui consiste à avaliser avec beaucoup trop d’empressement les revendications de quiconque se prétend discriminé, de quiconque se prétend opprimé par les normes culturelles dominantes. Cela a par exemple amené pas mal de gens de gauche à défendre des positions pro-pédophilie dans les années 1980.

Audrey A. : J’ajouterais que cette tendance de la gauche à adopter sans recul critique les revendications de ceux qui s’auto-déclarent discriminés ne s’étend curieusement pas aux féministes radicales (qui s’inscrivent sur la gauche de l’échiquier politique, voire à son extrême gauche). Elles, au contraire, se retrouvent diabolisées, traitées de TERF, de nazies, de fascistes, voire accusées d’être responsables de violences qui, dans la réalité, viennent précisément de ceux qu’elles dénoncent. L’ironie est frappante : la gauche « progressiste » offre un accueil inconditionnel aux idéologues trans, mais applique une censure brutale et immédiate aux féministes matérialistes qui contestent ces dogmes.

*

Francine Sporenda : La droite s’oppose à l’idéologie transgenre, la gauche, dans sa quasi-totalité, l’approuve et la défend. Quels sont les arguments donnés par la droite et la gauche pour justifier leurs positions sur cette question ?

Audrey A. : La division entre la droite et la gauche sur la question transgenre est superficielle ; aucun des deux camps ne défend les droits des femmes. En réalité, il s’agit d’une opposition entre un patriarcat traditionnel et une sorte de néopatriarcat. Leurs arguments respectifs ne sont pas des analyses objectives de la situation, mais le reflet des revendications des masculinistes qui dominent leur camp.

D’un côté, les hommes de la droite réactionnaire s’appuient sur un appel à la nature et une hiérarchie socio-sexuelle immuable, où le sexe est un fait biologique qui doit dicter les rôles sociaux de manière définitive. Le patriarcat traditionnel impose aux hommes une virilité normative et aux femmes un statut subalterne de reproductrices et de gardiennes du foyer. Dans cette perspective, l’ordre sexuel doit rester figé et toute transgression des rôles socio-sexuels est perçue comme une menace existentielle.

De l’autre, la gauche néopatriarcale enveloppe son agenda dans un langage de bienveillance, d’inclusivité et de progressisme, détournant le féminisme au profit de revendications sexuelles masculines déguisées en droits civiques. Son discours repose sur un chantage émotionnel qui exige des femmes qu’elles fassent preuve de compréhension et de compassion envers les fétiches sexuels masculins (cf. l’injonction « Be kind », à être gentille – et à se taire.) Sous couvert d’empathie et de « libération », elle valide l’auto-définition masculine en tant que « femme », effaçant ainsi la classe sexuelle des femmes et réduisant leur existence à une identité subjective accessible à tous les hommes qui la revendiquent. La gauche approuve l’idée qu’être une femme ou un homme n’a pas à avoir avec le corps sexué, mais avec un « ressenti » ou un « sentiment interne ». Elle adhère entièrement aux idées trans et les promeut.

Même si elles professent des objectifs différents, ces deux visions ont un même effet : favoriser les désirs des hommes, perpétuer leur domination, mais sous des formes adaptées aux intérêts spécifiques des groupes masculins qui les portent et qui s’affrontent.

La droite et l’extrême droite — rejoignant, en cela, la gauche — amalgament le transgenrisme aux revendications féministes et aux luttes pour les droits reproductifs des femmes, et font de l’idéologie du genre un pan de « l’ennemi global » à abattre, du « wokisme ». La droite appelle « woke » tout ce qui remet en cause le patriarcat traditionnel. L’avortement, la lutte contre les violences sexistes et sexuelles et la parité sont « woke ».

Ainsi, la lutte de la droite contre le transgenrisme s’inscrit dans une optique de contrôle du corps des femmes. Elle s’intègre directement dans l’agenda réactionnaire du Project 2025, qui vise à restaurer un ordre patriarcal où les femmes sont réduites à la maternité forcée. C’est dans cette dynamique qu’ont été supprimées les protections fédérales du droit à l’avortement avec l’annulation de Roe v. Wade, et que se multiplient les attaques contre la contraception et la pilule abortive​.

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La gauche institutionnelle, quant à elle, défend l’idéologie transgenre non pas par altruisme ou souci d’émancipation, mais parce qu’elle s’inscrit dans une continuité historique de la libération des sexualités masculines amorcée dans les années 1970. Ce mouvement, qui se réclamait de la révolution sexuelle, a en réalité favorisé la levée des restrictions patriarcales pesant sur le désir masculin, sans jamais remettre en question les rapports de domination entre les sexes. Aujourd’hui, la défense du transgenrisme par la gauche repose sur la même logique : garantir aux hommes l’accès inconditionnel aux corps et aux espaces des femmes.

Le cœur du discours progressiste sur le transgenrisme repose sur une adaptation progressiste du privilège masculin à disposer des corps des femmes et des enfants. Hier, c’était la révolution sexuelle et la gauche a défendu le droit des hommes à baiser qui, quand et comment ils veulent sans la moindre contrainte morale, d’où leur soutien intéressé à la pilule et au droit à l’avortement. (N’oublions pas la couverture de Libé de novembre 1977, « Apprenons l’amour à nos enfants »). Le tout sous l’égide intellectuelle de la pensée foucaldienne. Foucault, homosexuel et pro-pédophilie, avait de très fortes motivations personnelles dans cette conquête.

Dans les années 1970 et 1980, le mouvement transgenre était déjà en train de se former et d’entreprendre des actions de lobbying, comme l’illustre Nicolas à travers ses nombreuses analyses de revues de travestis, et autres symposiums de travestis sexuels de l’époque. Le fer de lance du mouvement est constitué des travestis sexuels masculins et des transsexuels autogynéphiles, tous hétérosexuels.

La gauche continue simplement aujourd’hui de défendre ce privilège des hommes à décider de ce que doivent être les femmes en fonction de leurs érections, et à pénétrer les espaces réservés aux femmes, sous prétexte d’une oppression de « genre ». Les travestis sexuels et transsexuels autogynéphiles se sont redéfinis comme des minorités opprimées, semblables aux homosexuels, semblables aux femmes – qui les intéressent bien plus.

La gauche néopatriarcale est cohérente. Elle inscrit le transgenrisme dans la même logique que la pornographie, la prostitution et la GPA : elle restructure le patriarcat autour d’une nouvelle marchandisation du corps des femmes sous couvert de tolérance et d’inclusion.

Enfin, à travers son soutien inconditionnel aux revendications trans, la gauche déroule une voie royale aux pires réactionnaires. Elon Musk lui-même a justifié son ralliement aux conservateurs par la transition de son fils, devenu « Vivian Jenna Wilson ». Trump a fait du rejet du transgenrisme un axe majeur de sa campagne. En promouvant les idées trans et donc en niant la binarité voire l’existence du sexe, la gauche permet à la droite de passer pour raisonnable, rationnelle, au moins en ce qui concerne la réalité sexuée de l’espèce humaine.

Nicolas Casaux : Les deux décrets présidentiels de Trump les plus appréciés, sur les 76 qu’il a signés, et peut-être même les seuls à avoir été appréciés par une majorité de la population états-unienne, sont celui qui vise à interdire la présence de mâles humains (y compris de ceux qui se disent « femmes trans ») dans les catégories sportives réservées aux femmes, et celui qui vise à ne reconnaître que deux sexes, mâle et femelle (comme des féministes l’ont relevé, ce décret contient également l’idée que la vie commencerait « dès la conception », qui y a été glissée dans une optique anti-avortement).

Autrement dit, les seules idées de Trump majoritairement appréciées par la population états-unienne sont des mesures d’opposition à des revendications transidentitaires. Ce qui explique pourquoi, en matière d’annonces publicitaires, Trump a investi davantage dans la critique du phénomène trans que dans n’importe quel autre domaine lors des dernières élections. Selon toute probabilité, la majorité des gens n’adhèreront jamais – et à raison – aux idées grotesquement absurdes qui composent le système de croyance transidentitaire. En les défendant, la gauche se tire une balle dans le pied.

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Francine Sporenda : L’idéologie transgenre (qui a commencé avec des hommes travestis en femme et dont les motivations pour transitionner relevaient essentiellement d’une forme de fétichisme, l’autogynéphilie) est-elle misogyne, et peut-elle être considérée comme le plus récent avatar du backlash masculiniste ?

Audrey A. : Oui, l’idéologie transgenre est profondément misogyne. Et elle n’est pas seulement le dernier avatar du backlash masculiniste, c’est un backlash des minorités patriarcales : et plus précisément des fétichistes sexuels masculins, parmi lesquels le travestisme autogynéphile est prégnant. Ce backlash vient institutionnaliser les fétichismes sexuels des hommes sous couvert de droits civiques et d’inclusivité. Et au final, sans combattre le patriarcat traditionnel qui prône la masculinité virile – puisqu’ils se disent être des femmes. Mais les deux reposent sur une forme d’appropriation du corps des femmes.

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Un mouvement fondé sur l’érotisation de la subordination féminine ne peut être qu’intrinsèquement misogyne. L’autogynéphilie (AGP) est une paraphilie masculine, où des hommes tirent une excitation sexuelle du fait de s’imaginer ou d’être placés dans une position de soumission sexuelle. Cette mise en scène repose sur des accessoires et des stéréotypes « féminins » patriarcaux, où le féminin n’est perçu qu’à travers le prisme de l’objectification /de la subordination, objet de leurs fantasmes.

Ils bandent à travers tout l’attirail de la féminité patriarcale, du stéréotype de la putain à celui de la mère : bas résille, rouge à lèvres, jupe-talons, perruque, corset, faux seins, cuisses exposées, sans oublier les fétiches plus poussés, tels que le port de serviettes hygiéniques, les fantasmes d’allaitement ou la simulation d’une grossesse.

L’AGP n’est donc pas une identité, mais une obsession sexuelle : elle pousse ces hommes à transitionner afin de vivre en permanence dans leur version fantasmée et hypersexualisée de la « féminité », non par détresse existentielle, mais par pulsion érotique perpétuelle. Même ceux qui adoptent un vernis respectable sur les plateaux télé ne trompent pas les féministes : s’exhiber en petite jupette et croiser les jambes face à l’interviewer les émoustille.

La majorité de ces hommes ne sont pas opérés et n’ont aucune intention de l’être. Ce phénomène est amplement documenté, notamment à travers les récits d’hommes se qualifiant de « femmes trans », qui décrivent leur excitation sexuelle à porter des vêtements féminins ou à se projeter dans des rôles féminins patriarcaux.

Après l’écriture de Né(e)s dans la mauvaise société, je me suis éloignée de ce sujet pour me consacrer à un tout autre projet, comme tu le sais. J’interviens encore ponctuellement sur mon Substack et les réseaux, mais je refuse d’y consacrer autant d’énergie qu’auparavant. Mon engagement reste informel, notamment à travers mes échanges avec Nicolas, qui a, lui, poursuivi ce travail en amassant une quantité de portraits de « femmes  trans », c’est-à-dire, d’autogynéphiles influents au sein du mouvement transgenre. Sa méthode est simple : il ne fait que montrer l’énormissime misogynie déjà exposée en plein jour, sans artifices, sans interprétation excessive, juste en révélant ce qui est là, flagrant. Et pourtant, la société continue d’ignorer l’évidence. Cet aveuglement me dépasse totalement.

Le transgenrisme est une avancée progressiste pour les sexualités masculines, mais pas pour les femmes. C’est un projet patriarcal sous perruques et paillettes. Il ne lutte pas contre l’oppression des femmes, mais la redéfinit pour permettre aux hommes fétichistes d’y participer activement, sexuellement. En néopatriarcat, tout ce qui facilite la bandaison des hommes est progressiste.

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Francine Sporenda : Comment expliquez-vous que cette idéologie et mouvement transgenre aient pu être aussi largement acceptés aussi rapidement ? (Cf. le fait qu’aux EU, certaines assurances prennent en charge les frais colossaux entraînés par un « changement de sexe » alors que les pilules contraceptives sans ordonnance ne sont pas remboursées ?)

Nicolas Casaux : En plus de ce que je soulignais plus haut, j’insisterai sur l’efficacité et l’intensité du lobbying trans. Depuis des décennies, des militants trans s’acharnent — vraiment, vraiment — à imposer leurs revendications. Peu de mouvements comprennent autant de militants aussi déterminés que le mouvement trans. Si ces gens étaient aussi déterminés à sauver la planète qu’à obtenir des pseudo-vagins artificiels remboursés par la sécu, plus aucune espèce sur Terre ne serait menacée d’extinction.

Audrey A. : Et parce que ce mouvement est porté par des hommes pour des hommes, et qu’il défend des revendications masculines. On parle d’un mouvement qui exige un accès illimité aux corps et aux espaces féminins, exactement comme le patriarcat l’a toujours fait, et qui mobilise des sommes colossales pour financer des opérations chirurgicales et hormonales, pendant que la contraception et l’avortement restent sous-financés, limités, et maintenant criminalisés. Un mouvement qui veut obliger la société entière à reconfigurer son langage pour satisfaire les fantasmes d’une poignée d’hommes, pendant que les revendications féministes fondamentales, comme le simple droit de ne pas être violée ou tuée par son conjoint, restent lettre morte. Si les militants trans avaient été majoritairement des femmes, jamais leur idéologie n’aurait bénéficié d’un tel appui institutionnel. Le pouvoir n’écoute que le pouvoir.

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Francine Sporenda : Quels sont les problèmes (psychologiques, sociaux, etc.) vécus par les femmes (« trans widows ») dont le compagnon décide de transitionner et leur impose cette décision ? Est-ce une forme d’abus ?

Audrey A. : Sheila Jeffreys consacre un chapitre entier à ces abus sexuels et psychologiques, car il s’agit bien de cela : des dynamiques dignes des maltraiteurs classiques. Comme les femmes sous contrôle coercitif de leur conjoint, les « trans widows » subissent un impact psychologique, social et économique conséquent.

Le chapitre 4 de Gender Hurts expose la violence de ces situations : la manipulation affective, la culpabilisation, la pression pour accepter et participer à la transition du conjoint, au mépris total de leurs propres désirs et limites. Les femmes qui ne deviennent pas les ferventes supportrices de leurs conjoints seront effacées, réduites au silence et délégitimées dans leur souffrance, sous prétexte que seule l’affirmation de l’homme qui transitionne compte avant tout.

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Lorsqu’un homme décide de transitionner, son entourage est sommé d’applaudir son « héroïque quête d’authenticité » (on retrouve ainsi le mythe patriarcat de l’homme héroïque falsifié dans ton livre). Or, pour sa compagne, cela implique un bouleversement total, l’effondrement de la relation qu’elle croyait construite sur des bases solides. Nous pouvons objecter qu’en patriarcat, ces « bases solides » sont toujours fondamentalement croulantes, car elles reposent sur une asymétrie structurelle entre les sexes et enfumée dans l’opium de l’amour – l’amour des femmes envers les hommes qui les exploitent, et toujours aveugles et/ou dans le déni de cette exploitation. Ainsi, comme dans nombre de relations de couple au long terme avec un homme, ces femmes décrivent une profonde détresse psychologique, un sentiment de trahison et une absence totale de prise en compte de leur souffrance par la société. Schéma que l’on retrouve concernant les femmes d’abuseurs classiques. Elles sont en plus sommées par la société de soutenir inconditionnellement leur conjoint, sous peine d’être accusées de transphobie.

