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La bourgeoisie culturelle de gauche : une force contre-révolutionnaire (par Nicolas Casaux)

Les idées qui dominent, aujourd’hui, à gauche, parmi les gens de gauche en général, sont essentiellement les idées des figures dominantes de la gauche. Le processus de formation des idées dominantes, à gauche (comme à droite), paraît bien davantage top-down que bottom-up, pour employer une expression startupienne. Dans le capitalisme technologique contemporain, les opinions des gens de gauche sont façonnées, au travers des médias (radios, journaux, chaînes de télévision, chaînes YouTube, réseaux sociaux), par une intelligentsia, un cénacle d’individus formant une bourgeoisie culturelle de gauche. Quelques exemples.

Guillaume Meurice, humoriste attitré des salons progressistes, ex-rebelle d’opérette du service public, incarne assez bien cette bourgeoisie culturelle qui s’attaque mollement au pouvoir tout en mangeant à sa table. Passé par le cours Florent après quelques errances universitaires, il s’est fait connaître sur France Inter, où il a officié pendant plus d’une décennie, jouant le trublion autorisé du rire engagé — un rôle cousu main pour les antennes d’État. Il a également travaillé pour France 4. Après un licenciement médiatisé, il est évincé de Radio France mais rebondit aussitôt sur Radio Nova et collabore désormais avec Mediapart. Son livre Dans l’oreille du cyclone (2024) a été publié au Seuil — maison d’édition historique de la bourgeoisie intellectuelle de gauche, temple feutré des causes autorisées. Meurice est aussi publié chez Flammarion, JC Lattès, Gallimard, Michel Lafon. Preuve qu’on peut dénoncer le pouvoir tout en étant choyé par ses relais culturels. Malgré ses origines modestes, Meurice est désormais très bien intégré à l’intelligentsia parisienne : édité par les grandes maisons, invité à discourir dans nombre de médias, etc.

L’historienne Mathilde Larrère est une autre figure assez classique de la bourgeoisie intellectuelle française. Issue d’un milieu académique prestigieux — fille de Raphaël Larrère, ingénieur agronome, et de Catherine Larrère, philosophe —, elle a été formée à l’École normale supérieure de Fontenay-Saint-Cloud, major de l’agrégation d’histoire en 1994, et a obtenu un doctorat en histoire sous la direction d’Alain Corbin. Maîtresse de conférences à l’Université Gustave-Eiffel, elle a également enseigné à Sciences Po et est chroniqueuse pour Arrêt sur images et Mediapart. Elle a publié plusieurs ouvrages, y compris aux très respectables Presses Universitaires de France (PUF), temple éditorial de l’académisme républicain. Elle adhère au Parti de gauche (PG) en 2012, puis soutient Mélenchon et rejoint la NUPES. En septembre 2024, elle rejoint Guillaume Meurice et l’équipe de l’émission « La Dernière » sur Radio Nova, une radio propriété du banquier d’affaires multimillionnaire Matthieu Pigasse (et une radio qui, en 2024, a transféré sa régie publicitaire chez Lagardère Publicité, propriété de Vincent Bolloré). La gauche bourgeoise, universitaire et institutionnelle.

Pierre-Emmanuel Barré, autoproclamé « sale con » du stand-up français, incarne une autre forme de pseudo-subversion calibrée par et pour la bourgeoisie culturelle de gauche. Formé au Cours Florent après des études de biologie avortées, il s’est fait connaitre sur les ondes de France Inter (2012 à 2017), puis sur les plateaux de Canal+ (2013 à 2015) et de France 2 (2015–2016), jouant le rôle du trublion qui égratigne les puissants sans jamais les inquiéter réellement.​ Son ouvrage En route ! Mon projet pour sauver la France, coécrit avec Arsen et publié en 2022 chez Marabout — une maison d’édition grand public du groupe Hachette, spécialisée dans les ouvrages de divertissement et de développement personnel —, illustre cette posture : une satire politique qui, sous couvert de provocation, reste dans les clous de l’acceptable. Malgré une image de franc-tireur, Barré est désormais une figure bien installée de la scène culturelle parisienne, bénéficiant de la reconnaissance des institutions qu’il prétend moquer.​ Il a lui aussi rejoint Radio Nova, aux côtés de Meurice et Larrère.

On pourrait encore évoquer Clément Viktorovitch. Après un passage par la Sorbonne puis par Sciences Po Paris, où il soutient une thèse sur l’analyse des débats parlementaires, Viktorovitch enseigne la rhétorique à Sciences Po, l’ESSEC, l’ENA, l’École de guerre : autant d’institutions du cœur de l’appareil d’État et du management où l’on forme les gestionnaires du pouvoir. À partir de 2016, il entre dans la sphère médiatique : i‑Télé, puis CNews (après changement de propriétaire), lui servent de tremplin. Il rejoint ensuite « Clique » sur Canal+ et « Quotidien » sur TMC, émissions vitrines d’un progressisme inoffensif où la critique tourne à la mise en scène. Il intervient aussi sur RTL et anime une chronique régulière sur France Info, toujours dans le registre convenable de la « pédagogie citoyenne ». Chez Le Seuil — maison d’édition historique de l’intelligentsia parisienne —, il publie des ouvrages sur le « pouvoir rhétorique » ou sur « l’art de ne pas dire », parfaits manuels pour comprendre comment parler sans jamais inquiéter l’ordre réel.

Et puis Salomé Saqué, Thomas Piketty, Julia Cagé, Cyril Dion, Philippe Descola, François Bégaudeau, Aude Lancelin, etc.

Tous ces gens ont en commun de proposer des critiques légitimes et pertinentes de telles ou telles décisions gouvernementales, de dénoncer à juste titre diverses injustices liées au fonctionnement du capitalisme, mais surtout de sempiternellement passer à côté de l’essentiel des problèmes de notre temps.

La bourgeoisie culturelle de gauche s’emploie beaucoup, par exemple, à dénoncer le RN et la montée de l’extrême droite en général. A raison ! L’extrême droite constitue évidemment une terrible nuisance, aussi bien socialement qu’écologiquement. Mais la planète n’est pas en train d’être détruite par l’extrême droite. De même que la dépossession généralisée que nous subissons toutes et tous n’est pas le fait de l’extrême droite. Elle est plutôt la conséquence inéluctable du développement de la technologie, de l’État et du capitalisme – et, au préalable, de la domination masculine. En outre, l’essor de l’extrême droite s’enracine dans des dynamiques et des paradigmes défendus par la gauche elle-même, comme le développement industriel (qui implique une course à la puissance, avec ce que cela implique de conflits, de concurrences, de logiques autoritaires), ou l’État-nation (et les prétendues « valeurs de la République », et le nationalisme qui accompagne tout État-nation).

La bourgeoisie culturelle de gauche critique régulièrement le système marchand, l’État ou le système technologique pour ci ou ça, mais ne s’aventure jamais à prôner leur abolition, à voir dans ces institutions, ces dispositifs, des nuisances intrinsèques. La contestation, oui, mais restons raisonnables. Il ne faudrait pas non plus verser dans la « technophobie » ou l’extrémisme anarchiste. Nul besoin de rejeter en bloc l’État, la technologie, le principe marchand ou la civilisation industrielle. Une autre civilisation techno-industrielle est possible, de gauche et bio, démocratique et durable, égalitaire et écologique. Pour nous sauver, prétendent-ils à peu près tous, nous avons besoin qu’un gouvernement de gauche éclairé entreprenne une « planification écologique », consistant à développer les technologies dites « vertes », « propres » ou « renouvelables », permettant au passage la création de nombreux « emplois verts », et par ailleurs à mettre en place une sobriété savamment administrée. Quelque chose du genre.

À cause d’eux, les gens de gauche s’accrochent à nombre de mythes concernant le prétendu « progrès » et d’illusions naïves suggérant la possibilité de contrôler démocratiquement l’incontrôlable, de réformer l’irréformable, de planifier l’inplanifiable ou de rendre soutenable l’insoutenable.

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La bourgeoisie culturelle de gauche constitue une classe d’intellectuel∙les et d’artistes intégré∙es à l’appareil médiatique, universitaire et éditorial dominant. Issus pour beaucoup des grandes écoles françaises (bien que cela ne constitue pas un critère essentiel), ces individus, tels Clément Viktorovitch, Mathilde Larrère ou encore Paul (autrefois Beatriz) B. Preciado, incarnent une critique partielle et autorisé du système capitaliste et de ses institutions, tout en étant profondément intégrés aux réseaux du pouvoir culturel et économique.

(Cyril Dion, qui n’est pas issu d’une grande école, appartient à la bourgeoisie culturelle en raison de son capital symbolique élevé, de son accès aux médias dominants, à des réseaux d’influence culturelle, et de son rapport distancié au travail productif. Il dirige une collection dans une des maisons d’édition les plus prestigieuses du paysage éditorial français – Actes Sud. Ses documentaires sont subventionnés par l’AFD ou France Télévisions. Il tient une chronique sur France inter. Etc.)

En se faisant les relais d’une critique sociale acceptée par tout un pan des institutions dominantes, ces intellectuels participent à l’entretien d’illusions sur les possibilités réformatrices du capitalisme, de l’État et du progrès technologique. Leur position sociale et économique, leur omniprésence médiatique et leur intégration aux grandes maisons d’édition, aux médias de masse et aux universités prestigieuses les rendent complices — consciemment ou non — de la domestication de la contestation sociale et écologique.

Cette classe pose ainsi un problème fondamental pour les mouvements réellement révolutionnaires, radicaux, anti-industriels, qui cherchent à remettre en cause les fondements mêmes du système marchand, étatique et technologique. En véhiculant l’idée d’un capitalisme réformable, d’un État bienveillant capable de gérer démocratiquement la crise écologique, d’un système techno-industriel susceptible d’être réapproprié par les populations et rendu écologique, soutenable, etc., ces individus empêchent une prise de conscience radicale et une remise en cause totale des institutions génératrices des catastrophes contemporaines.

Face à cette bourgeoisie culturelle, la gauche révolutionnaire, radicale et donc anti-industrielle doit affirmer sans concession l’incompatibilité intrinsèque de ses objectifs avec les institutions et dispositifs en place, dénoncer la récupération systématique des luttes sociales par l’intelligentsia de gauche, et souligner l’urgence d’une rupture réelle avec les dogmes de la civilisation industrielle et technologique.

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En termes marxistes, on pourrait dire que le CV d’un membre de la bourgeoisie culturelle indique immédiatement son insertion organique dans la superstructure idéologique du capitalisme. La fonction sociale de la bourgeoisie culturelle de gauche ne consiste pas à renverser l’ordre dominant, mais à contribuer à sa reproduction en modulant ses justifications symboliques. Formé dans les institutions de la classe dominante — universités d’élite, maisons d’édition hégémoniques, médias officiels —, l’intellectuel bourgeois de gauche est un « travailleur idéologique » dont l’activité vise à produire une critique interne au système, une critique qui renouvelle l’illusion d’une perfectibilité du capitalisme, du système techno-industriel, de l’État, au lieu d’en organiser la subversion. La bourgeoisie culturelle de gauche représente cette frange de la bourgeoisie, décrite par Marx et Engels dans Le Manifeste du Parti Communiste, qui « cherche à porter remède aux anomalies sociales, afin d’assurer la continuité de la société bourgeoise ». La nature de sa critique est donc donnée par sa position de classe : progressiste dans la forme, conservatrice dans le fond.

L’appartenance à la bourgeoisie culturelle — qu’elle soit assumée ou discrète — implique une dépendance matérielle et symbolique à l’égard des structures mêmes qu’il faudrait abolir pour rompre réellement avec l’ordre bourgeois-capitaliste et industriel. Celui ou celle qui doit sa carrière à Sciences Po, France Inter, France Télévisions, Gallimard ou l’EHESS ne peut guère se permettre d’envisager autre chose qu’une critique cosmétique : repeindre la façade, jamais dynamiter les fondations.

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Les opinions des gens de gauche sont façonnées par les idées des figures de l’intelligentsia de gauche. Les idées des figures de l’intelligentsia de gauche sont façonnées par les institutions qui les ont formées ou qui les emploient, et/ou par le fonctionnement des médias qui leur donnent la parole. Dans l’ensemble, nous n’avons donc affaire qu’à des idées produites – ou a minima significativement influencées, limitées – par le « système » que nous devrions nous efforcer de combattre.

Nicolas Casaux

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Article mis en ligne le 6 mai 2025
Le Vatican : cité, cité-État, nation ou banque ? (par Gerald Posner)

Le texte qui suit est une traduction d’un article du journaliste et auteur états-unien Gerald Posner intitulé « The Vatican: City, City-State, Nation, or … Bank? », publié le 21 avril 2025 sur le site du magazine états-unien Skeptic.


Beaucoup de gens ne considèrent la Cité du Vatican que comme le siège du gouvernement des 1300 millions de catholiques romains du monde. Quelques athées critiques y voient une holding capitaliste jouissant de privilèges spéciaux. Cependant, ce petit bout de terre au centre de Rome est également une nation souveraine, qui dispose d’ambassades diplomatiques appelées nonciatures apostoliques dans plus de 180 pays, et possède le statut d’observateur permanent auprès des Nations unies.

Cela étant, le Vatican diffère radicalement des autres pays. Pour le comprendre, il faut connaître l’histoire de sa souveraineté. Depuis plus de 2 000 ans, le Vatican est une monarchie non héréditaire. Le pape est son chef suprême, investi du pouvoir décisionnel exclusif sur toutes les questions religieuses et temporelles. Il n’y a pas de pouvoir législatif, judiciaire ou de système de contrôle et d’équilibre des pouvoirs. Même les pires papes – sachant qu’il y en a eu de vraiment terribles – sont sacro-saints. Il n’y a jamais eu de coup d’État, de démission forcée ou d’assassinat avéré d’un pape. En 2013, le pape Benoît XVI est devenu le premier pape à démissionner en 600 ans. Les problèmes de déclin cognitif sont balayés sous le tapis. En investissant un seul d’homme d’un pouvoir illimité, le modèle gouvernemental du Vatican se rapproche de celui d’une poignée de monarchies absolues comme l’Arabie saoudite, Brunei, Oman, le Qatar et les Émirats arabes unis.

Un peu d’histoire. Du VIIIe siècle jusqu’en 1870, le Vatican constitue un empire séculier semi-féodal — les « États pontificaux » — qui contrôle la majeure partie de l’Italie centrale. Durant la Renaissance, les papes sont des rivaux redoutés des monarchies les plus puissantes d’Europe. Les papes croient que Dieu les a placés sur terre pour régner sur tous les autres dirigeants du monde. Les papes du Moyen Âge disposent de près d’un millier de serviteurs et sont entourés de centaines de clercs et de députés laïcs. Cette « Curie », en référence à la cour d’un empereur romain, devint un réseau de complots et de tromperies, composé en grande partie d’hommes célibataires (en théorie) qui vivaient et travaillaient ensemble tout en rivalisant afin de parvenir dans les petits papiers du pape.

Le coût de fonctionnement des États pontificaux, qui comprenaient l’une des plus grandes cours d’Europe, soumet le Vatican à une importante tension financière. Il a beau engranger des impôts et des taxes, vendre les produits de sa région agricole riche au nord et percevoir des loyers sur ses propriétés dans toute l’Europe, il est toujours à court d’argent. L’Église entreprend alors de vendre des indulgences, une invention du VIe siècle qui consiste en un morceau de papier promettant que Dieu renoncerait à toute punition terrestre pour les péchés de l’acheteur. Les pénitences imposées par l’Église primitive étaient souvent sévères, allant de la flagellation à l’emprisonnement, voire à la mort. Si certaines indulgences sont gratuites, les meilleures, qui promettent la plus grande rédemption pour les péchés les plus graves, sont coûteuses. Le Vatican fixe les prix en fonction de la gravité du péché.

À l’époque, le concept de budget ou de planification financière demeure un gros mot pour les papes qui se succèdent. Comble d’humiliation, l’Église se retrouve contrainte d’emprunter à deux reprises aux Rothschild, la plus importante dynastie bancaire juive d’Europe. James de Rothschild, chef du siège parisien de la famille, devient le banquier officiel du pape. Lorsque la famille renfloue le Vatican, cela ne fait que trente-cinq ans que les répercussions déstabilisantes de la Révolution française ont conduit à l’assouplissement des lois discriminatoires à l’égard des Juifs en Europe occidentale. C’est seulement alors que Mayer Amschel, le patriarche de la famille Rothschild, quitte le ghetto de Francfort avec ses cinq fils et crée une banque. Il n’est donc pas étonnant que les Rothschild aient suscité une telle jalousie. Au moment où le pape Grégoire leur demande le premier prêt, ils viennent de créer la plus grande banque du monde, dix fois plus importante que leur plus proche concurrent.

L’opposition du Vatican au capitalisme est un vestige des idéologies médiévales, selon lesquelles seule l’Église est habilitée par Dieu à lutter contre Mammon, une divinité satanique incarnant la cupidité. Son interdiction de l’usure, c’est-à-dire du fait de percevoir des intérêts sur l’argent prêté ou investi, repose sur une interprétation littérale de la Bible. Le Vatican se méfie du capitalisme. Il pense que les militants laïques l’utilisent comme un levier afin de séparer l’Église de l’État. Dans certains pays, la « bourgeoisie capitaliste », comme l’appelait le Vatican, avait même confisqué des terres de l’Église en vue de les affecter à un usage public. La résistance du Vatican à la finance moderne est également alimentée par l’idée que le capitalisme est principalement l’apanage des Juifs. Quoi qu’il en soit, si les dirigeants de l’Église n’apprécient peut-être pas les Rothschild, ils aiment leur argent.

En 1870, le Vatican perd son empire terrestre du jour au lendemain lorsque Rome tombe aux mains des nationalistes qui luttent pour unifier l’Italie sous un seul gouvernement. Les seize mille kilomètres carrés de l’Église sont réduits à une minuscule parcelle de terre. La perte des revenus des États pontificaux place l’Église était au bord de la faillite.

Le Vatican parvient à survivre grâce au « denier de Saint-Pierre », une collecte de fonds très populaire depuis le VIIIe siècle chez les Saxons en Angleterre (et interdite par la suite par Henri VIII lorsqu’il rompit avec Rome et se proclama chef de l’Église d’Angleterre). Le Vatican supplie les catholiques du monde entier de contribuer financièrement pour soutenir le pape, qui s’était déclaré prisonnier au sein du Vatican et refusait de reconnaître la souveraineté du nouveau gouvernement italien sur l’Église.

Au cours des près de 60 années d’impasse qui suivent, la gestion financière insulaire et largement calamiteuse du Vatican le maintient sous une pression énorme. Le Vatican aurait fait faillite si Mussolini ne l’avait pas sauvé. Il Duce, le leader fasciste italien, n’était pas un grand fan de l’Église, mais il était suffisamment réaliste sur le plan politique pour comprendre que 98 % des Italiens étaient catholiques. En 1929, le Vatican et le gouvernement fasciste signent les accords du Latran, qui confèrent à l’Église un pouvoir plus important que tout ce qu’elle avait jamais connu depuis l’apogée de son royaume temporel. Ils octroient 44 hectares à la Cité du Vatican et 52 propriétés « patrimoniales » dispersées en vue de former un État autonome. Ils rétablissent la souveraineté papale et mettent fin au boycott de l’État italien par le pape.

Les accords du Latran déclarent le pape « sacré et inviolable », l’équivalent d’un monarque laïc, et reconnaissent qu’il est investi de droits divins. Un nouveau code de droit canonique rend l’enseignement religieux catholique obligatoire dans les écoles publiques. Les cardinaux se voient accorder les mêmes droits que les princes de sang. Toutes les fêtes religieuses deviennent des jours fériés et les prêtres sont exemptés du service militaire et du devoir de juré. Une convention financière en trois articles accorde aux « corporations ecclésiastiques » une exonération fiscale totale. Elle indemnise également le Vatican pour la confiscation des États pontificaux à hauteur de 750 millions de lires en espèces et d’un milliard de lires en obligations d’État assorties d’un intérêt de 5 %. Cet accord, d’une valeur d’environ 1,6 milliard de dollars de 2024, soit environ un tiers du budget annuel total de l’Italie, constitua une bouée de sauvetage indispensable pour l’Église, qui manquait cruellement de liquidités.

Pie XI, le pape qui conclut l’accord avec Mussolini, était suffisamment avisé pour savoir que ses cardinaux et lui avaient besoin d’aide pour gérer cette énorme manne. Il fit donc appel à un conseiller laïc extérieur, Bernardino Nogara, un fervent catholique réputé pour être un génie de la finance.

Nogara ne tarda pas à bouleverser des centaines d’années de tradition. Il ordonna par exemple à chaque département du Vatican d’établir un budget annuel et de publier chaque mois un état des recettes et des dépenses. La Curie s’insurgea lorsqu’il persuada Pie XI de réduire les salaires des employés de 15 %. Après le krach boursier de 1929, Nogara investit dans des entreprises américaines de premier ordre dont les actions avaient chuté. Il acheta également des biens immobiliers prestigieux à Londres à des prix défiant toute concurrence. Alors que les tensions montaient dans les années 1930, Nogara diversifia encore les avoirs du Vatican dans des banques internationales, des obligations d’État américaines, des entreprises manufacturières et des services publics d’électricité.

Sept mois seulement avant le début de la Seconde Guerre mondiale, l’Église se dote d’un nouveau pape, Pie XII, qui avait une affection particulière pour l’Allemagne (il avait été nonce apostolique, c’est-à-dire ambassadeur, en Allemagne). Nogara prévient que le déclenchement de la guerre mettrait à rude épreuve l’empire financier qu’il avait si soigneusement construit pendant une décennie. Lorsque la guerre éclate en septembre 1939, Nogara comprend qu’il ne suffit pas de transférer les actifs immobilisés du Vatican vers des refuges sûrs. Il sait qu’au-delà du champ de bataille militaire, les gouvernements mènent une vaste guerre économique pour vaincre l’ennemi. Les puissances de l’Axe et les Alliés imposent une série de décrets draconiens restreignant de nombreuses transactions commerciales internationales, interdisant le commerce avec l’ennemi, prohibant la vente de ressources naturelles essentielles et gelant les comptes bancaires et les actifs des ressortissants ennemis.

Les États-Unis sont les plus agressifs, recherchant les pays, les entreprises et les ressortissants étrangers qui font affaire avec les nations ennemies. Sous la direction du président Franklin Roosevelt, le département du Trésor crée une liste noire. En juin 1941 (six mois avant Pearl Harbor et l’entrée officielle des États-Unis dans la guerre), la liste noire comprenait non seulement les belligérants évidents tels que l’Allemagne et l’Italie, mais aussi des nations neutres comme la Suisse et les minuscules principautés de Monaco, Saint-Marin, Liechtenstein et Andorre. Seuls le Vatican et la Turquie sont épargnés. Le Vatican était le seul pays européen à avoir proclamé sa neutralité et à ne pas figurer sur la liste noire.

Au sein du département du Trésor, un débat houleux éclate pour savoir si les manœuvres de Nogara visant à dissimuler les holdings dans plusieurs juridictions bancaires européennes et sud-américaines sont suffisantes pour inscrire le Vatican sur la liste noire. Nogara arrive à la conclusion que ce n’est qu’une question de temps avant que le Vatican ne soit sanctionné.

Chaque transaction financière laisse une trace écrite auprès des banques centrales des Alliés. Nogara doit mener les affaires du Vatican en secret. La création, le 27 juin 1942, de l’Istituto per le Opere di Religione (IOR), la banque du Vatican, est une aubaine. Nogara rédige un chirographe (une déclaration manuscrite), une charte en six points pour la banque, signée par Pie XI. Comme sa seule succursale se trouve à l’intérieur de la Cité du Vatican, qui, encore une fois, ne figure sur aucune liste noire, l’IOR est libre de toute réglementation en temps de guerre. L’IOR est un mélange entre une banque traditionnelle (comme J. P. Morgan) et une banque centrale (comme la Réserve fédérale états-unienne). La banque du Vatican peut opérer partout dans le monde, ne paie pas d’impôts, n’a pas à afficher ses bénéfices, à produire de rapports annuels, à divulguer ses bilans ou à rendre des comptes à des actionnaires. Située dans un ancien donjon de la Torrione di Nicoló V (Tour de Nicolas V), elle diffère beaucoup des autres banques.

La banque du Vatican est créée en tant qu’institution autonome, sans aucun lien entrepreneurial ou ecclésiastique avec une autre division de l’Église ou quelque agence laïque. Son seul actionnaire est le pape. Nogara la dirige sous le seul veto de Pie XII. Sa charte lui permet « de prendre en charge et d’administrer les actifs destinés aux organismes religieux ». Nogara interprète cette disposition de manière libérale, estimant que l’IOR peut accepter des dépôts en espèces, en biens immobiliers ou en actions (et même, plus tard, pendant la guerre, en redevances sur les brevets et en paiements de polices d’assurance).

Durant la guerre, de nombreux Européens inquiets cherchent désespérément un refuge pour leur argent. Les riches Italiens, en particulier, sont impatients de sortir leur argent du pays. Mais Mussolini décrète la peine de mort pour toute personne exportant des lires depuis les banques italiennes. Parmi les six pays limitrophes de l’Italie, le Vatican reste le seul territoire souverain non soumis aux contrôles frontaliers italiens. Grâce à la banque du Vatican et aux ecclésiastiques disposés à recevoir des valises remplies d’argent liquide sans laisser de traces écrites, les Italiens peuvent contourner les limitations. Et contrairement aux autres banques souveraines, l’IOR n’est soumise à aucun audit indépendant. Elle est tenue, supposément afin de rationaliser la tenue des registres, de détruire tous ses dossiers tous les dix ans (une pratique qu’elle a suivie jusqu’en 2000). L’IOR n’a pratiquement rien laissé qui puisse permettre aux enquêteurs d’après-guerre de déterminer s’il s’agissait d’un moyen de blanchir le butin de guerre, de détenir des comptes ou de l’argent qui aurait dû être restitué aux victimes.

La création de l’IOR fait disparaître le Vatican du radar des enquêteurs financiers états-uniens et britanniques. Elle permet à Nogara d’investir à la fois dans les forces alliées et dans les puissances de l’Axe. Comme je l’ai découvert lors des recherches que j’ai effectuées pour mon livre sur les finances de l’Église, God’s Bankers: A History of Money and Power at the Vatican (« Les banquiers de Dieu : Une histoire de l’argent et du pouvoir au Vatican », non traduit), publié en 2015, les principaux gains de Nogara, pendant la guerre, sont liés à ses investissements dans des compagnies d’assurance allemandes et italiennes. Le Vatican réalisa des profits colossaux lorsque ces compagnies confisquèrent les polices d’assurance-vie des Juifs envoyés dans les camps de la mort et les convertirent en espèces.

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Après la guerre, le Vatican affirma n’avoir jamais investi ni tiré profit de l’Allemagne nazie ou de l’Italie fasciste. Tous ses investissements et mouvements d’argent durant la guerre furent dissimulés par le réseau offshore impénétrable de Nogara. La seule preuve de ce qu’il s’est passé se trouve dans les archives de la Banque du Vatican, qui demeurent scellées à ce jour. (J’ai publié des articles d’opinion dans le New York Times, le Washington Post et le Los Angeles Times appelant l’Église à ouvrir ses dossiers de la banque du Vatican sur la guerre afin qu’ils puissent être inspectés. L’Église a ignoré ces demandes.)

La banque du Vatican permit à l’Église de réaliser d’immenses profits pendant la guerre. Mais par la suite, ses caractéristiques mêmes – absence de transparence et de contrôle, absence de contrepoids, non-respect des meilleures pratiques bancaires internationales – devinrent sa faiblesse. Son secret absolu en fit un paradis fiscal offshore très prisé après la guerre par les riches Italiens qui souhaitaient échapper à l’impôt sur le revenu. Les chefs de la mafia nouèrent des liens d’amitié avec des membres haut placés du clergé et les utilisèrent pour ouvrir des comptes à l’IOR sous de faux noms. Nogara prit sa retraite dans les années 1950. Les profanes qui l’avaient assisté étaient loin d’être aussi intelligents et imaginatifs que lui. Cela ouvrit la banque du Vatican à l’influence des banquiers laïcs. L’un d’eux, Michele Sindona, fut surnommé par la presse « le banquier de Dieu » au milieu des années 1960 en raison de son influence considérable et des accords qu’il avait conclus avec la Banque du Vatican. Sindona était un banquier flamboyant dont les projets d’investissement étaient toujours à la limite de la légalité. (Des années plus tard, il fut condamné pour fraude financière massive et meurtre d’un procureur, avant d’être lui-même assassiné dans une prison italienne.)

Pour aggraver encore les effets néfastes de la gestion des investissements de l’Église par Sindona, le pape choisit dans les années 1970 un fidèle monseigneur, Paul Marcinkus, né à Chicago, pour diriger la Banque du Vatican. Le problème, c’était que Marcinkus ne connaissait pratiquement rien à la finance ni à la gestion d’une banque. Il raconta plus tard à un journaliste que lorsqu’il apprit qu’il allait superviser la Banque du Vatican, il visita plusieurs banques à New York et à Chicago pour glaner des conseils. Il acheta également quelques livres sur la banque internationale et les affaires. Un haut responsable de la banque du Vatican s’inquiéta du fait que Marcinkus « ne savait même pas lire un bilan ».

Marcinkus permit à la banque du Vatican de s’impliquer davantage avec Sindona, puis avec un autre banquier au discours enflammé, Roberto Calvi. Comme Sindona, Calvi fut également recherché pour de nombreux crimes financiers et fraudes, mais il jamais condamné. Il fut retrouvé pendu en 1982 sous le pont Blackfriars à Londres.

Dans les années 1980, la banque du Vatican était devenue partenaire d’entreprises douteuses dans des paradis fiscaux comme le Panama, les Bahamas, le Liechtenstein, le Luxembourg et la Suisse. Lorsqu’un ecclésiastique demanda à Marcinkus pourquoi la banque du Vatican était entourée d’un tel mystère, il lui répondit : « On ne peut pas diriger l’Église avec des Ave Maria. »

Toutes ces transactions secrètes furent dévoilées au début des années 1980, lorsque l’Italie et les États-Unis ouvrirent des enquêtes criminelles sur Marcinkus. L’Italie l’inculpa, mais le Vatican refusa de l’extrader, lui permettant ainsi de rester dans la Cité du Vatican. Le bras de fer prit fin lorsque toutes les accusations criminelles furent abandonnées et que l’Église versa la somme astronomique de 244 millions de dollars à titre de « contribution volontaire » pour reconnaître son « implication morale » dans la fraude bancaire en Italie. (Quelques années plus tard, Marcinkus retourna aux États-Unis, où il passa ses dernières années dans une petite paroisse de Sun City, en Arizona).

On aurait pu s’attendre à ce qu’après s’être laissé utiliser par une multitude de fraudeurs et de criminels, la banque du Vatican mette de l’ordre dans ses affaires. Mais tel ne fut pas le cas. Le pape a beaucoup parlé de réformes, mais elle a continué de pratiquer les mêmes opérations secrètes, allant même jusqu’à effectuer des dépôts offshore massifs sous couvert de fausses organisations caritatives. La combinaison entre une grande quantité d’argent, en grande partie en espèces, et une absence totale de contrôle s’est une fois de plus avérée explosive. Tout au long des années 1990 et au début des années 2000, la banque du Vatican est restée une banque offshore au cœur de Rome. Elle fut même de plus en plus utilisée par les plus hauts responsables politiques italiens, y compris les Premiers ministres, comme caisse noire pour tout, de l’achat de cadeaux pour leurs maîtresses au paiement de leurs ennemis politiques.

Les tabloïds italiens et un livre publié en 2009 par le grand journaliste d’investigation Gianluigi Nuzzi révélèrent une grande partie des dernières malversations de la Banque du Vatican. Ce n’est toutefois pas la honte publique causée par les « Vatileaks » qui conduisit à des réformes substantielles dans la gestion financière de l’Église. De nombreux hauts dignitaires ecclésiastiques savaient que vu que l’institution était vieille de 2 000 ans, s’ils attendaient patiemment que l’indignation publique s’apaise, la banque du Vatican pourrait rapidement reprendre ses activités louches.

Ce qui bouleversa la gestion financière de l’Église provint de manière inattendue, avec une décision concernant une monnaie commune — l’euro — qui semblait à l’époque sans rapport avec la Banque du Vatican. L’Italie abandonna la lire comme monnaie nationale et adopta l’euro en 1999. Initialement, cela plaça le Vatican, qui avait toujours utilisé la lire, dans une situation délicate. Le Vatican débattu de la question de savoir s’il devait émettre sa propre monnaie ou adopter l’euro. En décembre 2000, l’Église signa une convention monétaire avec l’Union européenne qui lui permit d’émettre ses propres pièces en euros (marquées distinctivement « Città del Vaticano ») ainsi que des pièces commémoratives qu’elle vendit à un prix nettement plus élevé aux collectionneurs. Il est important de noter que cet accord n’obligeait pas le Vatican, ni les deux autres pays non membres de l’UE qui avaient accepté l’euro — Monaco et l’Andorre —, à se conformer aux strictes réglementations européennes en matière de blanchiment d’argent, de financement du terrorisme, de fraude et de contrefaçon.

Ce que le Vatican n’avait pas prévu, c’est que l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), un groupe économique et commercial de 34 pays qui surveille la transparence en matière d’échange d’informations fiscales entre les pays, avait parallèlement commencé à enquêter sur les paradis fiscaux. Les pays qui partageaient leurs données financières et avaient mis en place des mesures de protection adéquates contre le blanchiment d’argent étaient inscrits sur une liste dite « blanche ». Ceux qui n’avaient pas agi mais s’étaient engagées à le faire étaient inscrits sur la liste grise de l’OCDE, et ceux qui refusaient de réformer leurs lois sur le secret bancaire étaient relégués sur la liste noire. L’OCDE ne pouvait pas contraindre le Vatican à coopérer, car il n’était pas membre de l’Union européenne. Cependant, son inscription sur la liste noire de l’OCDE aurait paralysé la capacité de l’Église à faire des affaires avec toutes les autres juridictions bancaires.

En décembre 2009, le Vatican signa à contrecœur une nouvelle convention monétaire avec l’UE et s’engagea à se conformer aux lois européennes en matière de blanchiment d’argent et de lutte contre le terrorisme. Il fallut un an avant que le pape ne promulgue le tout premier décret interdisant le blanchiment d’argent. Le changement le plus significatif eut lieu en 2012, lorsque l’Église autorisa les régulateurs européens de Bruxelles à examiner les livres de la Banque du Vatican. Il y avait un peu plus de 33 000 comptes et quelque 8,3 milliards de dollars d’actifs. La banque du Vatican n’était pas conforme à la moitié des quarante-cinq recommandations de l’UE. Elle avait toutefois fait suffisamment d’efforts pour éviter d’être inscrite sur la liste noire.

