Prisonniers du paradis, par Hervé Kempf
Article mis en ligne le 20 avril 2010

Ayons une pensée émue pour les milliers de voyageurs dont les plans ont été contrariés. Pensée émue.

Et goûtons la surprise toujours renouvelée du torrent de la vie, qui bouscule l’ordonnancement des flux et des êtres, rend possible l’impossible et réel l’inimaginable. Un volcan explose, et les avions s’arrêtent. Qui l’eût crû ?

Un des traits remarquables de l’épisode - avant que les rouages de la machine sociale se remettent à pesamment fonctionner -, c’est l’espèce de soulagement qui a parcouru le week-end, un sentiment de vacance, d’entre-deux, de pause, de pied de nez à l’ordre. Soudain, on fit un pas de côté, comme dans L’An 01, de Gébé, et une autre vie s’ouvrait. Ou alors, nous devînmes ces héros d’Arto Paasilinna, qui par une brusque lubie ou suivant l’injonction de la fatalité, s’engagent dans une voie totalement inattendue. Grâce au volcan Eyjafjöll, nous sommes devenus paasilinnesques. C’est imprononçable ? Tant mieux.

Pourquoi ce dérèglement de la société technologique a-t-il créé ce vaporeux sentiment de liberté ? Peut-être parce qu’il désemparait les puissants. D’habitude, les aléas des transports publics frappent les salariés, les travailleurs du petit matin, les éprouvés de la navette quotidienne. Là, des présidents ont dû cesser leur agitation, des ministres prendre la voiture, des secrétaires importants deviner plus longtemps que prévu les charmes de New Delhi. Et même si l’avion est devenu un transport de masse, il reste l’apanage d’une minorité : 15 millions de Français montent à bord d’un aéronef chaque année (selon la Direction des transports aériens, « Note de synthèse et d’actualité », n° 14, juillet 2003). Un habitant sur quatre. Pendant quelques jours, les trois autres ont discrètement souri.

Et puis, s’agit-il de voyages ou de déplacements ? On m’a cité le cas de personnes empêchées de s’envoler vers l’Ethiopie, où elles devaient marcher quinze jours. N’y a-t-il pas quelque chose d’absurde à aller marcher quinze jours en Ethiopie ? « Oh, c’était si beau, et le contact avec la nature... On se désaltérait d’une simple gourde d’eau, en contemplant le coucher du soleil. Tu retrouves les vraies valeurs, tu sais ? » 1,5 tonne et demie de gaz carbonique, l’aller-retour. Nous ne voyageons plus. Nous consommons de l’éloignement. Le vrai voyage est lent. Et les voyageurs sont ceux pour qui la route est une aventure, un danger et un espoir. Aujourd’hui, ce sont les travailleurs migrants, qui mettent leur vie dans la balance, partant de Kaboul, d’Abidjan ou de Tegucigalpa, pour atteindre, plusieurs mois plus tard, par les mers et par les chemins, ces pays où la paralysie de l’aviation semble une libération.

Le Monde