Beaucoup d’entre elles vivent une forme de stress post-traumatique, des troubles du sommeil, une dépression et des pensées suicidaires – encore une fois, comme dans toute relation hétéronormée, abusive par design. Nombre de témoignages révèlent des formes d’abus psychologiques que ces hommes leur infligent. Leur conjoint minimise ou méprise leur détresse, insistant sur le fait qu’elles doivent « évoluer » et se « montrer solidaires », et l’on retrouve ici l’injonction à « être gentille » du mouvement trans à destination des femmes. Il s’agit purement et simplement de gaslighting. Si elles se plaignent de l’égoïsme de leur mari, on leur dit qu’elles sont « malades », qu’elles « imaginent des choses », et que leur rôle est d’accompagner docilement leur conjoint dans sa nouvelle identité. Un rôle somme tout très traditionnel, n’est-ce pas ? Celui de la maman.

D’autres sont contraintes de jouer un rôle actif dans la « féminisation » de leur mari, l’aidant à choisir ses vêtements, à se maquiller, et parfois même à cautionner des mises en scène sexuelles répugnantes où elles deviennent des participantes forcées à un fétichisme qui les écœure. (Le rôle de la putain). Toute l’activité du couple tournera autour du fétichisme de l’homme puisqu’il a décidé de vivre son fantasme 24h/24.

Ensuite, le fétichisme trans du mari impacte directement le niveau de vie. Une grande partie des finances sont redirigées vers la transition, dans l’achat de vêtements, de maquillage, de traitements hormonaux et de chirurgies pour leur conjoint. D’autres subissent un divorce précipité qui les laisse sans ressources. Socialement, elles se retrouvent exclues de leur propre cercle : amis et familles choisissent souvent de soutenir le conjoint trans, le percevant comme une figure progressiste et courageuse, tandis que la femme est reléguée au rôle de « réactionnaire » qui ne comprend pas son époque et qui se trouve du mauvais côté de l’histoire.

Les veuves trans témoignent depuis près de 30 ans maintenant et dénoncent une idéologie qui sacralise le ressenti masculin au détriment des femmes, et qui refuse d’admettre l’impact destructeur de la transition sur les épouses. Mais on ne les écoute toujours pas. À cela, nous pourrions objecter que, depuis plus de cinquante ans, les féministes radicales démontrent que les relations hétérosexuelles, par définition hétéronormatives en société patriarcale, se construisent systématiquement au détriment des femmes. Elles soulignent que la meilleure manière de se prémunir des violences sexuelles et de faire progresser la société serait tout simplement de ne pas se lier aux hommes. Mais cette vérité est toujours rejetée, ridiculisée, balayée sous le paillasson de l’amour.

Loin d’être une remise en question du rapport de domination qui structure l’hétérosexualité, le récit trans affirmatif ne fait que réactualiser une vieille injonction : celle d’une loyauté inconditionnelle à l’ego masculin en érection.

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Francine Sporenda : Une des principales conséquences du mouvement transgenre a été de diviser profondément le féminisme : d’une part, les féministes libérales le soutiennent, tandis que les féministes radicales s’y opposent, et d’autre part, un certain nombre de féministes, concentrant tous leurs efforts sur leur lutte contre ce mouvement et oubliant que les objectifs féministes ne peuvent se réduire à cette seule lutte, sont passées à l’extrême droite avec qui elles entretiennent des rapports cordiaux. Pourquoi cette dérive de ces féministes vers l’extrême droite, quelles sont les manifestations et quelles en seront les conséquences pour le féminisme ?

Audrey A. : Les féministes non radicales, qu’elles se revendiquent libérales ou conservatrices (version tradwife aujourd’hui), ont toujours servi les intérêts des hommes contre ceux de la classe sexuelle des femmes. De Femmes de droite d’Andrea Dworkin à « sex work is work », le mécanisme reste inchangé : défendre leurs liens aux hommes tout en prétendant qu’il s’agit de féminisme.

Pour bien définir les termes, rappelons qu’en dehors du féminisme radical (le seul féminisme, en réalité), les faux féminismes regroupent toutes les idéologies qui reconditionnent l’exploitation et l’oppression féminine en un choix empouvoirant. Ils valident l’idée qu’une femme est libre dès lors qu’elle donne aux hommes exactement ce qu’ils attendent d’elle, du moment qu’elle prétend le faire par sa volonté propre. Autrement dit, l’émancipation ne consisterait plus à refuser l’oppression, mais à l’embrasser avec le sourire et de manière enthousiaste. Il faut pour cela imaginer des syndicats ouvriers adoptant une doctrine où ils offrent aux patrons tout ce qu’ils exigent, en affirmant que travailler jusqu’à l’épuisement pour un salaire de misère est une forme de liberté. On appellerait cela le syndicalisme libéral. Ah. Cette comparaison est peut-être déjà dépassée. Alors, il faut plutôt imaginer des esclaves des États du Sud, à l’époque de l’esclavage officiellement légal, développant une éthique de service censée les « empouvoirer » : Nous décidons nous-mêmes de servir les maîtres blancs, et nous les servons avec une fierté féroce, retrouvant ainsi notre liberté selon à travers notre choix actif. L’esclavage, s’il est « choisi », deviendrait alors un acte d’émancipation. C’est la logique des féministes libérales et conservatrices.

Si le féminisme était déjà fragmenté, le transgenrisme l’a pulvérisé. D’un côté, les féministes libérales et conservatrices, qui ont toujours soutenu les intérêts masculins au détriment des femmes. De l’autre, les féministes radicales, qui perçoivent cette idéologie comme une mutation du patriarcat. Mais à cette division s’ajoute un phénomène plus inquiétant : certaines féministes, autrefois identifiées comme radicales, et d’autres qui se revendiquaient simplement comme « critiques du genre », ont focalisé tous leurs efforts sur la lutte anti-trans, au point de se compromettre avec la droite réac’ et l’extrême droite. Elles s’appuient sur une stratégie du « The Devil we know » (le diable que l’on connaît), convaincues qu’il est préférable de composer momentanément avec le patriarcat traditionnel — celui des réactionnaires, des conservateurs et des chrétiens — afin d’affronter ce néopatriarcat des hommes minoritaires aux contours plus insidieux. Minoritaires au sens numérique, puisqu’on les retrouve dans toutes les strates de pouvoir et de manière suffisamment concentrée parmi les décideurs pour faire bouger très rapidement les législations.

Elles commettent une erreur fatale en prêtant aux réacs’ une forme d’honnêteté, sous prétexte qu’ils n’avanceraient pas masqués. Elles pensent pouvoir s’allier temporairement avec eux pour repousser le transgenrisme, puis se retourner contre eux une fois la menace écartée. Après tout, leurs ancêtres ont déjà vaincu ce patriarcat-là, pensent-elles. Mais elles sous-estimaient à quel point cette stratégie servirait surtout les intérêts des hommes.

Ce qui s’est passé, c’est que la droite réactionnaire s’est frotté les mains. Elle a flairé l’aubaine et a joué les alliés stratégiques, offrant aux féministes « critiques du genre » (gender-critical) exactement ce qu’elles voulaient entendre : des campagnes massives pour protéger les espaces des femmes, défendre le sport féminin, sécuriser les prisons, interdire les mutilations des mineurs. 250 millions de dollars. C’est ce qu’ils ont investi sur ces thèmes lors des dernières élections aux États-Unis.

Et puis, ils la leur ont mise bien profond.

Une fois l’élection gagnée, ils ont déroulé leur véritable agenda : interdiction de l’avortement, de la pilule du lendemain, démantèlement des droits reproductifs, suppression des mesures contre les discriminations sexuelles, retour en force de la maternité forcée. Elles ont cru instrumentaliser la droite, mais c’est la droite qui les a instrumentalisées. Elles ont ouvert grand la porte, et le patriarcat réactionnaire est entré comme chez lui.

Les Executive Orders de Trump sur le sexe, bien que semblant contrer l’idéologie trans, ont servi d’outil de contrôle patriarcal. Son décret définissant le sexe biologique dès la conception reprend la rhétorique des militants anti-avortement ouvrant la voie à la criminalisation de l’IVG et des comportements des femmes enceintes (jugées comme mettant le fœtus à risque, ce qui est très flou), ainsi que l’interdiction de la pilule du lendemain. Ce décret, rédigé par May Mailman, proche de la Federalist Society et de la Heritage Foundation, s’inscrit dans le plan stratégique du Project 2025, qui vise à restaurer un patriarcat autoritaire sous couvert de « vérité biologique ». Parallèlement, Trump a annulé une interdiction de discrimination sexuelle dans les contrats fédéraux, affaiblissant la position des femmes dans le travail et les institutions. En politique internationale, il a réintroduit la Global Gag Rule, limitant les financements aux ONG soutenant l’avortement, et réintégré les États-Unis dans la Déclaration du Consensus de Genève, une coalition anti-choix. Son administration a également tenté de supprimer le terme « genre » des documents de l’ONU, non pas pour protéger les femmes et le remplacer par le sexe, mais pour effacer leurs droits reproductifs et les violences sexistes du débat global. Enfin, concernant les sports des femmes, l’administration Trump a abrogé une directive de l’ère Biden sur l’application du Title IX aux rémunérations des athlètes universitaires, notamment concernant les revenus liés au Name, Image, and Likeness (NIL). La directive Biden contraignait les universités à répartir équitablement jusqu’à 20,5 millions de dollars de revenus NIL entre les athlètes masculins et féminins. Cette abrogation permet maintenant aux établissements de revenir à leur dispositif initial, qui alloue la majorité des fonds aux joueurs de football et de basket-ball masculins.

Ces décrets ne défendent donc pas les femmes contre le transgenrisme, ils servent à naturaliser leur subordination, consolidant un patriarcat où elles sont réduites à leur fonction reproductive. S’y rallier était un piège : il ne s’était jamais agi de défendre le sexe, mais de réimposer une hiérarchie sexuée oppressive classique.

La gauche avait déjà expulsé les critiques du transgenrisme de son camp, les qualifiant de TERFs et de nazies. En se tournant vers la droite, en applaudissant Trump (suivi du salut nazi de Musk), ces femmes ne font que valider l’accusation, ce qui marginalise encore plus la pensée féministe, et amalgame inextricablement les droits reproductifs des femmes aux revendications sexuelles néo-patriarcales.

Le transgenrisme est bien une offensive du néopatriarcat, qui restructure la domination masculine en effaçant la matérialité du sexe. Mais la réponse ne peut pas être un retour au patriarcat traditionnel ni une alliance avec des forces qui combattent les droits fondamentaux des femmes. Comme tu le dis si bien : Face, ils gagnent, pile, on perd.

Les femmes critiques du genre n’auraient pas dû se laisser instrumentaliser. Elles auraient dû refuser l’injonction au silence de la gauche tout en rejetant les pièges de la droite. Lutter contre l’idéologie trans ne signifie pas abandonner le reste des femmes aux grossesses forcées.

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Francine Sporenda : Que pensez-vous de la décision de Trump d’interdire les « changements de sexe » aux mineur·es ? Pensez-vous que cette décision va porter un coup d’arrêt à l’idéologie transgenre ? Ne va-t-elle pas donner un statut de martyr et de victime de l’extrême droite aux transgenres ?

Audrey A. : Non seulement ce décret érige le mouvement trans en martyre, mais il a déjà été bloqué par le juge fédéral Brendan Hurson, réduisant ainsi sa portée à un simple coup politique. L’Executive Order de Trump, qui visait à exclure les mutilations génitales des programmes d’assurance fédéraux comme Medicaid et TRICARE, n’interdisait même pas directement les chirurgies ou les traitements hormonaux sur mineurs.

En réalité, les riches continueront de financer les mutilations de leurs enfants, les hommes adultes fétichistes pourront toujours s’offrir toutes les chirurgies qu’ils veulent, et les grandes cliniques privées ne perdront pas un centime. Loin d’être une véritable interdiction, ce décret permet surtout aux transactivistes de se poser en victimes de la répression du Nerd Reich, renforçant ainsi leur emprise idéologique et leur statut d’opprimés de convenance.

Pendant que l’opinion publique est distraite par le pseudo-combat de Trump et Musk contre l’idéologie trans, leur gouvernement a avancé sur leur vrai objectif : restaurer un ordre patriarcal traditionnel. Le même décret sur le sexe contenait une clause affirmant que le sexe existe « dès la conception » (entendre, dès l’insémination), un cadeau en or aux militants anti-avortement qui parvienne à criminaliser l’IVG et les fausses couches.

Cette interdiction bidon offre une récompense politique inespérée aux fétichistes masculins néopatriarcaux : elle les positionne en tant que martyres, opprimés par « l’extrême droite fasciste ». Comme toujours, les hommes gagnent dans les deux camps : les AGP riches continueront leur travestisme sans restriction, avec chirurgie et hormones en prime s’ils y tiennent (mais comme nous l’avons vu, ils tiennent plus à leurs érections). Les parents aisés continueront de mutiler leurs enfants, financés par des cliniques privées. Et si certaines filles ne sont plus mutilées, peut-être mourront-elles plus tard de complications de grossesse à risque, après un viol.

Le mouvement trans, lui, se repositionne comme un mouvement de « résistance » antifa face au Project 2025.

Les femmes, elles, sont les véritables perdantes, forcées d’accepter les injonctions à l’inclusivité sous peine d’être assimilées à Trump et ses sbires, et en plus, privées de leurs droits basiques.

En résumé, Trump joue les anti-trans, mais ne touche pas au pouvoir des fétichistes masculins. Pire encore, il offre au transgenrisme une légitimité morale en le plaçant dans le camp des « opprimés », renforçant son emprise culturelle. Un coup d’esbroufe qui, comme toujours, se fait au détriment des femmes.

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Francine Sporenda : Pensez-vous que l’appui inconditionnel apporté par les Démocrates au mouvement transgenre a joué un rôle dans leur défaite face à Trump ?

Nicolas Casaux : Oui, je pense, et de nombreux démocrates états-uniens l’admettent et en discutent, comme Sam Harris. Il s’agit aussi de ce que montrent des sondages. Des sondages ont aussi montré qu’une majorité des états-unien∙nes étaient opposé∙es à l’inclusion des soi-disant « femmes trans » dans les sports réservés aux femmes. Les gens ne sont pas entièrement dupes. A priori, lors de sa campagne, Trump a dépensé davantage d’argent pour des annonces sur le sujet trans que sur tout le reste. Il n’aurait pas fait ça si le sujet n’avait aucun intérêt pour la plupart des gens. Donc un rôle, oui. Clairement. Cela dit, l’ampleur de ce rôle est très difficile à quantifier. Ce qui est sûr, c’est que la droite capitalise énormément sur l’anti-wokisme, disons. Si cet anti-wokisme s’en prend à tout et n’importe quoi, y compris à des combats parfaitement légitimes, comme le féminisme et l’écologie, il comprend aussi un rejet des idées trans, qui sont, elles réellement nuisibles.