Dans leur évaluation de la banque du Vatican en 2017, des régulateurs européens notèrent que le Vatican avait fait des progrès significatifs dans la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. Il s’est toutefois avéré extrêmement difficile de changer l’ADN des finances du Vatican. Lorsqu’un réformateur, le cardinal argentin Jorge Bergoglio, devint le pape François en 2013, il approuva une vaste réorganisation financière visant à rendre l’Église plus transparente et à la mettre en conformité avec les normes et pratiques financières internationalement reconnues. La mesure la plus notable fut la création par François d’une puissante division de surveillance financière, dont il confia la direction au cardinal australien George Pell. Mais Pell fut contraint de démissionner et de retourner en Australie, où il fut condamné pour abus sexuels sur mineurs en 2018. En 2021, le Vatican ouvrit le plus grand procès pour corruption financière de son histoire, incluant même pour la première fois la mise en accusation d’un cardinal. Cependant, l’affaire échoua et démontra finalement que le népotisme financier et les magouilles du Vatican se poursuivaient presque sans relâche sous le règne de François.

Il semble que pour chaque pas en avant, le Vatican parvienne d’une manière ou d’une autre à reculer en matière d’argent et de bonne gouvernance. Pour celles et ceux d’entre nous qui étudient la question, bien que le Vatican soit aujourd’hui plus conforme vis-à-vis de la communauté internationale qu’il ne l’a jamais été par le passé, le plus grand obstacle à une véritable réforme réside dans le fait que tout le pouvoir y est toujours détenu par un seul homme que l’Église considère comme le vicaire du Christ sur la Terre.

L’Église catholique considère que le pape régnant est infaillible lorsqu’il s’exprime ex cathedra (littéralement « depuis le siège », c’est-à-dire lorsqu’il fait une déclaration officielle) sur des questions de foi et de morale. Cependant, même les catholiques les plus fidèles ne croient pas que tous les papes prennent les bonnes décisions lorsqu’il s’agit de diriger le gouvernement souverain de l’Église. Aucune réforme susceptible de démocratiser le Vatican ne semble se profiler à l’horizon. Nous pouvons donc nous attendre à ce que de nouveaux scandales financiers ou des affaires liées à des luttes pour le pouvoir éclatent dans l’avenir, tandis que le Vatican s’efforce de devenir un membre respectueux de la communauté internationale.


Traduction : Nicolas Casaux

L’article Le Vatican : cité, cité-État, nation ou banque ? (par Gerald Posner) est apparu en premier sur Le Partage.

Article mis en ligne le 28 avril 2025
Audrey A. : « L’effacement du sexe au profit de l’identité de genre dans la législation érode les droits des femmes. »

Francine Sporenda s’entretient avec Audrey A. et Nicolas Casaux au sujet du phénomène trans.


Francine Sporenda : On parle de nouveau d’Imane Khelif, le fait qu’il soit de sexe masculin étant confirmé. Mais certains disent qu’il est une femme parce que, ses testicules étant descendus seulement à la puberté, il a été élevé comme une fille. Qu’en pensez-vous ?

Audrey A. : Le cas d’Imane Khelif illustre parfaitement la confusion volontairement entretenue entre le sexe et les rôles sociosexuels que la société patriarcale impose aux femmes. Son caryotype est 46,XY, il possède des testicules (qu’ils soient descendus tardivement ou non) et le développement de son corps à la puberté a été typique des mâles, des hommes.

Le dossier médical de Khelif issu de l’hôpital du Kremlin Bicêtre à Paris et de l’hôpital Mohamed Lamine Debaghine à Alger indique bien que Khelif est atteint d’un déficit en 5‑alpha réductase (5‑ARD) de type 2. Il s’agit d’un des nombreux types de « désordres du développement sexuel » (DDS) qui peuvent toucher les êtres humains, et dans ce cas précis, les humains mâles. Uniquement les mâles.

Les individus mâles atteints de ce DDS connaissent une puberté typique des hommes, sauf en ce qui concerne la morphologie des organes génitaux externes. Ils ne présentent aucune différence notable avec les autres hommes en ce qui concerne les caractéristiques physiques qui justifient la catégorisation sportive par sexe, avant même de prendre en compte le gabarit.

En outre, les individus atteints de déficit en 5‑ARD développent tout de même des testicules dont la capacité à produire du sperme varie ; certains peuvent être infertiles, tandis que d’autres ont une spermatogenèse réduite, ce qui peut compliquer la procréation médicalement assistée.

L’argument selon lequel son éducation « en tant que fille » ferait de lui une femme est totalement absurde. L’éducation ne modifie pas la réalité sexuée des corps. Une fille que sa mère a déguisée et élevée « en garçon » pour lui éviter une mutilation génitale féminine est-elle un garçon ? Un garçon élevé dans un couvent devient-il une nonne ? Un bébé bonobo élevé parmi les humains est-il un Homo sapiens ?

Ce type de discours n’est qu’une tentative grossière de faire primer l’idéologie néopatriarcale sur la réalité matérielle, afin de justifier l’intrusion de mâles dans les catégories féminines. Peu importe les artifices sociaux ou les perceptions subjectives : Khelif a bénéficié d’un développement pubertaire masculin complet, avec tous les avantages physiques que cela confère en boxe.

Nombre de voix, y compris de femmes se réclamant du féminisme, s’apitoient sur ces hommes, les qualifiant « d’intersexes » – une désignation fallacieuse destinée à masquer une réalité biologique relativement simple. Elles arguent qu’ils doivent bien concourir quelque part. Or, les mâles 5‑ARD comme Khelif et Semenya ne subissent aucun désavantage par rapport aux autres hommes. Rien ne les empêche de concourir dans les catégories masculines.

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Caster Semenya, de cayotype 46,XY, est lui aussi atteint de déficit en 5‑ARD.

Mais là, évidemment, ils n’auraient plus d’avantage. Leur domination ne fonctionnerait plus. Ce qu’ils recherchent, c’est une victoire facile contre des adversaires physiquement désavantagées. Et tous les hommes qui gravitent autour, entraîneurs, sponsors et fédérations, ont tout intérêt à entretenir cette imposture. C’est une triche organisée, soutenue par un système qui, sous couvert de compassion, spolie les femmes.

Cette volonté de redéfinir le sexe en fonction d’éléments idéologiques tels que l’éducation « genrée » ou l’assignation « genrée » est une tactique politique qui vise à normaliser l’inclusion des hommes dans les espaces féminins. Or, le sport ne peut pas reposer sur des critères aussi flous : il repose sur des faits matériels mesurables. Imane Khelif est un homme, et le débat devrait s’arrêter là.

De manière plus générale, l’effacement du sexe au profit de l’identité de genre dans la législation érode les droits des femmes. En dissolvant la réalité matérielle du sexe dans une construction subjective, les lois rendent caduc le concept même d’être une femme au regard du droit.

Mais le plus grotesque, c’est peut-être qu’une coalition de gens qui prétendent lutter contre les stéréotypes, les normes de genre, souhaite imposer à la société entière l’idée que ce qui définit un individu, ce qui devrait déterminer sa catégorisation, etc., ce sont précisément ces normes. D’un même geste, et tout en évinçant la matérialité des corps sexués, ces gens réduisent le fait d’être une fille à des stéréotypes, à des normes sociales sexistes. Et ça, c’est progressiste ?

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Francine Sporenda : Pouvez-vous expliquer quelle a été la stratégie adoptée par le mouvement transgenre pour se présenter comme une cause progressiste ?

Nicolas Casaux : Une des principales manœuvres qu’ont délibérément employée les idéologues trans afin de sacraliser la « cause trans » aux yeux des soi-disant progressistes a consisté à assimiler conceptuellement la « transidentité » à l’homosexualité. Pour ce faire, ils n’ont pas recouru à une méthode particulièrement sophistiquée. Ils se sont contentés de répéter en boucle et pendant des années que « la transidentité c’est comme l’homosexualité » et que « s’opposer à la transidentité, c’est comme s’opposer à l’homosexualité ». Le fait qu’ils aient pu — et qu’ils puissent toujours — bénéficier de relais dans les médias de masse supposément « progressistes » a énormément aidé. Et bien évidemment, dans ces médias, on ne discute jamais en détail des raisons pour lesquelles la transidentité serait « comme l’homosexualité ». C’est toujours pareil avec les idées trans. On martèle des slogans, mais on évite et on refuse même catégoriquement d’avoir des débats sur le fond. En fait, la transidentité n’a rien à voir avec l’homosexualité. L’homosexualité est une orientation sexuelle (parfaitement naturelle). La transidentité n’est pas une orientation sexuelle. L’homosexualité n’implique pas de nier l’existence du sexe ni de redéfinir des termes fondamentaux comme « fille », « femme », « garçon » et « homme ». L’homosexualité n’exige aucun traitement médical ou chirurgical. L’homosexualité ne se fonde pas sur des stéréotypes et des rôles sociaux et sexuels sexistes. Et ainsi de suite.

Les idéologues trans se sont aussi efforcés de présenter leur mouvement comme incroyablement discriminé, opprimé, etc. Ce faisant, ils ont touché une corde sensible de la gauche. Il existe en effet une tendance, à gauche, qui consiste à avaliser avec beaucoup trop d’empressement les revendications de quiconque se prétend discriminé, de quiconque se prétend opprimé par les normes culturelles dominantes. Cela a par exemple amené pas mal de gens de gauche à défendre des positions pro-pédophilie dans les années 1980.

Audrey A. : J’ajouterais que cette tendance de la gauche à adopter sans recul critique les revendications de ceux qui s’auto-déclarent discriminés ne s’étend curieusement pas aux féministes radicales (qui s’inscrivent sur la gauche de l’échiquier politique, voire à son extrême gauche). Elles, au contraire, se retrouvent diabolisées, traitées de TERF, de nazies, de fascistes, voire accusées d’être responsables de violences qui, dans la réalité, viennent précisément de ceux qu’elles dénoncent. L’ironie est frappante : la gauche « progressiste » offre un accueil inconditionnel aux idéologues trans, mais applique une censure brutale et immédiate aux féministes matérialistes qui contestent ces dogmes.

*

Francine Sporenda : La droite s’oppose à l’idéologie transgenre, la gauche, dans sa quasi-totalité, l’approuve et la défend. Quels sont les arguments donnés par la droite et la gauche pour justifier leurs positions sur cette question ?

Audrey A. : La division entre la droite et la gauche sur la question transgenre est superficielle ; aucun des deux camps ne défend les droits des femmes. En réalité, il s’agit d’une opposition entre un patriarcat traditionnel et une sorte de néopatriarcat. Leurs arguments respectifs ne sont pas des analyses objectives de la situation, mais le reflet des revendications des masculinistes qui dominent leur camp.

D’un côté, les hommes de la droite réactionnaire s’appuient sur un appel à la nature et une hiérarchie socio-sexuelle immuable, où le sexe est un fait biologique qui doit dicter les rôles sociaux de manière définitive. Le patriarcat traditionnel impose aux hommes une virilité normative et aux femmes un statut subalterne de reproductrices et de gardiennes du foyer. Dans cette perspective, l’ordre sexuel doit rester figé et toute transgression des rôles socio-sexuels est perçue comme une menace existentielle.

De l’autre, la gauche néopatriarcale enveloppe son agenda dans un langage de bienveillance, d’inclusivité et de progressisme, détournant le féminisme au profit de revendications sexuelles masculines déguisées en droits civiques. Son discours repose sur un chantage émotionnel qui exige des femmes qu’elles fassent preuve de compréhension et de compassion envers les fétiches sexuels masculins (cf. l’injonction « Be kind », à être gentille – et à se taire.) Sous couvert d’empathie et de « libération », elle valide l’auto-définition masculine en tant que « femme », effaçant ainsi la classe sexuelle des femmes et réduisant leur existence à une identité subjective accessible à tous les hommes qui la revendiquent. La gauche approuve l’idée qu’être une femme ou un homme n’a pas à avoir avec le corps sexué, mais avec un « ressenti » ou un « sentiment interne ». Elle adhère entièrement aux idées trans et les promeut.

Même si elles professent des objectifs différents, ces deux visions ont un même effet : favoriser les désirs des hommes, perpétuer leur domination, mais sous des formes adaptées aux intérêts spécifiques des groupes masculins qui les portent et qui s’affrontent.

La droite et l’extrême droite — rejoignant, en cela, la gauche — amalgament le transgenrisme aux revendications féministes et aux luttes pour les droits reproductifs des femmes, et font de l’idéologie du genre un pan de « l’ennemi global » à abattre, du « wokisme ». La droite appelle « woke » tout ce qui remet en cause le patriarcat traditionnel. L’avortement, la lutte contre les violences sexistes et sexuelles et la parité sont « woke ».

Ainsi, la lutte de la droite contre le transgenrisme s’inscrit dans une optique de contrôle du corps des femmes. Elle s’intègre directement dans l’agenda réactionnaire du Project 2025, qui vise à restaurer un ordre patriarcal où les femmes sont réduites à la maternité forcée. C’est dans cette dynamique qu’ont été supprimées les protections fédérales du droit à l’avortement avec l’annulation de Roe v. Wade, et que se multiplient les attaques contre la contraception et la pilule abortive​.

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La gauche institutionnelle, quant à elle, défend l’idéologie transgenre non pas par altruisme ou souci d’émancipation, mais parce qu’elle s’inscrit dans une continuité historique de la libération des sexualités masculines amorcée dans les années 1970. Ce mouvement, qui se réclamait de la révolution sexuelle, a en réalité favorisé la levée des restrictions patriarcales pesant sur le désir masculin, sans jamais remettre en question les rapports de domination entre les sexes. Aujourd’hui, la défense du transgenrisme par la gauche repose sur la même logique : garantir aux hommes l’accès inconditionnel aux corps et aux espaces des femmes.

Le cœur du discours progressiste sur le transgenrisme repose sur une adaptation progressiste du privilège masculin à disposer des corps des femmes et des enfants. Hier, c’était la révolution sexuelle et la gauche a défendu le droit des hommes à baiser qui, quand et comment ils veulent sans la moindre contrainte morale, d’où leur soutien intéressé à la pilule et au droit à l’avortement. (N’oublions pas la couverture de Libé de novembre 1977, « Apprenons l’amour à nos enfants »). Le tout sous l’égide intellectuelle de la pensée foucaldienne. Foucault, homosexuel et pro-pédophilie, avait de très fortes motivations personnelles dans cette conquête.

Dans les années 1970 et 1980, le mouvement transgenre était déjà en train de se former et d’entreprendre des actions de lobbying, comme l’illustre Nicolas à travers ses nombreuses analyses de revues de travestis, et autres symposiums de travestis sexuels de l’époque. Le fer de lance du mouvement est constitué des travestis sexuels masculins et des transsexuels autogynéphiles, tous hétérosexuels.

La gauche continue simplement aujourd’hui de défendre ce privilège des hommes à décider de ce que doivent être les femmes en fonction de leurs érections, et à pénétrer les espaces réservés aux femmes, sous prétexte d’une oppression de « genre ». Les travestis sexuels et transsexuels autogynéphiles se sont redéfinis comme des minorités opprimées, semblables aux homosexuels, semblables aux femmes – qui les intéressent bien plus.

La gauche néopatriarcale est cohérente. Elle inscrit le transgenrisme dans la même logique que la pornographie, la prostitution et la GPA : elle restructure le patriarcat autour d’une nouvelle marchandisation du corps des femmes sous couvert de tolérance et d’inclusion.

Enfin, à travers son soutien inconditionnel aux revendications trans, la gauche déroule une voie royale aux pires réactionnaires. Elon Musk lui-même a justifié son ralliement aux conservateurs par la transition de son fils, devenu « Vivian Jenna Wilson ». Trump a fait du rejet du transgenrisme un axe majeur de sa campagne. En promouvant les idées trans et donc en niant la binarité voire l’existence du sexe, la gauche permet à la droite de passer pour raisonnable, rationnelle, au moins en ce qui concerne la réalité sexuée de l’espèce humaine.

Nicolas Casaux : Les deux décrets présidentiels de Trump les plus appréciés, sur les 76 qu’il a signés, et peut-être même les seuls à avoir été appréciés par une majorité de la population états-unienne, sont celui qui vise à interdire la présence de mâles humains (y compris de ceux qui se disent « femmes trans ») dans les catégories sportives réservées aux femmes, et celui qui vise à ne reconnaître que deux sexes, mâle et femelle (comme des féministes l’ont relevé, ce décret contient également l’idée que la vie commencerait « dès la conception », qui y a été glissée dans une optique anti-avortement).

Autrement dit, les seules idées de Trump majoritairement appréciées par la population états-unienne sont des mesures d’opposition à des revendications transidentitaires. Ce qui explique pourquoi, en matière d’annonces publicitaires, Trump a investi davantage dans la critique du phénomène trans que dans n’importe quel autre domaine lors des dernières élections. Selon toute probabilité, la majorité des gens n’adhèreront jamais – et à raison – aux idées grotesquement absurdes qui composent le système de croyance transidentitaire. En les défendant, la gauche se tire une balle dans le pied.

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Francine Sporenda : L’idéologie transgenre (qui a commencé avec des hommes travestis en femme et dont les motivations pour transitionner relevaient essentiellement d’une forme de fétichisme, l’autogynéphilie) est-elle misogyne, et peut-elle être considérée comme le plus récent avatar du backlash masculiniste ?

Audrey A. : Oui, l’idéologie transgenre est profondément misogyne. Et elle n’est pas seulement le dernier avatar du backlash masculiniste, c’est un backlash des minorités patriarcales : et plus précisément des fétichistes sexuels masculins, parmi lesquels le travestisme autogynéphile est prégnant. Ce backlash vient institutionnaliser les fétichismes sexuels des hommes sous couvert de droits civiques et d’inclusivité. Et au final, sans combattre le patriarcat traditionnel qui prône la masculinité virile – puisqu’ils se disent être des femmes. Mais les deux reposent sur une forme d’appropriation du corps des femmes.

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Un mouvement fondé sur l’érotisation de la subordination féminine ne peut être qu’intrinsèquement misogyne. L’autogynéphilie (AGP) est une paraphilie masculine, où des hommes tirent une excitation sexuelle du fait de s’imaginer ou d’être placés dans une position de soumission sexuelle. Cette mise en scène repose sur des accessoires et des stéréotypes « féminins » patriarcaux, où le féminin n’est perçu qu’à travers le prisme de l’objectification /de la subordination, objet de leurs fantasmes.

Ils bandent à travers tout l’attirail de la féminité patriarcale, du stéréotype de la putain à celui de la mère : bas résille, rouge à lèvres, jupe-talons, perruque, corset, faux seins, cuisses exposées, sans oublier les fétiches plus poussés, tels que le port de serviettes hygiéniques, les fantasmes d’allaitement ou la simulation d’une grossesse.

L’AGP n’est donc pas une identité, mais une obsession sexuelle : elle pousse ces hommes à transitionner afin de vivre en permanence dans leur version fantasmée et hypersexualisée de la « féminité », non par détresse existentielle, mais par pulsion érotique perpétuelle. Même ceux qui adoptent un vernis respectable sur les plateaux télé ne trompent pas les féministes : s’exhiber en petite jupette et croiser les jambes face à l’interviewer les émoustille.

La majorité de ces hommes ne sont pas opérés et n’ont aucune intention de l’être. Ce phénomène est amplement documenté, notamment à travers les récits d’hommes se qualifiant de « femmes trans », qui décrivent leur excitation sexuelle à porter des vêtements féminins ou à se projeter dans des rôles féminins patriarcaux.

Après l’écriture de Né(e)s dans la mauvaise société, je me suis éloignée de ce sujet pour me consacrer à un tout autre projet, comme tu le sais. J’interviens encore ponctuellement sur mon Substack et les réseaux, mais je refuse d’y consacrer autant d’énergie qu’auparavant. Mon engagement reste informel, notamment à travers mes échanges avec Nicolas, qui a, lui, poursuivi ce travail en amassant une quantité de portraits de « femmes  trans », c’est-à-dire, d’autogynéphiles influents au sein du mouvement transgenre. Sa méthode est simple : il ne fait que montrer l’énormissime misogynie déjà exposée en plein jour, sans artifices, sans interprétation excessive, juste en révélant ce qui est là, flagrant. Et pourtant, la société continue d’ignorer l’évidence. Cet aveuglement me dépasse totalement.

Le transgenrisme est une avancée progressiste pour les sexualités masculines, mais pas pour les femmes. C’est un projet patriarcal sous perruques et paillettes. Il ne lutte pas contre l’oppression des femmes, mais la redéfinit pour permettre aux hommes fétichistes d’y participer activement, sexuellement. En néopatriarcat, tout ce qui facilite la bandaison des hommes est progressiste.

*

Francine Sporenda : Comment expliquez-vous que cette idéologie et mouvement transgenre aient pu être aussi largement acceptés aussi rapidement ? (Cf. le fait qu’aux EU, certaines assurances prennent en charge les frais colossaux entraînés par un « changement de sexe » alors que les pilules contraceptives sans ordonnance ne sont pas remboursées ?)

Nicolas Casaux : En plus de ce que je soulignais plus haut, j’insisterai sur l’efficacité et l’intensité du lobbying trans. Depuis des décennies, des militants trans s’acharnent — vraiment, vraiment — à imposer leurs revendications. Peu de mouvements comprennent autant de militants aussi déterminés que le mouvement trans. Si ces gens étaient aussi déterminés à sauver la planète qu’à obtenir des pseudo-vagins artificiels remboursés par la sécu, plus aucune espèce sur Terre ne serait menacée d’extinction.

Audrey A. : Et parce que ce mouvement est porté par des hommes pour des hommes, et qu’il défend des revendications masculines. On parle d’un mouvement qui exige un accès illimité aux corps et aux espaces féminins, exactement comme le patriarcat l’a toujours fait, et qui mobilise des sommes colossales pour financer des opérations chirurgicales et hormonales, pendant que la contraception et l’avortement restent sous-financés, limités, et maintenant criminalisés. Un mouvement qui veut obliger la société entière à reconfigurer son langage pour satisfaire les fantasmes d’une poignée d’hommes, pendant que les revendications féministes fondamentales, comme le simple droit de ne pas être violée ou tuée par son conjoint, restent lettre morte. Si les militants trans avaient été majoritairement des femmes, jamais leur idéologie n’aurait bénéficié d’un tel appui institutionnel. Le pouvoir n’écoute que le pouvoir.

*

Francine Sporenda : Quels sont les problèmes (psychologiques, sociaux, etc.) vécus par les femmes (« trans widows ») dont le compagnon décide de transitionner et leur impose cette décision ? Est-ce une forme d’abus ?

Audrey A. : Sheila Jeffreys consacre un chapitre entier à ces abus sexuels et psychologiques, car il s’agit bien de cela : des dynamiques dignes des maltraiteurs classiques. Comme les femmes sous contrôle coercitif de leur conjoint, les « trans widows » subissent un impact psychologique, social et économique conséquent.

Le chapitre 4 de Gender Hurts expose la violence de ces situations : la manipulation affective, la culpabilisation, la pression pour accepter et participer à la transition du conjoint, au mépris total de leurs propres désirs et limites. Les femmes qui ne deviennent pas les ferventes supportrices de leurs conjoints seront effacées, réduites au silence et délégitimées dans leur souffrance, sous prétexte que seule l’affirmation de l’homme qui transitionne compte avant tout.

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Lorsqu’un homme décide de transitionner, son entourage est sommé d’applaudir son « héroïque quête d’authenticité » (on retrouve ainsi le mythe patriarcat de l’homme héroïque falsifié dans ton livre). Or, pour sa compagne, cela implique un bouleversement total, l’effondrement de la relation qu’elle croyait construite sur des bases solides. Nous pouvons objecter qu’en patriarcat, ces « bases solides » sont toujours fondamentalement croulantes, car elles reposent sur une asymétrie structurelle entre les sexes et enfumée dans l’opium de l’amour – l’amour des femmes envers les hommes qui les exploitent, et toujours aveugles et/ou dans le déni de cette exploitation. Ainsi, comme dans nombre de relations de couple au long terme avec un homme, ces femmes décrivent une profonde détresse psychologique, un sentiment de trahison et une absence totale de prise en compte de leur souffrance par la société. Schéma que l’on retrouve concernant les femmes d’abuseurs classiques. Elles sont en plus sommées par la société de soutenir inconditionnellement leur conjoint, sous peine d’être accusées de transphobie.

Beaucoup d’entre elles vivent une forme de stress post-traumatique, des troubles du sommeil, une dépression et des pensées suicidaires – encore une fois, comme dans toute relation hétéronormée, abusive par design. Nombre de témoignages révèlent des formes d’abus psychologiques que ces hommes leur infligent. Leur conjoint minimise ou méprise leur détresse, insistant sur le fait qu’elles doivent « évoluer » et se « montrer solidaires », et l’on retrouve ici l’injonction à « être gentille » du mouvement trans à destination des femmes. Il s’agit purement et simplement de gaslighting. Si elles se plaignent de l’égoïsme de leur mari, on leur dit qu’elles sont « malades », qu’elles « imaginent des choses », et que leur rôle est d’accompagner docilement leur conjoint dans sa nouvelle identité. Un rôle somme tout très traditionnel, n’est-ce pas ? Celui de la maman.

D’autres sont contraintes de jouer un rôle actif dans la « féminisation » de leur mari, l’aidant à choisir ses vêtements, à se maquiller, et parfois même à cautionner des mises en scène sexuelles répugnantes où elles deviennent des participantes forcées à un fétichisme qui les écœure. (Le rôle de la putain). Toute l’activité du couple tournera autour du fétichisme de l’homme puisqu’il a décidé de vivre son fantasme 24h/24.

Ensuite, le fétichisme trans du mari impacte directement le niveau de vie. Une grande partie des finances sont redirigées vers la transition, dans l’achat de vêtements, de maquillage, de traitements hormonaux et de chirurgies pour leur conjoint. D’autres subissent un divorce précipité qui les laisse sans ressources. Socialement, elles se retrouvent exclues de leur propre cercle : amis et familles choisissent souvent de soutenir le conjoint trans, le percevant comme une figure progressiste et courageuse, tandis que la femme est reléguée au rôle de « réactionnaire » qui ne comprend pas son époque et qui se trouve du mauvais côté de l’histoire.

Les veuves trans témoignent depuis près de 30 ans maintenant et dénoncent une idéologie qui sacralise le ressenti masculin au détriment des femmes, et qui refuse d’admettre l’impact destructeur de la transition sur les épouses. Mais on ne les écoute toujours pas. À cela, nous pourrions objecter que, depuis plus de cinquante ans, les féministes radicales démontrent que les relations hétérosexuelles, par définition hétéronormatives en société patriarcale, se construisent systématiquement au détriment des femmes. Elles soulignent que la meilleure manière de se prémunir des violences sexuelles et de faire progresser la société serait tout simplement de ne pas se lier aux hommes. Mais cette vérité est toujours rejetée, ridiculisée, balayée sous le paillasson de l’amour.

Loin d’être une remise en question du rapport de domination qui structure l’hétérosexualité, le récit trans affirmatif ne fait que réactualiser une vieille injonction : celle d’une loyauté inconditionnelle à l’ego masculin en érection.

*

Francine Sporenda : Une des principales conséquences du mouvement transgenre a été de diviser profondément le féminisme : d’une part, les féministes libérales le soutiennent, tandis que les féministes radicales s’y opposent, et d’autre part, un certain nombre de féministes, concentrant tous leurs efforts sur leur lutte contre ce mouvement et oubliant que les objectifs féministes ne peuvent se réduire à cette seule lutte, sont passées à l’extrême droite avec qui elles entretiennent des rapports cordiaux. Pourquoi cette dérive de ces féministes vers l’extrême droite, quelles sont les manifestations et quelles en seront les conséquences pour le féminisme ?

Audrey A. : Les féministes non radicales, qu’elles se revendiquent libérales ou conservatrices (version tradwife aujourd’hui), ont toujours servi les intérêts des hommes contre ceux de la classe sexuelle des femmes. De Femmes de droite d’Andrea Dworkin à « sex work is work », le mécanisme reste inchangé : défendre leurs liens aux hommes tout en prétendant qu’il s’agit de féminisme.

Pour bien définir les termes, rappelons qu’en dehors du féminisme radical (le seul féminisme, en réalité), les faux féminismes regroupent toutes les idéologies qui reconditionnent l’exploitation et l’oppression féminine en un choix empouvoirant. Ils valident l’idée qu’une femme est libre dès lors qu’elle donne aux hommes exactement ce qu’ils attendent d’elle, du moment qu’elle prétend le faire par sa volonté propre. Autrement dit, l’émancipation ne consisterait plus à refuser l’oppression, mais à l’embrasser avec le sourire et de manière enthousiaste. Il faut pour cela imaginer des syndicats ouvriers adoptant une doctrine où ils offrent aux patrons tout ce qu’ils exigent, en affirmant que travailler jusqu’à l’épuisement pour un salaire de misère est une forme de liberté. On appellerait cela le syndicalisme libéral. Ah. Cette comparaison est peut-être déjà dépassée. Alors, il faut plutôt imaginer des esclaves des États du Sud, à l’époque de l’esclavage officiellement légal, développant une éthique de service censée les « empouvoirer » : Nous décidons nous-mêmes de servir les maîtres blancs, et nous les servons avec une fierté féroce, retrouvant ainsi notre liberté selon à travers notre choix actif. L’esclavage, s’il est « choisi », deviendrait alors un acte d’émancipation. C’est la logique des féministes libérales et conservatrices.

Si le féminisme était déjà fragmenté, le transgenrisme l’a pulvérisé. D’un côté, les féministes libérales et conservatrices, qui ont toujours soutenu les intérêts masculins au détriment des femmes. De l’autre, les féministes radicales, qui perçoivent cette idéologie comme une mutation du patriarcat. Mais à cette division s’ajoute un phénomène plus inquiétant : certaines féministes, autrefois identifiées comme radicales, et d’autres qui se revendiquaient simplement comme « critiques du genre », ont focalisé tous leurs efforts sur la lutte anti-trans, au point de se compromettre avec la droite réac’ et l’extrême droite. Elles s’appuient sur une stratégie du « The Devil we know » (le diable que l’on connaît), convaincues qu’il est préférable de composer momentanément avec le patriarcat traditionnel — celui des réactionnaires, des conservateurs et des chrétiens — afin d’affronter ce néopatriarcat des hommes minoritaires aux contours plus insidieux. Minoritaires au sens numérique, puisqu’on les retrouve dans toutes les strates de pouvoir et de manière suffisamment concentrée parmi les décideurs pour faire bouger très rapidement les législations.

Elles commettent une erreur fatale en prêtant aux réacs’ une forme d’honnêteté, sous prétexte qu’ils n’avanceraient pas masqués. Elles pensent pouvoir s’allier temporairement avec eux pour repousser le transgenrisme, puis se retourner contre eux une fois la menace écartée. Après tout, leurs ancêtres ont déjà vaincu ce patriarcat-là, pensent-elles. Mais elles sous-estimaient à quel point cette stratégie servirait surtout les intérêts des hommes.

Ce qui s’est passé, c’est que la droite réactionnaire s’est frotté les mains. Elle a flairé l’aubaine et a joué les alliés stratégiques, offrant aux féministes « critiques du genre » (gender-critical) exactement ce qu’elles voulaient entendre : des campagnes massives pour protéger les espaces des femmes, défendre le sport féminin, sécuriser les prisons, interdire les mutilations des mineurs. 250 millions de dollars. C’est ce qu’ils ont investi sur ces thèmes lors des dernières élections aux États-Unis.

Et puis, ils la leur ont mise bien profond.

Une fois l’élection gagnée, ils ont déroulé leur véritable agenda : interdiction de l’avortement, de la pilule du lendemain, démantèlement des droits reproductifs, suppression des mesures contre les discriminations sexuelles, retour en force de la maternité forcée. Elles ont cru instrumentaliser la droite, mais c’est la droite qui les a instrumentalisées. Elles ont ouvert grand la porte, et le patriarcat réactionnaire est entré comme chez lui.

Les Executive Orders de Trump sur le sexe, bien que semblant contrer l’idéologie trans, ont servi d’outil de contrôle patriarcal. Son décret définissant le sexe biologique dès la conception reprend la rhétorique des militants anti-avortement ouvrant la voie à la criminalisation de l’IVG et des comportements des femmes enceintes (jugées comme mettant le fœtus à risque, ce qui est très flou), ainsi que l’interdiction de la pilule du lendemain. Ce décret, rédigé par May Mailman, proche de la Federalist Society et de la Heritage Foundation, s’inscrit dans le plan stratégique du Project 2025, qui vise à restaurer un patriarcat autoritaire sous couvert de « vérité biologique ». Parallèlement, Trump a annulé une interdiction de discrimination sexuelle dans les contrats fédéraux, affaiblissant la position des femmes dans le travail et les institutions. En politique internationale, il a réintroduit la Global Gag Rule, limitant les financements aux ONG soutenant l’avortement, et réintégré les États-Unis dans la Déclaration du Consensus de Genève, une coalition anti-choix. Son administration a également tenté de supprimer le terme « genre » des documents de l’ONU, non pas pour protéger les femmes et le remplacer par le sexe, mais pour effacer leurs droits reproductifs et les violences sexistes du débat global. Enfin, concernant les sports des femmes, l’administration Trump a abrogé une directive de l’ère Biden sur l’application du Title IX aux rémunérations des athlètes universitaires, notamment concernant les revenus liés au Name, Image, and Likeness (NIL). La directive Biden contraignait les universités à répartir équitablement jusqu’à 20,5 millions de dollars de revenus NIL entre les athlètes masculins et féminins. Cette abrogation permet maintenant aux établissements de revenir à leur dispositif initial, qui alloue la majorité des fonds aux joueurs de football et de basket-ball masculins.

Ces décrets ne défendent donc pas les femmes contre le transgenrisme, ils servent à naturaliser leur subordination, consolidant un patriarcat où elles sont réduites à leur fonction reproductive. S’y rallier était un piège : il ne s’était jamais agi de défendre le sexe, mais de réimposer une hiérarchie sexuée oppressive classique.

La gauche avait déjà expulsé les critiques du transgenrisme de son camp, les qualifiant de TERFs et de nazies. En se tournant vers la droite, en applaudissant Trump (suivi du salut nazi de Musk), ces femmes ne font que valider l’accusation, ce qui marginalise encore plus la pensée féministe, et amalgame inextricablement les droits reproductifs des femmes aux revendications sexuelles néo-patriarcales.

Le transgenrisme est bien une offensive du néopatriarcat, qui restructure la domination masculine en effaçant la matérialité du sexe. Mais la réponse ne peut pas être un retour au patriarcat traditionnel ni une alliance avec des forces qui combattent les droits fondamentaux des femmes. Comme tu le dis si bien : Face, ils gagnent, pile, on perd.

Les femmes critiques du genre n’auraient pas dû se laisser instrumentaliser. Elles auraient dû refuser l’injonction au silence de la gauche tout en rejetant les pièges de la droite. Lutter contre l’idéologie trans ne signifie pas abandonner le reste des femmes aux grossesses forcées.

*

Francine Sporenda : Que pensez-vous de la décision de Trump d’interdire les « changements de sexe » aux mineur·es ? Pensez-vous que cette décision va porter un coup d’arrêt à l’idéologie transgenre ? Ne va-t-elle pas donner un statut de martyr et de victime de l’extrême droite aux transgenres ?

Audrey A. : Non seulement ce décret érige le mouvement trans en martyre, mais il a déjà été bloqué par le juge fédéral Brendan Hurson, réduisant ainsi sa portée à un simple coup politique. L’Executive Order de Trump, qui visait à exclure les mutilations génitales des programmes d’assurance fédéraux comme Medicaid et TRICARE, n’interdisait même pas directement les chirurgies ou les traitements hormonaux sur mineurs.