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Francine Sporenda : Quand tu m’as interviewée, Audrey, on a abordé la question du caractère anti-évolutif du patriarcat. Je crois que cette question t’intéresse beaucoup et que tu voudrais y revenir ?

Audrey A. : Oui, en effet ! J’avais rencontré la notion du patriarcat comme anomalie évolutive chez l’anthropologue et historienne Max Dashu, qui parle de « male adaptation » (en anglais). Le patriarcat est maladaptatif. Et comme toute anomalie mal-adaptative, il est voué à l’autodestruction. L’homme patriarcal n’a pas seulement soumis les femmes, il détruit aussi son propre environnement, ravage ses écosystèmes et compromet sa propre survie à long terme. Comme tu le faisais remarquer, aucun animal ne détruit son propre habitat au point de menacer l’existence de son espèce tout entière. Le patriarcat n’est donc pas seulement un système oppressif : il est ainsi fondamentalement pathologique.

Si la sélection naturelle était réellement à l’œuvre, le patriarcat n’aurait jamais dû exister aussi longtemps. Il a perduré parce qu’il a su imposer la domination des médiocres à travers les génocides, les violences sexuelles, le pillage, et en récompensant les traits sociopathiques qui le maintiennent encore aujourd’hui. Donald Trump, Elon Musk, Peter Thiel, Vladimir Poutine et Andrew Tate en sont les figures de proue, les cavaliers de l’apocalypse.

Je pousserais la métaphore en disant que le patriarcat est un cancer évolutif, que cette métastase patriarcale s’est propagée en neutralisant systématiquement les défenses immunitaires des sociétés humaines. Par l’extermination physique des populations matrilocales et des groupes résistant à son expansion, il a effacé les alternatives viables à son modèle[1]. Les génocides historiques ne sont pas des accidents de parcours, mais des mécanismes intrinsèques à l’expansion patriarcale, en éliminant les contre-modèles qui auraient pu démontrer sa dysfonctionnalité.

Les violences sexuelles, loin d’être périphériques, constituent un outil central de ce système en brisant la résistance des femmes par la terreur systémique et la menace permanente. Elles ne sont pas des déviations individuelles, mais des techniques de contrôle collectif, consciemment tolérées, car fonctionnelles pour maintenir la subordination féminine.

Le pillage économique et environnemental a ensuite créé les conditions matérielles nécessaires à la perpétuation du système en concentrant les ressources entre les mains des hommes qui assurent la reproduction du modèle patriarcal. Ce n’est pas un hasard si les empires coloniaux européens ont systématiquement détruit les structures sociales matrilinéaires qu’ils rencontraient. Les lois réprimant la sexualité des femmes que l’on retrouve dans les anciens codes, tels que le Code d’Hammurabi, les anciennes lois assyriennes ou encore l’ancien code hébraïque, comme l’a montré Lerner[2], existaient précisément parce que les sociétés conquises avaient leurs propres organisations sociales, où les femmes étaient libres, polyandres, et détentrices de droits que le patriarcat devait annihiler pour s’imposer. Ces codes de lois n’avaient qu’un but : imposer aux sociétés vaincues le modèle socio-sexuel patriarcal, et ainsi protéger les intérêts des conquérants. C’est la raison d’être de l’État, l’imposition et la perpétuation du modèle.

Ce schéma s’est répété à l’époque moderne, notamment en Amérique, où les colons ont brisé les structures des sociétés autochtones égalitaires, qui avaient jusqu’alors résisté[3]. Certes, le continent abritait une diversité de sociétés, certaines égalitaires, d’autres hyperpatriarcales. Peut-être que sans l’arrivée des colons blancs, ces dernières auraient fini par écraser et absorber les sociétés égalitaires. Car, inévitablement, les sociétés patriarcales (patrilinéaires ou matrilinéaires, peu importe dès lors que l’organisation est patrilocale[4]) fonctionnent par accumulation en exploitant les femmes comme esclaves et ressources et en surexploitant leur environnement jusqu’à son épuisement. Ce modèle autodestructeur les contraint à l’expansion constante, à dévorer sans cesse de nouveaux territoires en assimilant ou annihilant les peuples égalitaires qui s’y trouvent. C’est pourquoi je le compare à un cancer métastasique. Il dévore tout ce qui l’entoure et rend toute rémission impossible s’il n’est pas entièrement éradiqué.

Les figures emblématiques du patriarcat contemporain, qu’il s’agisse des broligarques technologiques comme Musk et Thiel, des autocrates comme Poutine, des démagogues comme Trump ou des entrepreneurs de la masculinité toxique comme Tate, n’ont pas émergé par accident. C’est ce que tu exprimes dans la dernière partie de ton livre, ils sont les produits d’un système qui sélectionne et récompense précisément leurs traits : impulsivité, insensibilité aux souffrances d’autrui, obsession du contrôle, fragilité existentielle, narcissisme pathologique et vision à court terme.

Ces traits, catastrophiques pour l’avenir de l’espèce, sont avantageux dans une compétition individuelle des mâles au sein du système patriarcal. Tu notes que le modèle capitaliste néolibéral a poussé cette logique à son paroxysme en récompensant financièrement et socialement les comportements les plus prédateurs, tout en punissant économiquement l’empathie et la coopération. Les femmes en sont les plus grandes perdantes et continuent pourtant à déployer des trésors d’empathie envers les hommes et à les reproduire : contre toute évidence, comme le dirait Dworkin, sans en tirer la conclusion qui s’impose, elles persistent à vouloir croire que les hommes patriarcaux sont au fond encore humains. Contre toute évidence…

Ce paradoxe illustre pourquoi la sélection naturelle, centrée sur la survie de l’espèce, aurait dû éliminer ce modèle depuis longtemps : ce qui est « adaptatif » à l’échelle de la compétition intragroupe patriarcale est profondément nuisible pour la survie collective de l’espèce. Le patriarcat a créé un environnement artificiel où les traits les plus destructeurs sont devenus temporairement « adaptés » (environ 6000 ans sur 200 à 150 000 ans d’existence d’Homo sapiens), à l’image d’un cancer qui prospère tout en tuant son hôte.

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Femmes Khasi en Inde.

Il est particulièrement pertinent de parler d’anomalie évolutive, d’autant qu’elle se manifeste à plusieurs niveaux. D’abord dans notre physiologie même : le dimorphisme sexuel humain est relativement modéré comparé à d’autres espèces, suggérant que les différences de forces physiques entre hommes et femmes, comme chez nos cousines bonobos, n’expliquent pas la domination masculine des sociétés patriarcales. Notre évolution a privilégié l’intelligence collective et la coopération, pas la force brute[5].

Ce qui est frappant, c’est que même dans les espèces où le dimorphisme est extrême, comme chez les chimpanzés communs (Pan troglodytes), où les mâles peuvent être jusqu’à 30–40 % plus massifs que les femelles, et avec les gorilles, où cette différence peut atteindre 100 à 200 %, la force supérieure des mâles sert principalement à affronter d’autres mâles, très rarement à contraindre les femelles. Les femelles conservent leur autonomie sexuelle et reproductive. Et elles vont baiser les mâles plus jeunes et plus petits. Les mâles dominants dominent les autres mâles avant tout, il s’agit d’une hiérarchie essentiellement masculine. C’est aussi le cas chez nous, sauf que les masculinistes homophiles revendiquent les femmes, et un droit à les exploiter, là où les primates n’en font rien. Rappelons aussi que chez nos cousines primates, ce sont elles qui harcèlent sexuellement les mâles et qui initient les rapports sexuels, mais elles ne les tuent pas s’ils se refusent à leurs ardeurs ! Elles vont voir ailleurs. Le patriarcat est une véritable inversion mal-adaptative de l’ordre naturel.

On peut aussi dire que le patriarcat opère une sélection inversée : la sélection des élites patriarcales est une sélection dysfonctionnelle qui il favorise les individus les moins aptes à assurer la prospérité collective. En valorisant les violences sexuelles, le vol, l’exploitation et la domination à court terme, il sélectionne des dirigeants dont les qualités sont fondamentalement anti-adaptatives dans un monde de ressources limitées où la coopération est essentielle. Il valorise ensuite les violences sexuelles dans le cadre du cahier des charges de la masculinité virile, et leur accorde l’impunité, notamment en organisant l’inapplication des lois, ou le sabordage interne — in-built — des lois visant à protéger les femmes et les enfants. Cette impunité systémique est un mécanisme central du patriarcat qui perpétue le contrôle sur les corps et l’autonomie des femmes.

Enfin cette sélection dysfonctionnelle s’observe particulièrement dans la composition des élites économiques et politiques. Les qualités qui permettent d’accéder au pouvoir dans un système patriarcal (assertivité, caprice, irrationalité, insensibilité aux conséquences sociales, individualisme prédateur) sont précisément celles qui rendent ces leaders inaptes à gérer durablement les ressources communes. Les études sur les profils psychologiques des dirigeants d’entreprises montrent d’ailleurs une surreprésentation de traits narcissiques et psychopathiques comparée à la population générale. Le patriarcat crée ainsi un environnement qui récompense les comportements les plus nuisibles à long terme pour l’espèce, tout en marginalisant les qualités de coopération, d’empathie et de vision à long terme typiquement associées aux sociétés plus égalitaires. C’est une forme de contre-sélection qui explique l’incapacité chronique des sociétés patriarcales à résoudre les crises existentielles comme le changement climatique ou l’extinction massive des espèces.


  1. Voir les destins des sociétés matriarcales recensées par Heide Gottner Abendroth dans son livre Les Sociétés matriarcales et avant elle, Bachofen. Pour celles qui seraient intéressées et qui n’ont pas le courage de lire l’ouvrage entier The Mothers, le RAD (Radical antropology group) de l’Université East London a produit un abrégé téléchargeable sur internet.
  2. Gerda Lerner, The Creation of patriarchy, 1986.
  3. Angela Saini, The Patriarchs, 2023.
  4. Nicole Chevillard et Sébastien Leconte, Travail des femmes, pouvoir des hommes, 1987.
  5. Riane Eisler, Nurturing our humanity (2019), et tous les livres de Sarah Blaffer Hrdy…

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Article mis en ligne le 1er avril 2025
Audrey A. : « La droite appelle ‘woke’ tout ce qui remet en cause le patriarcat traditionnel. »

Francine Sporenda s’entretient avec Audrey A. et Nicolas Casaux au sujet du phénomène trans.


Francine Sporenda : On parle de nouveau d’Imane Khelif, le fait qu’il soit de sexe masculin étant confirmé. Mais certains disent qu’il est une femme parce que, ses testicules étant descendus seulement à la puberté, il a été élevé comme une fille. Qu’en pensez-vous ?

Audrey A. : Le cas d’Imane Khelif illustre parfaitement la confusion volontairement entretenue entre le sexe et les rôles sociosexuels que la société patriarcale impose aux femmes. Son caryotype est 46,XY, il possède des testicules (qu’ils soient descendus tardivement ou non) et le développement de son corps à la puberté a été typique des mâles, des hommes.

Le dossier médical de Khelif issu de l’hôpital du Kremlin Bicêtre à Paris et de l’hôpital Mohamed Lamine Debaghine à Alger indique bien que Khelif est atteint d’un déficit en 5‑alpha réductase (5‑ARD) de type 2. Il s’agit d’un des nombreux types de « désordres du développement sexuel » (DDS) qui peuvent toucher les êtres humains, et dans ce cas précis, les humains mâles. Uniquement les mâles.

Les individus mâles atteints de ce DDS connaissent une puberté typique des hommes, sauf en ce qui concerne la morphologie des organes génitaux externes. Ils ne présentent aucune différence notable avec les autres hommes en ce qui concerne les caractéristiques physiques qui justifient la catégorisation sportive par sexe, avant même de prendre en compte le gabarit.

En outre, les individus atteints de déficit en 5‑ARD développent tout de même des testicules dont la capacité à produire du sperme varie ; certains peuvent être infertiles, tandis que d’autres ont une spermatogenèse réduite, ce qui peut compliquer la procréation médicalement assistée.

L’argument selon lequel son éducation « en tant que fille » ferait de lui une femme est totalement absurde. L’éducation ne modifie pas la réalité sexuée des corps. Une fille que sa mère a déguisée et élevée « en garçon » pour lui éviter une mutilation génitale féminine est-elle un garçon ? Un garçon élevé dans un couvent devient-il une nonne ? Un bébé bonobo élevé parmi les humains est-il un Homo sapiens ?

Ce type de discours n’est qu’une tentative grossière de faire primer l’idéologie néopatriarcale sur la réalité matérielle, afin de justifier l’intrusion de mâles dans les catégories féminines. Peu importe les artifices sociaux ou les perceptions subjectives : Khelif a bénéficié d’un développement pubertaire masculin complet, avec tous les avantages physiques que cela confère en boxe.

Nombre de voix, y compris de femmes se réclamant du féminisme, s’apitoient sur ces hommes, les qualifiant « d’intersexes », une désignation fallacieuse destinée à masquer une réalité biologique relativement simple. Elles arguent qu’ils doivent bien concourir quelque part. Or, les mâles 5‑ARD comme Khelif et Semenya ne subissent aucun désavantage par rapport aux autres hommes. Rien ne les empêche de concourir dans les catégories masculines.

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Caster Semenya, de cayotype 46,XY, est lui aussi atteint de déficit en 5‑ARD.

Mais là, évidemment, ils n’auraient plus d’avantage. Leur domination ne fonctionnerait plus. Ce qu’ils recherchent, c’est une victoire facile contre des adversaires physiquement désavantagées. Et tous les hommes qui gravitent autour, entraîneurs, sponsors et fédérations, ont tout intérêt à entretenir cette imposture. C’est une triche organisée, soutenue par un système qui, sous couvert de compassion, spolie les femmes.

Cette volonté de redéfinir le sexe en fonction d’éléments idéologiques tels que l’éducation « genrée » ou l’assignation « genrée » est une tactique politique qui vise à normaliser l’inclusion des hommes dans les espaces féminins. Or, le sport ne peut pas reposer sur des critères aussi flous : il repose sur des faits matériels mesurables. Imane Khelif est un homme, et le débat devrait s’arrêter là.

De manière plus générale, l’effacement du sexe au profit de l’identité de genre dans la législation érode les droits des femmes. En dissolvant la réalité matérielle du sexe dans une construction subjective, les lois rendent caduc le concept même d’être une femme au regard du droit.

Mais le plus grotesque, c’est peut-être qu’une coalition de gens qui prétendent lutter contre les stéréotypes, les normes de genre, souhaite imposer à la société entière l’idée que ce qui définit un individu, ce qui devrait déterminer sa catégorisation, etc., ce sont précisément ces normes. D’un même geste, et tout en évinçant la matérialité des corps sexués, ces gens réduisent le fait d’être une fille à des stéréotypes, à des normes sociales sexistes. Et ça, c’est progressiste ?