En réalité, les riches continueront de financer les mutilations de leurs enfants, les hommes adultes fétichistes pourront toujours s’offrir toutes les chirurgies qu’ils veulent, et les grandes cliniques privées ne perdront pas un centime. Loin d’être une véritable interdiction, ce décret permet surtout aux transactivistes de se poser en victimes de la répression du Nerd Reich, renforçant ainsi leur emprise idéologique et leur statut d’opprimés de convenance.

Pendant que l’opinion publique est distraite par le pseudo-combat de Trump et Musk contre l’idéologie trans, leur gouvernement a avancé sur leur vrai objectif : restaurer un ordre patriarcal traditionnel. Le même décret sur le sexe contenait une clause affirmant que le sexe existe « dès la conception » (entendre, dès l’insémination), un cadeau en or aux militants anti-avortement qui parvienne à criminaliser l’IVG et les fausses couches.

Cette interdiction bidon offre une récompense politique inespérée aux fétichistes masculins néopatriarcaux : elle les positionne en tant que martyres, opprimés par « l’extrême droite fasciste ». Comme toujours, les hommes gagnent dans les deux camps : les AGP riches continueront leur travestisme sans restriction, avec chirurgie et hormones en prime s’ils y tiennent (mais comme nous l’avons vu, ils tiennent plus à leurs érections). Les parents aisés continueront de mutiler leurs enfants, financés par des cliniques privées. Et si certaines filles ne sont plus mutilées, peut-être mourront-elles plus tard de complications de grossesse à risque, après un viol.

Le mouvement trans, lui, se repositionne comme un mouvement de « résistance » antifa face au Project 2025.

Les femmes, elles, sont les véritables perdantes, forcées d’accepter les injonctions à l’inclusivité sous peine d’être assimilées à Trump et ses sbires, et en plus, privées de leurs droits basiques.

En résumé, Trump joue les anti-trans, mais ne touche pas au pouvoir des fétichistes masculins. Pire encore, il offre au transgenrisme une légitimité morale en le plaçant dans le camp des « opprimés », renforçant son emprise culturelle. Un coup d’esbroufe qui, comme toujours, se fait au détriment des femmes.

*

Francine Sporenda : Pensez-vous que l’appui inconditionnel apporté par les Démocrates au mouvement transgenre a joué un rôle dans leur défaite face à Trump ?

Nicolas Casaux : Oui, je pense, et de nombreux démocrates états-uniens l’admettent et en discutent, comme Sam Harris. Il s’agit aussi de ce que montrent des sondages. Des sondages ont aussi montré qu’une majorité des états-unien∙nes étaient opposé∙es à l’inclusion des soi-disant « femmes trans » dans les sports réservés aux femmes. Les gens ne sont pas entièrement dupes. A priori, lors de sa campagne, Trump a dépensé davantage d’argent pour des annonces sur le sujet trans que sur tout le reste. Il n’aurait pas fait ça si le sujet n’avait aucun intérêt pour la plupart des gens. Donc un rôle, oui. Clairement. Cela dit, l’ampleur de ce rôle est très difficile à quantifier. Ce qui est sûr, c’est que la droite capitalise énormément sur l’anti-wokisme, disons. Si cet anti-wokisme s’en prend à tout et n’importe quoi, y compris à des combats parfaitement légitimes, comme le féminisme et l’écologie, il comprend aussi un rejet des idées trans, qui sont, elles réellement nuisibles.

*

Francine Sporenda : Quand tu m’as interviewée, Audrey, on a abordé la question du caractère anti-évolutif du patriarcat. Je crois que cette question t’intéresse beaucoup et que tu voudrais y revenir ?

Audrey A. : Oui, en effet ! J’avais rencontré la notion du patriarcat comme anomalie évolutive chez l’anthropologue et historienne Max Dashu, qui parle de « male adaptation » (en anglais). Le patriarcat est maladaptatif. Et comme toute anomalie mal-adaptative, il est voué à l’autodestruction. L’homme patriarcal n’a pas seulement soumis les femmes, il détruit aussi son propre environnement, ravage ses écosystèmes et compromet sa propre survie à long terme. Comme tu le faisais remarquer, aucun animal ne détruit son propre habitat au point de menacer l’existence de son espèce tout entière. Le patriarcat n’est donc pas seulement un système oppressif : il est ainsi fondamentalement pathologique.

Si la sélection naturelle était réellement à l’œuvre, le patriarcat n’aurait jamais dû exister aussi longtemps. Il a perduré parce qu’il a su imposer la domination des médiocres à travers les génocides, les violences sexuelles, le pillage, et en récompensant les traits sociopathiques qui le maintiennent encore aujourd’hui. Donald Trump, Elon Musk, Peter Thiel, Vladimir Poutine et Andrew Tate en sont les figures de proue, les cavaliers de l’apocalypse.

Je pousserais la métaphore en disant que le patriarcat est un cancer évolutif, que cette métastase patriarcale s’est propagée en neutralisant systématiquement les défenses immunitaires des sociétés humaines. Par l’extermination physique des populations matrilocales et des groupes résistant à son expansion, il a effacé les alternatives viables à son modèle[1]. Les génocides historiques ne sont pas des accidents de parcours, mais des mécanismes intrinsèques à l’expansion patriarcale, en éliminant les contre-modèles qui auraient pu démontrer sa dysfonctionnalité.

Les violences sexuelles, loin d’être périphériques, constituent un outil central de ce système en brisant la résistance des femmes par la terreur systémique et la menace permanente. Elles ne sont pas des déviations individuelles, mais des techniques de contrôle collectif, consciemment tolérées, car fonctionnelles pour maintenir la subordination féminine.

Le pillage économique et environnemental a ensuite créé les conditions matérielles nécessaires à la perpétuation du système en concentrant les ressources entre les mains des hommes qui assurent la reproduction du modèle patriarcal. Ce n’est pas un hasard si les empires coloniaux européens ont systématiquement détruit les structures sociales matrilinéaires qu’ils rencontraient. Les lois réprimant la sexualité des femmes que l’on retrouve dans les anciens codes, tels que le Code d’Hammurabi, les anciennes lois assyriennes ou encore l’ancien code hébraïque, comme l’a montré Lerner[2], existaient précisément parce que les sociétés conquises avaient leurs propres organisations sociales, où les femmes étaient libres, polyandres, et détentrices de droits que le patriarcat devait annihiler pour s’imposer. Ces codes de lois n’avaient qu’un but : imposer aux sociétés vaincues le modèle socio-sexuel patriarcal, et ainsi protéger les intérêts des conquérants. C’est la raison d’être de l’État, l’imposition et la perpétuation du modèle.

Ce schéma s’est répété à l’époque moderne, notamment en Amérique, où les colons ont brisé les structures des sociétés autochtones égalitaires, qui avaient jusqu’alors résisté[3]. Certes, le continent abritait une diversité de sociétés, certaines égalitaires, d’autres hyperpatriarcales. Peut-être que sans l’arrivée des colons blancs, ces dernières auraient fini par écraser et absorber les sociétés égalitaires. Car, inévitablement, les sociétés patriarcales (patrilinéaires ou matrilinéaires, peu importe dès lors que l’organisation est patrilocale[4]) fonctionnent par accumulation en exploitant les femmes comme esclaves et ressources et en surexploitant leur environnement jusqu’à son épuisement. Ce modèle autodestructeur les contraint à l’expansion constante, à dévorer sans cesse de nouveaux territoires en assimilant ou annihilant les peuples égalitaires qui s’y trouvent. C’est pourquoi je le compare à un cancer métastasique. Il dévore tout ce qui l’entoure et rend toute rémission impossible s’il n’est pas entièrement éradiqué.

Les figures emblématiques du patriarcat contemporain, qu’il s’agisse des broligarques technologiques comme Musk et Thiel, des autocrates comme Poutine, des démagogues comme Trump ou des entrepreneurs de la masculinité toxique comme Tate, n’ont pas émergé par accident. C’est ce que tu exprimes dans la dernière partie de ton livre, ils sont les produits d’un système qui sélectionne et récompense précisément leurs traits : impulsivité, insensibilité aux souffrances d’autrui, obsession du contrôle, fragilité existentielle, narcissisme pathologique et vision à court terme.

Ces traits, catastrophiques pour l’avenir de l’espèce, sont avantageux dans une compétition individuelle des mâles au sein du système patriarcal. Tu notes que le modèle capitaliste néolibéral a poussé cette logique à son paroxysme en récompensant financièrement et socialement les comportements les plus prédateurs, tout en punissant économiquement l’empathie et la coopération. Les femmes en sont les plus grandes perdantes et continuent pourtant à déployer des trésors d’empathie envers les hommes et à les reproduire : contre toute évidence, comme le dirait Dworkin, sans en tirer la conclusion qui s’impose, elles persistent à vouloir croire que les hommes patriarcaux sont au fond encore humains. Contre toute évidence…

Ce paradoxe illustre pourquoi la sélection naturelle, centrée sur la survie de l’espèce, aurait dû éliminer ce modèle depuis longtemps : ce qui est « adaptatif » à l’échelle de la compétition intragroupe patriarcale est profondément nuisible pour la survie collective de l’espèce. Le patriarcat a créé un environnement artificiel où les traits les plus destructeurs sont devenus temporairement « adaptés » (environ 6000 ans sur 200 à 150 000 ans d’existence d’Homo sapiens), à l’image d’un cancer qui prospère tout en tuant son hôte.

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Femmes Khasi en Inde.

Il est particulièrement pertinent de parler d’anomalie évolutive, d’autant qu’elle se manifeste à plusieurs niveaux. D’abord dans notre physiologie même : le dimorphisme sexuel humain est relativement modéré comparé à d’autres espèces, suggérant que les différences de forces physiques entre hommes et femmes, comme chez nos cousines bonobos, n’expliquent pas la domination masculine des sociétés patriarcales. Notre évolution a privilégié l’intelligence collective et la coopération, pas la force brute[5].

Ce qui est frappant, c’est que même dans les espèces où le dimorphisme est extrême, comme chez les chimpanzés communs (Pan troglodytes), où les mâles peuvent être jusqu’à 30–40 % plus massifs que les femelles, et avec les gorilles, où cette différence peut atteindre 100 à 200 %, la force supérieure des mâles sert principalement à affronter d’autres mâles, très rarement à contraindre les femelles. Les femelles conservent leur autonomie sexuelle et reproductive. Et elles vont baiser les mâles plus jeunes et plus petits. Les mâles dominants dominent les autres mâles avant tout, il s’agit d’une hiérarchie essentiellement masculine. C’est aussi le cas chez nous, sauf que les masculinistes homophiles revendiquent les femmes, et un droit à les exploiter, là où les primates n’en font rien. Rappelons aussi que chez nos cousines primates, ce sont elles qui harcèlent sexuellement les mâles et qui initient les rapports sexuels, mais elles ne les tuent pas s’ils se refusent à leurs ardeurs ! Elles vont voir ailleurs. Le patriarcat est une véritable inversion mal-adaptative de l’ordre naturel.

On peut aussi dire que le patriarcat opère une sélection inversée : la sélection des élites patriarcales est une sélection dysfonctionnelle qui il favorise les individus les moins aptes à assurer la prospérité collective. En valorisant les violences sexuelles, le vol, l’exploitation et la domination à court terme, il sélectionne des dirigeants dont les qualités sont fondamentalement anti-adaptatives dans un monde de ressources limitées où la coopération est essentielle. Il valorise ensuite les violences sexuelles dans le cadre du cahier des charges de la masculinité virile, et leur accorde l’impunité, notamment en organisant l’inapplication des lois, ou le sabordage interne — in-built — des lois visant à protéger les femmes et les enfants. Cette impunité systémique est un mécanisme central du patriarcat qui perpétue le contrôle sur les corps et l’autonomie des femmes.

Enfin cette sélection dysfonctionnelle s’observe particulièrement dans la composition des élites économiques et politiques. Les qualités qui permettent d’accéder au pouvoir dans un système patriarcal (assertivité, caprice, irrationalité, insensibilité aux conséquences sociales, individualisme prédateur) sont précisément celles qui rendent ces leaders inaptes à gérer durablement les ressources communes. Les études sur les profils psychologiques des dirigeants d’entreprises montrent d’ailleurs une surreprésentation de traits narcissiques et psychopathiques comparée à la population générale. Le patriarcat crée ainsi un environnement qui récompense les comportements les plus nuisibles à long terme pour l’espèce, tout en marginalisant les qualités de coopération, d’empathie et de vision à long terme typiquement associées aux sociétés plus égalitaires. C’est une forme de contre-sélection qui explique l’incapacité chronique des sociétés patriarcales à résoudre les crises existentielles comme le changement climatique ou l’extinction massive des espèces.


  1. Voir les destins des sociétés matriarcales recensées par Heide Gottner Abendroth dans son livre Les Sociétés matriarcales et avant elle, Bachofen. Pour celles qui seraient intéressées et qui n’ont pas le courage de lire l’ouvrage entier The Mothers, le RAD (Radical antropology group) de l’Université East London a produit un abrégé téléchargeable sur internet.
  2. Gerda Lerner, The Creation of patriarchy, 1986.
  3. Angela Saini, The Patriarchs, 2023.
  4. Nicole Chevillard et Sébastien Leconte, Travail des femmes, pouvoir des hommes, 1987.
  5. Riane Eisler, Nurturing our humanity (2019), et tous les livres de Sarah Blaffer Hrdy…

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Article mis en ligne le 1er avril 2025
Audrey A. : « La droite appelle ‘woke’ tout ce qui remet en cause le patriarcat traditionnel. »

Francine Sporenda s’entretient avec Audrey A. et Nicolas Casaux au sujet du phénomène trans.


Francine Sporenda : On parle de nouveau d’Imane Khelif, le fait qu’il soit de sexe masculin étant confirmé. Mais certains disent qu’il est une femme parce que, ses testicules étant descendus seulement à la puberté, il a été élevé comme une fille. Qu’en pensez-vous ?

Audrey A. : Le cas d’Imane Khelif illustre parfaitement la confusion volontairement entretenue entre le sexe et les rôles sociosexuels que la société patriarcale impose aux femmes. Son caryotype est 46,XY, il possède des testicules (qu’ils soient descendus tardivement ou non) et le développement de son corps à la puberté a été typique des mâles, des hommes.

Le dossier médical de Khelif issu de l’hôpital du Kremlin Bicêtre à Paris et de l’hôpital Mohamed Lamine Debaghine à Alger indique bien que Khelif est atteint d’un déficit en 5‑alpha réductase (5‑ARD) de type 2. Il s’agit d’un des nombreux types de « désordres du développement sexuel » (DDS) qui peuvent toucher les êtres humains, et dans ce cas précis, les humains mâles. Uniquement les mâles.

Les individus mâles atteints de ce DDS connaissent une puberté typique des hommes, sauf en ce qui concerne la morphologie des organes génitaux externes. Ils ne présentent aucune différence notable avec les autres hommes en ce qui concerne les caractéristiques physiques qui justifient la catégorisation sportive par sexe, avant même de prendre en compte le gabarit.

En outre, les individus atteints de déficit en 5‑ARD développent tout de même des testicules dont la capacité à produire du sperme varie ; certains peuvent être infertiles, tandis que d’autres ont une spermatogenèse réduite, ce qui peut compliquer la procréation médicalement assistée.

L’argument selon lequel son éducation « en tant que fille » ferait de lui une femme est totalement absurde. L’éducation ne modifie pas la réalité sexuée des corps. Une fille que sa mère a déguisée et élevée « en garçon » pour lui éviter une mutilation génitale féminine est-elle un garçon ? Un garçon élevé dans un couvent devient-il une nonne ? Un bébé bonobo élevé parmi les humains est-il un Homo sapiens ?

Ce type de discours n’est qu’une tentative grossière de faire primer l’idéologie néopatriarcale sur la réalité matérielle, afin de justifier l’intrusion de mâles dans les catégories féminines. Peu importe les artifices sociaux ou les perceptions subjectives : Khelif a bénéficié d’un développement pubertaire masculin complet, avec tous les avantages physiques que cela confère en boxe.

Nombre de voix, y compris de femmes se réclamant du féminisme, s’apitoient sur ces hommes, les qualifiant « d’intersexes », une désignation fallacieuse destinée à masquer une réalité biologique relativement simple. Elles arguent qu’ils doivent bien concourir quelque part. Or, les mâles 5‑ARD comme Khelif et Semenya ne subissent aucun désavantage par rapport aux autres hommes. Rien ne les empêche de concourir dans les catégories masculines.

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Caster Semenya, de cayotype 46,XY, est lui aussi atteint de déficit en 5‑ARD.

Mais là, évidemment, ils n’auraient plus d’avantage. Leur domination ne fonctionnerait plus. Ce qu’ils recherchent, c’est une victoire facile contre des adversaires physiquement désavantagées. Et tous les hommes qui gravitent autour, entraîneurs, sponsors et fédérations, ont tout intérêt à entretenir cette imposture. C’est une triche organisée, soutenue par un système qui, sous couvert de compassion, spolie les femmes.

Cette volonté de redéfinir le sexe en fonction d’éléments idéologiques tels que l’éducation « genrée » ou l’assignation « genrée » est une tactique politique qui vise à normaliser l’inclusion des hommes dans les espaces féminins. Or, le sport ne peut pas reposer sur des critères aussi flous : il repose sur des faits matériels mesurables. Imane Khelif est un homme, et le débat devrait s’arrêter là.

De manière plus générale, l’effacement du sexe au profit de l’identité de genre dans la législation érode les droits des femmes. En dissolvant la réalité matérielle du sexe dans une construction subjective, les lois rendent caduc le concept même d’être une femme au regard du droit.

Mais le plus grotesque, c’est peut-être qu’une coalition de gens qui prétendent lutter contre les stéréotypes, les normes de genre, souhaite imposer à la société entière l’idée que ce qui définit un individu, ce qui devrait déterminer sa catégorisation, etc., ce sont précisément ces normes. D’un même geste, et tout en évinçant la matérialité des corps sexués, ces gens réduisent le fait d’être une fille à des stéréotypes, à des normes sociales sexistes. Et ça, c’est progressiste ?

*

Francine Sporenda : Pouvez-vous expliquer quelle a été la stratégie adoptée par le mouvement transgenre pour se présenter comme une cause progressiste ?

Nicolas Casaux : Une des principales manœuvres qu’ont délibérément employée les idéologues trans afin de sacraliser la « cause trans » aux yeux des soi-disant progressistes a consisté à assimiler conceptuellement la « transidentité » à l’homosexualité. Pour ce faire, ils n’ont pas recouru à une méthode particulièrement sophistiquée. Ils se sont contentés de répéter en boucle et pendant des années que « la transidentité c’est comme l’homosexualité » et que « s’opposer à la transidentité, c’est comme s’opposer à l’homosexualité ». Le fait qu’ils aient pu — et qu’ils puissent toujours — bénéficier de relais dans les médias de masse supposément « progressistes » a énormément aidé. Et bien évidemment, dans ces médias, on ne discute jamais en détail des raisons pour lesquelles la transidentité serait « comme l’homosexualité ». C’est toujours pareil avec les idées trans. On martèle des slogans, mais on évite et on refuse même catégoriquement d’avoir des débats sur le fond. En fait, la transidentité n’a rien à voir avec l’homosexualité. L’homosexualité est une orientation sexuelle (parfaitement naturelle). La transidentité n’est pas une orientation sexuelle. L’homosexualité n’implique pas de nier l’existence du sexe ni de redéfinir des termes fondamentaux comme « fille », « femme », « garçon » et « homme ». L’homosexualité n’exige aucun traitement médical ou chirurgical. L’homosexualité ne se fonde pas sur des stéréotypes et des rôles sociaux et sexuels sexistes. Et ainsi de suite.

Les idéologues trans se sont aussi efforcés de présenter leur mouvement comme incroyablement discriminé, opprimé, etc. Ce faisant, ils ont touché une corde sensible de la gauche. Il existe en effet une tendance, à gauche, qui consiste à avaliser avec beaucoup trop d’empressement les revendications de quiconque se prétend discriminé, de quiconque se prétend opprimé par les normes culturelles dominantes. Cela a par exemple amené pas mal de gens de gauche à défendre des positions pro-pédophilie dans les années 1980.

Audrey A. : J’ajouterais que cette tendance de la gauche à adopter sans recul critique les revendications de ceux qui s’auto-déclarent discriminés ne s’étend curieusement pas aux féministes radicales (qui s’inscrivent sur la gauche de l’échiquier politique, voire à son extrême gauche). Elles, au contraire, se retrouvent diabolisées, traitées de TERF, de nazies, de fascistes, voire accusées d’être responsables de violences qui, dans la réalité, viennent précisément de ceux qu’elles dénoncent. L’ironie est frappante : la gauche « progressiste » offre un accueil inconditionnel aux idéologues trans, mais applique une censure brutale et immédiate aux féministes matérialistes qui contestent ces dogmes.

*

Francine Sporenda : La droite s’oppose à l’idéologie transgenre, la gauche, dans sa quasi-totalité, l’approuve et la défend. Quels sont les arguments donnés par la droite et la gauche pour justifier leurs positions sur cette question ?

Audrey A. : La division entre la droite et la gauche sur la question transgenre est superficielle ; aucun des deux camps ne défend les droits des femmes. En réalité, il s’agit d’une opposition entre un patriarcat traditionnel et une sorte de néopatriarcat. Leurs arguments respectifs ne sont pas des analyses objectives de la situation, mais le reflet des revendications des masculinistes qui dominent leur camp.

D’un côté, les hommes de la droite réactionnaire s’appuient sur un appel à la nature et une hiérarchie socio-sexuelle immuable, où le sexe est un fait biologique qui doit dicter les rôles sociaux de manière définitive. Le patriarcat traditionnel impose aux hommes une virilité normative et aux femmes un statut subalterne de reproductrices et de gardiennes du foyer. Dans cette perspective, l’ordre sexuel doit rester figé et toute transgression des rôles socio-sexuels est perçue comme une menace existentielle.

De l’autre, la gauche néopatriarcale enveloppe son agenda dans un langage de bienveillance, d’inclusivité et de progressisme, détournant le féminisme au profit de revendications sexuelles masculines déguisées en droits civiques. Son discours repose sur un chantage émotionnel qui exige des femmes qu’elles fassent preuve de compréhension et de compassion envers les fétiches sexuels masculins (cf. l’injonction « Be kind », à être gentille – et à se taire.) Sous couvert d’empathie et de « libération », elle valide l’auto-définition masculine en tant que « femme », effaçant ainsi la classe sexuelle des femmes et réduisant leur existence à une identité subjective accessible à tous les hommes qui la revendiquent. La gauche approuve l’idée qu’être une femme ou un homme n’a pas à avoir avec le corps sexué, mais avec un « ressenti » ou un « sentiment interne ». Elle adhère entièrement aux idées trans et les promeut.

Même si elles professent des objectifs différents, ces deux visions ont un même effet : favoriser les désirs des hommes, perpétuer leur domination, mais sous des formes adaptées aux intérêts spécifiques des groupes masculins qui les portent et qui s’affrontent.

La droite et l’extrême droite (rejoignant, en cela, la gauche) amalgament le transgenrisme aux revendications féministes et aux luttes pour les droits reproductifs des femmes, et font de l’idéologie du genre un pan de « l’ennemi global » à abattre, du « wokisme ». La droite appelle « woke » tout ce qui remet en cause le patriarcat traditionnel. L’avortement, la lutte contre les violences sexistes et sexuelles et la parité sont « woke ».

Ainsi, la lutte de la droite contre le transgenrisme s’inscrit dans une optique de contrôle du corps des femmes. Elle s’intègre directement dans l’agenda réactionnaire du Project 2025, qui vise à restaurer un ordre patriarcal où les femmes sont réduites à la maternité forcée. C’est dans cette dynamique qu’ont été supprimées les protections fédérales du droit à l’avortement avec l’annulation de Roe v. Wade, et que se multiplient les attaques contre la contraception et la pilule abortive​.

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La gauche institutionnelle, quant à elle, défend l’idéologie transgenre non pas par altruisme ou souci d’émancipation, mais parce qu’elle s’inscrit dans une continuité historique de la libération des sexualités masculines amorcée dans les années 1970. Ce mouvement, qui se réclamait de la révolution sexuelle, a en réalité favorisé la levée des restrictions patriarcales pesant sur le désir masculin, sans jamais remettre en question les rapports de domination entre les sexes. Aujourd’hui, la défense du transgenrisme par la gauche repose sur la même logique : garantir aux hommes l’accès inconditionnel aux corps et aux espaces des femmes.

Le cœur du discours progressiste sur le transgenrisme repose sur une adaptation progressiste du privilège masculin à disposer des corps des femmes et des enfants. Hier, c’était la révolution sexuelle et la gauche a défendu le droit des hommes à baiser qui, quand et comment ils veulent sans la moindre contrainte morale, d’où leur soutien intéressé à la pilule et au droit à l’avortement. (N’oublions pas la couverture de Libé de novembre 1977, « Apprenons l’amour à nos enfants »). Le tout sous l’égide intellectuelle de la pensée foucaldienne. Foucault, homosexuel et pro-pédophilie, avait de très fortes motivations personnelles dans cette conquête.

Dans les années 1970 et 1980, le mouvement transgenre était déjà en train de se former et d’entreprendre des actions de lobbying, comme l’illustre Nicolas à travers ses nombreuses analyses de revues de travestis, et autres symposiums de travestis sexuels de l’époque. Le fer de lance du mouvement est constitué des travestis sexuels masculins et des transsexuels autogynéphiles, tous hétérosexuels.

La gauche continue simplement aujourd’hui de défendre ce privilège des hommes à décider de ce que doivent être les femmes en fonction de leurs érections, et à pénétrer les espaces réservés aux femmes, sous prétexte d’une oppression de « genre ». Les travestis sexuels et transsexuels autogynéphiles se sont redéfinis comme des minorités opprimées, semblables aux homosexuels, et semblables aux femmes qui les intéressent bien plus.

La gauche néopatriarcale est cohérente. Elle inscrit le transgenrisme dans la même logique que la pornographie, la prostitution et la GPA : elle restructure le patriarcat autour d’une nouvelle marchandisation du corps des femmes sous couvert de tolérance et d’inclusion.

Enfin, à travers son soutien inconditionnel aux revendications trans, la gauche déroule une voie royale aux pires réactionnaires. Elon Musk lui-même a justifié son ralliement aux conservateurs par la transition de son fils, devenu « Vivian Jenna Wilson ». Trump a fait du rejet du transgenrisme un axe majeur de sa campagne. En promouvant les idées trans et donc en niant la binarité voire l’existence du sexe, la gauche permet à la droite de passer pour raisonnable, rationnelle, au moins en ce qui concerne la réalité sexuée de l’espèce humaine.

Nicolas Casaux : Les deux décrets présidentiels de Trump les plus appréciés, sur les 76 qu’il a signés, et peut-être même les seuls à avoir été appréciés par une majorité de la population états-unienne, sont celui qui vise à interdire la présence de mâles humains (y compris de ceux qui se disent « femmes trans ») dans les catégories sportives réservées aux femmes, et celui qui vise à ne reconnaître que deux sexes, mâle et femelle (comme des féministes l’ont relevé, ce décret contient également l’idée que la vie commencerait « dès la conception », qui y a été glissée dans une optique anti-avortement).

Autrement dit, les seules idées de Trump majoritairement appréciées par la population états-unienne sont des mesures d’opposition à des revendications transidentitaires. Ce qui explique pourquoi, en matière d’annonces publicitaires, Trump a investi davantage dans la critique du phénomène trans que dans n’importe quel autre domaine lors des dernières élections. Selon toute probabilité, la majorité des gens n’adhèreront jamais – et à raison – aux idées grotesquement absurdes qui composent le système de croyance transidentitaire. En les défendant, la gauche se tire une balle dans le pied.

*

Francine Sporenda : L’idéologie transgenre (qui a commencé avec des hommes travestis en femme et dont les motivations pour transitionner relevaient essentiellement d’une forme de fétichisme, l’autogynéphilie) est-elle misogyne, et peut-elle être considérée comme le plus récent avatar du backlash masculiniste ?

Audrey A. : Oui, l’idéologie transgenre est profondément misogyne. Et elle n’est pas seulement le dernier avatar du backlash masculiniste, c’est un backlash des minorités patriarcales : et plus précisément des fétichistes sexuels masculins, parmi lesquels le travestisme autogynéphile est prégnant. Ce backlash vient institutionnaliser les fétichismes sexuels des hommes sous couvert de droits civiques et d’inclusivité. Et au final, sans combattre le patriarcat traditionnel qui prône la masculinité virile – puisqu’ils se disent être des femmes. Mais les deux reposent sur une forme d’appropriation du corps des femmes.

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Un mouvement fondé sur l’érotisation de la subordination féminine ne peut être qu’intrinsèquement misogyne. L’autogynéphilie (AGP) est une paraphilie masculine, où des hommes tirent une excitation sexuelle du fait de s’imaginer ou d’être placés dans une position de soumission sexuelle. Cette mise en scène repose sur des accessoires et des stéréotypes « féminins » patriarcaux, où le féminin n’est perçu qu’à travers le prisme de l’objectification /de la subordination, objet de leurs fantasmes.

Ils bandent à travers tout l’attirail de la féminité patriarcale, du stéréotype de la putain à celui de la mère : bas résille, rouge à lèvres, jupe-talons, perruque, corset, faux seins, cuisses exposées, sans oublier les fétiches plus poussés, tels que le port de serviettes hygiéniques, les fantasmes d’allaitement ou la simulation d’une grossesse.

L’AGP n’est donc pas une identité, mais une obsession sexuelle : elle pousse ces hommes à transitionner afin de vivre en permanence dans leur version fantasmée et hypersexualisée de la « féminité », non par détresse existentielle, mais par pulsion érotique perpétuelle. Même ceux qui adoptent un vernis respectable sur les plateaux télé ne trompent pas les féministes : s’exhiber en petite jupette et croiser les jambes face à l’interviewer les émoustille.

La majorité de ces hommes ne sont pas opérés et n’ont aucune intention de l’être. Ce phénomène est amplement documenté, notamment à travers les récits d’hommes se qualifiant de « femmes trans », qui décrivent leur excitation sexuelle à porter des vêtements féminins ou à se projeter dans des rôles féminins patriarcaux.

Après l’écriture de Né(e)s dans la mauvaise société, je me suis éloignée de ce sujet pour me consacrer à un tout autre projet, comme tu le sais. J’interviens encore ponctuellement sur mon Substack et les réseaux, mais je refuse d’y consacrer autant d’énergie qu’auparavant. Mon engagement reste informel, notamment à travers mes échanges avec Nicolas, qui a, lui, poursuivi ce travail en amassant une quantité de portraits de « femmes  trans », c’est-à-dire, d’autogynéphiles influents au sein du mouvement transgenre. Sa méthode est simple : il ne fait que montrer l’énormissime misogynie déjà exposée en plein jour, sans artifices, sans interprétation excessive, juste en révélant ce qui est là, flagrant. Et pourtant, la société continue d’ignorer l’évidence. Cet aveuglement me dépasse totalement.

Le transgenrisme est une avancée progressiste pour les sexualités masculines, mais pas pour les femmes. C’est un projet patriarcal sous perruques et paillettes. Il ne lutte pas contre l’oppression des femmes, mais la redéfinit pour permettre aux hommes fétichistes d’y participer activement, sexuellement. En néopatriarcat, tout ce qui facilite la bandaison des hommes est progressiste.

*

Francine Sporenda : Comment expliquez-vous que cette idéologie et mouvement transgenre aient pu être aussi largement acceptés aussi rapidement ? (Cf. le fait qu’aux EU, certaines assurances prennent en charge les frais colossaux entraînés par un « changement de sexe » alors que les pilules contraceptives sans ordonnance ne sont pas remboursées ?)

Nicolas Casaux : En plus de ce que je soulignais plus haut, j’insisterai sur l’efficacité et l’intensité du lobbying trans. Depuis des décennies, des militants trans s’acharnent — vraiment, vraiment — à imposer leurs revendications. Peu de mouvements comprennent autant de militants aussi déterminés que le mouvement trans. Si ces gens étaient aussi déterminés à sauver la planète qu’à obtenir des pseudo-vagins artificiels remboursés par la sécu, plus aucune espèce sur Terre ne serait menacée d’extinction.

Audrey A. : Et parce que ce mouvement est porté par des hommes pour des hommes, et qu’il défend des revendications masculines. On parle d’un mouvement qui exige un accès illimité aux corps et aux espaces féminins, exactement comme le patriarcat l’a toujours fait, et qui mobilise des sommes colossales pour financer des opérations chirurgicales et hormonales, pendant que la contraception et l’avortement restent sous-financés, limités, et maintenant criminalisés. Un mouvement qui veut obliger la société entière à reconfigurer son langage pour satisfaire les fantasmes d’une poignée d’hommes, pendant que les revendications féministes fondamentales, comme le simple droit de ne pas être violée ou tuée par son conjoint, restent lettre morte. Si les militants trans avaient été majoritairement des femmes, jamais leur idéologie n’aurait bénéficié d’un tel appui institutionnel. Le pouvoir n’écoute que le pouvoir.

*

Francine Sporenda : Quels sont les problèmes (psychologiques, sociaux, etc.) vécus par les femmes (« trans widows ») dont le compagnon décide de transitionner et leur impose cette décision ? Est-ce une forme d’abus ?

Audrey A. : Sheila Jeffreys consacre un chapitre entier à ces abus sexuels et psychologiques, car il s’agit bien de cela : des dynamiques dignes des maltraiteurs classiques. Comme les femmes sous contrôle coercitif de leur conjoint, les « trans widows » subissent un impact psychologique, social et économique conséquent.

Le chapitre 4 de Gender Hurts expose la violence de ces situations : la manipulation affective, la culpabilisation, la pression pour accepter et participer à la transition du conjoint, au mépris total de leurs propres désirs et limites. Les femmes qui ne deviennent pas les ferventes supportrices de leurs conjoints seront effacées, réduites au silence et délégitimées dans leur souffrance, sous prétexte que seule l’affirmation de l’homme qui transitionne compte avant tout.

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Lorsqu’un homme décide de transitionner, son entourage est sommé d’applaudir son « héroïque quête d’authenticité » (on retrouve ainsi le mythe patriarcat de l’homme héroïque falsifié dans ton livre). Or, pour sa compagne, cela implique un bouleversement total, l’effondrement de la relation qu’elle croyait construite sur des bases solides. Nous pouvons objecter qu’en patriarcat, ces « bases solides » sont toujours fondamentalement croulantes, car elles reposent sur une asymétrie structurelle entre les sexes et enfumée dans l’opium de l’amour : l’amour des femmes envers les hommes qui les exploitent, et toujours aveugles et/ou dans le déni de cette exploitation. Ainsi, comme dans nombre de relations de couple au long terme avec un homme, ces femmes décrivent une profonde détresse psychologique, un sentiment de trahison et une absence totale de prise en compte de leur souffrance par la société. Schéma que l’on retrouve concernant les femmes d’abuseurs classiques. Elles sont en plus sommées par la société de soutenir inconditionnellement leur conjoint, sous peine d’être accusées de transphobie.

Beaucoup d’entre elles vivent une forme de stress post-traumatique, des troubles du sommeil, une dépression et des pensées suicidaires – encore une fois, comme dans toute relation hétéronormée, abusive par design. Nombre de témoignages révèlent des formes d’abus psychologiques que ces hommes leur infligent. Leur conjoint minimise ou méprise leur détresse, insistant sur le fait qu’elles doivent « évoluer » et se « montrer solidaires », et l’on retrouve ici l’injonction à « être gentille » du mouvement trans à destination des femmes. Il s’agit purement et simplement de gaslighting. Si elles se plaignent de l’égoïsme de leur mari, on leur dit qu’elles sont « malades », qu’elles « imaginent des choses », et que leur rôle est d’accompagner docilement leur conjoint dans sa nouvelle identité. Un rôle somme tout très traditionnel, n’est-ce pas ? Celui de la maman.

D’autres sont contraintes de jouer un rôle actif dans la « féminisation » de leur mari, l’aidant à choisir ses vêtements, à se maquiller, et parfois même à cautionner des mises en scène sexuelles répugnantes où elles deviennent des participantes forcées à un fétichisme qui les écœure. (Le rôle de la putain). Toute l’activité du couple tournera autour du fétichisme de l’homme puisqu’il a décidé de vivre son fantasme 24h/24.

Ensuite, le fétichisme trans du mari impacte directement le niveau de vie. Une grande partie des finances sont redirigées vers la transition, dans l’achat de vêtements, de maquillage, de traitements hormonaux et de chirurgies pour leur conjoint. D’autres subissent un divorce précipité qui les laisse sans ressources. Socialement, elles se retrouvent exclues de leur propre cercle : amis et familles choisissent souvent de soutenir le conjoint trans, le percevant comme une figure progressiste et courageuse, tandis que la femme est reléguée au rôle de « réactionnaire » qui ne comprend pas son époque et qui se trouve du mauvais côté de l’histoire.

Les veuves trans témoignent depuis près de 30 ans maintenant et dénoncent une idéologie qui sacralise le ressenti masculin au détriment des femmes, et qui refuse d’admettre l’impact destructeur de la transition sur les épouses. Mais on ne les écoute toujours pas. À cela, nous pourrions objecter que, depuis plus de cinquante ans, les féministes radicales démontrent que les relations hétérosexuelles, par définition hétéronormatives en société patriarcale, se construisent systématiquement au détriment des femmes. Elles soulignent que la meilleure manière de se prémunir des violences sexuelles et de faire progresser la société serait tout simplement de ne pas se lier aux hommes. Mais cette vérité est toujours rejetée, ridiculisée, balayée sous le paillasson de l’amour.

Loin d’être une remise en question du rapport de domination qui structure l’hétérosexualité, le récit trans affirmatif ne fait que réactualiser une vieille injonction : celle d’une loyauté inconditionnelle à l’ego masculin en érection.

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Francine Sporenda : Une des principales conséquences du mouvement transgenre a été de diviser profondément le féminisme : d’une part, les féministes libérales le soutiennent, tandis que les féministes radicales s’y opposent, et d’autre part, un certain nombre de féministes, concentrant tous leurs efforts sur leur lutte contre ce mouvement et oubliant que les objectifs féministes ne peuvent se réduire à cette seule lutte, sont passées à l’extrême droite avec qui elles entretiennent des rapports cordiaux. Pourquoi cette dérive de ces féministes vers l’extrême droite, quelles sont les manifestations et quelles en seront les conséquences pour le féminisme ?

Audrey A. : Les féministes non radicales, qu’elles se revendiquent libérales ou conservatrices (version tradwife aujourd’hui), ont toujours servi les intérêts des hommes contre ceux de la classe sexuelle des femmes. De Femmes de droite d’Andrea Dworkin à « sex work is work », le mécanisme reste inchangé : défendre leurs liens aux hommes tout en prétendant qu’il s’agit de féminisme.

Pour bien définir les termes, rappelons qu’en dehors du féminisme radical (le seul féminisme, en réalité), les faux féminismes regroupent toutes les idéologies qui reconditionnent l’exploitation et l’oppression féminine en un choix empouvoirant. Ils valident l’idée qu’une femme est libre dès lors qu’elle donne aux hommes exactement ce qu’ils attendent d’elle, du moment qu’elle prétend le faire par sa volonté propre. Autrement dit, l’émancipation ne consisterait plus à refuser l’oppression, mais à l’embrasser avec le sourire et de manière enthousiaste. Il faut pour cela imaginer des syndicats ouvriers adoptant une doctrine où ils offrent aux patrons tout ce qu’ils exigent, en affirmant que travailler jusqu’à l’épuisement pour un salaire de misère est une forme de liberté. On appellerait cela le syndicalisme libéral. Ah. Cette comparaison est peut-être déjà dépassée. Alors, il faut plutôt imaginer des esclaves des États du Sud, à l’époque de l’esclavage officiellement légal, développant une éthique de service censée les « empouvoirer » : Nous décidons nous-mêmes de servir les maîtres blancs, et nous les servons avec une fierté féroce, retrouvant ainsi notre liberté à travers notre choix actif. L’esclavage, s’il est « choisi », deviendrait alors un acte d’émancipation. C’est la logique des féministes libérales et conservatrices.

Si le féminisme était déjà fragmenté, le transgenrisme l’a pulvérisé. D’un côté, les féministes libérales et conservatrices, qui ont toujours soutenu les intérêts masculins au détriment des femmes. De l’autre, les féministes radicales, qui perçoivent cette idéologie comme une mutation du patriarcat. Mais à cette division s’ajoute un phénomène plus inquiétant : certaines féministes, autrefois identifiées comme radicales, et d’autres qui se revendiquaient simplement comme « critiques du genre », ont focalisé tous leurs efforts sur la lutte anti-trans, au point de se compromettre avec la droite réac’ et l’extrême droite. Elles s’appuient sur une stratégie du « The Devil we know » (le diable que l’on connaît), convaincues qu’il est préférable de composer momentanément avec le patriarcat traditionnel, celui des réactionnaires, des conservateurs et des chrétiens, afin d’affronter ce néopatriarcat des hommes minoritaires aux contours plus insidieux. Minoritaires au sens numérique, puisqu’on les retrouve dans toutes les strates de pouvoir et de manière suffisamment concentrée parmi les décideurs pour faire bouger très rapidement les législations.

Elles commettent une erreur fatale en prêtant aux réacs’ une forme d’honnêteté, sous prétexte qu’ils n’avanceraient pas masqués. Elles pensent pouvoir s’allier temporairement avec eux pour repousser le transgenrisme, puis se retourner contre eux une fois la menace écartée. Après tout, leurs ancêtres ont déjà vaincu ce patriarcat-là, pensent-elles. Mais elles sous-estimaient à quel point cette stratégie servirait surtout les intérêts des hommes.

Ce qui s’est passé, c’est que la droite réactionnaire s’est frotté les mains. Elle a flairé l’aubaine et a joué les alliés stratégiques, offrant aux féministes « critiques du genre » (gender-critical) exactement ce qu’elles voulaient entendre : des campagnes massives pour protéger les espaces des femmes, défendre le sport féminin, sécuriser les prisons, interdire les mutilations des mineurs. 250 millions de dollars. C’est ce qu’ils ont investi sur ces thèmes lors des dernières élections aux États-Unis.

Et puis, ils la leur ont mise bien profond.

Une fois l’élection gagnée, ils ont déroulé leur véritable agenda : interdiction de l’avortement, de la pilule du lendemain, démantèlement des droits reproductifs, suppression des mesures contre les discriminations sexuelles, retour en force de la maternité forcée. Elles ont cru instrumentaliser la droite, mais c’est la droite qui les a instrumentalisées. Elles ont ouvert grand la porte, et le patriarcat réactionnaire est entré comme chez lui.

Les Executive Orders de Trump sur le sexe, bien que semblant contrer l’idéologie trans, ont servi d’outil de contrôle patriarcal. Son décret définissant le sexe biologique dès la conception reprend la rhétorique des militants anti-avortement ouvrant la voie à la criminalisation de l’IVG et des comportements des femmes enceintes (jugées comme mettant le fœtus à risque, ce qui est très flou), ainsi que l’interdiction de la pilule du lendemain. Ce décret, rédigé par May Mailman, proche de la Federalist Society et de la Heritage Foundation, s’inscrit dans le plan stratégique du Project 2025, qui vise à restaurer un patriarcat autoritaire sous couvert de « vérité biologique ». Parallèlement, Trump a annulé une interdiction de discrimination sexuelle dans les contrats fédéraux, affaiblissant la position des femmes dans le travail et les institutions. En politique internationale, il a réintroduit la Global Gag Rule, limitant les financements aux ONG soutenant l’avortement, et réintégré les États-Unis dans la Déclaration du Consensus de Genève, une coalition anti-choix. Son administration a également tenté de supprimer le terme « genre » des documents de l’ONU, non pas pour protéger les femmes et le remplacer par le sexe, mais pour effacer leurs droits reproductifs et les violences sexistes du débat global. Enfin, concernant les sports des femmes, l’administration Trump a abrogé une directive de l’ère Biden sur l’application du Title IX aux rémunérations des athlètes universitaires, notamment concernant les revenus liés au Name, Image, and Likeness (NIL). La directive Biden contraignait les universités à répartir équitablement jusqu’à 20,5 millions de dollars de revenus NIL entre les athlètes masculins et féminins. Cette abrogation permet maintenant aux établissements de revenir à leur dispositif initial, qui alloue la majorité des fonds aux joueurs de football et de basket-ball masculins.

Ces décrets ne défendent donc pas les femmes contre le transgenrisme, ils servent à naturaliser leur subordination, consolidant un patriarcat où elles sont réduites à leur fonction reproductive. S’y rallier était un piège : il ne s’était jamais agi de défendre le sexe, mais de réimposer une hiérarchie sexuée oppressive classique.

La gauche avait déjà expulsé les critiques du transgenrisme de son camp, les qualifiant de TERFs et de nazies. En se tournant vers la droite, en applaudissant Trump (suivi du salut nazi de Musk), ces femmes ne font que valider l’accusation, ce qui marginalise encore plus la pensée féministe, et amalgame inextricablement les droits reproductifs des femmes aux revendications sexuelles néo-patriarcales.

Le transgenrisme est bien une offensive du néopatriarcat, qui restructure la domination masculine en effaçant la matérialité du sexe. Mais la réponse ne peut pas être un retour au patriarcat traditionnel ni une alliance avec des forces qui combattent les droits fondamentaux des femmes. Comme tu le dis si bien : Face, ils gagnent, pile, on perd.

Les femmes critiques du genre n’auraient pas dû se laisser instrumentaliser. Elles auraient dû refuser l’injonction au silence de la gauche tout en rejetant les pièges de la droite. Lutter contre l’idéologie trans ne signifie pas abandonner le reste des femmes aux grossesses forcées.

*

Francine Sporenda : Que pensez-vous de la décision de Trump d’interdire les « changements de sexe » aux mineur·es ? Pensez-vous que cette décision va porter un coup d’arrêt à l’idéologie transgenre ? Ne va-t-elle pas donner un statut de martyr et de victime de l’extrême droite aux transgenres ?

Audrey A. : Non seulement ce décret érige le mouvement trans en martyre, mais il a déjà été bloqué par le juge fédéral Brendan Hurson, réduisant ainsi sa portée à un simple coup politique. L’Executive Order de Trump, qui visait à exclure les mutilations génitales des programmes d’assurance fédéraux comme Medicaid et TRICARE, n’interdisait même pas directement les chirurgies ou les traitements hormonaux sur mineurs.

En réalité, les riches continueront de financer les mutilations de leurs enfants, les hommes adultes fétichistes pourront toujours s’offrir toutes les chirurgies qu’ils veulent, et les grandes cliniques privées ne perdront pas un centime. Loin d’être une véritable interdiction, ce décret permet surtout aux transactivistes de se poser en victimes de la répression du Nerd Reich, renforçant ainsi leur emprise idéologique et leur statut d’opprimés de convenance.

Pendant que l’opinion publique est distraite par le pseudo-combat de Trump et Musk contre l’idéologie trans, leur gouvernement a avancé sur leur vrai objectif : restaurer un ordre patriarcal traditionnel. Le même décret sur le sexe contenait une clause affirmant que le sexe existe « dès la conception » (entendre, dès l’insémination), un cadeau en or aux militants anti-avortement qui parvienne à criminaliser l’IVG et les fausses couches.

Cette interdiction bidon offre une récompense politique inespérée aux fétichistes masculins néopatriarcaux : elle les positionne en tant que martyres, opprimés par « l’extrême droite fasciste ». Comme toujours, les hommes gagnent dans les deux camps : les AGP riches continueront leur travestisme sans restriction, avec chirurgie et hormones en prime s’ils y tiennent (mais comme nous l’avons vu, ils tiennent plus à leurs érections). Les parents aisés continueront de mutiler leurs enfants, financés par des cliniques privées. Et si certaines filles ne sont plus mutilées, peut-être mourront-elles plus tard de complications de grossesse à risque, après un viol.

Le mouvement trans, lui, se repositionne comme un mouvement de « résistance » antifa face au Project 2025.

Les femmes, elles, sont les véritables perdantes, forcées d’accepter les injonctions à l’inclusivité sous peine d’être assimilées à Trump et ses sbires, et en plus, privées de leurs droits basiques.

En résumé, Trump joue les anti-trans, mais ne touche pas au pouvoir des fétichistes masculins. Pire encore, il offre au transgenrisme une légitimité morale en le plaçant dans le camp des « opprimés », renforçant son emprise culturelle. Un coup d’esbroufe qui, comme toujours, se fait au détriment des femmes.

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Francine Sporenda : Pensez-vous que l’appui inconditionnel apporté par les Démocrates au mouvement transgenre a joué un rôle dans leur défaite face à Trump ?

Nicolas Casaux : Oui, je pense, et de nombreux démocrates états-uniens l’admettent et en discutent, comme Sam Harris. Il s’agit aussi de ce que montrent des sondages. Des sondages ont aussi montré qu’une majorité des états-unien∙nes étaient opposé∙es à l’inclusion des soi-disant « femmes trans » dans les sports réservés aux femmes. Les gens ne sont pas entièrement dupes. A priori, lors de sa campagne, Trump a dépensé davantage d’argent pour des annonces sur le sujet trans que sur tout le reste. Il n’aurait pas fait ça si le sujet n’avait aucun intérêt pour la plupart des gens. Donc un rôle, oui. Clairement. Cela dit, l’ampleur de ce rôle est très difficile à quantifier. Ce qui est sûr, c’est que la droite capitalise énormément sur l’anti-wokisme, disons. Si cet anti-wokisme s’en prend à tout et n’importe quoi, y compris à des combats parfaitement légitimes, comme le féminisme et l’écologie, il comprend aussi un rejet des idées trans, qui sont, elles réellement nuisibles.

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Francine Sporenda : Quand tu m’as interviewée, Audrey, on a abordé la question du caractère anti-évolutif du patriarcat. Je crois que cette question t’intéresse beaucoup et que tu voudrais y revenir ?

Audrey A. : Oui, en effet ! J’avais rencontré la notion du patriarcat comme anomalie évolutive chez l’anthropologue et historienne Max Dashu, qui parle de « male adaptation » (en anglais). Le patriarcat est maladaptatif. Et comme toute anomalie mal-adaptative, il est voué à l’autodestruction. L’homme patriarcal n’a pas seulement soumis les femmes, il détruit aussi son propre environnement, ravage ses écosystèmes et compromet sa propre survie à long terme. Comme tu le faisais remarquer, aucun animal ne détruit son propre habitat au point de menacer l’existence de son espèce tout entière. Le patriarcat n’est donc pas seulement un système oppressif : il est ainsi fondamentalement pathologique.

Si la sélection naturelle était réellement à l’œuvre, le patriarcat n’aurait jamais dû exister aussi longtemps. Il a perduré parce qu’il a su imposer la domination des médiocres à travers les génocides, les violences sexuelles, le pillage, et en récompensant les traits sociopathiques qui le maintiennent encore aujourd’hui. Donald Trump, Elon Musk, Peter Thiel, Vladimir Poutine et Andrew Tate en sont les figures de proue, les cavaliers de l’apocalypse.

Je pousserais la métaphore en disant que le patriarcat est un cancer évolutif, que cette métastase patriarcale s’est propagée en neutralisant systématiquement les défenses immunitaires des sociétés humaines. Par l’extermination physique des populations matrilocales et des groupes résistant à son expansion, il a effacé les alternatives viables à son modèle[1]. Les génocides historiques ne sont pas des accidents de parcours, mais des mécanismes intrinsèques à l’expansion patriarcale, en éliminant les contre-modèles qui auraient pu démontrer sa dysfonctionnalité.

Les violences sexuelles, loin d’être périphériques, constituent un outil central de ce système en brisant la résistance des femmes par la terreur systémique et la menace permanente. Elles ne sont pas des déviations individuelles, mais des techniques de contrôle collectif, consciemment tolérées, car fonctionnelles pour maintenir la subordination féminine.

Le pillage économique et environnemental a ensuite créé les conditions matérielles nécessaires à la perpétuation du système en concentrant les ressources entre les mains des hommes qui assurent la reproduction du modèle patriarcal. Ce n’est pas un hasard si les empires coloniaux européens ont systématiquement détruit les structures sociales matrilinéaires qu’ils rencontraient. Les lois réprimant la sexualité des femmes que l’on retrouve dans les anciens codes, tels que le Code d’Hammurabi, les anciennes lois assyriennes ou encore l’ancien code hébraïque, comme l’a montré Lerner[2], existaient précisément parce que les sociétés conquises avaient leurs propres organisations sociales, où les femmes étaient libres, polyandres, et détentrices de droits que le patriarcat devait annihiler pour s’imposer. Ces codes de lois n’avaient qu’un but : imposer aux sociétés vaincues le modèle socio-sexuel patriarcal, et ainsi protéger les intérêts des conquérants. C’est la raison d’être de l’État, l’imposition et la perpétuation du modèle.

Ce schéma s’est répété à l’époque moderne, notamment en Amérique, où les colons ont brisé les structures des sociétés autochtones égalitaires, qui avaient jusqu’alors résisté[3]. Certes, le continent abritait une diversité de sociétés, certaines égalitaires, d’autres hyperpatriarcales. Peut-être que sans l’arrivée des colons blancs, ces dernières auraient fini par écraser et absorber les sociétés égalitaires. Car, inévitablement, les sociétés patriarcales (patrilinéaires ou matrilinéaires, peu importe dès lors que l’organisation est patrilocale[4]) fonctionnent par accumulation en exploitant les femmes comme esclaves et ressources et en surexploitant leur environnement jusqu’à son épuisement. Ce modèle autodestructeur les contraint à l’expansion constante, à dévorer sans cesse de nouveaux territoires en assimilant ou annihilant les peuples égalitaires qui s’y trouvent. C’est pourquoi je le compare à un cancer métastasique. Il dévore tout ce qui l’entoure et rend toute rémission impossible s’il n’est pas entièrement éradiqué.

Les figures emblématiques du patriarcat contemporain, qu’il s’agisse des broligarques technologiques comme Musk et Thiel, des autocrates comme Poutine, des démagogues comme Trump ou des entrepreneurs de la masculinité toxique comme Tate, n’ont pas émergé par accident. C’est ce que tu exprimes dans la dernière partie de ton livre, ils sont les produits d’un système qui sélectionne et récompense précisément leurs traits : impulsivité, insensibilité aux souffrances d’autrui, obsession du contrôle, fragilité existentielle, narcissisme pathologique et vision à court terme.

Ces traits, catastrophiques pour l’avenir de l’espèce, sont avantageux dans une compétition individuelle des mâles au sein du système patriarcal. Tu notes que le modèle capitaliste néolibéral a poussé cette logique à son paroxysme en récompensant financièrement et socialement les comportements les plus prédateurs, tout en punissant économiquement l’empathie et la coopération. Les femmes en sont les plus grandes perdantes et continuent pourtant à déployer des trésors d’empathie envers les hommes et à les reproduire : contre toute évidence, comme le dirait Dworkin, sans en tirer la conclusion qui s’impose, elles persistent à vouloir croire que les hommes patriarcaux sont au fond encore humains. Contre toute évidence…

Ce paradoxe illustre pourquoi la sélection naturelle, centrée sur la survie de l’espèce, aurait dû éliminer ce modèle depuis longtemps : ce qui est « adaptatif » à l’échelle de la compétition intragroupe patriarcale est profondément nuisible pour la survie collective de l’espèce. Le patriarcat a créé un environnement artificiel où les traits les plus destructeurs sont devenus temporairement « adaptés » (environ 6000 ans sur 200 à 150 000 ans d’existence d’Homo sapiens), à l’image d’un cancer qui prospère tout en tuant son hôte.

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Femmes Khasi en Inde.

Il est particulièrement pertinent de parler d’anomalie évolutive, d’autant qu’elle se manifeste à plusieurs niveaux. D’abord dans notre physiologie même : le dimorphisme sexuel humain est relativement modéré comparé à d’autres espèces, suggérant que les différences de forces physiques entre hommes et femmes, comme chez nos cousines bonobos, n’expliquent pas la domination masculine des sociétés patriarcales. Notre évolution a privilégié l’intelligence collective et la coopération, pas la force brute[5].

Ce qui est frappant, c’est que même dans les espèces où le dimorphisme est extrême, comme chez les chimpanzés communs (Pan troglodytes), où les mâles peuvent être jusqu’à 30–40 % plus massifs que les femelles, et avec les gorilles, où cette différence peut atteindre 100 à 200 %, la force supérieure des mâles sert principalement à affronter d’autres mâles, très rarement à contraindre les femelles. Les femelles conservent leur autonomie sexuelle et reproductive. Et elles vont baiser les mâles plus jeunes et plus petits. Les mâles dominants dominent les autres mâles avant tout, il s’agit d’une hiérarchie essentiellement masculine. C’est aussi le cas chez nous, sauf que les masculinistes homophiles revendiquent les femmes, et un droit à les exploiter, là où les primates n’en font rien. Rappelons aussi que chez nos cousines primates, ce sont elles qui harcèlent sexuellement les mâles et qui initient les rapports sexuels, mais elles ne les tuent pas s’ils se refusent à leurs ardeurs ! Elles vont voir ailleurs. Le patriarcat est une véritable inversion mal-adaptative de l’ordre naturel.

On peut aussi dire que le patriarcat opère une sélection inversée : la sélection des élites patriarcales est une sélection dysfonctionnelle qui favorise les individus les moins aptes à assurer la prospérité collective. En valorisant les violences sexuelles, le vol, l’exploitation et la domination à court terme, il sélectionne des dirigeants dont les qualités sont fondamentalement anti-adaptatives dans un monde de ressources limitées où la coopération est essentielle. Il valorise ensuite les violences sexuelles dans le cadre du cahier des charges de la masculinité virile, et leur accorde l’impunité, notamment en organisant l’inapplication des lois, ou le sabordage interne (in-built) des lois visant à protéger les femmes et les enfants. Cette impunité systémique est un mécanisme central du patriarcat qui perpétue le contrôle sur les corps et l’autonomie des femmes.

Enfin cette sélection dysfonctionnelle s’observe particulièrement dans la composition des élites économiques et politiques. Les qualités qui permettent d’accéder au pouvoir dans un système patriarcal (assertivité, caprice, irrationalité, insensibilité aux conséquences sociales, individualisme prédateur) sont précisément celles qui rendent ces leaders inaptes à gérer durablement les ressources communes. Les études sur les profils psychologiques des dirigeants d’entreprises montrent d’ailleurs une surreprésentation de traits narcissiques et psychopathiques comparée à la population générale. Le patriarcat crée ainsi un environnement qui récompense les comportements les plus nuisibles à long terme pour l’espèce, tout en marginalisant les qualités de coopération, d’empathie et de vision à long terme typiquement associées aux sociétés plus égalitaires. C’est une forme de contre-sélection qui explique l’incapacité chronique des sociétés patriarcales à résoudre les crises existentielles comme le changement climatique ou l’extinction massive des espèces.


  1. Voir les destins des sociétés matriarcales recensées par Heide Gottner Abendroth dans son livre Les Sociétés matriarcales et avant elle, Bachofen. Pour celles qui seraient intéressées et qui n’ont pas le courage de lire l’ouvrage entier The Mothers, le RAD (Radical antropology group) de l’Université East London a produit un abrégé téléchargeable sur internet.
  2. Gerda Lerner, The Creation of patriarchy, 1986.
  3. Angela Saini, The Patriarchs, 2023.
  4. Nicole Chevillard et Sébastien Leconte, Travail des femmes, pouvoir des hommes, 1987.
  5. Riane Eisler, Nurturing our humanity (2019), et tous les livres de Sarah Blaffer Hrdy…

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Article mis en ligne le 1er avril 2025
Les Soulèvements contre la Terre ? (par Nicolas Casaux)

Les Soulèvements de la Terre ont récemment publié un texte intitulé « La lutte contre les licenciements dans l’industrie est une lutte écologiste », cosigné par la CGT Total Energies Grandpuits, Les Soulèvements de la terre, Les Amis de la Terre France et Extinction Rébellion.

Le texte soulève une question difficile : quelle position adopter face aux vagues de licenciements qui frappent les secteurs industriels ? Cette question est centrale pour tout courant écologiste conséquent. Malheureusement, les réponses avancées par les Soulèvements & Co. sont terriblement ambiguës, voire rentrent en contradiction directe avec des principes que les Soulèvements défendent par ailleurs.

D’abord, les Soulèvements nient « que les travailleurs » soient « responsables ou complices de la pollution et des ravages environnementaux ». Aucune responsabilité, aucune complicité. Aucune nuance, surtout. Un bon gros déni de réalité.

En 2012, une polémique sur le rapport de la gauche à l’emploi, à l’industrie et aux ouvriers avait opposé François Ruffin aux Grenoblois de Pièces et Main d’Œuvre (PMO) et à Fabrice Nicolino, entre autres. PMO avait par exemple rappelé cette évidence que « les crimes de la société industrielle aussi sont commis par ceux qui ne font “que leur boulot” » — « Nous sommes des fils d’Eichmann », disait Gunther Anders. Camille Serda, des « Amis de l’Égalité », remarquait : « Peut-on participer à la fabrication de produits qui tuent (produits chimiques, armes, produits industriels radioactifs, etc.) sans avoir à assumer, comme producteur actif, une part de responsabilité dans la fabrication et la propagation de ces poisons ? Notre réponse est NON. Il n’est pas possible de fabriquer de la mort manufacturée, que ce soit du PVC, des pesticides, des armes, des produits radioactifs, sans avoir à assumer ces fabrications et leurs utilisations criminelles. Sans la participation active des salariés à ces industries de la mort, les capitalistes seraient dans l’impossibilité de les produire, pas plus en France qu’ailleurs. »

Ces échanges entre Ruffin, PMO, Nicolino, etc., ont été publiés dans un excellent petit livre, intitulé Métro, boulot, chimio (éditions Le Monde à l’envers, 2012), que je vous recommande vivement.

La responsabilité du désastre est très inégalement distribuée. Les chefs d’État, les « décideurs politiques », les gouvernants, etc., en portent la majeure partie. Mais nier entièrement toute complicité des travailleurs et travailleuses dans la catastrophe sociale et écologique est simplement grotesque.

Ensuite, le texte des Soulèvements affirme que « la lutte contre les licenciements est une lutte écologiste », appelle à « interdire tout licenciement », prend la défense, notamment, des emplois chez « Vencorex, Arcelor Mittal, Michelin, Auchan, Airbus, Valeo », au prétexte qu’on pourrait un jour « socialiser » les usines pour permettre leur « reconversion écologique entre les mains de ceux qui en ont l’intérêt : les travailleurs et les habitants ». Cette ligne, héritée des vieux rêves d’autogestion industrielle, repose sur deux idées hautement douteuses.

Mais avant d’y venir, un rappel. Que produit, par exemple, Vencorex ? Comme le souligne Tomjo dans un texte paru hier et que je vous encourage à lire, intitulé « Les Soulèvements de l’industrie verte », la CGT nous décrit en détail l’importance de l’entreprise :

« De Vencorex dépend donc un grand nombre d’entreprises et parmi elles, certaines dont l’activité est stratégique et assure la souveraineté nationale dans les domaines de la défense, de l’industrie spatiale, du nucléaire ou du sanitaire. Le sel, extrait des mines de Hauterives par Vencorex est purifié sur la plateforme de Pont de Claix qui autoconsomme et en revend à Arkema (Jarrie). Ce sel français, de pureté inégalée, sert à la production de chlore pour Arkema et à la production de perchlorate de sodium, source unique d’approvisionnement d’Ariane Group pour la fabrication du propergol chargé dans les boosters d’Ariane 6 et dans les missiles stratégiques M51 équipant nos forces de dissuasion nationales. Le chlore produit sur la plateforme de Jarrie sert, entre autres à la fabrication d’éponges de Zirconium par Framatome, utilisées dans les réacteurs nucléaires civils. »

Excellent, n’est-ce pas ? Il serait vraiment dommage qu’une telle entreprise ferme. Venons-en aux deux idées douteuses du texte des Soulèvements.

D’abord, il véhicule une croyance en la possibilité de reconvertir les infrastructures industrielles et les machines en outils écologiques. L’idée que l’on pourrait transformer des raffineries, des usines de chimie lourde, des chaînes de montage automobile en sites de production écologique relève sans doute du fantasme. Ces infrastructures et ces machines sont conçues pour produire à grande échelle des objets nuisibles — en mobilisant une logistique mondiale, des chaînes d’approvisionnement extractives, des quantités d’énergie et de matériaux incompatibles avec toute soutenabilité. « Socialiser » ou « reprendre » ces machines ne les rendra pas moins polluantes, moins nuisibles.

Selon toute probabilité, la reconversion industrielle « écologique » est un mythe. Ce qu’on appelle ainsi, dans la réalité, c’est la poursuite de la même logique sous une autre étiquette (voitures électriques, bioplastiques, etc.). Croire qu’un collectif ouvrier, même animé des meilleures intentions, pourra « détourner » ces infrastructures de leur fonction première, c’est compter sur une sorte de miracle, au lieu de bien prendre en compte les tenants et les aboutissants des « moyens de production » contemporains.

Deuxième écueil : défendre aujourd’hui les emplois industriels au nom d’un hypothétique chambardement éco-industriel à venir. Même si l’on admettait que ces reconversions étaient possibles, ce qui est extrêmement douteux, encore faudrait-il qu’elles soient probables. Or tout, aujourd’hui, indique l’inverse : les logiques dominantes suggèrent que ce scénario est hautement improbable. En attendant ce grand soir éco-industriel, le texte encourage à maintenir coûte que coûte la production actuelle, c’est-à-dire à prolonger la destruction du monde vivant pour défendre l’emploi.

C’est là que le texte est le plus problématique : il avalise une forme d’« attentisme écocidaire », il souhaite continuer à faire tourner les usines à cracher du poison au nom de l’espoir qu’un jour, peut-être, elles confectionneront des fleurs. Un compromis terriblement douteux qui sacrifie le présent au nom d’un avenir imaginaire. Et qui, au passage, légitime l’idée que la justice sociale devrait encore passer par le travail dans l’industrie, au lieu de chercher des voies d’émancipation hors de ce cadre.

Le plus frappant dans cette contradiction, c’est qu’elle émane d’un mouvement — les Soulèvements — qui, par ailleurs, appelle à la démission, à la désertion, à la sortie du travail nuisible. Des textes circulent qui encouragent à quitter les emplois nuisibles, à retrouver d’autres formes de subsistance, à reconstruire des territoires autonomes.

Mais alors, comment peut-on, dans le même mouvement, défendre la continuité des emplois industriels — fût-ce au nom d’une fantomatique éco-reconversion future ? Soit on appelle à sortir du travail nuisible, soit on se bat pour le maintenir. Les deux, ça marche pas.

Ce n’est pas faire preuve d’hostilité, ni de sectarisme, que de souligner cette incohérence. C’est au contraire un appel à clarifier les lignes. Si nous voulons sérieusement sortir du monde industriel, alors nous devons cesser de le défendre, même indirectement, au nom de « l’emploi ».

Plutôt que de sauver les emplois industriels, il faudrait organiser leur dépassement. Concevoir ces licenciements comme des brèches, en faire des opportunités — ce qui est, certes, autrement plus complexe que de se contenter de défendre l’emploi industriel.

Sortir de l’industrie est une urgence écologique. Ne pas encourager cette sortie, c’est trahir l’écologie.

Nicolas Casaux

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Article mis en ligne le 29 mars 2025
Non, la technologie n’est pas neutre (par Nicolas Casaux)

(L’image de couverture, c’est un tableau de l’artiste d’origine hawaïenne Herb Kawainui Kāne (1928–2011). Cette peinture, intitulée « Kā’anapali 200 Years Ago » (soit « Kā’anapali il y a 200 ans », Kā’anapali désignant un lieu sur la côte de l’île de Maui), est une des représentations les plus connues que Kāne a faites de l’ancienne Hawaï.)

On entend souvent dire que la technologie est un simple outil, qu’elle n’est ni bonne ni mauvaise en elle-même, qu’elle est « neutre », que tout dépend de l’usage qu’on en fait. Ce préjugé est souvent invoqué pour éviter toute remise en cause profonde du développement technologique. Or, la réalité est bien différente. Toute technologie possède des implications à différents niveaux et de différents ordres : en matière de conception, de production et d’usage. D’une part, cela n’a rien de « neutre », et d’autre part, il s’ensuit que certaines technologies sont compatibles avec une société égalitaire et démocratique, tandis que d’autres ne le sont pas.

1. La conception

Avant même la production matérielle, chaque technologie commence par une élaboration intellectuelle : elle doit être conçue sur le plan idéel. Elle est d’abord un concept, une idée qui naît dans un cadre spécifique et qui répond à certains besoins ou objectifs. Or, ces exigences et circonstances conceptuelles conditionnent déjà – au moins en partie – les effets qu’elle aura sur la société.

Une technologie émane d’un rapport au monde, d’une manière de l’habiter, de l’exploiter ou de le respecter. Certaines sociétés ont conçu le tipi, le canoë et la poterie, tandis que d’autres ont conçu la bombe atomique, la tronçonneuse et le chevalet de pompage de pétrole. Cela témoigne de visions du monde, de relations à la nature et aux autres profondément différentes.

Dans une société qui conçoit le tipi, le canoë et la poterie, la technologie répond à des besoins immédiats, concrets et autonomes, liés à la subsistance. Ces objets sont pensés en fonction du territoire et des ressources locales, sans imposer de transformation excessive du milieu naturel. Le tipi, fait de perches de bois et de peaux, n’est pas un habitat fixe qui altère durablement le sol : il s’adapte aux migrations et aux rythmes saisonniers. Le canoë épouse le cours des rivières et des lacs sans nécessiter la construction de digues, de ports ou d’infrastructures lourdes. La poterie, modelée à la main à partir de matériaux basiques, facilement accessibles un peu partout sur Terre, n’implique pas de dégradation significative des milieux naturels. Ces objets témoignent d’un rapport au monde empreint de sensibilité. Dans les sociétés qui les ont conçus, l’être humain utilise son environnement sans le soumettre, l’outil est au service d’un mode de vie, et non l’inverse.