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Francine Sporenda : Pouvez-vous expliquer quelle a été la stratégie adoptée par le mouvement transgenre pour se présenter comme une cause progressiste ?

Nicolas Casaux : Une des principales manœuvres qu’ont délibérément employée les idéologues trans afin de sacraliser la « cause trans » aux yeux des soi-disant progressistes a consisté à assimiler conceptuellement la « transidentité » à l’homosexualité. Pour ce faire, ils n’ont pas recouru à une méthode particulièrement sophistiquée. Ils se sont contentés de répéter en boucle et pendant des années que « la transidentité c’est comme l’homosexualité » et que « s’opposer à la transidentité, c’est comme s’opposer à l’homosexualité ». Le fait qu’ils aient pu — et qu’ils puissent toujours — bénéficier de relais dans les médias de masse supposément « progressistes » a énormément aidé. Et bien évidemment, dans ces médias, on ne discute jamais en détail des raisons pour lesquelles la transidentité serait « comme l’homosexualité ». C’est toujours pareil avec les idées trans. On martèle des slogans, mais on évite et on refuse même catégoriquement d’avoir des débats sur le fond. En fait, la transidentité n’a rien à voir avec l’homosexualité. L’homosexualité est une orientation sexuelle (parfaitement naturelle). La transidentité n’est pas une orientation sexuelle. L’homosexualité n’implique pas de nier l’existence du sexe ni de redéfinir des termes fondamentaux comme « fille », « femme », « garçon » et « homme ». L’homosexualité n’exige aucun traitement médical ou chirurgical. L’homosexualité ne se fonde pas sur des stéréotypes et des rôles sociaux et sexuels sexistes. Et ainsi de suite.

Les idéologues trans se sont aussi efforcés de présenter leur mouvement comme incroyablement discriminé, opprimé, etc. Ce faisant, ils ont touché une corde sensible de la gauche. Il existe en effet une tendance, à gauche, qui consiste à avaliser avec beaucoup trop d’empressement les revendications de quiconque se prétend discriminé, de quiconque se prétend opprimé par les normes culturelles dominantes. Cela a par exemple amené pas mal de gens de gauche à défendre des positions pro-pédophilie dans les années 1980.

Audrey A. : J’ajouterais que cette tendance de la gauche à adopter sans recul critique les revendications de ceux qui s’auto-déclarent discriminés ne s’étend curieusement pas aux féministes radicales (qui s’inscrivent sur la gauche de l’échiquier politique, voire à son extrême gauche). Elles, au contraire, se retrouvent diabolisées, traitées de TERF, de nazies, de fascistes, voire accusées d’être responsables de violences qui, dans la réalité, viennent précisément de ceux qu’elles dénoncent. L’ironie est frappante : la gauche « progressiste » offre un accueil inconditionnel aux idéologues trans, mais applique une censure brutale et immédiate aux féministes matérialistes qui contestent ces dogmes.

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Francine Sporenda : La droite s’oppose à l’idéologie transgenre, la gauche, dans sa quasi-totalité, l’approuve et la défend. Quels sont les arguments donnés par la droite et la gauche pour justifier leurs positions sur cette question ?

Audrey A. : La division entre la droite et la gauche sur la question transgenre est superficielle ; aucun des deux camps ne défend les droits des femmes. En réalité, il s’agit d’une opposition entre un patriarcat traditionnel et une sorte de néopatriarcat. Leurs arguments respectifs ne sont pas des analyses objectives de la situation, mais le reflet des revendications des masculinistes qui dominent leur camp.

D’un côté, les hommes de la droite réactionnaire s’appuient sur un appel à la nature et une hiérarchie socio-sexuelle immuable, où le sexe est un fait biologique qui doit dicter les rôles sociaux de manière définitive. Le patriarcat traditionnel impose aux hommes une virilité normative et aux femmes un statut subalterne de reproductrices et de gardiennes du foyer. Dans cette perspective, l’ordre sexuel doit rester figé et toute transgression des rôles socio-sexuels est perçue comme une menace existentielle.

De l’autre, la gauche néopatriarcale enveloppe son agenda dans un langage de bienveillance, d’inclusivité et de progressisme, détournant le féminisme au profit de revendications sexuelles masculines déguisées en droits civiques. Son discours repose sur un chantage émotionnel qui exige des femmes qu’elles fassent preuve de compréhension et de compassion envers les fétiches sexuels masculins (cf. l’injonction « Be kind », à être gentille – et à se taire.) Sous couvert d’empathie et de « libération », elle valide l’auto-définition masculine en tant que « femme », effaçant ainsi la classe sexuelle des femmes et réduisant leur existence à une identité subjective accessible à tous les hommes qui la revendiquent. La gauche approuve l’idée qu’être une femme ou un homme n’a pas à avoir avec le corps sexué, mais avec un « ressenti » ou un « sentiment interne ». Elle adhère entièrement aux idées trans et les promeut.

Même si elles professent des objectifs différents, ces deux visions ont un même effet : favoriser les désirs des hommes, perpétuer leur domination, mais sous des formes adaptées aux intérêts spécifiques des groupes masculins qui les portent et qui s’affrontent.

La droite et l’extrême droite (rejoignant, en cela, la gauche) amalgament le transgenrisme aux revendications féministes et aux luttes pour les droits reproductifs des femmes, et font de l’idéologie du genre un pan de « l’ennemi global » à abattre, du « wokisme ». La droite appelle « woke » tout ce qui remet en cause le patriarcat traditionnel. L’avortement, la lutte contre les violences sexistes et sexuelles et la parité sont « woke ».

Ainsi, la lutte de la droite contre le transgenrisme s’inscrit dans une optique de contrôle du corps des femmes. Elle s’intègre directement dans l’agenda réactionnaire du Project 2025, qui vise à restaurer un ordre patriarcal où les femmes sont réduites à la maternité forcée. C’est dans cette dynamique qu’ont été supprimées les protections fédérales du droit à l’avortement avec l’annulation de Roe v. Wade, et que se multiplient les attaques contre la contraception et la pilule abortive​.

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La gauche institutionnelle, quant à elle, défend l’idéologie transgenre non pas par altruisme ou souci d’émancipation, mais parce qu’elle s’inscrit dans une continuité historique de la libération des sexualités masculines amorcée dans les années 1970. Ce mouvement, qui se réclamait de la révolution sexuelle, a en réalité favorisé la levée des restrictions patriarcales pesant sur le désir masculin, sans jamais remettre en question les rapports de domination entre les sexes. Aujourd’hui, la défense du transgenrisme par la gauche repose sur la même logique : garantir aux hommes l’accès inconditionnel aux corps et aux espaces des femmes.

Le cœur du discours progressiste sur le transgenrisme repose sur une adaptation progressiste du privilège masculin à disposer des corps des femmes et des enfants. Hier, c’était la révolution sexuelle et la gauche a défendu le droit des hommes à baiser qui, quand et comment ils veulent sans la moindre contrainte morale, d’où leur soutien intéressé à la pilule et au droit à l’avortement. (N’oublions pas la couverture de Libé de novembre 1977, « Apprenons l’amour à nos enfants »). Le tout sous l’égide intellectuelle de la pensée foucaldienne. Foucault, homosexuel et pro-pédophilie, avait de très fortes motivations personnelles dans cette conquête.

Dans les années 1970 et 1980, le mouvement transgenre était déjà en train de se former et d’entreprendre des actions de lobbying, comme l’illustre Nicolas à travers ses nombreuses analyses de revues de travestis, et autres symposiums de travestis sexuels de l’époque. Le fer de lance du mouvement est constitué des travestis sexuels masculins et des transsexuels autogynéphiles, tous hétérosexuels.

La gauche continue simplement aujourd’hui de défendre ce privilège des hommes à décider de ce que doivent être les femmes en fonction de leurs érections, et à pénétrer les espaces réservés aux femmes, sous prétexte d’une oppression de « genre ». Les travestis sexuels et transsexuels autogynéphiles se sont redéfinis comme des minorités opprimées, semblables aux homosexuels, et semblables aux femmes qui les intéressent bien plus.

La gauche néopatriarcale est cohérente. Elle inscrit le transgenrisme dans la même logique que la pornographie, la prostitution et la GPA : elle restructure le patriarcat autour d’une nouvelle marchandisation du corps des femmes sous couvert de tolérance et d’inclusion.

Enfin, à travers son soutien inconditionnel aux revendications trans, la gauche déroule une voie royale aux pires réactionnaires. Elon Musk lui-même a justifié son ralliement aux conservateurs par la transition de son fils, devenu « Vivian Jenna Wilson ». Trump a fait du rejet du transgenrisme un axe majeur de sa campagne. En promouvant les idées trans et donc en niant la binarité voire l’existence du sexe, la gauche permet à la droite de passer pour raisonnable, rationnelle, au moins en ce qui concerne la réalité sexuée de l’espèce humaine.

Nicolas Casaux : Les deux décrets présidentiels de Trump les plus appréciés, sur les 76 qu’il a signés, et peut-être même les seuls à avoir été appréciés par une majorité de la population états-unienne, sont celui qui vise à interdire la présence de mâles humains (y compris de ceux qui se disent « femmes trans ») dans les catégories sportives réservées aux femmes, et celui qui vise à ne reconnaître que deux sexes, mâle et femelle (comme des féministes l’ont relevé, ce décret contient également l’idée que la vie commencerait « dès la conception », qui y a été glissée dans une optique anti-avortement).

Autrement dit, les seules idées de Trump majoritairement appréciées par la population états-unienne sont des mesures d’opposition à des revendications transidentitaires. Ce qui explique pourquoi, en matière d’annonces publicitaires, Trump a investi davantage dans la critique du phénomène trans que dans n’importe quel autre domaine lors des dernières élections. Selon toute probabilité, la majorité des gens n’adhèreront jamais – et à raison – aux idées grotesquement absurdes qui composent le système de croyance transidentitaire. En les défendant, la gauche se tire une balle dans le pied.

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Francine Sporenda : L’idéologie transgenre (qui a commencé avec des hommes travestis en femme et dont les motivations pour transitionner relevaient essentiellement d’une forme de fétichisme, l’autogynéphilie) est-elle misogyne, et peut-elle être considérée comme le plus récent avatar du backlash masculiniste ?

Audrey A. : Oui, l’idéologie transgenre est profondément misogyne. Et elle n’est pas seulement le dernier avatar du backlash masculiniste, c’est un backlash des minorités patriarcales : et plus précisément des fétichistes sexuels masculins, parmi lesquels le travestisme autogynéphile est prégnant. Ce backlash vient institutionnaliser les fétichismes sexuels des hommes sous couvert de droits civiques et d’inclusivité. Et au final, sans combattre le patriarcat traditionnel qui prône la masculinité virile – puisqu’ils se disent être des femmes. Mais les deux reposent sur une forme d’appropriation du corps des femmes.

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Un mouvement fondé sur l’érotisation de la subordination féminine ne peut être qu’intrinsèquement misogyne. L’autogynéphilie (AGP) est une paraphilie masculine, où des hommes tirent une excitation sexuelle du fait de s’imaginer ou d’être placés dans une position de soumission sexuelle. Cette mise en scène repose sur des accessoires et des stéréotypes « féminins » patriarcaux, où le féminin n’est perçu qu’à travers le prisme de l’objectification /de la subordination, objet de leurs fantasmes.

Ils bandent à travers tout l’attirail de la féminité patriarcale, du stéréotype de la putain à celui de la mère : bas résille, rouge à lèvres, jupe-talons, perruque, corset, faux seins, cuisses exposées, sans oublier les fétiches plus poussés, tels que le port de serviettes hygiéniques, les fantasmes d’allaitement ou la simulation d’une grossesse.

L’AGP n’est donc pas une identité, mais une obsession sexuelle : elle pousse ces hommes à transitionner afin de vivre en permanence dans leur version fantasmée et hypersexualisée de la « féminité », non par détresse existentielle, mais par pulsion érotique perpétuelle. Même ceux qui adoptent un vernis respectable sur les plateaux télé ne trompent pas les féministes : s’exhiber en petite jupette et croiser les jambes face à l’interviewer les émoustille.

La majorité de ces hommes ne sont pas opérés et n’ont aucune intention de l’être. Ce phénomène est amplement documenté, notamment à travers les récits d’hommes se qualifiant de « femmes trans », qui décrivent leur excitation sexuelle à porter des vêtements féminins ou à se projeter dans des rôles féminins patriarcaux.

Après l’écriture de Né(e)s dans la mauvaise société, je me suis éloignée de ce sujet pour me consacrer à un tout autre projet, comme tu le sais. J’interviens encore ponctuellement sur mon Substack et les réseaux, mais je refuse d’y consacrer autant d’énergie qu’auparavant. Mon engagement reste informel, notamment à travers mes échanges avec Nicolas, qui a, lui, poursuivi ce travail en amassant une quantité de portraits de « femmes  trans », c’est-à-dire, d’autogynéphiles influents au sein du mouvement transgenre. Sa méthode est simple : il ne fait que montrer l’énormissime misogynie déjà exposée en plein jour, sans artifices, sans interprétation excessive, juste en révélant ce qui est là, flagrant. Et pourtant, la société continue d’ignorer l’évidence. Cet aveuglement me dépasse totalement.

Le transgenrisme est une avancée progressiste pour les sexualités masculines, mais pas pour les femmes. C’est un projet patriarcal sous perruques et paillettes. Il ne lutte pas contre l’oppression des femmes, mais la redéfinit pour permettre aux hommes fétichistes d’y participer activement, sexuellement. En néopatriarcat, tout ce qui facilite la bandaison des hommes est progressiste.

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Francine Sporenda : Comment expliquez-vous que cette idéologie et mouvement transgenre aient pu être aussi largement acceptés aussi rapidement ? (Cf. le fait qu’aux EU, certaines assurances prennent en charge les frais colossaux entraînés par un « changement de sexe » alors que les pilules contraceptives sans ordonnance ne sont pas remboursées ?)

Nicolas Casaux : En plus de ce que je soulignais plus haut, j’insisterai sur l’efficacité et l’intensité du lobbying trans. Depuis des décennies, des militants trans s’acharnent — vraiment, vraiment — à imposer leurs revendications. Peu de mouvements comprennent autant de militants aussi déterminés que le mouvement trans. Si ces gens étaient aussi déterminés à sauver la planète qu’à obtenir des pseudo-vagins artificiels remboursés par la sécu, plus aucune espèce sur Terre ne serait menacée d’extinction.

Audrey A. : Et parce que ce mouvement est porté par des hommes pour des hommes, et qu’il défend des revendications masculines. On parle d’un mouvement qui exige un accès illimité aux corps et aux espaces féminins, exactement comme le patriarcat l’a toujours fait, et qui mobilise des sommes colossales pour financer des opérations chirurgicales et hormonales, pendant que la contraception et l’avortement restent sous-financés, limités, et maintenant criminalisés. Un mouvement qui veut obliger la société entière à reconfigurer son langage pour satisfaire les fantasmes d’une poignée d’hommes, pendant que les revendications féministes fondamentales, comme le simple droit de ne pas être violée ou tuée par son conjoint, restent lettre morte. Si les militants trans avaient été majoritairement des femmes, jamais leur idéologie n’aurait bénéficié d’un tel appui institutionnel. Le pouvoir n’écoute que le pouvoir.

*

Francine Sporenda : Quels sont les problèmes (psychologiques, sociaux, etc.) vécus par les femmes (« trans widows ») dont le compagnon décide de transitionner et leur impose cette décision ? Est-ce une forme d’abus ?

Audrey A. : Sheila Jeffreys consacre un chapitre entier à ces abus sexuels et psychologiques, car il s’agit bien de cela : des dynamiques dignes des maltraiteurs classiques. Comme les femmes sous contrôle coercitif de leur conjoint, les « trans widows » subissent un impact psychologique, social et économique conséquent.

Le chapitre 4 de Gender Hurts expose la violence de ces situations : la manipulation affective, la culpabilisation, la pression pour accepter et participer à la transition du conjoint, au mépris total de leurs propres désirs et limites. Les femmes qui ne deviennent pas les ferventes supportrices de leurs conjoints seront effacées, réduites au silence et délégitimées dans leur souffrance, sous prétexte que seule l’affirmation de l’homme qui transitionne compte avant tout.

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Lorsqu’un homme décide de transitionner, son entourage est sommé d’applaudir son « héroïque quête d’authenticité » (on retrouve ainsi le mythe patriarcat de l’homme héroïque falsifié dans ton livre). Or, pour sa compagne, cela implique un bouleversement total, l’effondrement de la relation qu’elle croyait construite sur des bases solides. Nous pouvons objecter qu’en patriarcat, ces « bases solides » sont toujours fondamentalement croulantes, car elles reposent sur une asymétrie structurelle entre les sexes et enfumée dans l’opium de l’amour : l’amour des femmes envers les hommes qui les exploitent, et toujours aveugles et/ou dans le déni de cette exploitation. Ainsi, comme dans nombre de relations de couple au long terme avec un homme, ces femmes décrivent une profonde détresse psychologique, un sentiment de trahison et une absence totale de prise en compte de leur souffrance par la société. Schéma que l’on retrouve concernant les femmes d’abuseurs classiques. Elles sont en plus sommées par la société de soutenir inconditionnellement leur conjoint, sous peine d’être accusées de transphobie.

Beaucoup d’entre elles vivent une forme de stress post-traumatique, des troubles du sommeil, une dépression et des pensées suicidaires – encore une fois, comme dans toute relation hétéronormée, abusive par design. Nombre de témoignages révèlent des formes d’abus psychologiques que ces hommes leur infligent. Leur conjoint minimise ou méprise leur détresse, insistant sur le fait qu’elles doivent « évoluer » et se « montrer solidaires », et l’on retrouve ici l’injonction à « être gentille » du mouvement trans à destination des femmes. Il s’agit purement et simplement de gaslighting. Si elles se plaignent de l’égoïsme de leur mari, on leur dit qu’elles sont « malades », qu’elles « imaginent des choses », et que leur rôle est d’accompagner docilement leur conjoint dans sa nouvelle identité. Un rôle somme tout très traditionnel, n’est-ce pas ? Celui de la maman.

D’autres sont contraintes de jouer un rôle actif dans la « féminisation » de leur mari, l’aidant à choisir ses vêtements, à se maquiller, et parfois même à cautionner des mises en scène sexuelles répugnantes où elles deviennent des participantes forcées à un fétichisme qui les écœure. (Le rôle de la putain). Toute l’activité du couple tournera autour du fétichisme de l’homme puisqu’il a décidé de vivre son fantasme 24h/24.

Ensuite, le fétichisme trans du mari impacte directement le niveau de vie. Une grande partie des finances sont redirigées vers la transition, dans l’achat de vêtements, de maquillage, de traitements hormonaux et de chirurgies pour leur conjoint. D’autres subissent un divorce précipité qui les laisse sans ressources. Socialement, elles se retrouvent exclues de leur propre cercle : amis et familles choisissent souvent de soutenir le conjoint trans, le percevant comme une figure progressiste et courageuse, tandis que la femme est reléguée au rôle de « réactionnaire » qui ne comprend pas son époque et qui se trouve du mauvais côté de l’histoire.

Les veuves trans témoignent depuis près de 30 ans maintenant et dénoncent une idéologie qui sacralise le ressenti masculin au détriment des femmes, et qui refuse d’admettre l’impact destructeur de la transition sur les épouses. Mais on ne les écoute toujours pas. À cela, nous pourrions objecter que, depuis plus de cinquante ans, les féministes radicales démontrent que les relations hétérosexuelles, par définition hétéronormatives en société patriarcale, se construisent systématiquement au détriment des femmes. Elles soulignent que la meilleure manière de se prémunir des violences sexuelles et de faire progresser la société serait tout simplement de ne pas se lier aux hommes. Mais cette vérité est toujours rejetée, ridiculisée, balayée sous le paillasson de l’amour.

Loin d’être une remise en question du rapport de domination qui structure l’hétérosexualité, le récit trans affirmatif ne fait que réactualiser une vieille injonction : celle d’une loyauté inconditionnelle à l’ego masculin en érection.

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Francine Sporenda : Une des principales conséquences du mouvement transgenre a été de diviser profondément le féminisme : d’une part, les féministes libérales le soutiennent, tandis que les féministes radicales s’y opposent, et d’autre part, un certain nombre de féministes, concentrant tous leurs efforts sur leur lutte contre ce mouvement et oubliant que les objectifs féministes ne peuvent se réduire à cette seule lutte, sont passées à l’extrême droite avec qui elles entretiennent des rapports cordiaux. Pourquoi cette dérive de ces féministes vers l’extrême droite, quelles sont les manifestations et quelles en seront les conséquences pour le féminisme ?

Audrey A. : Les féministes non radicales, qu’elles se revendiquent libérales ou conservatrices (version tradwife aujourd’hui), ont toujours servi les intérêts des hommes contre ceux de la classe sexuelle des femmes. De Femmes de droite d’Andrea Dworkin à « sex work is work », le mécanisme reste inchangé : défendre leurs liens aux hommes tout en prétendant qu’il s’agit de féminisme.

Pour bien définir les termes, rappelons qu’en dehors du féminisme radical (le seul féminisme, en réalité), les faux féminismes regroupent toutes les idéologies qui reconditionnent l’exploitation et l’oppression féminine en un choix empouvoirant. Ils valident l’idée qu’une femme est libre dès lors qu’elle donne aux hommes exactement ce qu’ils attendent d’elle, du moment qu’elle prétend le faire par sa volonté propre. Autrement dit, l’émancipation ne consisterait plus à refuser l’oppression, mais à l’embrasser avec le sourire et de manière enthousiaste. Il faut pour cela imaginer des syndicats ouvriers adoptant une doctrine où ils offrent aux patrons tout ce qu’ils exigent, en affirmant que travailler jusqu’à l’épuisement pour un salaire de misère est une forme de liberté. On appellerait cela le syndicalisme libéral. Ah. Cette comparaison est peut-être déjà dépassée. Alors, il faut plutôt imaginer des esclaves des États du Sud, à l’époque de l’esclavage officiellement légal, développant une éthique de service censée les « empouvoirer » : Nous décidons nous-mêmes de servir les maîtres blancs, et nous les servons avec une fierté féroce, retrouvant ainsi notre liberté à travers notre choix actif. L’esclavage, s’il est « choisi », deviendrait alors un acte d’émancipation. C’est la logique des féministes libérales et conservatrices.

Si le féminisme était déjà fragmenté, le transgenrisme l’a pulvérisé. D’un côté, les féministes libérales et conservatrices, qui ont toujours soutenu les intérêts masculins au détriment des femmes. De l’autre, les féministes radicales, qui perçoivent cette idéologie comme une mutation du patriarcat. Mais à cette division s’ajoute un phénomène plus inquiétant : certaines féministes, autrefois identifiées comme radicales, et d’autres qui se revendiquaient simplement comme « critiques du genre », ont focalisé tous leurs efforts sur la lutte anti-trans, au point de se compromettre avec la droite réac’ et l’extrême droite. Elles s’appuient sur une stratégie du « The Devil we know » (le diable que l’on connaît), convaincues qu’il est préférable de composer momentanément avec le patriarcat traditionnel, celui des réactionnaires, des conservateurs et des chrétiens, afin d’affronter ce néopatriarcat des hommes minoritaires aux contours plus insidieux. Minoritaires au sens numérique, puisqu’on les retrouve dans toutes les strates de pouvoir et de manière suffisamment concentrée parmi les décideurs pour faire bouger très rapidement les législations.

Elles commettent une erreur fatale en prêtant aux réacs’ une forme d’honnêteté, sous prétexte qu’ils n’avanceraient pas masqués. Elles pensent pouvoir s’allier temporairement avec eux pour repousser le transgenrisme, puis se retourner contre eux une fois la menace écartée. Après tout, leurs ancêtres ont déjà vaincu ce patriarcat-là, pensent-elles. Mais elles sous-estimaient à quel point cette stratégie servirait surtout les intérêts des hommes.

Ce qui s’est passé, c’est que la droite réactionnaire s’est frotté les mains. Elle a flairé l’aubaine et a joué les alliés stratégiques, offrant aux féministes « critiques du genre » (gender-critical) exactement ce qu’elles voulaient entendre : des campagnes massives pour protéger les espaces des femmes, défendre le sport féminin, sécuriser les prisons, interdire les mutilations des mineurs. 250 millions de dollars. C’est ce qu’ils ont investi sur ces thèmes lors des dernières élections aux États-Unis.

Et puis, ils la leur ont mise bien profond.

Une fois l’élection gagnée, ils ont déroulé leur véritable agenda : interdiction de l’avortement, de la pilule du lendemain, démantèlement des droits reproductifs, suppression des mesures contre les discriminations sexuelles, retour en force de la maternité forcée. Elles ont cru instrumentaliser la droite, mais c’est la droite qui les a instrumentalisées. Elles ont ouvert grand la porte, et le patriarcat réactionnaire est entré comme chez lui.

Les Executive Orders de Trump sur le sexe, bien que semblant contrer l’idéologie trans, ont servi d’outil de contrôle patriarcal. Son décret définissant le sexe biologique dès la conception reprend la rhétorique des militants anti-avortement ouvrant la voie à la criminalisation de l’IVG et des comportements des femmes enceintes (jugées comme mettant le fœtus à risque, ce qui est très flou), ainsi que l’interdiction de la pilule du lendemain. Ce décret, rédigé par May Mailman, proche de la Federalist Society et de la Heritage Foundation, s’inscrit dans le plan stratégique du Project 2025, qui vise à restaurer un patriarcat autoritaire sous couvert de « vérité biologique ». Parallèlement, Trump a annulé une interdiction de discrimination sexuelle dans les contrats fédéraux, affaiblissant la position des femmes dans le travail et les institutions. En politique internationale, il a réintroduit la Global Gag Rule, limitant les financements aux ONG soutenant l’avortement, et réintégré les États-Unis dans la Déclaration du Consensus de Genève, une coalition anti-choix. Son administration a également tenté de supprimer le terme « genre » des documents de l’ONU, non pas pour protéger les femmes et le remplacer par le sexe, mais pour effacer leurs droits reproductifs et les violences sexistes du débat global. Enfin, concernant les sports des femmes, l’administration Trump a abrogé une directive de l’ère Biden sur l’application du Title IX aux rémunérations des athlètes universitaires, notamment concernant les revenus liés au Name, Image, and Likeness (NIL). La directive Biden contraignait les universités à répartir équitablement jusqu’à 20,5 millions de dollars de revenus NIL entre les athlètes masculins et féminins. Cette abrogation permet maintenant aux établissements de revenir à leur dispositif initial, qui alloue la majorité des fonds aux joueurs de football et de basket-ball masculins.

Ces décrets ne défendent donc pas les femmes contre le transgenrisme, ils servent à naturaliser leur subordination, consolidant un patriarcat où elles sont réduites à leur fonction reproductive. S’y rallier était un piège : il ne s’était jamais agi de défendre le sexe, mais de réimposer une hiérarchie sexuée oppressive classique.

La gauche avait déjà expulsé les critiques du transgenrisme de son camp, les qualifiant de TERFs et de nazies. En se tournant vers la droite, en applaudissant Trump (suivi du salut nazi de Musk), ces femmes ne font que valider l’accusation, ce qui marginalise encore plus la pensée féministe, et amalgame inextricablement les droits reproductifs des femmes aux revendications sexuelles néo-patriarcales.

Le transgenrisme est bien une offensive du néopatriarcat, qui restructure la domination masculine en effaçant la matérialité du sexe. Mais la réponse ne peut pas être un retour au patriarcat traditionnel ni une alliance avec des forces qui combattent les droits fondamentaux des femmes. Comme tu le dis si bien : Face, ils gagnent, pile, on perd.

Les femmes critiques du genre n’auraient pas dû se laisser instrumentaliser. Elles auraient dû refuser l’injonction au silence de la gauche tout en rejetant les pièges de la droite. Lutter contre l’idéologie trans ne signifie pas abandonner le reste des femmes aux grossesses forcées.

*

Francine Sporenda : Que pensez-vous de la décision de Trump d’interdire les « changements de sexe » aux mineur·es ? Pensez-vous que cette décision va porter un coup d’arrêt à l’idéologie transgenre ? Ne va-t-elle pas donner un statut de martyr et de victime de l’extrême droite aux transgenres ?

Audrey A. : Non seulement ce décret érige le mouvement trans en martyre, mais il a déjà été bloqué par le juge fédéral Brendan Hurson, réduisant ainsi sa portée à un simple coup politique. L’Executive Order de Trump, qui visait à exclure les mutilations génitales des programmes d’assurance fédéraux comme Medicaid et TRICARE, n’interdisait même pas directement les chirurgies ou les traitements hormonaux sur mineurs.

En réalité, les riches continueront de financer les mutilations de leurs enfants, les hommes adultes fétichistes pourront toujours s’offrir toutes les chirurgies qu’ils veulent, et les grandes cliniques privées ne perdront pas un centime. Loin d’être une véritable interdiction, ce décret permet surtout aux transactivistes de se poser en victimes de la répression du Nerd Reich, renforçant ainsi leur emprise idéologique et leur statut d’opprimés de convenance.

Pendant que l’opinion publique est distraite par le pseudo-combat de Trump et Musk contre l’idéologie trans, leur gouvernement a avancé sur leur vrai objectif : restaurer un ordre patriarcal traditionnel. Le même décret sur le sexe contenait une clause affirmant que le sexe existe « dès la conception » (entendre, dès l’insémination), un cadeau en or aux militants anti-avortement qui parvienne à criminaliser l’IVG et les fausses couches.