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Un tableau d’Albert Bierstadt

Dans une société où l’humain conçoit la bombe atomique, la tronçonneuse et le chevalet de pompage de pétrole, la technologie est un instrument de domination et d’exploitation, une manière de contraindre la nature plutôt que de s’y intégrer. La bombe atomique n’a pas pour but de répondre à un besoin fondamental de subsistance ou de mobilité : elle est une arme absolue, dont la seule fonction est d’anéantir en masse. La tronçonneuse répond à une logique d’industrialisation de l’abattage, permettant de raser des forêts entières en un temps record. Le chevalet de pompage de pétrole, lui, est l’emblème d’une économie de prédation énergétique, qui ne se soucie nullement des conséquences immédiates ou à long terme de ses agissements.

La technologie est un miroir qui reflète la manière dont une société se conçoit, ainsi que son rapport à la nature et aux autres. Dans une société où la technique est un outil d’adaptation, l’humain vit avec son environnement. Dans une société où la technique est une arme d’expansion et de domination, l’humain vit contre son environnement, et se rend lui-même prisonnier du système qu’il a créé. Ce n’est pas un hasard si les civilisations qui ont inventé la bombe, la tronçonneuse et les plateformes pétrolières sont aussi celles qui ont construit un monde où plus personne n’est autonome, où chacun est dépendant d’une infrastructure technologique qu’il ne contrôle pas. De même, ce n’est pas un hasard si les sociétés qui ont inventé le tipi, la poterie et le canoë ont aussi vécu pendant des millénaires sans détruire leurs milieux naturels ni s’asservir à leurs propres outils.

La technologie ne naît donc pas dans le vide. Elle est conçue dans un contexte social et politique qui oriente ses finalités. Les idées qui mènent à son développement sont influencées par les structures de pouvoir en place, par les intérêts dominants. Les machines à vapeur n’ont pas été développées dans un cadre artisanal et local, mais dans un contexte de compétition industrielle intense où l’objectif était d’augmenter la production à grande échelle. Les premières horloges mécaniques n’étaient pas des outils du quotidien, mais des instruments de régulation du travail dans les monastères et les usines. L’intelligence artificielle actuelle n’est pas conçue pour l’autonomie des individus, mais pour maximiser la gestion des flux économiques, optimiser la production, accroître la puissance des États et des entreprises ainsi que la surveillance et le contrôle des masses.

Toute technologie porte en elle les intentions de ceux ou celles qui l’ont conçue. Rien qu’au niveau conceptuel, elle n’est jamais neutre : elle est façonnée dès l’origine par un cadre intellectuel, des circonstances sociales, morales, un état d’esprit qui reflètent les besoins et les valeurs d’une époque, d’un groupe ou d’une classe sociale, d’une structure économique.

Certaines technologies peuvent être conçues – sur le plan idéel, donc – par des êtres humains autonomes. Un canoë repose sur des principes physiques que n’importe quel être humain peut observer et comprendre empiriquement, puis chercher à reproduire en usant de matériaux simples. Ces technologies sont directement accessibles à la compréhension humaine, ne nécessitant pas de savoir particulièrement pointu et spécialisé. D’autres, en revanche, ne peuvent être conçues que par la mobilisation de connaissances pointues et spécialisées. Leur conception exige donc au préalable l’existence d’un système social caractérisé par une production de connaissances pointues et spécialisées, et donc l’existence d’une division et d’une spécialisation du travail afférentes. La compréhension de ces technologies demande des années de formation, un accès à des institutions éducatives avancées et spécialisées et des théorisations intellectuelles très abstraites. Une horloge mécanique demande déjà des connaissances précises en cinématique et en mécanique des solides. Un microprocesseur, en revanche, est incompréhensible dans sa totalité par un seul individu : il mobilise des concepts en physique quantique, en électronique, en programmation, nécessitant des années d’études spécialisées. Plus une technologie est conceptuellement sophistiquée, plus elle concentre le savoir entre les mains de quelques spécialistes (dont la formation requiert un système social complexe), éloignant la majorité des individus de la possibilité de la concevoir, de la modifier, ou même de la critiquer sur un plan technique. Le savoir – comme la technologie – devient alors un outil de domination. Quelle « neutralité » ?

2. La production

Une fois qu’une technologie est conçue intellectuellement, elle doit être fabriquée.

Prenons l’exemple de la poterie. On comprend aisément les circonstances et les finalités de sa conception. La poterie répond à des besoins immédiats, concrets et humains. Sur le plan matériel, elle ne nécessite que des ressources facilement accessibles, un simple mélange d’argile et d’eau que l’on trouve dans la plupart des régions du monde. Contrairement aux matériaux modernes comme le plastique ou le verre industriel, qui requièrent des usines et des chaînes d’approvisionnement complexes, elle peut être fabriquée avec des moyens rudimentaires, ne demandant qu’un four à bois ou même un simple feu de terre pour la cuisson. Son savoir-faire, empirique et intuitif, se transmet directement d’un individu à l’autre, sans aucun besoin d’institutions spécialisées ni de formation longue et hiérarchisée. Elle permet aux communautés de produire leurs propres contenants, de conserver des aliments, de transporter de l’eau. Facilement réparable et recyclable, elle n’implique aucune dépendance à des circuits de distribution centralisés : une jarre cassée peut être réduite en poudre et incorporée à une nouvelle fournée d’argile. Elle ne nécessite ni division excessive du travail, ni spécialisation extrême. Susceptible d’être librement pratiquée par tout un chacun, elle constitue une technique fondamentalement démocratique.

Prenons maintenant l’exemple de l’ampoule électrique. À première vue, il s’agit d’un objet banal, présent dans chaque foyer, qui semble pouvoir être fabriqué avec des matériaux relativement simples : une enveloppe en verre, un filament métallique, un culot de fixation. Pourtant, dès que l’on s’intéresse à sa production, on constate qu’elle dépasse largement le cadre artisanal et local, car elle repose sur une série de technologies interdépendantes et d’infrastructures industrielles nécessitant une organisation sociale très complexe.

Le verre de l’ampoule ne peut pas être soufflé artisanalement comme du verre traditionnel : il doit être d’une transparence spécifique, d’une épaisseur régulière, et capable de résister aux variations de température. Il est produit dans des usines spécialisées, où le sable de silice est fondu à très haute température, ce qui suppose une infrastructure énergétique lourde. Le filament de tungstène, utilisé dans les ampoules à incandescence classiques, est encore plus problématique : le tungstène est un métal rare, extrait de gisements situés en Chine, en Russie ou en Bolivie, et son raffinage nécessite des fours industriels atteignant plusieurs milliers de degrés. Il doit ensuite être transformé en fil ultra-fin grâce à des procédés métallurgiques sophistiqués qui ne peuvent être réalisés que dans des installations hautement technologiques.

Les ampoules modernes, comme les LED, sont encore plus complexes. Elles contiennent des puces électroniques, fabriquées à partir de semi-conducteurs nécessitant des techniques de production ultra-spécialisées, en salles blanches, avec des procédés chimiques et des matériaux rares (comme le gallium ou l’indium). Elles nécessitent également des circuits imprimés, des composants miniaturisés et une chaîne logistique reliant plusieurs continents.

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Une usine où l’on fabrique des LED

Enfin, une ampoule ne fonctionne pas seule : elle est conçue pour être alimentée par un réseau électrique comprenant des centrales de production d’énergie, des transformateurs, des lignes à haute tension, et impliquant une gestion centralisée de la distribution de l’électricité. Contrairement à une simple lampe à huile ou à une bougie, qui peuvent être produites et utilisées localement, une ampoule ne peut exister en dehors d’un système industriel complexe. Sa conception, sa production et son usage supposent une division internationale du travail, une infrastructure énergétique lourde et une dépendance totale à des chaînes de production et de distribution globalisées. En raison des nombreuses implications sociales et matérielles de sa conception et de sa production, elle va nécessairement de pair avec une organisation sociale technocratique.

Les technologies modernes ont en commun d’exiger des usines, des machines spécialisées, des chaînes d’assemblage, des réseaux de transport étendus, toutes choses qui ne peuvent pas être produites et gérées par des organisations sociales réellement démocratiques (soit à taille humaine, recourant à la démocratie directe), et pas non plus via quelque fédéralisme libertaire (une chimère). Elles impliquent une concentration du pouvoir économique et politique entre les mains de ceux qui contrôlent les infrastructures. Elles exigent des travailleurs hautement spécialisés d’un côté (ingénieurs, chercheurs, techniciens) et des travailleurs exécutants de l’autre (ouvriers d’usine, mineurs, opérateurs de machines). Plus le processus de production d’une technologie est complexe, plus elle impose une division spécialisée et hiérarchique du travail et une centralisation du pouvoir économique et décisionnel, où certains conçoivent pendant que d’autres exécutent des tâches répétitives et aliénantes.

Au-delà d’un certain seuil de complexité, les technologies deviennent incompatibles avec une organisation sociale réellement démocratique, à taille humaine.

3. La technologie et ses usages

Même une fois produite, une technologie n’est pas « neutre » : son usage participe à façonner la société qui l’adopte. Plus une société devient technologique, plus ses membres perdent leur autonomie dans la satisfaction de leurs besoins fondamentaux. Avant l’électricité, les rythmes de la vie suivaient en général les cycles naturels du jour et de la nuit. Avec l’électrification, il devient impossible de vivre sans un réseau centralisé d’énergie, a minima sans un vaste système techno-industriel en mesure de produire des panneaux solaires, des batteries, des onduleurs, des câbles, etc. Avant la révolution industrielle et l’informatique, les échanges et l’organisation du travail étaient essentiellement gérés par des relations directes et locales. Aujourd’hui, il est presque impossible de vivre sans dépendre d’outils numériques qui nécessitent une infrastructure mondiale. À mesure que la technologie progresse, elle impose ses propres règles, elle produit un cadre de vie de plus en plus normatif auquel il est de plus en plus impossible d’échapper.

Prenons l’alimentation, un besoin primaire. Jadis, les sociétés vivaient en grande partie de pêche, de chasse et/ou d’une agriculture locale et vivrière. Chacun∙e savait chasser, cultiver, récolter, conserver ses denrées. Avec l’industrialisation, l’alimentation a été prise en charge par des réseaux massifs de production et de distribution. L’individu est devenu un simple consommateur passif, incapable de produire sa propre subsistance. Aujourd’hui, une ville ne peut survivre plus de quelques jours sans approvisionnement extérieur : elle dépend de transports routiers, de chaînes logistiques, de centrales de distribution, toutes coordonnées par des systèmes informatiques interconnectés. L’individu qui hier savait où et comment trouver du poisson frais, faire du pain, cultiver son potager, conserver ses aliments, est aujourd’hui dépendant du supermarché, incapable de répondre seul ou dans le cadre d’une communauté autonome, à échelle humaine, à son besoin le plus élémentaire.

Ensuite l’énergie. Là où les membres des sociétés préindustrielles utilisaient le bois, la traction animale, l’eau et le vent, soit des sources d’énergie facilement accessibles et décentralisées, le développement technologique a progressivement imposé une centralisation de la production énergétique. Aujourd’hui, l’énergie dont on dépend est produite par un réseau d’infrastructures gigantesque : centrales électriques, réseaux à haute tension, compteurs connectés. Les énergies dites « renouvelables », « vertes » ou « propres » ne font pas exception : un panneau solaire moderne ne peut être ni fabriqué, ni réparé, ni recyclé par celle ou celui qui l’utilise. Il requiert des mines de terres rares, des usines spécialisées, des infrastructures de transport mondialisées et des réseaux électriques pilotés par des technocrates.

Ou parlons transport et prenons l’exemple du bus, souvent présenté comme une alternative collective et « écologique » à la voiture individuelle, mais qui, en réalité, n’échappe en rien aux logiques susmentionnées. Jadis, les déplacements humains s’effectuaient de manière autonome, grâce à des moyens de transport maîtrisables à l’échelle de l’individu ou d’une communauté à taille humaine (et donc potentiellement démocratiques) : la marche, le cheval, la mule, le canoë, la charrette. Ces modes de transport ne nécessitaient ni routes asphaltées, ni stations-service, ni réseaux de maintenance sophistiqués, ni infrastructures de production industrielle, et s’intégraient très bien aux rythmes et aux contraintes du territoire. Mais plus la société s’est technologisée, plus elle a exigé une infrastructure lourde et complexe pour assurer les déplacements, enfermant ses membres dans un réseau de transport rigide.

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Atelier central Championnet, « les caisses métalliques », 1958. Archives RATP 36354.

Contrairement à des moyens de transport réellement autonomisant, le bus ne peut exister sans un réseau d’infrastructures (routières), une gestion centralisée des flux (itinéraires, trafic, personnel, etc.) et une chaîne industrielle globale pour sa production et sa maintenance. En effet, pour fabriquer un bus, il faut a minima une industrie minière, des industries sidérurgique et métallurgique pour le châssis et la carrosserie (généralement en acier ou en aluminium) et de nombreuses pièces (moteur, suspension, direction, essieux, etc.), une industrie chimique pour les peintures, les colles ou les revêtements, une industrie pétrochimique pour les plastiques, les huiles, les différents liquides (frein, refroidissement) et les carburants, une industrie électronique pour ses systèmes de gestion embarqués, une logistique complexe pour assembler et distribuer les pièces détachées. Le bus exige en outre des routes entretenues par l’État ou des autorités locales, des dépôts et des terminaux spécifiques et un approvisionnement constant en carburant ou en électricité. Il représente un produit parmi d’autres d’un système sur lequel l’individu n’a quasiment aucun pouvoir, dans lequel il doit se soumettre à des décisions centralisées, au pilotage d’autorités lointaines.

Loin de garantir l’autonomie des individus, le bus implique l’autorité de gestionnaires chargés de planifier la mobilité des « ressources humaines » du capitalisme industriel en fonction d’impératifs économiques et administratifs. Cette perte d’autonomie est renforcée par la division extrême du travail qu’exige la production et la maintenance des bus. Le bus est donc un très bon exemple de technologie autoritaire : il ne peut exister sans une infrastructure massive, sans une gestion bureaucratique centralisée, sans une production industrielle mondialisée. Il ne libère pas l’individu, il le confine dans un réseau où il devient dépendant de décisions prises ailleurs, où sa mobilité ne lui appartient plus. La production et l’utilisation de bus reposent sur l’existence préalable d’un système sociotechnique qui exerce un contrôle quasi-total sur la manière dont les gens vivent, sur pourquoi, quand, où et comment ils se déplacent.

4. Technologies autoritaires vs. technologies démocratiques

Le sociologue et historien états-unien Lewis Mumford distinguait deux types de technologies : les « techniques démocratiques » et les « techniques autoritaires ». Par « techniques démocratiques », il désignait les outils ou les technologies (au sens large, le plus courant) qui reposent sur « une méthode de production à petite échelle », permettent « l’autogouvernement collectif, la libre com­munication entre égaux, la facilité d’accès aux savoirs communs, la protection contre les contrôles extérieurs arbitraires » et « l’au­tonomie personnelle ». La « technique démocratique », reposant « principalement sur la compétence humaine et l’énergie animale mais toujours activement dirigée par l’artisan ou l’agriculteur », exige « relativement peu », est « ingénieuse et durable » et « très facilement adaptable et récupérable ». Historiquement, ces tech­niques démocratiques remontent « aussi loin que l’usage primitif des outils » et ont ainsi « sous-tendu et soutenu fermement toutes les cultures historiques jusqu’à notre époque ».

En contraste, les « techniques autoritaires », plus récentes, dont le développement remonte « à peu près au quatrième millénaire avant notre ère », ne confèrent « l’autorité qu’à ceux qui se trouvent au sommet de la hiérarchie sociale ». Ces techniques reposent en effet sur le « contrôle politique centralisé qui a donné naissance au mode de vie que nous pouvons à présent identifier à la civilisation, sans en faire l’éloge », et également « sur une contrainte physique impitoyable, sur le travail forcé et l’esclavage », sur « la création de machines humaines complexes composées de pièces interdépen­dantes, remplaçables, standardisées et spécialisées — l’armée des travailleurs, les troupes, la bureaucratie ».

Captif des réseaux de la société technologique, contraint de vendre son temps de vie sur un « marché du travail », l’individu moderne n’a presque plus aucun contrôle sur la manière dont il passe ses journées, se déplace (ou non), produit sa nourriture, éclaire (ou construit) son logement, chauffe son foyer ou encore se divertit. Pour tout cela, il dépend de décisions prises par des structures qu’il ne maîtrise pas. Et plus la technologie avance, plus elle impose ses exigences, son cadre artificiel d’existence, constitué de chaînes de dépendances opaques. Alors que les individus étaient autrefois capables de satisfaire directement leurs besoins vitaux, ils sont désormais enfermés dans un réseau technique et économique qu’ils ne contrôlent pas, où ils ne sont plus que des rouages interchangeables. Cette dépossession n’est pas accidentelle : elle est inhérente au développement technologique lui-même.

Une société démocratique et égalitaire ne peut pas simplement utiliser n’importe quelle technologie et espérer en faire un usage juste. La technologie n’est jamais neutre : elle possède toujours des implications – plus ou moins nombreuses, plus ou moins rigides. Choisir une technologie, c’est déjà choisir un mode d’organisation sociale. Pour concevoir une société réellement égalitaire, démocratique, libre, autonome, nous ne pouvons pas nous contenter de questionner les institutions : nous devons aussi questionner la technologie. Une société démocratique ne peut reposer que sur des technologies démocratiques.

5. La course à la puissance et le piège technologique

Comme on l’a vu, la haute technologie – la technologie autoritaire – ne se développe pas selon une logique maîtrisable, orchestrée par des choix conscients. Son développement n’est pas orienté par la population dans son ensemble – il est évident que les gens ordinaires n’ont aucun pouvoir réel sur l’évolution technologique, se contentant d’adopter les innovations qui s’imposent à eux. Mais il serait tout aussi illusoire de croire que les élites technocratiques, les gouvernements ou les industriels contrôlent entièrement le développement technologique. Certes, ils en financent et en pilotent certains aspects, mais ils ne font que répondre aux impératifs d’un système qui les dépasse autant qu’il dépasse les autres.

La haute technologie suit un mouvement autonome, autoalimenté, chaque innovation rendant la suivante nécessaire. Parce qu’une fois qu’une nouvelle technologie existe, elle devient impossible à ignorer ou à rejeter sans risquer d’être dépassé par ceux qui l’adoptent. Ce phénomène est consubstantiel à la course à la puissance – entre superpuissances, entre États, entre entreprises – qui anime le développement de la civilisation industrielle depuis son avènement, et même celui de la civilisation tout court, dans une certaine mesure, depuis plusieurs millénaires. La haute technologie « progresse » non parce qu’elle répond à des besoins réels, mais parce qu’elle est un moyen de puissance. Toute avancée technique est un atout stratégique : militaire, économique, politique. Dès lors, refuser d’exploiter une innovation, c’est offrir un avantage à son rival, s’exposer à une perte de contrôle, se condamner à une position d’infériorité. On ne choisit pas d’adopter une technologie, on y est contraint par la peur d’être distancé, affaibli, dominé.

La bombe atomique l’illustre bien : après Hiroshima et Nagasaki, il était inconcevable que d’autres puissances ne développent pas à leur tour leur propre arsenal nucléaire. Mais la logique est la même pour les biotechnologies. La course au séquençage du génome humain et à l’ingénierie génétique s’est imposée comme une nécessité stratégique, poussant laboratoires, gouvernements et entreprises pharmaceutiques à investir massivement dans des domaines aux effets incontrôlables. De même, l’essor du réseau numérique mondial, avec la 5G, l’internet des objets et l’intelligence artificielle, n’est pas un choix politique ou économique rationnel, mais une obligation imposée par la course à la puissance, qui revêt ici la forme de la compétition technologique : chaque acteur économique et chaque État doit suivre, non parce qu’il a réellement mesuré les conséquences de cette infrastructure et qu’il le souhaite fondamentalement, mais parce qu’aucun ne peut se permettre de laisser les autres gagner en puissance.

Contrairement à ce que s’imaginent les « écologistes » naïfs, le développement des énergies prétendument « renouvelables », « propres », etc., et des technologies dites « vertes » (qui ne sont en réalité jamais « vertes », qui n’ont rien d’écologiques) n’est pas le fruit d’une volonté générale de sauver la planète, d’un véritable souci pour la biosphère, mais une évolution dictée par les intérêts économiques et politiques dominants. Ces énergies et ces technologies ne sont et ne seront développées que dans la mesure où la course à la puissance peut en tirer parti.

Ce n’est pas la société qui contrôle la haute technologie, mais la haute technologie qui redessine la société — et le monde entier, dont elle a fait son laboratoire, son champ de bataille — à son image, en l’enfermant dans un processus d’innovation perpétuelle, où il n’existe plus d’issue en dehors de la fuite en avant. Il s’agit d’une des raisons pour lesquelles on peut parler de technologie « autoritaire ».

Pour celles et ceux qui souhaitent mettre un terme au désastre humain, social et écologique, il n’y a jamais eu qu’une seule direction – la plus improbable de toutes à ce stade. Faire machine arrière. Sortir de la société industrielle. Détechnologiser, désurbaniser, désindustrialiser, désartificialiser le monde, afin de revenir à des sociétés dans lesquelles les dispositions sociales et la technologie seraient susceptibles d’être conçues de manière démocratique. Aussi improbable que soit la réalisation d’un tel objectif, nous devons continuer à le défendre.

Comment sortir du piège technologique ?

Au point où nous en sommes rendu∙es, et au vu des mécanismes de verrouillage de la trajectoire générale discutés ci-avant, il se pourrait bien que notre meilleure — voire unique — chance de mettre un terme à la course à la puissance et de précipiter une sortie de la civilisation industrielle réside dans un mouvement d’écosabotage. En s’en prenant au bon moment, en fonction des opportunités, des crises, etc., à des points névralgiques du système techno-industriel, un tel mouvement pourrait impulser le démantèlement de l’ordre techno-industriel dominant.

Nicolas Casaux

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Article mis en ligne le 19 mars 2025
Transidentité, cancel culture et autoritarisme chez les Verts (par Nicolas Casaux)

Je ne publie quasiment plus mes textes sur le phénomène trans ici, sur Le Partage, je les publie désormais sur un blog substack essentiellement dédié à ça. (Celles et ceux que le sujet intéresse c’est par ici : https://nicolascasaux.substack.com). Mais je fais une exception pour l’article suivant parce qu’il a à voir avec l’écologie (d’une certaine manière).


L’histoire que je m’apprête à vous raconter a initialement été rapportée par l’hebdomadaire australien The Saturday Paper dans son n°541 du 15 au 25 mars 2025.

Drew Hutton est une icône du parti écologiste australien. Désormais retiré de la vie politique active, il a autrefois participé à la création du parti des Verts de l’État du Queensland, puis à la création du parti des Verts national en Australie. Il a également réussi à unir les défenseurs de l’environnement et les agriculteurs dans un combat contre l’industrie des combustibles fossiles au sein de l’alliance Lock the Gate. Bob Brown, ancien sénateur australien et dirigeant des Verts de 2005 à 2012, considère Hutton comme un héros du mouvement écologiste et la « force motrice » derrière la formation du parti Vert australien. En 2017, lorsque Hutton s’est retiré de la vie politique à l’âge de 70 ans, Brown l’a qualifié de « figure emblématique de la politique écologique et sociale australienne des quatre dernières décennies ».

Seulement, aujourd’hui, Drew Hutton est victime d’une lutte idéologique qui fait rage depuis plusieurs années au sein des Verts. Il a été exclu du parti du Queensland, qui lui avait accordé le statut de membre à vie. En juillet 2023, le comité de constitution et d’arbitrage des Verts a suspendu son adhésion, suite à des plaintes concernant des publications sur Facebook concernant les revendications du mouvement trans.

La principale allégation à son encontre comportait deux volets. La première stipulait que, dans une série de posts, il avait enfreint le code d’éthique du parti en « rabaissant les femmes trans en tant que groupe (en renforçant l’idéologie critique du genre selon laquelle les femmes trans ne sont pas des femmes) ». Cette plainte n’a pas été retenue.

La seconde partie de la plainte portait sur le fait qu’il aurait enfreint le code en « se conduisant d’une manière menaçante et irrespectueuse (c’est-à-dire en fournissant une plate-forme pour la rhétorique anti-trans) ». Cette décision a été confirmée. Il a été décidé que Hutton resterait suspendu jusqu’à ce qu’il supprime les messages incriminés. La décision comportait une longue liste de commentaires – dont aucun n’avait été écrit par lui, mais plutôt en réponse à son message initial – qu’il était tenu de supprimer. « J’ai refusé de supprimer les commentaires pour des raisons de liberté d’expression », explique Hutton, parce que « la liberté d’expression est un élément clé de la politique des Verts ».

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Drew Hutton

Il s’en est suivi un long bras de fer au cours duquel il s’est opposé à la décision par le biais de procédures internes. « J’ai gardé tout ça au sein des Verts. Je n’ai rien rendu public et je n’ai pas plaidé ma cause auprès d’eux. Tout s’est fait par courrier électronique », a‑t-il confié au journal australien The Saturday Paper. Mais aujourd’hui, sa patience est à bout. « Je leur ai dit que j’en avais assez. Cela fait 18 mois que cela dure, et cela pourrait durer éternellement. J’ai donc dit que j’allais faire des déclarations publiques à ce sujet à moins que mon statut de membre ne soit rétabli. Il ne l’a pas été, alors je vous fais une déclaration. »

La publication initiale de Hutton, sur Facebook, le 21 juin 2022, ne contenait même pas de véritable critique des idées ou revendications transidentitaires. On y lisait : « Je crois aux droits humains pour les personnes transgenres tout en soutenant le droit des femmes à être protégée de l’oppression patriarcale. » Hutton dénonçait ensuite les mesures disciplinaires « autoritaires et antidémocratiques » prises à l’encontre de féministes qui avaient exprimé leur point de vue dans les forums du parti. Deux jours plus tard, dans un long message de suivi, il s’est montré plus précis, en faisant référence à des événements survenus au début du mois, qui ont vu la nouvelle présidente élue des Verts de l’État de Victoria, Linda Gale, évincée de son poste à la suite de querelles intestines concernant ses opinions sur les questions relatives aux revendications transidentitaires.

Hutton a réaffirmé qu’il n’avait pas l’intention de « dire quoi que ce soit sur les questions transgenres elles-mêmes », mais qu’il était « préoccupé par la démocratie du parti et par la nécessité d’une discussion et d’un débat au sein des Verts qui soient à la fois ouverts d’esprit et respectueux des opinions des autres ». L’appel de Hutton à un discours respectueux a suscité des centaines de réponses, dont beaucoup n’étaient ni ouvertes ni respectueuses. Sa plainte concernant une transgression des procédures du parti (ayant mené à la destitution de Lina Gale) lui a valu une action disciplinaire « d’une objectivité douteuse », comme le formule le Saturday Paper.

L’histoire commence en fait dans l’État de Victoria en décembre 2018, lorsqu’une proposition est soumise au conseil directeur du parti affirmant que les Verts devaient adopter une position de « non-tolérance vis-à-vis des discours haineux à l’égard des personnes trans ». La proposition affirmait qu’il y avait une « quantité préoccupante de discours transphobes dans l’espace autrement sûr [safe] des Verts. Cette rhétorique se fait passer pour un débat respectueux, mais en réalité, quel que soit le degré de civilité du débat, l’effet de certains arguments est tout autre. »

Ensuite – et là les choses prennent une tournure incroyablement orwellienne – la proposition énumérait une longue liste de termes considérés comme des indicateurs de transphobie, notamment « il y a deux sexes », mais aussi, comme le rapporte le Saturday Paper, l’idée que « les femmes trans sont biologiquement masculines », que « les femmes trans n’ont pas de menstruations » et qu’il « existe a un débat actif au sein du féminisme » concernant l’intersection des droits des trans avec les droits des femmes (supposément « cisgenres »). Or tout ça est vrai. Il existe bel et bien deux sexes (si vous en avez découvert un troisième, n’hésitez pas à nous expliquer quel type de gamète il produit et quel est son rôle dans la reproduction sexuée). Les soi-disant « femmes trans » sont des mâles de l’espèce humaine, c’est-à-dire des hommes. Ces individus n’ont pas de menstruations. Et il existe effectivement un âpre conflit au sein du féminisme concernant tous ces sujets (on pourrait aussi considérer qu’il existe surtout un conflit entre les féministes qui plient lâchement devant cet autre mouvement masculiniste qu’est le mouvement trans, et les autres féministes). Dans tous les pays du monde, d’éminentes féministes, historiquement reconnues, s’opposent au mouvement trans, de Marcela Lagarde au Mexique à Alice Schwarzer en Allemagne, en passant par Kajsa Ekis Ekman en Suède et Amelia Valcarcel en Espagne.

Mais revenons-en à notre sujet. Normalement, lorsqu’une proposition est soumise au conseil directeur des Verts, en Australie, les personnes ayant des objections ont le droit de présenter un document sur les « points de vue divergents », afin que les quelque 70 membres du conseil puissent examiner les différents aspects de l’affaire avant de prendre une décision. Deux membres du conseil, Nina Vallins et Linda Gale, ont rédigé un document d’objections, soulevant des inquiétudes concernant les implications que la proposition aurait pour les droits des femmes (non « trans ») dans des domaines tels que le sport, les procédures médicales, les refuges pour victimes de violences domestiques, les services hospitaliers et les prisons. Voici, par exemple, ce qu’ont écrit Vallins et Gale :

« Si le terme ”femme” devient une catégorie entièrement fondée sur l’auto-identification subjective d’une personne plutôt que sur un fait objectif et identifiable tel que la biologie, quelles seront les implications politiques et pratiques pour ces espaces sexo-spécifiques durement gagnés ou pour les discriminations positives relatives au sexe ? »

Insupportable, n’est-ce pas ?

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Linda Gale

Six jours après, les membres du conseil ont publié une déclaration rejetant leurs objections. « Ces opinions ne sont pas compatibles avec les valeurs ou la politique des Verts », précise leur déclaration. « Nous tenons à vous assurer que notre politique en matière de droits des personnes transgenres n’est pas menacée et qu’il n’y a aucune intention de la modifier. Les femmes transgenres sont des femmes. Les hommes transgenres sont des hommes. Les identités de genre non binaires existent et sont valables. C’est aussi simple que cela. » Les femmes sont des hommes, les hommes sont des femmes, les chiens sont des chats, la guerre c’est la paix. Virez-moi toutes celles et ceux qui objectent. C’est toujours la même chose. Face à des objections cohérentes, à des critiques argumentées, les zélateurs du mouvement trans répondent par des slogans absurdes, martelés comme des mantras, ad nauseam.

Deux ans plus tard, Linda Gale a été élue par les membres du parti pour occuper le poste vacant de coordinateur de l’État de Victoria, à la grande consternation des militants pro-trans et de leurs partisans, notamment Janet Rice, alors membre des Verts et sénatrice, et Samantha Ratnam, la dirigeante des Verts au niveau national. Rice a qualifié la position de Gale d’« intenable », à moins qu’elle ne revienne sur ses déclarations antérieures. Ce qu’elle n’a pas fait. Alors, une semaine après l’élection de Gale, la veille d’un rassemblement du conseil des Verts de l’État de Victoria, une réunion urgente du comité administratif national du parti a été convoquée. Et finalement, Gale a été destituée en raison de prétendues « irrégularités électorales ».

Une nouvelle élection est organisée. Gale s’est représentée, a envoyé un e‑mail aux membres pour se plaindre de l’autoritarisme rampant au sein du parti, en particulier sur cette question, puis s’est retirée.

Il existe d’autres manifestations de cette guerre intestine qui fait rage au sein des Verts en Australie. En 2023, une commission disciplinaire a décidé que la sénatrice Rice devait être blâmée pour une campagne « calculée et incendiaire » visant à forcer Gale à quitter son poste de présidente, ce qui a jeté le discrédit sur le parti et nui à ses perspectives électorales. La commission a été licenciée. Elle avait auparavant rejeté de nombreuses plaintes pour transphobie contre Gale et d’autres personnes.

Si l’État de Victoria a été le théâtre des conflits internes les plus intenses, ceux-ci se sont étendus à d’autres divisions des Verts, y compris au Queensland, avec Drew Hutton. Des sources du parti ont déclaré au Saturday Paper que ces querelles font fuir des membres des Verts, en particulier des membres plus âgés et de longue date, qui sont également d’importants donateurs. Certains ont décidé de soutenir les indépendants de la communauté.

Hutton se dit aujourd’hui très au fait de la question et déterminé à lutter contre ceux qu’il considère comme déterminés à « purger » le parti des personnes qui ne partagent pas leur point de vue sur le phénomène trans. « C’est pire qu’une simple intolérance », déclare-t-il. « Ils utilisent des moyens autoritaires pour forcer les membres à se taire. C’est de cela qu’il s’agit dans le cas de ma suspension. »

Et ailleurs

Ce désastre politique ne s’observe pas qu’en Australie. En Autriche, Faika El Nagashi, une féministe et lesbienne du parti des Verts, qui a perdu son siège au parlement national lors des dernières élections, s’oppose elle aussi aux idées et aux revendications trans. Ce qui lui vaut les pires injures et une haine intense au sein du parti. Elle a même été exclue d’une conférence lesbienne annuelle qu’elle avait contribué à mettre en place.

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Faika El Nagashi

Au Royaume-Uni, le parti des Verts est le théâtre de tensions et d’évictions autoritaires du même genre. En février 2024, Shahrar Ali, un ancien porte-parole des Verts britannique, qui avait été démis de ses fonctions parce qu’il osait soutenir, notamment, que le sexe existe et est une réalité immuable et que le fait de rejeter toute définition cohérente du mot femme portait préjudice aux femmes, a remporté son procès contre son ancien parti.

En France aussi, les revendications transidentitaires ont provoqué des conflits chez les Verts. Comme je le rappelais dans une précédente publication, d’après un récent sondage, en France, la majorité des membres du parti des Verts considèrent aujourd’hui qu’il « n’existe pas deux sexes ».

Le 27 mars 2023, EELV publiait, en France, un ABC queer dans lequel on retrouvait ce formidable nouveau terme servant à désigner les femmes (le fait d’employer le mot femme pour désigner les femmes étant désormais considéré comme transphobe au sein du Parti). Et non, ce n’est pas une blague. Vous pouvez cliquer sur l’image pour en savoir plus.

Dans le monde entier, les Verts sont le parti qui adhère le plus religieusement aux inepties irrationnelles, sexistes, misogynes et particulièrement nocives pour les enfants que constituent les idées trans.

Et de même que cela a nui aux démocrates états-unien, l’adoption d’une telle position politique ne peut et ne pourra que nuire à la gauche, partout. Il n’est pas dit qu’elle s’en remette un jour. À gauche, le mouvement trans agit comme un rouleau compresseur. Il écrase toutes celles et ceux qui osent lui objecter quoi que ce soit. Et après avoir purgé les rangs d’un parti, il permet aux pires imbéciles malhonnêtes et opportunistes d’en prendre le contrôle.

Je n’apprécie pas particulièrement les Verts. Ils sont un parti politique comme les autres. Ils mentent en affirmant que « les femmes trans sont des femmes » comme ils mentent en affirmant que la civilisation industrielle pourrait devenir écologique au moyen de quelque « transition » (qui ne fait que prolonger la catastrophe environnementale que constitue l’industrialisme, mais sous couvert de « développement durable », de développement de technologies ou d’énergies supposément « vertes » ou « propres » qui ne sont rien de cela en vérité). Mais en théorie, quelque part, les Verts (qui se sont renommés Les Écologistes, en France) sont censés représenter le parti qui se soucie de la nature. Et je sais que beaucoup de leurs membres s’en soucient réellement. Malgré tout ce que je peux leur reprocher, c’est tout de même des Verts que je suis le proche politiquement. C’est pour ça que je ne peux pas leur pardonner leur adhésion terriblement autoritaire aux idées terriblement délétères du mouvement trans.

Nicolas Casaux

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Article mis en ligne le 17 mars 2025
Francine Sporenda : « Le sexisme est présent dans la formulation même des lois. »

Audrey A. s’entretient avec Francine Sporenda à l’occasion de la sortie de La Mystification patriarcale.

Audrey A. : Dans cet échange, Francine Sporenda dissèque la manière dont les structures patriarcales façonnent et instrumentalisent la loi, la sexualité et les dynamiques politiques au service du maintien de la domination masculine. De la récupération des luttes féministes à la violence institutionnelle déguisée en protection des femmes, elle expose les rouages d’un système conçu pour reconduire l’oppression sous des formes renouvelées.

Une discussion incisive sur les illusions légales, la complicité des progressistes et l’éternelle mutation du patriarcat pour assurer sa survie.

Audrey A. (AA) : Dans ton livre, tu démontres comment de nombreuses lois prétendument féministes, censées protéger les femmes, finissent en réalité par protéger les agresseurs. Les féministes libérales estiment que ces lois sont bien conçues, mais que leur application est entravée par un manque de moyens et de formation des acteurs judiciaires (magistrats, policiers, etc.). Selon elles, les avancées sont simplement trop lentes, et il suffirait d’intensifier l’éducation des hommes pour faire évoluer le système. Mais le problème réside-t-il réellement dans l’application des lois et l’éducation des hommes, ou bien ces textes sont-ils, dès leur conception, structurés pour être inefficaces, au point que les victimes n’aient aucun intérêt à chercher justice ?

Francine Sporenda (FS) : Il est problématique de croire que des lois passées par une majorité parlementaire qui reste encore très masculine (36% de femmes à l’Assemblée nationale en 2024, en recul pour les deux dernières élections législatives), dans une société où les hommes sont encore largement aux commandes et où l’idéologie patriarcale imprègne et structure l’ensemble des interactions sociales puissent véritablement être non-sexistes[1]. Le sexisme est présent dans la formulation même des lois et dans leurs objectifs explicites ou implicites. Et il se dissimule sous le masque d’une supposée neutralité/impartialité de la loi et de la justice, qui sont censées ne faire aucune différence entre les justiciables et traiter également riches et pauvres, blancs et non-Blancs, femmes et hommes — principe évidemment illusoire. Si même l’égalité face la loi était possible, et alors que des inégalités majeures existent entre ces catégories, elle ne réduirait pas ces inégalités : dans une situation d’inégalité, l’égalité est par définition contraire à l’équité et traiter également dominées et dominants, alors que ces derniers disposent de richesses, de privilèges et de protections que n’ont pas les femmes, désavantage manifestement ces dernières — c’est la constatation sur laquelle se fondent les politiques de discrimination positive, comme la loi sur la parité hommes/femmes sur les listes de candidats aux élections. Un exemple parmi d’autres de loi structurellement sexiste qui est un piège pour les femmes : la loi punissant le harcèlement sexuel. Avant de prendre connaissance du texte de cette loi, je me demandais pourquoi tant d’hommes accusés de harcèlement sexuel, et dans le cas où la plainte n’aboutit pas, lancent un contre-procès contre leur accusatrice pour dénonciation calomnieuse ou diffamation et le gagnent assez souvent. C’est en lisant ce texte que j’ai compris : comme le texte ci-dessous le précise[2], lorsqu’une femme victime de harcèlement sexuel veut dénoncer un membre de son entreprise qui lui inflige des paroles ou actes répétés constitutifs de harcèlement sexuel, elle ne doit dénoncer le perpétrateur de ces actes qu’à son employeur, aux services de l’Inspection du travail et éventuellement au CSE.

Donc si les éléments dont dispose la justice ne permettent pas d’établir les faits de harcèlement, et que l’accusé s’en sort avec un non-lieu (c’est-à-dire si les éléments recueillis ne permettent pas de caractériser suffisamment l’infraction), ou si le juge d’instruction décide de prononcer un sans suite (c’est-à-dire qu’il détermine qu’il n’y a pas lieu de poursuivre l’accusé en justice), non seulement l’accusé est à tort considéré par la société comme innocent (le fait qu’il n’ait pas été possible de rassembler assez d’éléments pour que sa culpabilité soit prouvée n’étant absolument pas synonyme d’innocence judiciairement parlant), mais en plus, si la victime n’a pas dénoncé son agresseur exclusivement aux entités ci-dessus, l’accusé est en droit de la poursuivre en justice, avec toutes les chances de gagner son procès.

Car quelle est la réaction typique des victimes de harcèlement sexuel ? Elles en parlent autour d’elle, à leurs collègues — pour savoir s’il y a d’autres femmes qui sont aussi victimes du harceleur — à leur famille, à leurs amis, elles peuvent aller dénoncer leur harceleur à la police, à des journalistes, ou en parler sur les réseaux sociaux. C’est ce que j’ai fait quand j’ai été victime de harcèlement.

Dans ce cas, et si la justice ne retient pas leur accusation, le fait qu’elles aient dénoncé le harcèlement à toutes sortes de gens permet au harceleur de la poursuivre pour dénonciation calomnieuse ou diffamation. Quelle victime est au courant de ces clauses et par conséquent ne dénoncera son agresseur que dans les conditions prévues par la loi ? Aucune, à part quelques juristes. C’est le coup classique de la clause qui tue, en tout petits caractères dans le contrat.

On postule que les victimes connaissent ces dispositions légales, ou vont aller directement prendre conseil d’un·e avocat·e dès qu’elles sont harcelées. Ce n’est qu’exceptionnellement le cas, la majorité des victimes — souvent au bas de l’échelle dans l’entreprise — n’ont pas la moindre idée de l’existence de ces clauses. C’est un véritable piège tendu aux femmes, et cela explique pourquoi, en plus du fait que 90% des dénonciations pour harcèlement sexuel finissent par un non-lieu[3], il y a tant de harceleurs accusés qui lancent un contre-procès pour diffamation ou dénonciation calomnieuse contre leur victime — et le gagnent souvent. Je me demande même s’il n’y a pas davantage de victimes condamnées pour dénonciation calomnieuse ou diffamation que de harceleurs condamnés pour harcèlement.

Superbe exemple de ce que j’appelle dans mon livre « les cadeaux empoisonnés du patriarcat » : des lois annoncées à son de trompe par les gouvernements et les médias comme de majeures avancées féministes protégeant les femmes contre les violences, qui sont de véritables pièges et qui les soumettent en fait à une re-victimisation systémique très violente.

C’est vrai aussi en ce qui concerne les lois sur le viol, et celle sur la garde alternée des enfants, qui représente une grande victoire de SOS Papa. Nous vendre ces lois comme protectrices et nous inciter à porter plainte en justice et à ne surtout ne rien faire d’autre quand nous sommes victimes de harcèlement ou d’agression, c’est nous tendre un véritable traquenard : non seulement nos plaintes n’ont presque aucune chance de déboucher sur une condamnation de nos agresseurs par un tribunal, mais en plus c’est nous qui nous nous retrouvons ensuite au banc des accusées.

AA : Historiquement, la gauche a souvent été à l’avant-garde de la défense des droits des minorités sexuelles, mais on observe aussi qu’elle a fréquemment défendu des formes de sexualités masculines oppressives (pléonasme) sous couvert de progrès (de la défense de la pédophilie dans les années 70 à son soutien aux proxénètes aujourd’hui). Pourquoi la gauche, censée être un levier d’émancipation, semble-t-elle toujours s’aligner sur les intérêts sexuels masculins au détriment des groupes les plus vulnérables, notamment les femmes et les enfants ? Penses-tu que cette tendance est structurelle et indépassable dans la pensée de gauche ?

FS : Si l’on revient aux théories politiques qui sont au fondement des mouvements et partis de gauche en Europe, essentiellement le marxisme, on constate que, même s’ils étaient tous les deux sexistes dans leurs comportements personnels et dans leurs analyses, Marx et Engels ont au moins condamné la prostitution comme une injustice sociale et ont exprimé de la compassion envers les femmes qui s’y adonnaient. Cela dit, ils n’ont donné à cette activité qu’une explication purement économique, sans voir que, si c’était la seule explication, se prostituer serait une solution à laquelle les hommes pauvres auraient également recours, ce qui est comparativement exceptionnel, à leur époque comme à la nôtre.

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Et surtout, ils ne mettent jamais directement en cause la responsabilité masculine dans le commerce du sexe, mais seulement la responsabilité des capitalistes qui ne payaient pas assez leurs ouvrières pour qu’elles puissent subsister sans se prostituer — comme si les prolétaires n’allaient jamais au bordel (au 19ème siècle, il existait des maisons closes bon marché pour le peuple et plus chères pour les bourgeois). Il y a donc une tache aveugle originelle dans le regard que la gauche porte sur la prostitution : sa thèse est qu’elle n’est rien d’autre que le produit de l’exploitation capitaliste et ne pourra disparaître qu’avec elle. Ce qui évite de mettre en cause les hommes à titre collectif et occulte le fait que la prostitution est le corollaire inévitable de leur domination systémique sur les femmes. Et ce qui permet aussi de nier la nécessité d’un mouvement féministe autonome : puisque l’oppression des femmes ne disparaîtra qu’avec le capitalisme, il est contre-productif que les femmes s’investissent dans un mouvement qui leur soit propre, elles doivent plutôt consacrer toute leur énergie à soutenir les luttes des mouvements anticapitalistes.

Il en va de même pour d’autres formes d’oppression et d’exploitation des femmes par les hommes : quand il parle de l’exploitation domestique et familiale des femmes, Engels ne la constate que chez les femmes de la bourgeoisie et affirme qu’elle n’existe pas chez les prolétaires — affirmation absurde et parfaitement tendancieuse. Dans sa théorie du travail comme source de la plus-value, Marx ignore totalement le travail domestique, immense tache aveugle qu’ont dénoncée les féministes de la Deuxième vague[4]. Alors que la question commençait à être discutée, par certains socialistes utopiques en particulier, ni Marx ni Engels ne voyaient l’intérêt d’un quelconque contrôle des naissances ; pour eux, la disparition de l’exploitation capitaliste garantirait aux mères des conditions optimales pour avoir et élever des enfants, aussi nombreux qu’ils soient, et la notion de contrôle des naissances relevait pour eux du malthusianisme. Pour ce qui est des violences domestiques, les textes marxistes en parlent très peu et les attribuent essentiellement à l’alcoolisme. Et ils ne parlent pratiquement pas des violences sexuelles autres que la prostitution (viol, inceste, pédophilie, etc.), certainement par pudibonderie, mais aussi parce qu’elles ne peuvent être rattachées à des causes économiques. Autrement dit, leur économisme, leur préjugé a priori favorable envers les prolétaires, leur pruderie bourgeoise et leur sexisme foncier empêchent Marx et Engels d’avoir une vision en profondeur de la condition des femmes à leur époque, d’où le fait que des éléments structurants de cette condition sont ignorés : dès l’origine, les fondements théoriques de la pensée de gauche sont profondément androcentrés.

Et cela n’a un peu changé que depuis peu. Rappelons aussi que, à de nombreuses reprises, des féministes ont essayé de « vendre » la lutte féministe aux socialistes et progressistes, de leur faire comprendre la logique et la nécessité de soutenir nos luttes, pendant longtemps sans grand succès : Hubertine Auclert et Madeline Pelletier, entre autres, s’y sont essayées, mais elles ont fini par baisser les bras. Pendant longtemps, les syndicalistes se sont opposés à l’entrée des femmes dans le monde du travail (univers trop brutal pour elles, et occasion de promiscuité avec les hommes qui mettrait en péril leur chasteté), ont même refusé d’admettre des femmes dans leurs syndicats. Pendant longtemps, les radicaux se sont opposés au vote des femmes (par crainte que, influencées par les prêtres, elles votent à droite). Pendant longtemps, le Parti communiste français a été hostile au féminisme, « un mouvement bourgeois et contre-révolutionnaire », s’est opposé au droit à l’avortement et a défendu les valeurs familiales et les familles nombreuses : il fallait que la classe ouvrière soit démographiquement forte[5]. Même si le Parti socialiste a fait un peu mieux quand François Mitterrand a soutenu le droit à l’accès à la contraception dès 1965, il partageait aussi avec le PCF la vision du caractère bourgeois du mouvement féministe. Et pendant longtemps, les femmes ont été peu présentes dans la hiérarchie de ces partis. Ce n’est pas nécessairement sous des gouvernements de gauche que des lois favorables aux femmes ont été votées (avortement, secrétariat aux Droits des femmes). On voit que l’ADN de la gauche n’est pas originellement féministe, et ce n’est qu’à partir de la Deuxième vague qu’une timide évolution s’est esquissée, qui est encore loin d’être achevée.

Aujourd’hui, lesBroligarques tels que Peter Thiel (à gauche) et les influenceurs masculinistes tels qu’Andrew Tate veulent retirer le droit de vote aux femmes.

S’ajoute à ça que, depuis quelque temps, les proxénètes ont procédé à un très habile relookage sémantique du vocabulaire concernant la prostitution, un relookage à connotations progressistes, voire féministes : le mot de prostituée a été remplacé par « travailleuse du sexe », les lobbies de proxénètes ont été rebaptisés « syndicats de travailleuses du sexe », le slogan féministe « mon corps mon choix » en défense du droit à l’avortement, a été transposé à la prostitution comme droit des femmes à vendre l’accès à leur corps aux clients. La défense de la prostitution est ainsi devenue une cause de gauche, ce qui a fourni une caution idéologique aux fantasmes et aux fétichismes des hommes de gauche : aller voir une prostituée devenait ainsi quasiment un acte militant, tandis que leur défense de la pornographie était justifiée au nom de la liberté d’expression (cause qui est maintenant largement récupérée par la droite « on ne peut plus rien dire »). Mais en fait, ce ripolinage lexical renvoie essentiellement à la domination idéologique de la pensée néo-libérale, à laquelle la gauche n’a pas échappé : à la figure de la prostituée-victime trafiquée par de crapuleux proxénètes a succédé celle de la prostituée autoentrepreneuse qui gère sa petite entreprise en habile commerçante et qui vit la prostitution non comme dégradante, dangereuse et exploitatrice, mais comme l’expression économique « empouvoirante » de son « agentivité » …

Point intéressant que tu soulèves : le soutien de la gauche à la pédophilie dans les années 1970. Ce soutien a été exprimé au nom de la défense de minorités opprimées : les enfants qui avaient droit à une sexualité, brimés par des parents pudibonds, les pédophiles qui avaient droit à leur sexualité, brimés par une société sexuellement coincée et répressive. Il fallait libérer tout ça, enfants et pédophiles dans le même sac. Cette vision aberrante a pu se développer parce que les lobbies pédophiles ont très habilement su associer leur cause — c’est ce qu’on appelle en anglais le « piggybacking ») — à celle d’autres minorités, celles-là indiscutablement légitimes : les LGB (sans T, les T sont venus plus tard). Ce qui leur a permis de faire passer une paraphilie criminelle, la pédophilie, comme une préférence sexuelle comme une autre, au même titre que l’homosexualité, les pédocriminels pour une minorité opprimée et leurs revendications de libre accès sexuel aux enfants comme une cause progressiste.

AA : Plutôt que d’être une simple absence de régulation, cette inaction face à la pornographie n’équivaut-elle pas à un soutien implicite aux pratiques sexuelles fondées sur la domination et la déshumanisation des femmes ? Puisque l’État n’hésite pas à censurer d’autres contenus jugés « nuisibles », en quoi l’extrême violence misogyne largement diffusée dans la pornographie mérite-t-elle cette exception ? La position actuelle du législateur revient-elle à garantir un droit à l’exploitation sexuelle masculine sous couvert de liberté d’expression, tout en déniant aux femmes leur droit fondamental de ne pas être socialisées dans une normalisation de la violence sexuelle à leur égard ?

FS : Oui, les féministes ont remarqué depuis longtemps que si des lois existent pour punir les propos racistes, ce qui est évidemment absolument indispensable, on ne trouve pas de telles lois pour les images pornographiques mettant en scène des femmes soumises à toutes sortes de tortures (étranglement, multiples pénétrations, BDSM) ou à des pratiques douloureuses (sodomie), images qui sont omniprésentes sur le net, et dont l’omniprésence a normalisé les pratiques sexuelles susmentionnées, réclamées par les hommes à leur compagne, et non plus seulement aux femmes qu’ils payent pour satisfaire leurs fantasmes. Si on montrait des images d’Africains-Américains lynchés par des policiers aux États-Unis à titre de divertissement, on imagine l’horreur et le scandale que de telles images provoqueraient, alors que des traitements aussi violents infligés à des femmes ne suscitent guère de protestations, à part celles des féministes radicales.

Alors oui, on peut dire que la position du législateur revient à garantir l’exploitation sexuelle masculine, et même que cette exploitation sexuelle est plus importante que jamais, que c’est LA nouvelle forme de contrôle des femmes inaugurée par le système andro-suprémaciste depuis l’ère de la libération sexuelle, (l’ancienne/traditionnelle étant le mariage, la maternité et la famille, qui n’ont évidemment pas disparu, donc effet cumulatif), et que l’inaction de l’État face à cet état de choses met en évidence son caractère foncièrement et obstinément patriarcal. Les hommes restent fermement aux manettes dans les structures de pouvoir politique et économique, la parité homme/femme est essentiellement quantitative, mais pas qualitative, elle sert même (autre exemple de récupération patriarcale des lois proféministes) à camoufler cette persistante exclusion des femmes des cercles de pouvoir réels (par opposition aux cercles de pouvoir formels, à l’âge du gouvernement par 49–3). Les seuls cas où les femmes accèdent aux plus hautes positions politiques, c’est dans des structures politiques explicitement fondées sur le principe de la supériorité virile (via le principe du culte du chef et la mythologie de « l’homme fort ») et au service d’objectifs masculinistes — les partis d’extrême droite.

L’ignoble couverture de juin 1978.

AA : Les mouvements de libération sexuelle ont surtout servi à libérer la sexualité masculine, imposant aux femmes de nouvelles injonctions sous couvert d’émancipation. Rien de nouveau, juste un recyclage du traditionnel « sois gentille et tais-toi » dans sa version moderne : accepte les hommes fétichistes dans tes espaces, laisse-les redéfinir la réalité, plie-toi à leurs fantasmes et surtout, ne bronche pas (« Be Kind »). On a changé l’emballage, mais le message reste le même. A‑t-on jamais connu, ou même approché, ce que serait une véritable libération de la sexualité féminine ?

FS : Non, bien sûr, parce qu’une libération réelle est impossible dans une société patriarcale. Tant que les femmes auront des salaires et des retraites significativement inférieures à celles des hommes, elles seront obligées de continuer à pratiquer « l’échange économico-sexuel » étudié par l’anthropologue Paola Tabet : dans ce contexte d’inégalité économique, se mettre en couple implique que le choix du partenaire avec qui elles ont des relations sexuelles procède de considérations prioritairement ou en partie pécuniaires. Et il ne peut pas y avoir de liberté sexuelle pour les femmes dans le couple puisque cette institution patriarcale est fondée sur l’idée qu’elles doivent des relations sexuelles à leur mari, qu’elles en aient envie ou non : le sexe « consenti, mais non désiré » étant une norme du couple, toute liberté sexuelle est par définition exclue pour elles tant que cette norme perdure. De toute façon, l’institution hétérosexuelle, dans son principe même, repose sur le contrôle et la régulation de la sexualité féminine : dans le couple hétéro, le corps et la sexualité de la femme sont appropriés par un homme, et non l’inverse, il en use à son gré tandis qu’elle n’en a plus la libre disposition. L’initiative et le déroulement des relations sexuelles sont sa prérogative, le rôle de la femme se bornant à consentir à ses initiatives, et son refus n’étant pas toujours entendu. Si même des femmes cherchaient, ne serait-ce qu’à titre de représailles, à se conduire comme des hommes et à pratiquer autant qu’eux la polygamie simultanée, cela ne serait guère possible étant donné — comme l’a souligné Sheila Jeffreys — qu’elles n’ont aucune classe à dominer et à objectiver sexuellement. De plus, le double standard sexiste en ce qui concerne la liberté sexuelle persiste obstinément, et une femme qui se conduit en Don Juan sera socialement stigmatisée. En fait, la libération sexuelle des années 1960 et 1970 a seulement visé à conditionner les femmes à répondre mieux et plus complètement aux exigences sexuelles masculines, tant qualitativement (il ne fallait plus être frigide, on devait impérativement jouir de la pénétration) que quantitativement (multiplication/diversification pornographique des pratiques sexuelles auxquelles devaient se soumettre les femmes).

En fait de libération sexuelle, la « charge sexuelle » que le droit au sexe masculin fait peser sur les femmes a été considérablement accrue, et cette libération sexuelle n’a été au final qu’un nouveau moyen de contrôle masculin sur les femmes (après le mariage et la famille) : loin de les libérer, le « plus de sexualité » n’a signifié pour elles que plus de contrôle masculin. Fondamentalement, il ne peut pas y avoir de vraie liberté sexuelle pour les femmes dans une société inégalitaire, car en règle générale toute « liberté » dans un tel contexte ne peut bénéficier qu’aux dominants.

AA : Tu expliques que le patriarcat repose sur la répression du désir masculin d’être passif, d’abandonner le pouvoir et de se soumettre. Or, on voit émerger aujourd’hui des formes de sexualités masculines où cette passivité est hypersexualisée, notamment chez les hommes qui se déclarent soumis ou cherchent à être « féminisés ». Penses-tu que ces pratiques sont une manière pour les hommes de décharger la responsabilité du pouvoir tout en conservant le bénéfice de leur domination ? Et qu’est-ce que cela implique réellement pour les femmes à l’autre bout de cette relation de soumission ?

FS : Ces pratiques ne relèvent que du simulacre, ce ne sont que des jeux de rôles très codifiés où les hommes n’abandonnent évidemment jamais la réalité du pouvoir, n’en ont jamais l’intention et conservent toujours le contrôle de la situation. Comme dans la sexualité hétéro « normale », ce sont eux qui choisissent les pratiques et qui posent les limites. C’est la raison pour laquelle ils doivent généralement aller voir des dominatrices tarifées pour satisfaire leur désir de passivité, parce que les femmes ordinaires savent intuitivement qu’il n’y a rien à gagner pour elles dans ces paraphilies, encore moins que dans les relations sexuelles « normales », où les hommes prétendent au moins se soucier de l’orgasme féminin. Le seul objectif parfaitement explicite de ces pratiques est la satisfaction des fantasmes et des fétichismes des soumis, sans la moindre considération donnée au plaisir de leur partenaire, ce qu’au moins les relations hétérosexuelles « normales » n’excluent pas totalement.

AA : Comment expliquer que l’hypersexualisation masculine des caractéristiques sexuelles féminines à des fins dégradantes — que l’on observe notamment dans l’autogynéphilie et d’autres formes de fétichisation du corps féminin — soit absente des sociétés égalitaires (fourragères et agraires), mais omniprésente dans les patriarcats ? Peut-on y voir un lien avec cette peur masculine fondamentale de leur insignifiance existentielle face à la capacité féminine de donner la vie ? Pourrait-on dire que cette anxiété existentielle les pousse à chercher un sens artificiel à leur existence, que ce soit à travers la domination technologique, le contrôle des femmes, ou même l’idéologie transhumaniste qui vise à transcender leurs limites biologiques ?

FS : C’est l’explication qu’on a parfois donnée à l’agitation masculine, cette frénésie d’avancées technologiques, de création de moyens d’exploitation, de production et de destruction sans cesse plus sophistiqués. Dans la volonté masculine de contrôler les femmes, il y a en jeu la blessure d’ego que constitue pour les hommes le fait de devoir passer par les femmes pour assurer leur reproduction, ce qui rend nécessaire le contrôle des corps féminins pour contrôler cette reproduction. Les sociétés capitalo-patriarcales modernes étant par définition expansionnistes, donc natalistes, le contrôle des femmes y est également nécessaire pour assurer la démographie forte qui conditionne leur puissance. Mais si cette hypersexualisation des caractéristiques sexuelles féminines n’existe pas dans les (rares) sociétés égalitaires, c’est justement parce qu’elles sont égalitaires et que les différences de genre (les comportements et les identités qui définissent respectivement la féminité et la masculinité) y sont peu marquées : pour qu’une société soit sexuellement inégalitaire, les différences entre hommes et femmes doivent être maximalisées, tant quantitativement que qualitativement, et le moyen le plus efficace pour atteindre ce but, c’est de construire socialement ces différences, de les produire artificiellement. Rien n’est « naturel » dans les identités de genre, et c’est ce que révèlent leurs considérables variations selon les époques et les cultures.

Des femmes Hazda en train de danser. Les jeunes filles, aux ménarches, pourchassent les garçons qui leur plaisent avec une lance en bois qu’elles leur jettent dessus.

AA : Le féminisme libéral et les hommes progressistes réclament sans cesse davantage de campagnes de sensibilisation sur le sexisme, notamment dans les institutions judiciaires et autres corps de métier influents. Quel regard porter sur ces (rares) initiatives de sensibilisation à destination des hommes ? Ont-elles un réel impact, ou ne sont-elles qu’un simulacre destiné à donner l’illusion du changement sans jamais remettre en cause l’ordre établi ?

FS : Je ne crois pas beaucoup à ces campagnes de sensibilisation, avant tout parce qu’elles reposent sur un postulat erroné : si les hommes se conduisent mal, violent, battent, incestuent les femmes et les enfants et généralement se conduisent avec elles comme une sous-classe dont ils peuvent disposer à leur guise, c’est parce qu’ils sont mal informés, qu’ils ne sont pas conscients des abus de pouvoir et des violences qu’ils commettent, et qu’il faut les informer et les rééduquer. C’est la théorie explicative des féministes libérales dites « culturalistes », par opposition à la théorie des féministes radicales qui sont matérialistes, c’est-à-dire qui considèrent que les comportements abusifs, violents et discriminatoires des hommes avec les femmes sont motivés tout simplement par leur intérêt matériel personnel et collectif bien compris : leur domination sur les femmes, exercée essentiellement au moyen de la violence et du conditionnement psychologique, leur octroie toutes sortes d’avantages, de privilèges et de prérogatives de nature parfaitement matérielle, sans parler du bonus psychologique/narcissique que procure le fait de se considérer comme appartenant à une catégorie supérieure.

Ce n’est pas que les hommes ne savent pas ce qu’ils font, ne sont pas conscients de leurs maltraitances et de leurs injustices envers les femmes, c’est qu’ils n’en ont rien à cirer. Pas plus que vous ne vous souciez des mauvais traitements infligés dans les abattoirs aux animaux que vous mangez : ils ne comptent pas ou peu à vos yeux, nous ne comptons pas ou peu aux yeux des hommes, et ils ne nous accordent leur attention que dans la mesure ou nous remplissons (ou ne remplissons pas) les fonctions qu’ils nous assignent, à savoir la satisfaction de leurs besoins, matériels, sexuels et reproductifs. Leur relation avec les femmes procède avant tout d’une approche utilitariste. Que ces campagnes de rééducation soient peu efficaces, nous en avons la preuve en ce que les violences sexuelles et physiques en France ne diminuent pratiquement pas et que des pays réputés pour être à la pointe en Europe pour leurs politiques de réduction des violences masculines, et en particulier pour leurs campagnes d’information et d’éducation sur cette question, comme la Suède, avaient il y a quelques années des taux de viols et de féminicides par habitant supérieurs à ceux de la France[6].

Que valent, que pèsent ces messages « officiels » par rapport au message très différent qu’envoient la pornographie, la prostitution, la publicité et les religions, le fonctionnement encore structurellement patriarcal des institutions et les stéréotypes de genre toujours en vigueur associant la violence à la virilité et la féminité à la soumission et à la passivité ? En fait, et c’est une caractéristique des sociétés patriarcales, il existe souvent une opposition radicale entre les messages moralisateurs propagés par les catégories dominantes à titre d’alibi féministe et les comportements personnels des individus appartenant à ces catégories : le législateur qui se targue de voter des lois proféministes regarde du porno et harcèle sa secrétaire, le pacifiste frappe sa femme (c’est ce qui est arrivé à Andrea Dworkin, son compagnon hollandais, Cornelius Van de Bruin, anarchiste pacifiste qui aidait des déserteurs américains à fuir en Suède durant la guerre du Vietnam, la battait), le député écolo (Baupin) qui se met du rouge à lèvres pour dénoncer le sexisme qui harcèle et agresse sexuellement des femmes, etc.) : la morale sociale communément admise est produite par les catégories dominantes exclusivement à l’usage des catégories dominées. Ces campagnes de sensibilisation servent avant tout à faire savoir qu’on fait quelque chose, qu’on se bouge contre le sexisme et les violences masculines — alors qu’en réalité, rien n’est fait pour réduire ce qui joue un rôle essentiel dans la propagation de ces comportements masculins, en particulier la pornographie, la prostitution, et la diffusion de la misogynie et du sexisme sur les réseaux sociaux à partir des mouvances d’extrême droite et masculinistes.

AA : Les hommes perçoivent souvent la capacité reproductive des femmes comme une menace existentielle et un levier de pouvoir potentiel. L’histoire a montré que la contraception et le contrôle des naissances, loin de n’être que des outils d’émancipation féminine et des outils commodes d’accès au sexe pour le néo-patriarcat, sont aussi perçus par les élites masculines conservatrices comme un risque civilisationnel.

On voit ressurgir ces angoisses aujourd’hui dans les discours sur la « crise de la natalité » (dont le « réarmement démographique » de Macron en est une fameuse expression et chez Elon Musk) et la « dévirilisation » des sociétés modernes. Ces peurs ne révèlent au fond, qu’une panique masculine face à la possibilité que les femmes cessent d’entretenir le patriarcat en donnant naissance à leurs propres oppresseurs.  Pourtant, ce n’est pas près d’arriver.

FS : Oui, il y a une panique masculine face à cette improbable possibilité, autrement dit que les femmes se mettent à faire aux hommes ce qu’ils leur font depuis des millénaires : réduire le nombre d’êtres humains de sexe féminin dans les familles et dans la société. Quand il n’était pas possible de connaître le sexe des fœtus avant la naissance, on abandonnait les filles en les exposant dans la rue à la disposition de ceux qui voulaient bien les récupérer, comme on met devant chez soi un canapé usagé pour ceux qui en auraient l’utilité. Depuis que l’on peut déterminer le sexe du fœtus par le recours à l’avortement sexo-spécifique, l’avortement sélectif des fœtus de sexe féminin est fréquent dans des cultures très patriarcales comme l’Inde, la Chine, etc. Ce qui est une politique absurde et contre-productive pour ces pays, car vu le manque de femmes par rapport au nombre d’hommes découlant de la surmortalité des filles et de ces avortements sélectifs (près de 34 millions d’hommes en excès en Chine), beaucoup d’hommes ne se marient pas (ou doivent acheter ou enlever des femmes étrangères, souvent des Vietnamiennes, d’où les trafics mafieux de ces femmes étrangères) et n’ont pas d’enfants[7]. Il existe en Chine des « villages de célibataires » où vieillissent ensemble des hommes qui n’ont pas pu trouver d’épouse. Les avortements sélectifs n’existent pas seulement dans les pays asiatiques, ils ont cours, en quantité évidemment moindre, dans des pays occidentaux : on s’étonne généralement que, sur 14 enfants d’Elon Musk, il n’y ait qu’une seule fille biologique. En Occident, on a l’impression que si les hommes religieux et d’extrême droite réprouvent fortement l’avortement, c’est parce qu’il concerne des fœtus de sexe masculin. On n’entend pas ces hommes dénoncer l’avortement sélectif de fœtus de sexe féminin dans les pays susmentionnés…

Mais les femmes peuvent, du fait que ce sont elles qui ont le pouvoir de donner naissance (ou pas) à des bébés, faire obstacle aux projets politiques masculins : elles sont ainsi tantôt taxées de faire trop d’enfants (comme ça a été le cas en Chine durant la politique de l’enfant unique), ou pas assez, comme c’est le cas actuellement en Europe où des leaders appellent à un illusoire « réarmement démographique » (d’autant plus grotesque quand l’appel provient d’un homme qui n’a pas eu d’enfants lui-même) et dans des pays non occidentaux comme le Japon ou la Corée du Sud[8]. Trop d’enfants aussi quand il s’agit de femmes noires aux États-Unis ou d’origine maghrébine en France, pas assez quand il s’agit de femmes blanches. Que les femmes aient ce pouvoir exorbitant sur la démographie irrite au plus haut point les hommes, qui considèrent qu’une décision (celle d’avoir ou de ne pas avoir d’enfants) aussi vitale pour la puissance économique et militaire d’un pays, puissance qui conditionne celle des patriarcats nationaux, ne devrait pas être entre les mains des femmes. Que celles-ci cessent de mettre au monde, nourrir, soigner et élever des fils, serait évidemment la façon la plus radicale d’abolir le patriarcat mais même la grande majorité des féministes préfèrent ignorer cette contradiction fondamentale quand elles mettent au monde leurs oppresseurs, ou la balayent en garantissant qu’elles élèveront des fils féministes. Il est intéressant de noter que si, dans cette société comme dans les sociétés patriarcales en général, la maternité est par définition contraire aux intérêts matériels des femmes (santé, carrière, salaire, indépendance par rapport aux hommes, réalisation de leurs ambitions et expression de leur créativité, risque d’abandon financier du père), elle comporte biologiquement davantage de risques quand il s’agit de donner naissance à des garçons[9].

Il est surprenant que les femmes aient continué à avoir des enfants alors qu’en société patriarcale, cela augmentait de façon drastique les inégalités dont elles sont victimes : jusqu’à une date récente, où l’avortement était interdit et la contraception rudimentaire, elles n’avaient certes pas le choix. La situation est un peu différente maintenant. Au grand désespoir des gouvernants et partis populistes et d’extrême droite, on observe une réduction marquée du nombre des naissances dans de nombreux pays. Ce que l’on peut interpréter comme une protestation larvée des femmes contre la multi-pénalisation des mères par le système et donc indirectement contre la domination masculine elle-même qui en est à l’origine. Ce lien est d’ailleurs fait par le mouvement 4 B des femmes sud-coréennes, qui identifient clairement la maternité comme une des manifestations de la coopération féminine indispensable au maintien du patriarcat.

AA : Quel est le principal obstacle chez les femmes éduquées et financièrement autonomes à une prise de conscience féministe de la capacité que nous avons de réduire le pouvoir et le nombre de nos oppresseurs ? Est-ce toujours l’amour romantique ? Qu’est-ce qui se cache réellement derrière ce « besoin d’amour » ? Le traumabonding ?