Cette interdiction bidon offre une récompense politique inespérée aux fétichistes masculins néopatriarcaux : elle les positionne en tant que martyres, opprimés par « l’extrême droite fasciste ». Comme toujours, les hommes gagnent dans les deux camps : les AGP riches continueront leur travestisme sans restriction, avec chirurgie et hormones en prime s’ils y tiennent (mais comme nous l’avons vu, ils tiennent plus à leurs érections). Les parents aisés continueront de mutiler leurs enfants, financés par des cliniques privées. Et si certaines filles ne sont plus mutilées, peut-être mourront-elles plus tard de complications de grossesse à risque, après un viol.

Le mouvement trans, lui, se repositionne comme un mouvement de « résistance » antifa face au Project 2025.

Les femmes, elles, sont les véritables perdantes, forcées d’accepter les injonctions à l’inclusivité sous peine d’être assimilées à Trump et ses sbires, et en plus, privées de leurs droits basiques.

En résumé, Trump joue les anti-trans, mais ne touche pas au pouvoir des fétichistes masculins. Pire encore, il offre au transgenrisme une légitimité morale en le plaçant dans le camp des « opprimés », renforçant son emprise culturelle. Un coup d’esbroufe qui, comme toujours, se fait au détriment des femmes.

*

Francine Sporenda : Pensez-vous que l’appui inconditionnel apporté par les Démocrates au mouvement transgenre a joué un rôle dans leur défaite face à Trump ?

Nicolas Casaux : Oui, je pense, et de nombreux démocrates états-uniens l’admettent et en discutent, comme Sam Harris. Il s’agit aussi de ce que montrent des sondages. Des sondages ont aussi montré qu’une majorité des états-unien∙nes étaient opposé∙es à l’inclusion des soi-disant « femmes trans » dans les sports réservés aux femmes. Les gens ne sont pas entièrement dupes. A priori, lors de sa campagne, Trump a dépensé davantage d’argent pour des annonces sur le sujet trans que sur tout le reste. Il n’aurait pas fait ça si le sujet n’avait aucun intérêt pour la plupart des gens. Donc un rôle, oui. Clairement. Cela dit, l’ampleur de ce rôle est très difficile à quantifier. Ce qui est sûr, c’est que la droite capitalise énormément sur l’anti-wokisme, disons. Si cet anti-wokisme s’en prend à tout et n’importe quoi, y compris à des combats parfaitement légitimes, comme le féminisme et l’écologie, il comprend aussi un rejet des idées trans, qui sont, elles réellement nuisibles.

*

Francine Sporenda : Quand tu m’as interviewée, Audrey, on a abordé la question du caractère anti-évolutif du patriarcat. Je crois que cette question t’intéresse beaucoup et que tu voudrais y revenir ?

Audrey A. : Oui, en effet ! J’avais rencontré la notion du patriarcat comme anomalie évolutive chez l’anthropologue et historienne Max Dashu, qui parle de « male adaptation » (en anglais). Le patriarcat est maladaptatif. Et comme toute anomalie mal-adaptative, il est voué à l’autodestruction. L’homme patriarcal n’a pas seulement soumis les femmes, il détruit aussi son propre environnement, ravage ses écosystèmes et compromet sa propre survie à long terme. Comme tu le faisais remarquer, aucun animal ne détruit son propre habitat au point de menacer l’existence de son espèce tout entière. Le patriarcat n’est donc pas seulement un système oppressif : il est ainsi fondamentalement pathologique.

Si la sélection naturelle était réellement à l’œuvre, le patriarcat n’aurait jamais dû exister aussi longtemps. Il a perduré parce qu’il a su imposer la domination des médiocres à travers les génocides, les violences sexuelles, le pillage, et en récompensant les traits sociopathiques qui le maintiennent encore aujourd’hui. Donald Trump, Elon Musk, Peter Thiel, Vladimir Poutine et Andrew Tate en sont les figures de proue, les cavaliers de l’apocalypse.

Je pousserais la métaphore en disant que le patriarcat est un cancer évolutif, que cette métastase patriarcale s’est propagée en neutralisant systématiquement les défenses immunitaires des sociétés humaines. Par l’extermination physique des populations matrilocales et des groupes résistant à son expansion, il a effacé les alternatives viables à son modèle[1]. Les génocides historiques ne sont pas des accidents de parcours, mais des mécanismes intrinsèques à l’expansion patriarcale, en éliminant les contre-modèles qui auraient pu démontrer sa dysfonctionnalité.

Les violences sexuelles, loin d’être périphériques, constituent un outil central de ce système en brisant la résistance des femmes par la terreur systémique et la menace permanente. Elles ne sont pas des déviations individuelles, mais des techniques de contrôle collectif, consciemment tolérées, car fonctionnelles pour maintenir la subordination féminine.

Le pillage économique et environnemental a ensuite créé les conditions matérielles nécessaires à la perpétuation du système en concentrant les ressources entre les mains des hommes qui assurent la reproduction du modèle patriarcal. Ce n’est pas un hasard si les empires coloniaux européens ont systématiquement détruit les structures sociales matrilinéaires qu’ils rencontraient. Les lois réprimant la sexualité des femmes que l’on retrouve dans les anciens codes, tels que le Code d’Hammurabi, les anciennes lois assyriennes ou encore l’ancien code hébraïque, comme l’a montré Lerner[2], existaient précisément parce que les sociétés conquises avaient leurs propres organisations sociales, où les femmes étaient libres, polyandres, et détentrices de droits que le patriarcat devait annihiler pour s’imposer. Ces codes de lois n’avaient qu’un but : imposer aux sociétés vaincues le modèle socio-sexuel patriarcal, et ainsi protéger les intérêts des conquérants. C’est la raison d’être de l’État, l’imposition et la perpétuation du modèle.

Ce schéma s’est répété à l’époque moderne, notamment en Amérique, où les colons ont brisé les structures des sociétés autochtones égalitaires, qui avaient jusqu’alors résisté[3]. Certes, le continent abritait une diversité de sociétés, certaines égalitaires, d’autres hyperpatriarcales. Peut-être que sans l’arrivée des colons blancs, ces dernières auraient fini par écraser et absorber les sociétés égalitaires. Car, inévitablement, les sociétés patriarcales (patrilinéaires ou matrilinéaires, peu importe dès lors que l’organisation est patrilocale[4]) fonctionnent par accumulation en exploitant les femmes comme esclaves et ressources et en surexploitant leur environnement jusqu’à son épuisement. Ce modèle autodestructeur les contraint à l’expansion constante, à dévorer sans cesse de nouveaux territoires en assimilant ou annihilant les peuples égalitaires qui s’y trouvent. C’est pourquoi je le compare à un cancer métastasique. Il dévore tout ce qui l’entoure et rend toute rémission impossible s’il n’est pas entièrement éradiqué.

Les figures emblématiques du patriarcat contemporain, qu’il s’agisse des broligarques technologiques comme Musk et Thiel, des autocrates comme Poutine, des démagogues comme Trump ou des entrepreneurs de la masculinité toxique comme Tate, n’ont pas émergé par accident. C’est ce que tu exprimes dans la dernière partie de ton livre, ils sont les produits d’un système qui sélectionne et récompense précisément leurs traits : impulsivité, insensibilité aux souffrances d’autrui, obsession du contrôle, fragilité existentielle, narcissisme pathologique et vision à court terme.

Ces traits, catastrophiques pour l’avenir de l’espèce, sont avantageux dans une compétition individuelle des mâles au sein du système patriarcal. Tu notes que le modèle capitaliste néolibéral a poussé cette logique à son paroxysme en récompensant financièrement et socialement les comportements les plus prédateurs, tout en punissant économiquement l’empathie et la coopération. Les femmes en sont les plus grandes perdantes et continuent pourtant à déployer des trésors d’empathie envers les hommes et à les reproduire : contre toute évidence, comme le dirait Dworkin, sans en tirer la conclusion qui s’impose, elles persistent à vouloir croire que les hommes patriarcaux sont au fond encore humains. Contre toute évidence…

Ce paradoxe illustre pourquoi la sélection naturelle, centrée sur la survie de l’espèce, aurait dû éliminer ce modèle depuis longtemps : ce qui est « adaptatif » à l’échelle de la compétition intragroupe patriarcale est profondément nuisible pour la survie collective de l’espèce. Le patriarcat a créé un environnement artificiel où les traits les plus destructeurs sont devenus temporairement « adaptés » (environ 6000 ans sur 200 à 150 000 ans d’existence d’Homo sapiens), à l’image d’un cancer qui prospère tout en tuant son hôte.

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Femmes Khasi en Inde.

Il est particulièrement pertinent de parler d’anomalie évolutive, d’autant qu’elle se manifeste à plusieurs niveaux. D’abord dans notre physiologie même : le dimorphisme sexuel humain est relativement modéré comparé à d’autres espèces, suggérant que les différences de forces physiques entre hommes et femmes, comme chez nos cousines bonobos, n’expliquent pas la domination masculine des sociétés patriarcales. Notre évolution a privilégié l’intelligence collective et la coopération, pas la force brute[5].

Ce qui est frappant, c’est que même dans les espèces où le dimorphisme est extrême, comme chez les chimpanzés communs (Pan troglodytes), où les mâles peuvent être jusqu’à 30–40 % plus massifs que les femelles, et avec les gorilles, où cette différence peut atteindre 100 à 200 %, la force supérieure des mâles sert principalement à affronter d’autres mâles, très rarement à contraindre les femelles. Les femelles conservent leur autonomie sexuelle et reproductive. Et elles vont baiser les mâles plus jeunes et plus petits. Les mâles dominants dominent les autres mâles avant tout, il s’agit d’une hiérarchie essentiellement masculine. C’est aussi le cas chez nous, sauf que les masculinistes homophiles revendiquent les femmes, et un droit à les exploiter, là où les primates n’en font rien. Rappelons aussi que chez nos cousines primates, ce sont elles qui harcèlent sexuellement les mâles et qui initient les rapports sexuels, mais elles ne les tuent pas s’ils se refusent à leurs ardeurs ! Elles vont voir ailleurs. Le patriarcat est une véritable inversion mal-adaptative de l’ordre naturel.

On peut aussi dire que le patriarcat opère une sélection inversée : la sélection des élites patriarcales est une sélection dysfonctionnelle qui favorise les individus les moins aptes à assurer la prospérité collective. En valorisant les violences sexuelles, le vol, l’exploitation et la domination à court terme, il sélectionne des dirigeants dont les qualités sont fondamentalement anti-adaptatives dans un monde de ressources limitées où la coopération est essentielle. Il valorise ensuite les violences sexuelles dans le cadre du cahier des charges de la masculinité virile, et leur accorde l’impunité, notamment en organisant l’inapplication des lois, ou le sabordage interne (in-built) des lois visant à protéger les femmes et les enfants. Cette impunité systémique est un mécanisme central du patriarcat qui perpétue le contrôle sur les corps et l’autonomie des femmes.

Enfin cette sélection dysfonctionnelle s’observe particulièrement dans la composition des élites économiques et politiques. Les qualités qui permettent d’accéder au pouvoir dans un système patriarcal (assertivité, caprice, irrationalité, insensibilité aux conséquences sociales, individualisme prédateur) sont précisément celles qui rendent ces leaders inaptes à gérer durablement les ressources communes. Les études sur les profils psychologiques des dirigeants d’entreprises montrent d’ailleurs une surreprésentation de traits narcissiques et psychopathiques comparée à la population générale. Le patriarcat crée ainsi un environnement qui récompense les comportements les plus nuisibles à long terme pour l’espèce, tout en marginalisant les qualités de coopération, d’empathie et de vision à long terme typiquement associées aux sociétés plus égalitaires. C’est une forme de contre-sélection qui explique l’incapacité chronique des sociétés patriarcales à résoudre les crises existentielles comme le changement climatique ou l’extinction massive des espèces.


  1. Voir les destins des sociétés matriarcales recensées par Heide Gottner Abendroth dans son livre Les Sociétés matriarcales et avant elle, Bachofen. Pour celles qui seraient intéressées et qui n’ont pas le courage de lire l’ouvrage entier The Mothers, le RAD (Radical antropology group) de l’Université East London a produit un abrégé téléchargeable sur internet.
  2. Gerda Lerner, The Creation of patriarchy, 1986.
  3. Angela Saini, The Patriarchs, 2023.
  4. Nicole Chevillard et Sébastien Leconte, Travail des femmes, pouvoir des hommes, 1987.
  5. Riane Eisler, Nurturing our humanity (2019), et tous les livres de Sarah Blaffer Hrdy…

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Article mis en ligne le 1er avril 2025
Les Soulèvements contre la Terre ? (par Nicolas Casaux)

Les Soulèvements de la Terre ont récemment publié un texte intitulé « La lutte contre les licenciements dans l’industrie est une lutte écologiste », cosigné par la CGT Total Energies Grandpuits, Les Soulèvements de la terre, Les Amis de la Terre France et Extinction Rébellion.

Le texte soulève une question difficile : quelle position adopter face aux vagues de licenciements qui frappent les secteurs industriels ? Cette question est centrale pour tout courant écologiste conséquent. Malheureusement, les réponses avancées par les Soulèvements & Co. sont terriblement ambiguës, voire rentrent en contradiction directe avec des principes que les Soulèvements défendent par ailleurs.

D’abord, les Soulèvements nient « que les travailleurs » soient « responsables ou complices de la pollution et des ravages environnementaux ». Aucune responsabilité, aucune complicité. Aucune nuance, surtout. Un bon gros déni de réalité.

En 2012, une polémique sur le rapport de la gauche à l’emploi, à l’industrie et aux ouvriers avait opposé François Ruffin aux Grenoblois de Pièces et Main d’Œuvre (PMO) et à Fabrice Nicolino, entre autres. PMO avait par exemple rappelé cette évidence que « les crimes de la société industrielle aussi sont commis par ceux qui ne font “que leur boulot” » — « Nous sommes des fils d’Eichmann », disait Gunther Anders. Camille Serda, des « Amis de l’Égalité », remarquait : « Peut-on participer à la fabrication de produits qui tuent (produits chimiques, armes, produits industriels radioactifs, etc.) sans avoir à assumer, comme producteur actif, une part de responsabilité dans la fabrication et la propagation de ces poisons ? Notre réponse est NON. Il n’est pas possible de fabriquer de la mort manufacturée, que ce soit du PVC, des pesticides, des armes, des produits radioactifs, sans avoir à assumer ces fabrications et leurs utilisations criminelles. Sans la participation active des salariés à ces industries de la mort, les capitalistes seraient dans l’impossibilité de les produire, pas plus en France qu’ailleurs. »

Ces échanges entre Ruffin, PMO, Nicolino, etc., ont été publiés dans un excellent petit livre, intitulé Métro, boulot, chimio (éditions Le Monde à l’envers, 2012), que je vous recommande vivement.

La responsabilité du désastre est très inégalement distribuée. Les chefs d’État, les « décideurs politiques », les gouvernants, etc., en portent la majeure partie. Mais nier entièrement toute complicité des travailleurs et travailleuses dans la catastrophe sociale et écologique est simplement grotesque.

Ensuite, le texte des Soulèvements affirme que « la lutte contre les licenciements est une lutte écologiste », appelle à « interdire tout licenciement », prend la défense, notamment, des emplois chez « Vencorex, Arcelor Mittal, Michelin, Auchan, Airbus, Valeo », au prétexte qu’on pourrait un jour « socialiser » les usines pour permettre leur « reconversion écologique entre les mains de ceux qui en ont l’intérêt : les travailleurs et les habitants ». Cette ligne, héritée des vieux rêves d’autogestion industrielle, repose sur deux idées hautement douteuses.

Mais avant d’y venir, un rappel. Que produit, par exemple, Vencorex ? Comme le souligne Tomjo dans un texte paru hier et que je vous encourage à lire, intitulé « Les Soulèvements de l’industrie verte », la CGT nous décrit en détail l’importance de l’entreprise :

« De Vencorex dépend donc un grand nombre d’entreprises et parmi elles, certaines dont l’activité est stratégique et assure la souveraineté nationale dans les domaines de la défense, de l’industrie spatiale, du nucléaire ou du sanitaire. Le sel, extrait des mines de Hauterives par Vencorex est purifié sur la plateforme de Pont de Claix qui autoconsomme et en revend à Arkema (Jarrie). Ce sel français, de pureté inégalée, sert à la production de chlore pour Arkema et à la production de perchlorate de sodium, source unique d’approvisionnement d’Ariane Group pour la fabrication du propergol chargé dans les boosters d’Ariane 6 et dans les missiles stratégiques M51 équipant nos forces de dissuasion nationales. Le chlore produit sur la plateforme de Jarrie sert, entre autres à la fabrication d’éponges de Zirconium par Framatome, utilisées dans les réacteurs nucléaires civils. »

Excellent, n’est-ce pas ? Il serait vraiment dommage qu’une telle entreprise ferme. Venons-en aux deux idées douteuses du texte des Soulèvements.

D’abord, il véhicule une croyance en la possibilité de reconvertir les infrastructures industrielles et les machines en outils écologiques. L’idée que l’on pourrait transformer des raffineries, des usines de chimie lourde, des chaînes de montage automobile en sites de production écologique relève sans doute du fantasme. Ces infrastructures et ces machines sont conçues pour produire à grande échelle des objets nuisibles — en mobilisant une logistique mondiale, des chaînes d’approvisionnement extractives, des quantités d’énergie et de matériaux incompatibles avec toute soutenabilité. « Socialiser » ou « reprendre » ces machines ne les rendra pas moins polluantes, moins nuisibles.

Selon toute probabilité, la reconversion industrielle « écologique » est un mythe. Ce qu’on appelle ainsi, dans la réalité, c’est la poursuite de la même logique sous une autre étiquette (voitures électriques, bioplastiques, etc.). Croire qu’un collectif ouvrier, même animé des meilleures intentions, pourra « détourner » ces infrastructures de leur fonction première, c’est compter sur une sorte de miracle, au lieu de bien prendre en compte les tenants et les aboutissants des « moyens de production » contemporains.

Deuxième écueil : défendre aujourd’hui les emplois industriels au nom d’un hypothétique chambardement éco-industriel à venir. Même si l’on admettait que ces reconversions étaient possibles, ce qui est extrêmement douteux, encore faudrait-il qu’elles soient probables. Or tout, aujourd’hui, indique l’inverse : les logiques dominantes suggèrent que ce scénario est hautement improbable. En attendant ce grand soir éco-industriel, le texte encourage à maintenir coûte que coûte la production actuelle, c’est-à-dire à prolonger la destruction du monde vivant pour défendre l’emploi.

C’est là que le texte est le plus problématique : il avalise une forme d’« attentisme écocidaire », il souhaite continuer à faire tourner les usines à cracher du poison au nom de l’espoir qu’un jour, peut-être, elles confectionneront des fleurs. Un compromis terriblement douteux qui sacrifie le présent au nom d’un avenir imaginaire. Et qui, au passage, légitime l’idée que la justice sociale devrait encore passer par le travail dans l’industrie, au lieu de chercher des voies d’émancipation hors de ce cadre.

Le plus frappant dans cette contradiction, c’est qu’elle émane d’un mouvement — les Soulèvements — qui, par ailleurs, appelle à la démission, à la désertion, à la sortie du travail nuisible. Des textes circulent qui encouragent à quitter les emplois nuisibles, à retrouver d’autres formes de subsistance, à reconstruire des territoires autonomes.

Mais alors, comment peut-on, dans le même mouvement, défendre la continuité des emplois industriels — fût-ce au nom d’une fantomatique éco-reconversion future ? Soit on appelle à sortir du travail nuisible, soit on se bat pour le maintenir. Les deux, ça marche pas.

Ce n’est pas faire preuve d’hostilité, ni de sectarisme, que de souligner cette incohérence. C’est au contraire un appel à clarifier les lignes. Si nous voulons sérieusement sortir du monde industriel, alors nous devons cesser de le défendre, même indirectement, au nom de « l’emploi ».

Plutôt que de sauver les emplois industriels, il faudrait organiser leur dépassement. Concevoir ces licenciements comme des brèches, en faire des opportunités — ce qui est, certes, autrement plus complexe que de se contenter de défendre l’emploi industriel.

Sortir de l’industrie est une urgence écologique. Ne pas encourager cette sortie, c’est trahir l’écologie.

Nicolas Casaux

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Article mis en ligne le 29 mars 2025
Non, la technologie n’est pas neutre (par Nicolas Casaux)

(L’image de couverture, c’est un tableau de l’artiste d’origine hawaïenne Herb Kawainui Kāne (1928–2011). Cette peinture, intitulée « Kā’anapali 200 Years Ago » (soit « Kā’anapali il y a 200 ans », Kā’anapali désignant un lieu sur la côte de l’île de Maui), est une des représentations les plus connues que Kāne a faites de l’ancienne Hawaï.)

On entend souvent dire que la technologie est un simple outil, qu’elle n’est ni bonne ni mauvaise en elle-même, qu’elle est « neutre », que tout dépend de l’usage qu’on en fait. Ce préjugé est souvent invoqué pour éviter toute remise en cause profonde du développement technologique. Or, la réalité est bien différente. Toute technologie possède des implications à différents niveaux et de différents ordres : en matière de conception, de production et d’usage. D’une part, cela n’a rien de « neutre », et d’autre part, il s’ensuit que certaines technologies sont compatibles avec une société égalitaire et démocratique, tandis que d’autres ne le sont pas.

1. La conception

Avant même la production matérielle, chaque technologie commence par une élaboration intellectuelle : elle doit être conçue sur le plan idéel. Elle est d’abord un concept, une idée qui naît dans un cadre spécifique et qui répond à certains besoins ou objectifs. Or, ces exigences et circonstances conceptuelles conditionnent déjà – au moins en partie – les effets qu’elle aura sur la société.

Une technologie émane d’un rapport au monde, d’une manière de l’habiter, de l’exploiter ou de le respecter. Certaines sociétés ont conçu le tipi, le canoë et la poterie, tandis que d’autres ont conçu la bombe atomique, la tronçonneuse et le chevalet de pompage de pétrole. Cela témoigne de visions du monde, de relations à la nature et aux autres profondément différentes.

Dans une société qui conçoit le tipi, le canoë et la poterie, la technologie répond à des besoins immédiats, concrets et autonomes, liés à la subsistance. Ces objets sont pensés en fonction du territoire et des ressources locales, sans imposer de transformation excessive du milieu naturel. Le tipi, fait de perches de bois et de peaux, n’est pas un habitat fixe qui altère durablement le sol : il s’adapte aux migrations et aux rythmes saisonniers. Le canoë épouse le cours des rivières et des lacs sans nécessiter la construction de digues, de ports ou d’infrastructures lourdes. La poterie, modelée à la main à partir de matériaux basiques, facilement accessibles un peu partout sur Terre, n’implique pas de dégradation significative des milieux naturels. Ces objets témoignent d’un rapport au monde empreint de sensibilité. Dans les sociétés qui les ont conçus, l’être humain utilise son environnement sans le soumettre, l’outil est au service d’un mode de vie, et non l’inverse.

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Un tableau d’Albert Bierstadt

Dans une société où l’humain conçoit la bombe atomique, la tronçonneuse et le chevalet de pompage de pétrole, la technologie est un instrument de domination et d’exploitation, une manière de contraindre la nature plutôt que de s’y intégrer. La bombe atomique n’a pas pour but de répondre à un besoin fondamental de subsistance ou de mobilité : elle est une arme absolue, dont la seule fonction est d’anéantir en masse. La tronçonneuse répond à une logique d’industrialisation de l’abattage, permettant de raser des forêts entières en un temps record. Le chevalet de pompage de pétrole, lui, est l’emblème d’une économie de prédation énergétique, qui ne se soucie nullement des conséquences immédiates ou à long terme de ses agissements.

La technologie est un miroir qui reflète la manière dont une société se conçoit, ainsi que son rapport à la nature et aux autres. Dans une société où la technique est un outil d’adaptation, l’humain vit avec son environnement. Dans une société où la technique est une arme d’expansion et de domination, l’humain vit contre son environnement, et se rend lui-même prisonnier du système qu’il a créé. Ce n’est pas un hasard si les civilisations qui ont inventé la bombe, la tronçonneuse et les plateformes pétrolières sont aussi celles qui ont construit un monde où plus personne n’est autonome, où chacun est dépendant d’une infrastructure technologique qu’il ne contrôle pas. De même, ce n’est pas un hasard si les sociétés qui ont inventé le tipi, la poterie et le canoë ont aussi vécu pendant des millénaires sans détruire leurs milieux naturels ni s’asservir à leurs propres outils.

La technologie ne naît donc pas dans le vide. Elle est conçue dans un contexte social et politique qui oriente ses finalités. Les idées qui mènent à son développement sont influencées par les structures de pouvoir en place, par les intérêts dominants. Les machines à vapeur n’ont pas été développées dans un cadre artisanal et local, mais dans un contexte de compétition industrielle intense où l’objectif était d’augmenter la production à grande échelle. Les premières horloges mécaniques n’étaient pas des outils du quotidien, mais des instruments de régulation du travail dans les monastères et les usines. L’intelligence artificielle actuelle n’est pas conçue pour l’autonomie des individus, mais pour maximiser la gestion des flux économiques, optimiser la production, accroître la puissance des États et des entreprises ainsi que la surveillance et le contrôle des masses.

Toute technologie porte en elle les intentions de ceux ou celles qui l’ont conçue. Rien qu’au niveau conceptuel, elle n’est jamais neutre : elle est façonnée dès l’origine par un cadre intellectuel, des circonstances sociales, morales, un état d’esprit qui reflètent les besoins et les valeurs d’une époque, d’un groupe ou d’une classe sociale, d’une structure économique.

Certaines technologies peuvent être conçues – sur le plan idéel, donc – par des êtres humains autonomes. Un canoë repose sur des principes physiques que n’importe quel être humain peut observer et comprendre empiriquement, puis chercher à reproduire en usant de matériaux simples. Ces technologies sont directement accessibles à la compréhension humaine, ne nécessitant pas de savoir particulièrement pointu et spécialisé. D’autres, en revanche, ne peuvent être conçues que par la mobilisation de connaissances pointues et spécialisées. Leur conception exige donc au préalable l’existence d’un système social caractérisé par une production de connaissances pointues et spécialisées, et donc l’existence d’une division et d’une spécialisation du travail afférentes. La compréhension de ces technologies demande des années de formation, un accès à des institutions éducatives avancées et spécialisées et des théorisations intellectuelles très abstraites. Une horloge mécanique demande déjà des connaissances précises en cinématique et en mécanique des solides. Un microprocesseur, en revanche, est incompréhensible dans sa totalité par un seul individu : il mobilise des concepts en physique quantique, en électronique, en programmation, nécessitant des années d’études spécialisées. Plus une technologie est conceptuellement sophistiquée, plus elle concentre le savoir entre les mains de quelques spécialistes (dont la formation requiert un système social complexe), éloignant la majorité des individus de la possibilité de la concevoir, de la modifier, ou même de la critiquer sur un plan technique. Le savoir – comme la technologie – devient alors un outil de domination. Quelle « neutralité » ?

2. La production

Une fois qu’une technologie est conçue intellectuellement, elle doit être fabriquée.

Prenons l’exemple de la poterie. On comprend aisément les circonstances et les finalités de sa conception. La poterie répond à des besoins immédiats, concrets et humains. Sur le plan matériel, elle ne nécessite que des ressources facilement accessibles, un simple mélange d’argile et d’eau que l’on trouve dans la plupart des régions du monde. Contrairement aux matériaux modernes comme le plastique ou le verre industriel, qui requièrent des usines et des chaînes d’approvisionnement complexes, elle peut être fabriquée avec des moyens rudimentaires, ne demandant qu’un four à bois ou même un simple feu de terre pour la cuisson. Son savoir-faire, empirique et intuitif, se transmet directement d’un individu à l’autre, sans aucun besoin d’institutions spécialisées ni de formation longue et hiérarchisée. Elle permet aux communautés de produire leurs propres contenants, de conserver des aliments, de transporter de l’eau. Facilement réparable et recyclable, elle n’implique aucune dépendance à des circuits de distribution centralisés : une jarre cassée peut être réduite en poudre et incorporée à une nouvelle fournée d’argile. Elle ne nécessite ni division excessive du travail, ni spécialisation extrême. Susceptible d’être librement pratiquée par tout un chacun, elle constitue une technique fondamentalement démocratique.

Prenons maintenant l’exemple de l’ampoule électrique. À première vue, il s’agit d’un objet banal, présent dans chaque foyer, qui semble pouvoir être fabriqué avec des matériaux relativement simples : une enveloppe en verre, un filament métallique, un culot de fixation. Pourtant, dès que l’on s’intéresse à sa production, on constate qu’elle dépasse largement le cadre artisanal et local, car elle repose sur une série de technologies interdépendantes et d’infrastructures industrielles nécessitant une organisation sociale très complexe.

Le verre de l’ampoule ne peut pas être soufflé artisanalement comme du verre traditionnel : il doit être d’une transparence spécifique, d’une épaisseur régulière, et capable de résister aux variations de température. Il est produit dans des usines spécialisées, où le sable de silice est fondu à très haute température, ce qui suppose une infrastructure énergétique lourde. Le filament de tungstène, utilisé dans les ampoules à incandescence classiques, est encore plus problématique : le tungstène est un métal rare, extrait de gisements situés en Chine, en Russie ou en Bolivie, et son raffinage nécessite des fours industriels atteignant plusieurs milliers de degrés. Il doit ensuite être transformé en fil ultra-fin grâce à des procédés métallurgiques sophistiqués qui ne peuvent être réalisés que dans des installations hautement technologiques.

Les ampoules modernes, comme les LED, sont encore plus complexes. Elles contiennent des puces électroniques, fabriquées à partir de semi-conducteurs nécessitant des techniques de production ultra-spécialisées, en salles blanches, avec des procédés chimiques et des matériaux rares (comme le gallium ou l’indium). Elles nécessitent également des circuits imprimés, des composants miniaturisés et une chaîne logistique reliant plusieurs continents.