FS : Le système patriarcal est structuré, comme l’a signalé Françoise Héritier, par ce qu’elle nomme « la valence différentielle des sexes » (auquel elle attribue à tort un caractère d’universalité)[10] : dans ce système, les femmes sont des seconds rôles, des utilités, à la fois subsidiaires et indispensables. Ayant intériorisé leur infériorité dès l’enfance, elles sont profondément conditionnées à chercher à se donner de la valeur en briguant l’attention, l’approbation et si possible l’amour d’un individu socialement valorisé, un homme. Et bien sûr, même s’il existe maintenant des femmes financièrement indépendantes, la vraie richesse reste en des mains masculines, de même que le pouvoir. Pour une femme qui recherche la richesse ou le pouvoir, ou même seulement la stabilité financière, le plus court chemin consiste à s’associer à un homme qui les possède. De nombreuses femmes politiques sont arrivées au pouvoir grâce à leur lien avec un homme politique (compagnon, père ou mentor). Et puis il y a toujours l’impact profond de l’idéologie patriarcale et relativement récente de l’amour romantique (qui n’existe pas dans les cultures de chasse-cueillette), qui enseigne aux femmes que l’amour doit être la grande affaire de leur vie, et que la femme ne peut être vraiment heureuse qu’en couple. D’où, pour de nombreuses femmes, l’impossibilité d’envisager qu’elles puissent construire leur vie en dehors d’une relation hétérosexuelle, la peur de la « solitude », l’idée qu’elles cesseraient quasiment de respirer si elles n’avaient pas un homme à leurs côtés. Il s’agit d’une forme d’impuissance apprise, comme l’idée que nous sommes incapables de changer une roue de voiture toutes seules, ou que nous avons besoin d’un homme pour remplacer un fusible ou refaire un joint de douche. En fait, les esclaves n’ont pas besoin de leur maître et vivent mieux sans, ce sont les maîtres qui ne peuvent pas se passer de leurs esclaves.

Et oui, il y a aussi le traumabonding, le lien qui se créée entre un homme abusif et sa victime. Qui fait partie de quelque chose de plus large, qu’exprime ainsi Marguerite Duras : « Il manque à l’amour entre semblables cette dimension mythique et universelle qui n’appartient qu’aux sexes opposés. » Le sens de cette phrase n’est pas univoque, mais je l’interpréterai comme suit pour les femmes hétérosexuelles : les relations lesbiennes sont pour elles infiniment moins dangereuses que les relations hétérosexuelles. Donc moins sexuellement passionnées et excitantes (lesbian bed death). Leur socialisation féminine les formatant au masochisme, à érotiser la domination masculine et la soumission féminine, c’est cette érotisation de la soumission/domination qui serait pour certaines au le moteur de leur attraction pour les hommes. Frisson du danger que ne leur procure pas avec autant d’intensité une relation avec une autre femme…

AA : Les femmes dans le couple hétéro consentent souvent sans désirer, parce qu’elles savent que refuser aura des conséquences : sans même parler d’abuseurs domestiques ou d’hommes physiquement violents, elles cèdent souvent pour ne pas avoir à essuyer la mauvaise humeur, le chantage affectif, la culpabilisation de leur conjoint. Simplement pour « avoir la paix ». Cette réalité, encore largement ignorée, commence pourtant à émerger. Les femmes nomment enfin « viol » ce qui leur était imposé sous couvert de paix des ménages. Peut-on dire que le couple hétéronormé repose structurellement sur l’extorsion du consentement ? 

FS : Oui, comme je l‘ai dit plus haut, le sexe consenti, mais non désiré est une norme du couple, et son fondement même. Le devoir conjugal fait encore partie légalement des obligations mutuelles entre conjoints — en théorie pour les hommes comme pour les femmes, mais en fait il concerne surtout les femmes, et d’ailleurs LFI vient de présenter une loi proposant son abolition légale. En plus de cette obligation institutionnelle des rapports sexuels entre conjoints, les raisons conjoncturelles qu’ont les femmes pour accepter des relations sexuelles dont elles n’ont nulle envie varient selon les couples et la personnalité du mari : elles vont du désir de lui faire plaisir jusqu’à la crainte de la mauvaise humeur voire des coups du partenaire, en passant par le projet d’obtenir quelque chose en échange — qu’il aille chercher les enfants à l’école ou tonde la pelouse. Le sexe peut être un instrument de négociation pour les femmes dans le couple, quelque chose qu’elles utilisent pour rééquilibrer leur situation d’inégalité structurelle en leur faveur.

Dans le couplage hétérosexuel standard, toute sexualité féminine désirante et active se trouve ainsi rendue impossible parce que, pour la femme, l’exercice de sa sexualité n’a plus pour but la recherche de son propre plaisir, mais est centré sur la satisfaction sexuelle de son partenaire, accepter la pénétration devenant l’atout, la monnaie d’échange qu’elle utilise dans une stratégie de négociation et de troc afin d’obtenir de lui qu’il en fasse plus dans le partage des tâches logistiques du couple par exemple. Le sexe pour les femmes en couple est ainsi désérotisé, réduit à une prestation de service au bénéfice du conjoint, pas loin du repassage de chemises ou de la préparation du dîner, et exécuté avec le même manque d’enthousiasme. La femme procure du plaisir sans réciprocité, essentiellement pour qu’il n’aille pas voir ailleurs, assurant en quelque sorte la maintenance sexuelle du couple, comme on entretient sa voiture pour éviter qu’elle tombe en panne. Face aux exigences sexuelles de leur conjoint qu’elles jugent excessives, mais désireuses néanmoins de lui donner satisfaction dans certaines limites pour assurer le bon fonctionnement du couple, des épouses fixent des « quotas de rapports sexuels » mensuels réglementaires, faisant ainsi de la sexualité une sorte de routine bureaucratique arrêtée suite à un processus de négociation serrée entre partenaires, ce qui rend les rapports sexuels à peu près aussi excitants que l’application d’un accord d’entreprise.

AA : Dans ton livre, tu démontres que la sexualité féminine, sous le patriarcat, a été entièrement remodelée pour servir les intérêts masculins, jusqu’à effacer tout ce qui pouvait en faire une force autonome. Or, si l’on observe les femelles primates, elles ont une sexualité active, sélective et non soumise. Ce n’est donc pas la biologie qui a dicté la répression de la sexualité féminine, mais bien une construction sociale et historique.

FS : Absolument, j’en parle assez longuement dans mon livre. En règle générale, on peut même dire que tout ce que le discours patriarcal prétend naturel est en fait contre nature : le couple monogame « un papa, une maman » n’existe pas chez les primates, l’homme gagne-pain de sa famille non plus (les primates femelles se chargent elles-mêmes de trouver leur nourriture et de nourrir leurs petits), la maternité centrée sur la famille nucléaire non-plus (les bébés primates sont élevés et soignés par l’ensemble de leur groupe), le viol non plus, la domination masculine sur le mode humain pas davantage, de même que la prostitution. Et comme tu le soulignes, tout y est inversé : en fait de polygamie masculine et de monogamie féminine « naturelles », ainsi que le prétend le discours dominant, la sociobiologie et l’evopsy (mais seulement à partir de la fin du XVIIIème siècle, avant c’était la croyance inverse qui avait cours), chez les hominidés, ce sont fréquemment les femelles qui pourchassent les mâles, les épuisent sexuellement et passent au suivant quand ils n’en peuvent plus, le « tableau de chasse » de ces nymphos tournant en moyenne autour d’une dizaine de partenaires lors d’une période de rut. Et contrairement à ce que prétendaient les éthologues (et les sociologues) jusqu’à récemment, dans la nature, les primates mâles dominants (dont la domination ne joue qu’un rôle mineur dans le groupe) n’ont pas plus d’accès sexuel aux femelles que les autres mâles, puisque celles-ci, ayant l’initiative sexuelle contrairement à leurs cousines humaines, préfèrent souvent les jeunes mâles ou les mâles étrangers. Quelques lectures de base (et récentes) dans le domaine de la primatologie pulvérisent la plupart de nos stéréotypes genrés[11].

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AA : Ne pourrait-on pas dire que le patriarcat (et ses variantes néo) n’est pas seulement un système d’inversion et de projection, mais aussi un système maladaptif et contre-évolutif (un facteur de dysévolution), au regard des théories darwiniennes ? Un système où ce sont les médiocres qui dominent ? Puisque, dans le règne animal, les mâles ne violentent ni ne tuent systématiquement les femelles (ces comportements étant exceptionnels), et que l’homme patriarcal est le seul être vivant qui ravage son propre écosystème au point de menacer sa propre survie ? Finalement, le patriarcat ne serait-il pas la consécration de la survie des médiocres ?

FS : Qu’est-ce que la médiocrité dans la théorie darwinienne ? Ne pas être très intelligent, au point de massacrer l’environnement naturel, scier la branche sur laquelle on est assis pour un bénéfice immédiat qui met en péril la survie de votre espèce à long terme ? Sur la base de cette définition, on peut dire en effet que le patriarcat promeut la survie des médiocres. L’approche darwinienne définit le succès évolutif d’un individu ou d’un groupe par la propagation maximale de ses gènes, les êtres qui possèdent les caractéristiques leur permettant de mieux survivre dans leur milieu, suite au processus de la sélection naturelle, étant aussi théoriquement plus aptes à s’assurer une reproduction optimale.

Dans ce cas, les 87 000 féminicides annuels dans le monde, le fait pour les hommes de battre les femmes, de les tuer, de les séquestrer, de les exciser, de les prostituer, de les nourrir moins bien que les hommes, de pratiquer l’avortement sexo-sélectif etc., toutes choses qui réduisent le nombre des naissances en tuant des reproductrices ou en nuisant à leur santé, ne favorisent pas une reproduction optimale et ne sont pas bénéfiques du point de vue évolutif, au contraire. On a des exemples intéressants des conséquences de ces comportements contre-productifs du point de vue de la reproduction dans des pays comme la Chine ou l’Inde, où les avortements sexo-sélectifs entraînent un tel déficit en nombre de femmes que des millions d’hommes sont condamnés au célibat et n’ont pas de descendance, comme je l’ai mentionné plus haut.

Rendre les femmes dépendantes économiquement des hommes, en les empêchant de se procurer elles-mêmes leur nourriture et celle de leurs petits, comme c’est le cas pour les mères animales, est aussi contre-évolutif : beaucoup de mâles humains qui ont des enfants arrêtent de subvenir à leurs besoins et s’en désintéressent après une séparation. Ceux-ci grandissent alors dans la pauvreté, ce qui n’est pas favorable à leur santé et à leur éducation, donc à leur futur succès reproductif.

Et le fait que les femmes soient économiquement dépendantes des hommes les poussent à rechercher des partenaires masculins financièrement aisés, qui peuvent le mieux subvenir à leurs besoins. Or les hommes les plus riches, qui sont généralement les plus âgés, ont une qualité de sperme inférieure comparativement aux hommes plus jeunes, ce qui est également contre-évolutif.

Le couple monogamique que le système patriarcal impose aux femmes est également contre-évolutif : du point de vue de la qualité optimale du sperme fécondant l’ovule, l’obligation de la monogamie pour les femmes supprime toute compétition entre spermatozoïdes de mâles différents, tandis que la pratique de la polygamie par les femelles assure que c’est le sperme de meilleure qualité qui fécondera l’ovule. Les femelles primates le savent instinctivement, c’est pourquoi elles copulent avec de nombreux mâles en période de rut.

Aussi, la polygamie des femelles est pro-évolutive chez les primates dans la mesure où, quand une femelle a des rapports sexuels avec plusieurs mâles, ces mâles imaginent être les géniteurs de ses petits. Ils se montrent donc moins agressifs avec eux, et n’essaient pas de les maltraiter et de les tuer. Comme je l’ai souligné plusieurs fois, le couple monogame est très rare chez les animaux, il n’est relativement fréquent que chez les oiseaux, pas chez les mammifères. Et encore. Les femelles oiseaux « trompent » le mâle du couple avec d’autres mâles.

La prise de pouvoir par les mâles humains sur les femmes il y a des milliers d’années a été faite au détriment de l’intérêt collectif de l’espèce, ces mâles ayant fait passer l’intérêt de leur catégorie XY avant l’autonomie et la santé des femelles — dont dépend la survie de l’espèce.

Contrairement à ce que prétend la sociobiologie, qui est essentiellement une projection anthropomorphique inversive, la domination des mâles sur les femelles est antinaturelle et anti-évolutive. En traitant la nature et les femelles comme des ressources à leur disposition, les mâles bouleversent catastrophiquement les processus naturels de renouvellement de l’environnement et des espèces animales (dont nous faisons partie), et ainsi s’autodétruisent. Les animaux, guidés par leur instinct, ne sont pas autodestructeurs comme nous, et ils se conduisent entre eux de façon infiniment plus sensée. Il y a très peu de violences intraspécifique chez les mammifères, et encore moins de violences des mâles sur les femelles. La destruction de la planète n’est que la conséquence ultime de l’institution planétaire de la domination patriarcale, c’est-à-dire du modèle relationnel de conquête/exploitation/destruction que les hommes patriarcaux appliquent à tout ce qui les entoure.


Notes

  1. https://www.humanite.fr/feminisme/egalite-femmes-hommes/36-de-lhemicycle-ou-sont-passees-les-femmes-a-lassemblee-nationale
  2. https://www.lagbd.org/Se_plaindre_de_harc%C3%A8lement_sans_tomber_dans_la_diffamation_:_les_limites_%C3%A0_ne_pas_d%C3%A9passer_(fr)
  3. https://www.rtl.fr/actu/justice-faits-divers/harcelement-sexuel-pourquoi-plus-de-90-des-plaintes-sont-classees-sans-suite-7790557354
  4. https://shs.cairn.info/revue-travail-genre-et-societes-2022–2‑page-113?lang=fr
  5. https://books.openedition.org/pur/125079?lang=fr
  6. https://revolutionfeministe.wordpress.com/2021/05/23/rehabilitation-des-hommes-violents-efficace-ou-poudre-aux-yeux/
Article mis en ligne le 14 mars 2025
L’échec renouvelable et prévisible du mouvement écologiste (par Nicolas Casaux)

Comme chacun∙e peut le constater, le mouvement écologiste est un échec cuisant. Toutes les dynamiques de pollutions, de contaminations et de destructions environnementales perdurent inexorablement depuis des décennies. Extractions minières, consommation de combustibles fossiles, production de déchets en tous genres, plastiques, métalliques, nucléaires, etc., ainsi que de substances chimiques reprotoxiques, neurotoxiques, de perturbateurs endocriniens, de polluants éternels, épandage d’insecticides, déforestation, émissions de gaz à effet de serre, réchauffement climatique, bref, la totale.

Le mouvement écologiste se félicite d’avoir obtenu des victoires au cours des dernières décennies. Et effectivement, il y en a eu. Des petites victoires locales essentiellement. Et quelques-unes un peu plus larges. Toutes incroyablement précieuses. Mais toutes aussi incroyablement insuffisantes. Car locales ou globales, ces « victoires » sont souvent temporaires. Beaucoup trop souvent. Un grand nombre sinon la plupart des « victoires » des écologistes ont été temporaires. Moratoire sur ci ou ça. Pendant un temps. Et puis, sous la pression des « nécessités économiques », du besoin de rester « compétitif », et peut-être à l’occasion d’un changement de gouvernement, la « victoire » temporaire se change en défaite, parfois définitive. On l’a vu pour tellement de choses. Pour les OGM, les pesticides, les néonicotinoïdes, la construction de barrages, d’autoroutes ou d’oléoducs, des forages pétroliers, des extractions minières, etc.

Ce caractère temporaire des « victoires » du mouvement écologiste, son échec global, ainsi que le caractère calamiteux et en empirement constant de la situation, depuis des décennies (a minima), devraient amener les écologistes à se poser de sérieuses questions sur les stratégies qu’ils emploient. Mais évidemment non. Parce que les têtes pensantes – façon de parler – du mouvement continuent de raconter les mêmes salades et de prôner les mêmes stratégies – dans la mesure où l’on peut parler de stratégies – depuis des décennies.

Depuis des décennies, les écologistes grand public, les influenceurs et influenceuses écolos, les écologistes qui ont droit à de l’espace médiatique, que l’on invite sur les plateaux télés, à la radio, etc., proposent de changer les récits, d’inventer de nouveaux récits, de concevoir de nouveaux récits, de formuler de nouveaux récits, de proposer de nouveaux récits (à croire qu’ils feraient bien de changer de récit), ou bien de demander des « conventions citoyennes » pour ci ou ça, ou bien de lutter pour obtenir l’interdiction juridique de ci, ou de ça, ou encore quelque moratoire. Des associations écologistes intentent des procès contre l’État. Tout ça, bien évidemment, ne marche pas.

Pire, tous ces écologistes font la promotion de nouvelles industries, au prétexte qu’il s’agirait d’industries de production d’énergie « renouvelable » ou « décarbonée » (panneaux photovoltaïques, éoliennes, barrages, etc.), ou de technologies « vertes » ou « propres » (voitures électriques, vélos électriques, etc.). Le développement de ces industries, la production de masse de ces technologies, est ainsi considérée comme une « victoire », alors qu’il s’agit d’une défaite : ces nouvelles technologies et industries n’ont rien de réellement écologiques, elles ne résolvent aucun des problèmes auxquels nous faisons face et pire, constituent des nuisances supplémentaires, des dommages supplémentaires pour la nature.

S’il est louable ou en tout cas défendable de chercher à obtenir une interdiction ou un moratoire en vue d’éviter – au moins temporairement – telle ou telle nuisance, cela ne peut pas suffire et ne devrait pas représenter le cœur de la stratégie des écologistes. Quant au développement de nouvelles industries prétendument « renouvelables » et de technologies supposément « vertes », qui relève entièrement du mythe du capitalisme vert, il n’a simplement rien à faire dans le mouvement écologiste. Nous avons besoin de changer radicalement la société. De « changer le système ».

Presque tout le monde est d’accord avec ça. Le problème, c’est ce qu’on place derrière « la société » ou « le système ». La plupart des écologistes qui disent vouloir « changer le système », de Cyril Dion à Bon Pote en passant par Camille Etienne et Timothée Parrique, souhaitent en fait conserver la majeure partie dudit système. Quand ils se prononcent contre le capitalisme, ils se prononcent en fait contre certains phénomènes qu’ils jugent excessifs ou injustes à l’intérieur du capitalisme, mais ils souhaitent tous conserver le système marchand, le principe de la valeur marchande, de la marchandise, de l’argent, de la propriété privée et foncière, le principe du travail, l’essentiel du système technologique, et donc la vaste division hiérarchique du travail qu’il implique, ainsi que les inégalités sociales et les destructions environnementales qui l’accompagnent. Ils souhaitent aussi tous, parce qu’ils ne le considèrent pas comme un problème, conserver l’État, en tout cas l’essentiel, là encore, des structures et des dispositions sociales qui le constituent. Autrement dit, les fins qu’ils visent sont ridicules, ineptes. Même si on pouvait les atteindre, aucun de nos principaux problèmes ne serait réglé.

L’autre problème, bien sûr, ce sont les moyens. Pour atteindre les fins particulièrement ineptes qu’ils se proposent de viser, les écologistes proposent des moyens du même acabit.

Pour comprendre l’ampleur du bouleversement social que nous devrions viser, nous devons saisir que la quasi-totalité des problèmes actuels découlent d’une part d’une course à la puissance qui fait rage depuis des siècles, et qui voit aujourd’hui s’affronter les États, les entreprises, les organisations para- ou supra-étatiques, les mafias et les individus eux-mêmes – le capitalisme, manifestation actuelle de la course à la puissance, implique une guerre de tous contre tous. Et d’autre part de la dépossession massive qu’impliquent les structures sociales dominantes, celles qui font naître cette course à la puissance.

Comme l’avait formulé l’Encyclopédie des Nuisances en 1984 :

« Les gémissements écologistes de cette époque ne sont que des sophismes. Demander à l’État aide et protection revient à admettre par avance toutes les avanies que cet État jugera nécessaire d’infliger, et une telle dépossession est déjà la nuisance majeure, celle qui fait tolérer toutes les autres. »

La première nuisance, celle dont découlent inexorablement toutes les autres, c’est la dépossession elle-même, c’est la démesure des sociétés modernes, c’est l’existence de systèmes sociaux tellement vastes et complexes que l’individu n’y a essentiellement aucun pouvoir. C’est sur ce point précis que les écologistes devraient se concentrer.

Nous évoluons toutes et tous aujourd’hui dans un environnement constitué de procédures, de règles, de processus, d’organisations, d’institutions et d’infrastructures que nous n’avons pas conçues, sur lesquelles nous n’avons à peu près aucune prise, mais qui façonnent puissamment nos existences. Nous pouvons toutes et tous réaliser à quel point nos vies sont conditionnées par les systèmes interconnectés de la technologie moderne, des États et des entreprises (du capitalisme), à quel point nous sommes soumis∙es à leur influence, à leur fonctionnement, à quel point nous sommes dépossédé∙es.

L’historien Lewis Mumford remarquait en 1966 : « tout l’appareil de la vie est devenu tellement complexe, et les processus de production, de distribution et de consommation sont devenus tellement spécialisés et subdivisés » que la personne humaine « est de plus en plus soumise à des ordres qu’elle ne comprend pas, à la merci de forces sur lesquelles elle n’exerce aucun contrôle efficace, en route vers une destination qu’elle n’a pas choisie ». Plus d’un demi-siècle plus tard, tout a évidemment empiré.

Comme l’a souligné un pionnier du mouvement écologiste en France, « la liberté n’a jamais pu naître qu’à partir de la prise de conscience d’une servitude ». C’est pourquoi, tant que nous n’aurons pas l’humilité et l’honnêteté d’admettre l’étendue de la dépossession, de l’impuissance à laquelle les structures politiques et sociales des États modernes, y compris des prétendues « démocraties représentatives », et plus généralement le gigantisme de la civilisation (industrielle) nous condamnent, aucune stratégie digne ce nom, aucune résolution des innombrables problèmes auxquels nous faisons face, ne saurait être envisagée – parce que nous continuerons à chercher à résoudre des problèmes dans un cadre qui empêche leur résolution.

Pour le dire autrement, tant que nous n’admettrons pas que le monde moderne nous dépasse largement, qu’il est massivement hors de notre contrôle, que rien, ou presque, n’est à la mesure de l’être humain, que la liberté dont on nous rebat les oreilles est une chimère, nous échouerons à réaliser qu’à moins d’un démantèlement de l’organisation sociale planétaire et d’un retour à des sociétés à échelle humaine — condition, mais pas garantie, de l’existence de réelles démocraties, de sociétés susceptibles d’être réellement contrôlées par les individus qui la composent —, aucun des problèmes auxquels nous sommes aujourd’hui confrontés ne pourra être résolu. Et alors le mouvement écologiste continuera d’échouer lamentablement.

Tant que les écologistes ne chercheront pas à s’attaquer aux entités qui organisent notre dépossession et qui se livrent une guerre permanente et désormais mondialisée pour la puissance, mais simplement à obtenir de la part de ces entités des promesses, des mesures, des moratoires, des lois pour interdire ci ou ça, les « victoires » écologistes ne seront jamais que temporaires (sans même parler des défaites que le mouvement écologiste s’inflige délibérément en promouvant de nouvelles nuisances industrielles). Ces promesses, ces mesures, ces moratoires ou ces lois, quand ils parviendront à les obtenir, seront toujours vite sabordées ou bafouées, et les catastrophes qu’elles visaient à éviter se produiront quand même, inexorablement. Jusqu’à la catastrophe ultime.

Autrement dit, il est très certainement vain de demander à tel ou tel État ou organisation supranational comme l’ONU de faire passer une loi ou de voter un moratoire contre quelque nuisance sans essayer en même temps de constituer un mouvement social visant à l’abolition des États et des organismes supranationaux eux-mêmes, au démantèlement général de la civilisation industrielle et à renouer avec des sociétés à taille humaine bassement technologiques. C’est ça, « changer le système ».

Nicolas Casaux

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Article mis en ligne le 20 février 2025
Scolariser le monde : les apprentissages de la terre et la culture de l’école (par Carol Black)

L’article suivant est une traduction d’un texte de Carol Black, initialement paru dans l’ouvrage Routledge handbook of environmental anthropology, rédigé sous la direction de Helen Kopnina et Eleanor Shoreman-Ouimet, et publié par Routledge en 2016. Carol Black est une ancienne réalisatrice de films états-unienne, reconvertie dans l’étude de la scolarisation. Black a produit l’excellent film documentaire Schooling The World sortie en 2010, dans lequel on retrouve Wade Davis, Helena Norberg-Hodge, Vandana Shiva, Manish Jain et Dolma Tsering. Ce documentaire vous pouvez le retrouver ici, à la suite d’un autre texte de Carol Black que nous avions traduit il y a quelques années.

J’ai décidé de traduire le texte ci-après, de Black, parce qu’il me semble offrir une riche critique de l’école et un bel aperçu des méthodes d’apprentissages – et non pas éducatives – qui existent et existaient en dehors du monde civilisé. La critique de l’école – cette « nouvelle religion planétaire », comme disait Illich – devrait constituer un pan essentiel de la critique des systèmes de domination. L’école est un outil conçu par l’État et le capitalisme, au service de l’État et du capitalisme. Autrement dit, il s’agit d’un outil conçu par la volonté de puissance, pour la volonté de puissance.

En photo, l’école industrielle pour indien∙nes de Mount Pleasant, dans le Michigan.


Scolariser le monde : les apprentissages de la terre et la culture de l’école

« Voyez cette voie lactée : ce Wanjina couché. Il s’est pris les pieds dans l’eau. Les Wanjina descendent jusqu’au sol la nuit. Nous sommes dans l’eau en ce moment ; seul ce feu nous garde au sec ! Les esprits flottent tout le temps, la nuit, dans cette eau. Nous sommes presque tous dans l’eau nous-mêmes. C’est pourquoi nous nous sommes tous unis ; les arbres, les animaux, les plantes, les humains, les cieux, les points d’eau. Nous nous sommes tous unis dans l’eau. »

Paddy Neowarra, homme de loi de Ngarinyin (Bell 2010, 24)

« Dans un cadre épistémologico-ontologique, les cosmologies indigènes seraient des exemples d’interconnexion symbolique — une abstraction d’un code moral. Ce serait une façon de voir le monde — la base d’une position épistémologique. D’après la vision du monde des Haudenosaunee, voilà ce qu’il s’est passé. »

Vanessa Watts, universitaire Anishnaabe-Haudenosaunee (2013, 26)

« Le médium est le message. »

Marshall McLuhan (1994, 7)

Introduction

A son niveau le plus profond, l’anthropologie soulève des questions de nature épistémologique : comment savons-nous les choses que nous pensons savoir sur le monde, sur notre place en son sein, et comment cette connaissance est-elle conditionnée par la culture plutôt qu’absolue ? Après avoir été rejetées et raillées pendant des siècles par les scientifiques euro-occidentaux au prétexte qu’il ne s’agissait que de « mythologie » ou de « folklore », les connaissances écologiques des petites sociétés autochtones sont aujourd’hui de plus en plus appréciées par les spécialistes des sciences naturelles, les organisations de protection de la nature et les agences internationales. Malheureusement, leur valeur n’est que superficiellement reconnue par le mouvement mondial en faveur de la scolarisation universelle, qui représente sans doute désormais le principal facteur au monde de la destruction des connaissances écologiques traditionnelles et des méthodes d’apprentissages autochtones par lesquelles elles sont transmises aux générations futures (Barnhardt et Kawagley 2005 ; Ohmagari et Berkes 1997 ; Rival 2000 ; Simpson 2014).

Ce n’est que très récemment que la scolarisation institutionnelle est devenue le principal lieu d’apprentissage des enfants. Comme le souligne Sutton (2000, p. 107), « l’institutionnalisation générale des enfants dans les écoles peut être classée parmi les forces les plus profondes du changement culturel mondial du vingtième siècle ». Les partisans de la scolarisation universelle partagent historiquement plusieurs idées fondamentales avec les missionnaires chrétiens. Ils pensent notamment :

  1. que les nouvelles connaissances et les nouveaux systèmes qu’ils apportent sont une bonne chose ;
  2. que tous les peuples du monde devraient adopter ces systèmes sous une forme essentiellement identique ; et
  3. que rien d’important n’est perdu lorsque les anciennes conceptions et les anciennes pratiques sont abandonnées et remplacées par les nouvelles.

A l’instar des sociétés non chrétiennes, que les missionnaires considéraient comme « païennes » plutôt que comme des sociétés possédant des croyances spirituelles différentes mais respectables, les sociétés sans écoles ne sont pas considérées comme dotées de modes de connaissance et d’apprentissage différents mais respectables, mais comme « non éduquées » et « analphabètes ». Et à l’instar du « salut » des peuples autochtones, qui a souvent accompagné leur conquête, l’« éducation » des peuples autochtones fait souvent partie intégrante des programmes de développement économique et d’extraction des ressources sur les territoires autochtones (Pandya 2005 ; Rival 2000 ; Sutton 2000).

Marie Battiste a inventé le terme « impérialisme cognitif » pour décrire la manière dont les écoles servent à valider certaines perspectives culturelles et à en dévaloriser d’autres qui, pendant des millénaires, ont façonné les rapports entre les humains et le monde naturel (Battiste 1998 : 19). Les partisans de l’éducation universelle considèrent l’enseignement scolaire des sciences de l’environnement comme le seul moyen approprié d’apprendre aux jeunes à connaître les communautés naturelles (« écosystèmes ») et à les conserver. Au sein de l’institution scolaire, les connaissances autochtones se voient généralement accorder au mieux un statut épistémologique secondaire, comme une forme de superstition ou de mythologie, dont la valeur relève du patrimoine culturel. Elles ne sont pas considérées comme de « vraies » connaissances susceptibles d’informer leur compréhension de la réalité et de guider leurs décisions (Canessa 2004 ; Watts 2013 ; Zarger 2010).

En raison de la tendance généralisée à considérer l’« éducation » comme un bien universel, voire comme un « droit humain », la cascade complexe de changements directs et indirects qui se produisent lorsque les sociétés passent des apprentissages autochtones à la scolarisation institutionnelle n’a pas été suffisamment étudiée. Même les critiques radicaux de l’éducation eurocentrée estiment souvent inévitable que l’école devienne le véhicule universel de l’apprentissage humain (Rival 2000 ; Zarger 2010). Des efforts sont parfois fournis pour embaucher des enseignant∙es autochtones, pour intégrer les connaissances et les pratiques traditionnelles dans la salle de classe ou pour mettre en œuvre une éducation « double », visant à offrir « le meilleur des deux » traditions intellectuelles autochtones et eurocentrées. Mais comme Marshall McLuhan (1994, p. 7) l’a remarqué à propos de la télévision, « le médium est le message ». En d’autres termes, il est essentiel d’examiner l’école elle-même en tant que construction culturelle eurocentrée. Les structures, les rituels et les postulats de l’école moderne incorporent et propagent rapidement les épistémologies, les valeurs et les idéologies économiques des sociétés euro-occidentales, et peuvent altérer les cultures, les moyens de subsistance et les environnements autochtones de manière radicale et parfois irrévocable. Il est aussi essentiel de réaliser que ce phénomène n’est pas seulement lié aux programmes scolaires, mais qu’il est profondément structurel et que ses effets ne sont pas faciles à atténuer [à moins d’un effondrement de l’ordre établi, de la civilisation industrielle, NdT].

La culture de l’école

Henrich et al. (2010 : 1) ont souligné le décalage entre l’anthropologie et les autres sciences du comportement — y compris les sciences cognitives, la psychopédagogie et les études sur le développement de l’enfant — qui formulent souvent des déclarations universelles sur la nature humaine, la cognition, le développement et le comportement sur la base d’observations limitées aux sociétés « démocratiques, industrialisées, nanties, gouvernées, occidentales et scolarisées » (DINGOS[1]). Mais les données ethnographiques montrent clairement que les sociétés « DINGOS » ne sont pas du tout typiques des sociétés humaines dans leur façon d’aborder l’apprentissage. Loin d’être la « norme » par rapport à laquelle les autres sociétés devraient être mesurées, elles représentent une rupture radicale avec les approches antérieures du développement de l’enfant.

Les sociétés « autochtones » sont extraordinairement diverses, dynamiques et en constante évolution ; les frontières entre le « traditionnel » et le « moderne » sont indistinctes, complexes et mouvantes. Comme le soulignent Barnhardt et Kawagley (2005 : 12), toute généralisation devrait être considérée comme « indicative et non définitive ». Mais dans notre souci de ne pas essentialiser ou idéaliser les cultures, il est tout aussi important de ne pas négliger ce que Zarger (2010 : 356) a qualifié de « degré remarquable de recoupement » dans les observations portant sur les manières dont la culture de l’institution scolaire diffère des apprentissages autochtones (Anderson 2012 ; Gaskins et Paradise 2010 ; Jain et Jain 2015 ; Ohmagari et Berkes 1997 ; Pandya 2005 ; Rival 2000 ; Rogoff 2003 ; Sarangapani 2003 ; Simpson 2014 ; Sorenson 1976 ; Stairs 1995 ; Teasdale 1990). A la différence des apprentissages autochtones, le système scolaire implique :

  1. Une séparation physique entre les enfants et la nature. Le fait de confiner physiquement les enfants à l’intérieur pendant la majeure partie de la journée constitue en soi une perturbation radicale de la relation entre les êtres humains et l’environnement naturel. Les enfants des sociétés à petite échelle passent généralement la majeure partie de leur temps à l’extérieur, immergés dans l’environnement naturel. De la sorte, ils et elles développent une connaissance intime de leurs écosystèmes au travers de longues heures de jeux corporels, d’exploration et d’expérimentation indépendantes ainsi que de participation active à des activités de subsistance.
  2. Une séparation physique entre les enfants et la communauté. Dans presque toutes les sociétés à petite échelle (y compris les sociétés européennes jusqu’à très récemment), les jeunes grandissent au sein de la communauté, qui comprend aussi bien les adultes que des groupes d’enfants d’âges différents. L’apprentissage par l’émulation des enfants plus âgés, par l’attention aux soins et aux conseils prodigués aux enfants plus jeunes, par l’observation des modes de vie des adultes et par la participation aux activités du quotidien, qui représentent les principaux modes d’apprentissage dans les sociétés à petite échelle, sont donc profondément perturbés par la fréquentation à plein temps d’institutions où les enfants sont séparés et ségrégués par classe d’âge.
  3. Un recours à l’autorité, à la hiérarchie et à la coercition. L’éducation moderne est hiérarchiquement organisée. De bas en haut de la hiérarchie, on trouve l’enfant, l’enseignant, le district, l’État et le gouvernement national. Le fait d’apprendre est considéré comme obligatoire. Les enfants d’une classe ne sont généralement pas autorisés à bouger ou à parler sans l’autorisation explicite d’une figure d’autorité. La menace d’une punition permet de renforcer le contrôle. Cette situation contraste fortement avec celle de nombreuses sociétés à petite échelle où l’apprentissage, qui n’est pas contraint, repose sur l’observation volontaire, la participation et le jeu libre, et où même les très jeunes enfants, n’étant pas soumis à un contrôle direct, jouissent d’un degré élevé d’autonomie.
  4. L’individualisme, la compétition et le classement. Dans la plupart des écoles modernes, l’apprentissage est conçu comme une compétition entre les élèves, qui sont classés en fonction de leurs performances. Cette disposition a des conséquences sur tout le reste de leur vie. De nombreuses cultures autochtones considèrent que la compétition ouverte, le classement ou la vantardise ne sont pas souhaitables et conçoivent parfois des sanctions sociales importantes à l’encontre des personnes qui se placent au-dessus des autres (Boehm 1999). Dans une culture égalitaire, le fait d’être identifié comme un « élève brillant » peut être tellement malaisant pour un enfant qu’afin d’éviter un tel label, il pourra s’efforcer de diminuer intentionnellement ses performances (Gibson et Vialle 2007).
  5. La normalisation et la construction de l’« échec ». L’école moderne crée des normes d’apprentissage universelles liées à l’âge et parle ensuite d’« échec » ou de « handicap » lorsque les enfants ne sont pas en mesure d’y satisfaire. Les sociétés autochtones ont souvent une approche plus souple du développement de l’enfant, partant du principe qu’un enfant apprend quand il est prêt, que tous les enfants n’apprennent pas les mêmes choses de la même manière et que les variations naturelles du moment de l’apprentissage n’ont que peu d’importance.
  6. Une éducation abstraite, basée sur l’écrit. La plupart des cours, dans le système scolaire, sont basés sur des connaissances décontextualisées, encodées sous forme écrite. Les activités scolaires n’ont généralement pas d’objectif immédiat. Elles sont simplement considérées comme une préparation à la vie future. Dans la plupart des cultures à petite échelle, l’apprentissage prend place au travers des activités quotidiennes liées à la subsistance. Les enfants apprennent la plupart de ce qu’ils savent par l’expérience pratique et la participation à la vie de la communauté. Bien peu d’activités ont pour unique objectif le fait d’« apprendre » [ou d’enseigner, Ndt]. L’apprentissage est un sous-produit naturel de l’action, non une activité distincte.
  7. L’enseignement et l’évaluation explicites. L’apprentissage scolaire repose en grande partie sur l’enseignement directement contrôlé par l’enseignant et sur une évaluation explicite. Au sein des sociétés autochtones, l’implication des adultes dans l’apprentissage réside plutôt dans l’exemple ou la démonstration, ou dans des modalités indirectes comme les contes ou les cérémonies, plutôt que dans l’instruction explicite. Les adultes partent souvent du principe qu’il est préférable de laisser l’enfant observer, expérimenter et participer plutôt que de lui donner des instructions directes. En général, on ne s’imagine pas que l’apprentissage sera immédiatement visible ou mesurable, mais plutôt que la compréhension et la compétence se développeront au fil du temps. De récentes études sur le développement cognitif de l’enfant indiquent que les jeunes enfants exposés à l’instruction directe ont tendance à davantage concentrer leur attention sur l’enseignant que sur le sujet enseigné. Ils se montrent alors moins explorateurs et expérimentaux dans leur interaction avec l’environnement, ce qui suggère que les changements dans la construction sociale de l’apprentissage peuvent avoir un impact sur la façon dont les enfants apprennent à connaître leur environnement (Bonawitz et al. 2011).
  8. Un état attentionnel étroitement focalisé. Gaskins et Paradise (2010 : 98) ont suggéré qu’il existe des différences culturelles significatives dans l’état d’attention : les enfants dans les cultures où l’apprentissage est essentiellement non-coercitif et observationnel passent une grande partie de leur temps dans un état d’« attention ouverte ». Leur attention est globalement focalisée, tout en demeurant alerte, pendant des périodes prolongées, ce qui permet aux enfants de percevoir de légers changements dans leur environnement et de s’intéresser de manière soutenue aux activités ou aux événements qui les intéressent. À l’école, en revanche, on demande aux enfants de concentrer étroitement leur attention sur les tâches assignées par l’enseignant, de changer de cible d’attention sur commande et d’ignorer les autres informations de l’environnement, considérées comme des « distractions ». Dans une salle de classe, un enfant en état d’« attention ouverte » serait probablement considéré comme souffrant d’un « trouble » de l’attention. À l’inverse, un enfant en état d’attention réduite, comme le sont les élèves dans le système scolaire, pourrait être moins capable d’apprendre en observant son environnement.
  9. La connaissance analytique, laïque et « objective ». L’école promeut une approche analytique de la connaissance, compartimentée en « sujets » distincts. Le domaine séculier y est clairement séparé du spirituel. La connaissance scientifique est considérée comme « objective ». L’être humain — le « sujet » — examine le monde naturel — l’« objet ». Les cultures autochtones considèrent généralement la connaissance de manière holistique. Par exemple, la connaissance botanique est inséparable à la fois des croyances spirituelles et des compétences pragmatiques liées à la subsistance. Le monde naturel est souvent considéré dans une relation de réciprocité. Les autres espèces et la terre sont parfois considérées comme des membres d’un réseau d’obligations mutuelles disposant de pouvoirs, plutôt que comme des objets passifs n’attendant que d’être étudiés par la science humaine. Cette perspective comprend souvent l’idée que « la terre nous enseigne » (Deloria et Wildcat 2001 : 121 ; Watts 2013 ; Pawu-Kurlpurlurnu et al. 2008).
Figure 35.1 Des enfants ladakhi jouent dans un groupe multi-âge pendant que leurs parents travaillent à la récolte à proximité. De temps en temps, ils se joignent au travail pour observer ou participer. Le travail et le jeu sont collaboratifs et non compétitifs, et l’apprentissage se fait progressivement et en fonction du contexte. Source : Photo de Jim Hurst, tirée du film Schooling the World (Black 2010)
Figure 35.2 À l’école, l’apprentissage des enfants est largement dissocié de leur environnement et n’a que peu d’utilité en milieu rural. L’apprentissage est socialement conçu comme compétitif et individualiste, et un grand nombre d’enfants sont considérés comme des « ratés ». Source : Photo de Jim Hurst, tirée du film Schooling the World (Black 2010)

Impacts environnementaux de la scolarisation

Cette « culture de l’école » a un impact sur les cultures à taille humaine et leurs environnements à de multiples niveaux. La scolarisation des enfants peut rompre des liens cruciaux dans le réseau de relations entre les êtres humains, le savoir et la terre que l’on trouve dans de nombreuses sociétés autochtones, en modifiant la façon dont les enfants perçoivent, interagissent avec et comprennent leur environnement naturel. Rival (2000 : 150) a observé que chez les Huaorani, en Équateur, « les écoles introduisent un nouveau type d’organisation spatio-temporelle. Elles privent les enfants de savoirs autochtones, altèrent l’environnement forestier et altèrent les relations sociales traditionnelles. » Pour les sociétés de chasse-cueillette, agricoles ou pastorales, la perte du développement des compétences des enfants et de leur participation aux activités de subsistance peut avoir un impact négatif (Norberg-Hodge 2009 ; Rival 2000). Chez les chasseurs-cueilleurs Ongee dans les îles Andaman, comme chez les Huaorani en Équateur (où les écoles sont souvent financées par des sociétés pétrolières privées), la scolarisation a été introduite dans le cadre d’une exploitation planifiée des ressources situées sur les terres tribales et s’inscrit dans un programme visant à concentrer des populations très dispersées, à sortir les enfants de leur relation avec la terre pour leur faire adopter le mode de vie marchand, dans lequel la survie est conditionnée au fait de gagner de l’argent, en vue de former des partenaires plus coopératifs dans l’extraction des ressources (Pandya 2005 ; Rival 2000). Cet objectif est souvent appuyé par des messages explicites, disséminés dans les programmes scolaires, qui célèbrent le « progrès », le « développement », les « bons emplois » et les niveaux de vie « plus élevés », qui stigmatisent en parallèle les moyens de subsistance basés sur la terre en les présentant comme « arriérés » ou « primitifs », et qui dénigrent les doyens autochtones en les présentant comme « ignorants » et « analphabètes » (Canessa 2004 ; Norberg-Hodge 2009 ; Rival 2000).

La structure de l’école impose généralement une déqualification progressive des enfants, qui perdent les compétences liées à la subsistance. Les jeunes qui sont à l’école toute la journée n’ont pas la possibilité d’acquérir la profonde connaissance de la vie végétale et animale, des régimes climatiques et de l’interaction entre les espèces et les éléments que leurs aînés possédaient. Il peut en résulter une perte continuelle de connaissances au fil des générations (Ohmagari et Berkes 1997 ; Pandya 2005 ; Rival 2000). Zarger (2010) et Rival (2000 : 154) ont tous deux constaté que les enfants de la première génération scolarisée pouvaient encore nommer de nombreuses espèces végétales et animales, mais Rival a noté des pertes importantes chez les enfants Huaorani en ce qui concerne les compétences pratiques nécessaires pour chasser, grimper aux arbres, cueillir des fruits et fabriquer des objets du quotidien comme des hamacs et des pots en argile. Il a remarqué (2000 : 155) que « seuls les enfants non scolarisés pouvaient associer avec succès des noms et des spécimens sauvages collectés dans la forêt ». Ohmagari et Berkes (1997) ont observé que la perte de compétences – de savoir-faire – en matière de chasse, de préparation des fourrures et de transformation des aliments s’accompagnait d’une perte d’attitudes et de pratiques culturellement cruciales – de savoir-être – comme la patience, l’autonomie et le partage de la nourriture. Les parents Kikuyus à Ngecha, au Kenya, et les parents Quechua dans les Andes péruviennes ont fait état d’une augmentation de l’égoïsme et d’une diminution du respect des aînés chez les enfants à mesure qu’ils assimilent les valeurs compétitives et individualistes inculquées à l’école (Edwards et Whiting 2004 ; Tillman Salas 2005). Chavajay et Rogoff (2002, p. 55) ont constaté que la construction hiérarchique de l’école était susceptible de « contribuer à l’altération de l’organisation sociale collaborative traditionnelle chez les autochtones mayas ».

« Le piège de l’éducation »

Le plus souvent, les jeunes scolarisés, qui perdent les connaissances, les compétences et les attitudes nécessaires à la subsistance en milieu rural, ne bénéficient pas des avantages promis par les écoles modernes. Comme le soulignent Barnhardt et Kawagley (2005), les élèves autochtones de nombreuses régions du monde

« ont démontré un manque évident d’enthousiasme pour l’expérience de l’école dans sa forme conventionnelle – une aversion le plus souvent attribuable à une culture institutionnelle étrangère, plutôt qu’à un manque d’intelligence innée, d’ingéniosité ou de compétences en matière de résolution de problèmes de la part des élèves. »

(Barnhardt et Kawagley 2005 : 10)

Les élèves des sociétés opprimées ou colonisées peuvent être activement réfractaires aux programmes des éducateurs. Comme le remarque Hampton (1995, p. 7), « l’échec de l’éducation des autochtones par des non-autochtones peut être interprété comme le succès de la résistance des autochtones au génocide culturel, spirituel et psychologique » (voir aussi Ogbu, 2000 ; Teasdale, 1990). Mais que ce soit en raison d’une incompatibilité culturelle, d’une résistance active au colonialisme, d’une école de mauvaise qualité, de la discrimination ou d’une combinaison de facteurs, cela peut avoir pour conséquence des taux d’échec extraordinairement élevés chez les étudiant∙es autochtones (Canessa 2004 ; Munroe et Gauvain 2010 ; Rival 2000 ; Wilson 2014).

Pour beaucoup, la conséquence à long terme constitue ce que Martyn Namarong, de Papouasie-Nouvelle-Guinée, a appelé « le piège de l’éducation » (Romanes 2011 : 1). Par quoi il désigne le phénomène mondial des enfants autochtones qui n’apprennent plus les compétences liées à la subsistance, mais qui ne parviennent pas non plus à obtenir une réussite scolaire ayant une réelle valeur personnelle ou marchande (Black 2010 ; Canessa 2004 ; Lancy 2010 ; Pandya 2005 ; Romanes 2011). La scolarisation tend à accélérer la tendance générale à l’urbanisation des peuples de la terre. La formation scolaire n’a que peu de valeur dans les environnements ruraux traditionnels. Au mieux, elle permet d’accéder à des emplois dans une économie monétaire urbaine. Les étudiant∙es qui ne réussissent pas migrent souvent vers des emplois non qualifiés à bas salaires ou finissent au chômage dans des zones urbaines périphériques ou des bidonvilles. D’autres restent sur leurs terres mais subissent la pression croissante des entrepreneurs désireux d’y extraire des ressources. Les mines, les forages pétroliers, les plantations et les exploitations forestières offrent des emplois à celles et ceux qui ont été dépossédé∙es des compétences permettant de tirer sa subsistance de la terre. En outre, lorsque les moyens de subsistance traditionnels sont perturbés ou abandonnés, les méthodes traditionnelles de gestion des déchets, des ressources et de la qualité de l’eau peuvent disparaître avec eux, ce qui entraîne souvent une augmentation de la pollution et de la dégradation des ressources sur les territoires autochtones. L’état nutritionnel et la santé peuvent se détériorer à mesure que les aliments traditionnels sont remplacés par des aliments transformés bon marché, riches en sucre et en sel et pauvres en nutriments. Les problèmes de santé mentale, la toxicomanie et le suicide augmentent souvent fortement à mesure que les systèmes de croyance et les structures sociales traditionnels s’effondrent sans être remplacés de manière adéquate. Les statistiques sur la pauvreté qui ne mesurent que l’évolution des revenus monétaires au lieu de brosser un tableau écologique plus détaillé peuvent donc dissimuler une dégradation importante des environnements physiques et de la qualité de vie. À la fin de cette cascade de changements, les populations autochtones constatent souvent que la chasse, la pêche et l’utilisation des plantes traditionnelles sont interdites au nom de la « conservation » de l’environnement, ce qui rend difficile, voire impossible, le recouvrement de moyens de subsistance traditionnels et soutenables (Black 2010 ; Norberg-Hodge 2009 ; Ohmagari et Berkes 1997 ; Survival International 2007).

Solutions proposées

Un certain nombre de réformes sont généralement proposées afin d’atténuer les effets négatifs de la scolarisation sur les enfants autochtones. Il s’agit notamment du recrutement d’enseignant∙es autochtones, de l’intégration du savoir autochtone dans le programme scolaire et de la création d’écoles gérées par des autochtones avec une philosophie d’éducation « double ». Bien que toutes ces réformes puissent avoir un impact positif sur les élèves, lorsqu’elles laissent intacte la structure eurocentrique de l’école institutionnelle – ainsi que la culture qui la sous-tend, son épistémologie, sa structure de pouvoir et ses systèmes d’évaluation — elles peuvent être fortement limitées dans leur capacité à apporter des changements significatifs.

Peu de gens remettraient en question le fait que l’embauche d’enseignant∙es autochtones est bénéfique, mais Battiste (2002, p. 8) souligne que « l’héritage d’un peuple autochtone ne peut être pleinement appris ou compris qu’au moyen des méthodes d’apprentissage traditionnellement employées par ces peuples eux-mêmes ». Les enseignant∙es autochtones ont généralement dû quitter leurs communautés et leurs écosystèmes pour réussir dans un système universitaire moderne, et donc accepter la validité d’une culture d’individualisme, de compétition, de classement et de titres de compétences possiblement étrangère à leurs propres normes culturelles. Ainsi, ils ont dû accepter les normes de preuve exigées par le milieu universitaire, où une étude examinée par des pairs est considérée comme une source de connaissances valide, mais pas les paroles d’un aîné autochtone (Simpson, 2014). Leur position d’enseignant∙e leur impose à leur tour d’imposer ces valeurs et ces normes à leurs élèves. Comme le demande Battiste (1998, p. 24), « [O]ù les autochtones peuvent-ils trouver des expert∙es capables de ne pas se laisser influencer par la manière dont leur propre éducation a bouleversé leurs valeurs ? »

Figure 35.3 Ces femmes ladakhi « sans instruction » sont très compétentes en matière de production alimentaire et textile soutenable, de soins aux animaux, de construction écologique et de gestion de l’eau et des déchets. Elles rient ici de l’impuissance des jeunes qui sont allé∙es à l’école : « Ils restent là, les mains dans les poches. Ils ne savent rien faire. » Source : Photo de Jim Hurst, tirée du film Schooling the World (Black 2010)
Figure 35.4 « Le piège de l’éducation » : des millions de jeunes qui échouent à l’école se retrouvent sans les compétences nécessaires pour vivre de la terre, mais aussi sans les compétences nécessaires pour réussir dans l’économie monétaire. Source : Photo de Jim Hurst, tirée du film Schooling the World (Black 2010)

Les recherches de Canessa (2004) en Bolivie montrent que les enseignants aymara travaillant dans leur communauté d’origine peuvent, dans certains cas, être tellement conditionnés au paradigme néolibéral dominant du « développement » et du « progrès » qu’ils transmettent des idées racistes d’infériorité aux enfants aymara. Le statut social élevé de l’enseignant dans la communauté découle souvent du fait qu’il a « réussi » à « échapper » au village « pauvre » et « sous-développé » de sa jeunesse (les instituteurs des petites communautés isolées sont presque toujours des hommes). Il exhorte les enfants à travailler dur pour « réussir » comme lui, tout en leur reprochant d’être « sales » et « arriérés ». Un enseignant de Pocobaya, en Bolivie, dépeint sa propre communauté comme honteuse devant ses élèves :

« Nous étions pauvres et arriérés en 1825 et regardez-nous ! Nous sommes pauvres et arriérés aujourd’hui. Nous sommes mal habillés et mal nourris […] Qui a une maison convenable ici ? Personne […] Nos maisons ressemblent à celles des animaux. »

(Canessa 2004 : 191)

Comme le souligne Canessa, les maisons en adobe de Pocobaya sont solides et chaudes, et le régime alimentaire traditionnel local est plus nutritif que celui de nombreux citadins. Mais la répétition constante des termes « progrès » et « civilisation » dans les salles de classe inculque aux enfants la conviction de leur propre infériorité.

Une autre réforme fréquente consiste à « inclure » les connaissances autochtones dans le programme d’études. On suppose souvent qu’il s’agit simplement de consacrer un petit pourcentage du temps scolaire total à la connaissance autochtone. Les activités que cela implique sont parfois abordées d’une manière que Canessa (2004) qualifie de « folklorique ». Par exemple, les élèves peuvent revêtir des costumes traditionnels et interpréter des chansons ou des danses traditionnelles lors de fêtes spéciales. Des « légendes » et des « mythes » peuvent être lus à haute voix ou illustrés. Les arts et l’artisanat traditionnels peuvent être enseignés en classe. Il existe aussi une autre approche que Leanne Simpson a appelé l’approche « extractive ». Celle-ci consiste à « extraire » de leur contexte originel les connaissances botaniques ou écologiques autochtones qui satisfont aux critères de la science moderne (Klein 2013). Ces approches ont parfois tendance à banaliser, déformer ou amputer les significations complexes que les peuples autochtones associent à leur compréhension de la relation humaine au monde naturel (Battiste 2002 ; Sarangapani 2003). Comme l’explique Watts :

« Les habitats et les écosystèmes sont mieux compris comme des sociétés d’un point de vue autochtone, ce qui signifie qu’ils comprennent des structures éthiques, des traités et des accords inter-espèces […]. Lorsqu’une cosmologie autochtone est traduite dans le cadre d’un processus euro-occidental, cela requiert d’établir une distinction entre le lieu et la pensée. Cette dissociation résulte en une vision colonisée du lieu et de la pensée, dans laquelle la terre est simplement de la terre et la pensée n’est possédée que par les humains. »

(Watts 2013 : 23, 32)

Des efforts apparemment simples visant à intégrer les savoirs autochtones dans les programmes scolaires peuvent s’avérer obstinément infructueux, soulevant davantage de questions qu’ils n’apportent de réponses. Baines et Zarger (2012 : 76–80) décrivent en détail leurs tentatives de créer un programme scolaire de sciences basé sur les connaissances botaniques traditionnelles d’une communauté maya au Belize. Avec le soutien et la consultation de la communauté locale, ils ont conçu un plan de cours pour les élèves âgés de 8 à 13 ans qui tentait de lier la connaissance des plantes locales à la compréhension de la méthode scientifique. Les élèves ont d’abord reçu un enseignement en classe sur les cinq sens et sur la manière dont les scientifiques, ainsi que les Mayas traditionnels, utilisent leurs sens pour acquérir des connaissances sur le monde naturel. Ils ont ensuite été envoyés à l’extérieur avec une œuvre d’art. Ils ont ensuite été envoyés à l’extérieur avec une feuille de travail où il leur a été demandé d’énumérer « deux façons dont chaque sens peut vous aider à découvrir quelque chose sur une plante importante pour vous dans le sous-bois, à la ferme ou autour de la maison ». Parmi les réponses concernant le sens de la vue, ils ont obtenu :

« Le manguier qui a une feuille vert foncé »

« L’arbre à calebasse avec mes yeux ronds »

« Le mox (feuille de waha) pour envelopper les tamales »

« Arbres »

« Camion blanc à l’extérieur »

« L’animal en colère »

« Comme des choses mortes »

« Les choses »

Compte tenu des connaissances et des compétences étendues dont les enfants faisaient preuve en dehors de l’école, les chercheurs ont été surpris de constater qu’ils semblaient trouver cet exercice « difficile ». Toute tentative d’interprétation de ces résultats doit prendre en compte l’impact de la construction sociale de l’école institutionnelle sur l’expérience cognitive et émotionnelle de l’activité par les enfants. Comment les relations de pouvoir et le système de récompense et de punition de la classe affectent-ils leurs stratégies de réflexion ? Comment l’aspect analytique et abstrait de la science scolaire se combine-t-il avec leur manière contextualisée de penser aux plantes ? Comment le cadre temporel compétitif et contraint des devoirs scolaires interagit-il avec les connaissances acquises dans des situations non coercitives et non compétitives comme l’aide aux personnes âgées dans leurs tâches quotidiennes ou le jeu et l’exploration avec des groupes d’enfants d’âges différents ?

Comme l’ont souligné Chavajay et Rogoff (2002), la construction sociale de l’apprentissage autochtone présente des avantages potentiels pour tous les enfants. D’ailleurs, de nombreuses propositions de réforme des systèmes éducatifs modernes impliquent de faciliter l’apprentissage d’une manière qui évoque davantage les apprentissages autochtones que la « culture de l’école » qui s’est développée au XXe siècle. Aux États-Unis, malgré des programmes d’études scientifiques très complets imposés par l’État, les taux de connaissances scientifiques sont étonnamment bas. Une récente étude indique qu’un∙e Américain∙e sur quatre ne comprend pas que la Terre tourne autour du soleil (National Science Foundation 2014 : annexe 7, tableau 7–9). Des scientifiques occidentaux ainsi que des chercheurs en science de l’éducation ont suggéré que la liberté, la curiosité, l’observation, l’expérimentation et la collaboration horizontale — soit les conditions d’apprentissage dans la plupart des sociétés autochtones — pourraient être des conditions plus efficaces pour un apprentissage approfondi des sciences que l’enseignement dirigé par l’enseignant et basé sur les manuels que l’on trouve dans la plupart des salles de classe (Vedder-Weiss et Fortus 2011).

Quoi qu’il en soit, il doit être admis que les efforts visant à « autochtoniser les programme d’études » peuvent se heurter à des complexités imprévues et à des écueils. En fin de compte, chaque communauté doit déterminer elle-même s’il est avantageux de tenter d’intégrer les connaissances environnementales autochtones dans la « culture scolaire » ou si, comme le suggèrent Anderson (2012) et Sarangapani (2003), dans certains cas, la meilleure façon de préserver les connaissances autochtones consiste à les garder à l’écart de la salle de classe.

Le piège de la réforme

Des initiatives plus globales, comme les écoles à charte gérées par des autochtones (Indigenous-run charter schools) aux États-Unis ou l’éducation « double » dans le Territoire du Nord de l’Australie, ont souvent bénéficié d’un soutien important de la part des communautés locales, de beaucoup d’élèves et de familles faisant état d’une amélioration considérable de leur expérience. Au lieu de convier les ancien∙nes dans la classe, par exemple, elles peuvent emmener les élèves dans la brousse avec les ancien∙nes, ou encore réduire l’importance accordée aux mesures quantitatives que représentent les tests standardisés (Mandel et Teamey 2015 ; Teasdale 1990).

Dans certaines régions, les parents autochtones vont au-delà de ces solutions partielles et choisissent de ne pas envoyer leurs enfants à l’école du tout, ou d’y envoyer certains enfants et d’en garder d’autres à la maison (Lynch et Judd 2009 ; Rival 2000 ; Sarangapani 2003). Les gouvernements et les ONG décrivent souvent ces parents comme négligents ou oppressifs, et les enfants comme absentéistes ou démunis. En réalité, les familles prennent parfois des décisions raisonnables en vue de conserver l’intégrité de leur culture tout en accédant à certains bénéfices de la scolarisation. Dans de rares cas, des gouvernements ou des ONG ont admis que l’enseignement des compétences scolaires de base pouvait être dispensé sans perturber la culture et l’environnement, ce qui se produit lorsque les enfants sont placés à temps plein dans des institutions. Les cours d’alphabétisation, d’arithmétique, de santé, de gouvernance et de droits fonciers peuvent être dispensés à des heures flexibles, par exemple, afin que la culture traditionnelle et le développement des compétences liées à la subsistance continuent de primer. De plus, ils peuvent inclure les adultes au lieu de les exclure, afin de réduire la perturbation des relations familiales et le respect des aînés (Lynch et Judd 2009).

Malheureusement, tant que le succès ou l’échec de ces initiatives restera mesuré à l’aune des critères éducatifs classiques, même les meilleurs projets pourront être victimes d’un cycle prévisible de réformes partielles, de succès partiels (selon la communauté), d’« échec » partiels (selon les critères classiques), suivis d’un désengagement financier et d’un retour à une éducation conventionnelle. Après 25 ans d’initiative en matière d’éducation « bidirectionnelle » dans le Territoire du Nord de l’Australie, un nouveau rapport gouvernemental indique que moins de 10 % des enfants atteignent les normes éducatives minimales, et recommande en fait d’abandonner l’éducation bilingue et d’envoyer les enfants aborigènes des zones reculées dans des internats exclusivement anglophones – il s’agit essentiellement d’un retour à la politique éducative du XIXe siècle et du début du XXe siècle (Wilson 2014). Si les objectifs et la construction sociale et épistémologique de l’enseignement institutionnel moderne ne sont pas examinés à un niveau structurel plus profond, ce processus pourrait se répéter, dans une sorte de « piège de la réforme ». Selon l’universitaire nishnaabeg (une première-nation) Leanne Betasamosake Simpson (2014, p. 22), il n’y aura pas de solutions viables tant que les peuples autochtones « continueront à chercher une légitimité dans le système éducatif du colonisateur au lieu de recommencer à valoriser notre intelligence individuelle et collective sur la base de ses propres mérites et de ses propres conditions ».

Apprendre la terre

Les Kaluli de Bosavi, en Papouasie-Nouvelle-Guinée, sont de grands ornithologues. Steven Feld a estimé qu’un adulte Kaluli typique est capable d’identifier 60 espèces d’oiseaux à partir de leurs chants (Feld : communication personnelle), de faire la distinction entre les chants de rencontre, les chants sociaux et les cris d’alarme, et de développer une connaissance approfondie de leurs habitats et de leurs schémas migratoires (Feld, 2012). Comment ces remarquables connaissances sont-elles transmises aux enfants ?

Les Kaluli croient que les oiseaux sont les esprits de leurs morts. Ils considèrent que les chants d’oiseaux sont riches en émotions humaines de chagrin et de nostalgie. L’appel de la tourterelle tachetée est perçu comme « le cri d’un jeune enfant, affamé et appelant sa mère » (Feld 2012 : 30). Les Kaluli possèdent une longue tradition poétique de chants et d’histoires impliquant les voix des oiseaux, qui cartographient les lieux familiers de la forêt : « Depuis les esprits des morts, les “réflexions disparues” (ane mama) réapparaissent généralement à la cime des arbres sous la forme d’oiseaux, les chants suivent les chemins de la forêt du point de vue du vol des oiseaux » (Feld 2001 : 47).

Au cours de ses premières recherches sur cette tradition musicale, Feld a travaillé en étroite collaboration avec un homme Kaluli, Jubi, pour tenter de recouper la connaissance des oiseaux Kaluli avec la taxonomie scientifique. Il décrit comment, un jour, il s’est soudainement trouvé confronté aux limites de son approche :

« Nous sommes arrivés à une impasse en essayant de préciser le contenu zoologique de taxons étroitement apparentés conçus par les Kaluli. Avec sa patience caractéristique, Jubi imitait les cris, le comportement et la nidification. J’ai posé une question et Jubi a répondu : “Écoute, pour toi ce sont des oiseaux, pour moi ce sont des voix dans la forêt.” »

(Feld 2012 : 44–45)

Feld s’est rendu compte qu’il avait « imposé une méthode de construction des connaissances – abstractive et réductionniste — à un domaine d’expérience que les Kaluli n’isolent pas et ne réduisent pas ». En séparant la « mythologie » de la « science », il avait commis une violation des croyances fondamentales des Kaluli sur la nature de la réalité. Les Kaluli croient par exemple que « les choses ont un aspect visible et invisible ; que les sons et les comportements ont un extérieur, un intérieur et un dessous ; ou encore que les relations humaines se reflètent dans l’écologie et l’ordre naturel de la forêt » (Feld 2012 : 45).

Ce contexte complexe d’observations naturelles représente peut-être ce qui permet aux enfants d’absorber de grandes quantités d’informations sur leur environnement. Feld a enregistré deux femmes qui chantaient en se reposant, après avoir gratté de la moelle de sagou. Les femmes papoues sont généralement accompagnées de leurs enfants lorsqu’elles effectuent de telles tâches. Les enfants peuvent jouer à proximité. Les enfants les plus âgés peuvent aider au travail ou s’occuper des bébés et des enfants en bas âge. Et les enfants les plus jeunes imiter les adultes avec des outils improvisés (Sorenson 1976). Tout en se reposant, les deux femmes ont commencé à chanter une chanson portant sur le cri du siffleur doré (doloso:k, Pachycephala pectoralis). La chanson nomme l’oiseau, décrit ses sons, ainsi que les lieux et les arbres alentours où l’on peut l’observer. Comme le dit Feld (2001 : 47), « la progression des lieux nommés crée un chemin textuel à travers des terres familières, évocateur de sentiments et de souvenirs profondément ancrés ». Tandis que les femmes chantent, le mari de l’une d’entre elles commence à gratter la moelle du sagou en suivant le rythme de leur chant, puis commence à imiter le sifflement de l’oiseau en suivant le même rythme. Comme l’on pouvait s’y attendre, la riche combinaison sonore créée par la superposition des sons naturels de la forêt, du chant des femmes, du grattage rythmique de la moelle de sagou et de l’imitation du chant des oiseaux fascine les enfants qui jouent à proximité.

Une tâche physique répétitive devient ainsi porteuse de poésie, de spiritualité et de connaissance du monde naturel. Les enfants se trouvent dans un cadre familial confortable et apaisant, immergés dans les sons et les images de la nature, capables d’observer et d’absorber les techniques de subsistance physique de leurs parents et, en même temps, de s’imprégner des histoires, des chants et de la spiritualité de leur peuple. Le nom et le chant de l’oiseau, dans ce contexte riche, entrent dans la mémoire aussi facilement et durablement que le refrain d’une chanson entraînante. Le contexte, l’émotion, la répétition, la relaxation et l’« attention ouverte » sont autant de facteurs encourageant cet apprentissage, tout comme l’identification à la communauté d’où provient le chant (Gaskins et Paradise 2010). Contrairement à l’apprentissage scolaire, où la laborieuse « courbe d’apprentissage » de la mémorisation intentionnelle est souvent suivie d’une « courbe d’oubli » tout aussi abrupte, ce type d’apprentissage est permanent (Smith 1998 : 31–33). De même qu’il serait impossible de mémoriser les paroles d’une chanson comme une liste aléatoire de mots dans le désordre, il serait peut-être impossible de mémoriser les sons de 60 espèces d’oiseaux sans le riche enchevêtrement de spiritualité, d’histoire, d’émotion, de famille, de lieu et de subsistance dans laquelle ils s’inscrivent pour les Kaluli. Selon les normes épistémologiques occidentales, les Kaluli anthropomorphisent les oiseaux, commettant ainsi une erreur cognitive plutôt enfantine. Pourtant, les Kaluli connaissent les oiseaux et leur environnement à un degré qu’un scientifique mettrait toute une vie à acquérir.

Le pied-noir (Blackfoot) Narcisse Blood explique que ce sont les éducateurs euro-occidentaux qui commettent une erreur cognitive lorsqu’ils supposent que les connaissances autochtones représentent un ensemble relativement restreint de folklore et d’informations écologiques susceptibles d’être intégrées dans une éducation euro-occidentale de manière accessoire. Selon Blood, les systèmes de connaissances autochtones fondés sur la terre constituent en fait des paradigmes de connaissances complets, aussi vastes et complexes que le paradigme euro-occidental (Mandel et Teamey 2015). Simpson (2014) soutient que la solution au conflit entre les apprentissages autochtones fondées sur la terre et l’école moderne consiste pour les peuples autochtones à reprendre le contrôle de l’apprentissage de leurs enfants, à repenser ses objectifs à partir de la base, à décider des connaissances qu’ils veulent privilégier et de la manière dont ils veulent les transmettre, et à refuser d’être évalués et définis comme des « échecs » selon les mesures de leurs colonisateurs. Comme le dit Simpson :

« Pour favoriser l’expertise au sein de l’intelligence nishinaabeg, nous avons besoin de personnes dont le programme d’études est axé sur la terre et qui parlent nos langues depuis des décennies, et non des semaines. Ne devrions-nous pas, en tant que communautés, soutenir et nourrir les enfants qui choisissent de ne s’éduquer qu’en Nishnaabewin ? Cela ne créerait-il pas une solide génération d’aîné∙es ? Ne méritons-nous pas des espaces d’apprentissage où nous n’avons pas à nous préoccuper des objectifs éducatifs de l’État, des programmes d’études, des titres de compétences et du carriérisme, où notre seul souci de reconnaissance viendrait de l’intérieur ? »

(Simpson 2014 : 23)

L’un des chants Kaluli enregistrés par Feld évoque « une petite tourterelle ornée (iya:u, Ptilinopus ornatus) qui plane près d’un ruisseau » en chantant « Je ne reviendrai pas » (Feld 2001 : 48). La chanson compare

« les enfants de Bosavi aux tourterelles qui s’envolent vers la nouvelle école ouverte au début des années 1970 par les missionnaires sur la première piste d’atterrissage de Bosavi. Les oiseaux s’arrêtent dans chaque village en chemin, appelant leurs mères, leurs pères, leurs sœurs et leurs frères pour leur dire “je ne reviendrai pas”. »

(Feld 2001 : 49)

Selon Feld, cette chanson est l’une des plus mémorables de tout Bosavi en raison de l’intensité de la nostalgie et du sentiment de perte qu’elle charrie.

Les deux femmes qui la chantent refusent d’envoyer leurs enfants à l’école.

Carol Black

Traduction : Nicolas Casaux


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Article mis en ligne le 16 février 2025