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Une usine où l’on fabrique des LED

Enfin, une ampoule ne fonctionne pas seule : elle est conçue pour être alimentée par un réseau électrique comprenant des centrales de production d’énergie, des transformateurs, des lignes à haute tension, et impliquant une gestion centralisée de la distribution de l’électricité. Contrairement à une simple lampe à huile ou à une bougie, qui peuvent être produites et utilisées localement, une ampoule ne peut exister en dehors d’un système industriel complexe. Sa conception, sa production et son usage supposent une division internationale du travail, une infrastructure énergétique lourde et une dépendance totale à des chaînes de production et de distribution globalisées. En raison des nombreuses implications sociales et matérielles de sa conception et de sa production, elle va nécessairement de pair avec une organisation sociale technocratique.

Les technologies modernes ont en commun d’exiger des usines, des machines spécialisées, des chaînes d’assemblage, des réseaux de transport étendus, toutes choses qui ne peuvent pas être produites et gérées par des organisations sociales réellement démocratiques (soit à taille humaine, recourant à la démocratie directe), et pas non plus via quelque fédéralisme libertaire (une chimère). Elles impliquent une concentration du pouvoir économique et politique entre les mains de ceux qui contrôlent les infrastructures. Elles exigent des travailleurs hautement spécialisés d’un côté (ingénieurs, chercheurs, techniciens) et des travailleurs exécutants de l’autre (ouvriers d’usine, mineurs, opérateurs de machines). Plus le processus de production d’une technologie est complexe, plus elle impose une division spécialisée et hiérarchique du travail et une centralisation du pouvoir économique et décisionnel, où certains conçoivent pendant que d’autres exécutent des tâches répétitives et aliénantes.

Au-delà d’un certain seuil de complexité, les technologies deviennent incompatibles avec une organisation sociale réellement démocratique, à taille humaine.

3. La technologie et ses usages

Même une fois produite, une technologie n’est pas « neutre » : son usage participe à façonner la société qui l’adopte. Plus une société devient technologique, plus ses membres perdent leur autonomie dans la satisfaction de leurs besoins fondamentaux. Avant l’électricité, les rythmes de la vie suivaient en général les cycles naturels du jour et de la nuit. Avec l’électrification, il devient impossible de vivre sans un réseau centralisé d’énergie, a minima sans un vaste système techno-industriel en mesure de produire des panneaux solaires, des batteries, des onduleurs, des câbles, etc. Avant la révolution industrielle et l’informatique, les échanges et l’organisation du travail étaient essentiellement gérés par des relations directes et locales. Aujourd’hui, il est presque impossible de vivre sans dépendre d’outils numériques qui nécessitent une infrastructure mondiale. À mesure que la technologie progresse, elle impose ses propres règles, elle produit un cadre de vie de plus en plus normatif auquel il est de plus en plus impossible d’échapper.

Prenons l’alimentation, un besoin primaire. Jadis, les sociétés vivaient en grande partie de pêche, de chasse et/ou d’une agriculture locale et vivrière. Chacun∙e savait chasser, cultiver, récolter, conserver ses denrées. Avec l’industrialisation, l’alimentation a été prise en charge par des réseaux massifs de production et de distribution. L’individu est devenu un simple consommateur passif, incapable de produire sa propre subsistance. Aujourd’hui, une ville ne peut survivre plus de quelques jours sans approvisionnement extérieur : elle dépend de transports routiers, de chaînes logistiques, de centrales de distribution, toutes coordonnées par des systèmes informatiques interconnectés. L’individu qui hier savait où et comment trouver du poisson frais, faire du pain, cultiver son potager, conserver ses aliments, est aujourd’hui dépendant du supermarché, incapable de répondre seul ou dans le cadre d’une communauté autonome, à échelle humaine, à son besoin le plus élémentaire.

Ensuite l’énergie. Là où les membres des sociétés préindustrielles utilisaient le bois, la traction animale, l’eau et le vent, soit des sources d’énergie facilement accessibles et décentralisées, le développement technologique a progressivement imposé une centralisation de la production énergétique. Aujourd’hui, l’énergie dont on dépend est produite par un réseau d’infrastructures gigantesque : centrales électriques, réseaux à haute tension, compteurs connectés. Les énergies dites « renouvelables », « vertes » ou « propres » ne font pas exception : un panneau solaire moderne ne peut être ni fabriqué, ni réparé, ni recyclé par celle ou celui qui l’utilise. Il requiert des mines de terres rares, des usines spécialisées, des infrastructures de transport mondialisées et des réseaux électriques pilotés par des technocrates.

Ou parlons transport et prenons l’exemple du bus, souvent présenté comme une alternative collective et « écologique » à la voiture individuelle, mais qui, en réalité, n’échappe en rien aux logiques susmentionnées. Jadis, les déplacements humains s’effectuaient de manière autonome, grâce à des moyens de transport maîtrisables à l’échelle de l’individu ou d’une communauté à taille humaine (et donc potentiellement démocratiques) : la marche, le cheval, la mule, le canoë, la charrette. Ces modes de transport ne nécessitaient ni routes asphaltées, ni stations-service, ni réseaux de maintenance sophistiqués, ni infrastructures de production industrielle, et s’intégraient très bien aux rythmes et aux contraintes du territoire. Mais plus la société s’est technologisée, plus elle a exigé une infrastructure lourde et complexe pour assurer les déplacements, enfermant ses membres dans un réseau de transport rigide.

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Atelier central Championnet, « les caisses métalliques », 1958. Archives RATP 36354.

Contrairement à des moyens de transport réellement autonomisant, le bus ne peut exister sans un réseau d’infrastructures (routières), une gestion centralisée des flux (itinéraires, trafic, personnel, etc.) et une chaîne industrielle globale pour sa production et sa maintenance. En effet, pour fabriquer un bus, il faut a minima une industrie minière, des industries sidérurgique et métallurgique pour le châssis et la carrosserie (généralement en acier ou en aluminium) et de nombreuses pièces (moteur, suspension, direction, essieux, etc.), une industrie chimique pour les peintures, les colles ou les revêtements, une industrie pétrochimique pour les plastiques, les huiles, les différents liquides (frein, refroidissement) et les carburants, une industrie électronique pour ses systèmes de gestion embarqués, une logistique complexe pour assembler et distribuer les pièces détachées. Le bus exige en outre des routes entretenues par l’État ou des autorités locales, des dépôts et des terminaux spécifiques et un approvisionnement constant en carburant ou en électricité. Il représente un produit parmi d’autres d’un système sur lequel l’individu n’a quasiment aucun pouvoir, dans lequel il doit se soumettre à des décisions centralisées, au pilotage d’autorités lointaines.

Loin de garantir l’autonomie des individus, le bus implique l’autorité de gestionnaires chargés de planifier la mobilité des « ressources humaines » du capitalisme industriel en fonction d’impératifs économiques et administratifs. Cette perte d’autonomie est renforcée par la division extrême du travail qu’exige la production et la maintenance des bus. Le bus est donc un très bon exemple de technologie autoritaire : il ne peut exister sans une infrastructure massive, sans une gestion bureaucratique centralisée, sans une production industrielle mondialisée. Il ne libère pas l’individu, il le confine dans un réseau où il devient dépendant de décisions prises ailleurs, où sa mobilité ne lui appartient plus. La production et l’utilisation de bus reposent sur l’existence préalable d’un système sociotechnique qui exerce un contrôle quasi-total sur la manière dont les gens vivent, sur pourquoi, quand, où et comment ils se déplacent.

4. Technologies autoritaires vs. technologies démocratiques

Le sociologue et historien états-unien Lewis Mumford distinguait deux types de technologies : les « techniques démocratiques » et les « techniques autoritaires ». Par « techniques démocratiques », il désignait les outils ou les technologies (au sens large, le plus courant) qui reposent sur « une méthode de production à petite échelle », permettent « l’autogouvernement collectif, la libre com­munication entre égaux, la facilité d’accès aux savoirs communs, la protection contre les contrôles extérieurs arbitraires » et « l’au­tonomie personnelle ». La « technique démocratique », reposant « principalement sur la compétence humaine et l’énergie animale mais toujours activement dirigée par l’artisan ou l’agriculteur », exige « relativement peu », est « ingénieuse et durable » et « très facilement adaptable et récupérable ». Historiquement, ces tech­niques démocratiques remontent « aussi loin que l’usage primitif des outils » et ont ainsi « sous-tendu et soutenu fermement toutes les cultures historiques jusqu’à notre époque ».

En contraste, les « techniques autoritaires », plus récentes, dont le développement remonte « à peu près au quatrième millénaire avant notre ère », ne confèrent « l’autorité qu’à ceux qui se trouvent au sommet de la hiérarchie sociale ». Ces techniques reposent en effet sur le « contrôle politique centralisé qui a donné naissance au mode de vie que nous pouvons à présent identifier à la civilisation, sans en faire l’éloge », et également « sur une contrainte physique impitoyable, sur le travail forcé et l’esclavage », sur « la création de machines humaines complexes composées de pièces interdépen­dantes, remplaçables, standardisées et spécialisées — l’armée des travailleurs, les troupes, la bureaucratie ».

Captif des réseaux de la société technologique, contraint de vendre son temps de vie sur un « marché du travail », l’individu moderne n’a presque plus aucun contrôle sur la manière dont il passe ses journées, se déplace (ou non), produit sa nourriture, éclaire (ou construit) son logement, chauffe son foyer ou encore se divertit. Pour tout cela, il dépend de décisions prises par des structures qu’il ne maîtrise pas. Et plus la technologie avance, plus elle impose ses exigences, son cadre artificiel d’existence, constitué de chaînes de dépendances opaques. Alors que les individus étaient autrefois capables de satisfaire directement leurs besoins vitaux, ils sont désormais enfermés dans un réseau technique et économique qu’ils ne contrôlent pas, où ils ne sont plus que des rouages interchangeables. Cette dépossession n’est pas accidentelle : elle est inhérente au développement technologique lui-même.

Une société démocratique et égalitaire ne peut pas simplement utiliser n’importe quelle technologie et espérer en faire un usage juste. La technologie n’est jamais neutre : elle possède toujours des implications – plus ou moins nombreuses, plus ou moins rigides. Choisir une technologie, c’est déjà choisir un mode d’organisation sociale. Pour concevoir une société réellement égalitaire, démocratique, libre, autonome, nous ne pouvons pas nous contenter de questionner les institutions : nous devons aussi questionner la technologie. Une société démocratique ne peut reposer que sur des technologies démocratiques.

5. La course à la puissance et le piège technologique

Comme on l’a vu, la haute technologie – la technologie autoritaire – ne se développe pas selon une logique maîtrisable, orchestrée par des choix conscients. Son développement n’est pas orienté par la population dans son ensemble – il est évident que les gens ordinaires n’ont aucun pouvoir réel sur l’évolution technologique, se contentant d’adopter les innovations qui s’imposent à eux. Mais il serait tout aussi illusoire de croire que les élites technocratiques, les gouvernements ou les industriels contrôlent entièrement le développement technologique. Certes, ils en financent et en pilotent certains aspects, mais ils ne font que répondre aux impératifs d’un système qui les dépasse autant qu’il dépasse les autres.

La haute technologie suit un mouvement autonome, autoalimenté, chaque innovation rendant la suivante nécessaire. Parce qu’une fois qu’une nouvelle technologie existe, elle devient impossible à ignorer ou à rejeter sans risquer d’être dépassé par ceux qui l’adoptent. Ce phénomène est consubstantiel à la course à la puissance – entre superpuissances, entre États, entre entreprises – qui anime le développement de la civilisation industrielle depuis son avènement, et même celui de la civilisation tout court, dans une certaine mesure, depuis plusieurs millénaires. La haute technologie « progresse » non parce qu’elle répond à des besoins réels, mais parce qu’elle est un moyen de puissance. Toute avancée technique est un atout stratégique : militaire, économique, politique. Dès lors, refuser d’exploiter une innovation, c’est offrir un avantage à son rival, s’exposer à une perte de contrôle, se condamner à une position d’infériorité. On ne choisit pas d’adopter une technologie, on y est contraint par la peur d’être distancé, affaibli, dominé.

La bombe atomique l’illustre bien : après Hiroshima et Nagasaki, il était inconcevable que d’autres puissances ne développent pas à leur tour leur propre arsenal nucléaire. Mais la logique est la même pour les biotechnologies. La course au séquençage du génome humain et à l’ingénierie génétique s’est imposée comme une nécessité stratégique, poussant laboratoires, gouvernements et entreprises pharmaceutiques à investir massivement dans des domaines aux effets incontrôlables. De même, l’essor du réseau numérique mondial, avec la 5G, l’internet des objets et l’intelligence artificielle, n’est pas un choix politique ou économique rationnel, mais une obligation imposée par la course à la puissance, qui revêt ici la forme de la compétition technologique : chaque acteur économique et chaque État doit suivre, non parce qu’il a réellement mesuré les conséquences de cette infrastructure et qu’il le souhaite fondamentalement, mais parce qu’aucun ne peut se permettre de laisser les autres gagner en puissance.

Contrairement à ce que s’imaginent les « écologistes » naïfs, le développement des énergies prétendument « renouvelables », « propres », etc., et des technologies dites « vertes » (qui ne sont en réalité jamais « vertes », qui n’ont rien d’écologiques) n’est pas le fruit d’une volonté générale de sauver la planète, d’un véritable souci pour la biosphère, mais une évolution dictée par les intérêts économiques et politiques dominants. Ces énergies et ces technologies ne sont et ne seront développées que dans la mesure où la course à la puissance peut en tirer parti.

Ce n’est pas la société qui contrôle la haute technologie, mais la haute technologie qui redessine la société — et le monde entier, dont elle a fait son laboratoire, son champ de bataille — à son image, en l’enfermant dans un processus d’innovation perpétuelle, où il n’existe plus d’issue en dehors de la fuite en avant. Il s’agit d’une des raisons pour lesquelles on peut parler de technologie « autoritaire ».

Pour celles et ceux qui souhaitent mettre un terme au désastre humain, social et écologique, il n’y a jamais eu qu’une seule direction – la plus improbable de toutes à ce stade. Faire machine arrière. Sortir de la société industrielle. Détechnologiser, désurbaniser, désindustrialiser, désartificialiser le monde, afin de revenir à des sociétés dans lesquelles les dispositions sociales et la technologie seraient susceptibles d’être conçues de manière démocratique. Aussi improbable que soit la réalisation d’un tel objectif, nous devons continuer à le défendre.

Comment sortir du piège technologique ?

Au point où nous en sommes rendu∙es, et au vu des mécanismes de verrouillage de la trajectoire générale discutés ci-avant, il se pourrait bien que notre meilleure — voire unique — chance de mettre un terme à la course à la puissance et de précipiter une sortie de la civilisation industrielle réside dans un mouvement d’écosabotage. En s’en prenant au bon moment, en fonction des opportunités, des crises, etc., à des points névralgiques du système techno-industriel, un tel mouvement pourrait impulser le démantèlement de l’ordre techno-industriel dominant.

Nicolas Casaux

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Article mis en ligne le 19 mars 2025