Pourquoi la question du nucléaire a-t-elle été occultée en France ?
Article mis en ligne le 29 mars 2011

La catastrophe au Japon a sonné le glas du mythe de la sécurité nucléaire. Il est temps de prendre conscience que les choix énergétiques de notre pays n’ont jamais été discutés. Retour sur cinquante ans de déni

Télérama Débats

Au quatrième jour de l’« accident » nucléaire au Japon, Ségolène Royal déclare qu’il faut respecter « un délai de décence » avant d’engager une discussion sur les risques et l’avenir de l’énergie atomique en France. Position unanimement partagée par la classe politique – à l’exception des écologistes. Depuis, l’ampleur de la catastrophe et « l’émotion » des populations ont contraint PS et UMP à évoquer des questions qu’ils préféraient garder confinées. La prophétie d’un ouvrier du nucléaire s’est malheureusement vérifiée. « Si quel­que chose doit faire évoluer le nuclé­aire en France, ce sera l’accident » (1). Et encore... Le verrouillage du débat n’a pas tardé. Pas question de dis­cu­ter la « pertinence » (Nicolas Sar­ko­zy) du choix nucléaire dans un débat qui, selon Jean-Marc Ayrault, patron des députés PS, doit être piloté par l’Office parlementaire des choix scien­tifiques et technologi­ques. Un Office dont on a pu apprécier la discrétion sur le sujet depuis sa création, en 1983, au point qu’il a pu être accusé de servir de relais au lobby nucléaire. Pessimiste, Yannick Jadot, député européen d’Europe Ecologie, adapte l’adage utilisé pour le football (« c’est un sport qui se joue avec un ballon entre deux équipes de onze joueurs et, à la fin, ce sont les Allemands qui gagnent ») : « Le nucléaire est une industrie dans laquelle on peut discuter de tous les scénarios et, à la fin, on construit des centrales. »

Le débat dont les Français sont privés depuis cinquante ans aura-t-il donc jamais lieu ? Pour comprendre pourquoi les choix énergétiques du pays ont été confisqués aux citoyens et à leurs représentants, il faut remonter aux origines de la filière nucléaire. Des origines incestueuses : c’est en cherchant à extraire du plutonium pour fabriquer des bombes que les Américains découvrent la possibilité de produire de l’électricité. En France, ce péché originel prend des airs de complot. Passant outre les atermoiements des responsables de la IVe République, les in­génieurs du CEA (Commissariat à l’éner­­gie atomique) construisent le premier réacteur destiné à la fabrication d’une bombe en laissant croire aux politiques qu’il s’agit de produire de l’électricité.

Ce coup de force fut permis par l’union sacrée entre gaullistes et communistes au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, quand étaient décidées la création du CEA, en 1945, et la nationalisation d’EDF, en 1946. Le développement de la ­filière française répondait alors à de nobles ambitions : assurer « le rayonnement de la France » [1] et procurer le bien-être social. En dotant le pays d’un arsenal nucléaire et d’une technologie exportable, le très nationaliste CEA (vite purgé des communistes) redorait le blason d’un pays affaibli par la perte de l’empire colonial. En construisant des centrales à tour de bras, EDF (devenue le bastion du PCF et de la CGT) fournissait aux Français une électricité abondante et bon marché.

Ce faisant, une toute petite élite, les ingénieurs du corps des Mines, a confisqué le débat sur la politique énergétique de la France. L’immense pouvoir que représente la maîtrise de l’énergie dans nos sociétés développées se retrouve entre les mains d’une technostructure qui n’a de comptes à rendre à personne, d’une extrême minorité qui perpétue son pouvoir en occupant tous les postes-clés : autorités de contrôle comme l’ASN (Autorité de sûreté nucléaire), industriels (Areva, EDF), ministères, enseignement supérieur. Et bien sûr l’Elysée où, depuis de Gaulle, tout se décide dans la plus grande opacité. Car l’avènement de la Ve République a entraîné une véritable présidentialisation de la politique énergétique. Au début des années 1970, Georges Pompidou décidait seul, sans le contrôle du Parlement, de l’ambitieux programme de développement électro-nucléaire de la France – dont les réacteurs sont encore en activité. Trente-cinq ans plus tard, en 2007, Jacques Chirac signait le décret autorisant la construction d’un EPR (réacteur de nouvelle génération) à Flamanville... entre les deux tours de l’élection présidentielle. En 2008, le ministre de l’Ecologie et de l’Energie Jean-Louis Borloo apprenait qu’un second EPR serait mis en chantier à Penly... par un discours de Nicolas Sarkozy prononcé au Creusot.

L’absence d’opposition forte à cette toute-puissance de l’atome est également due à l’isolement des Verts et à leur incapacité à briser le consensus droite-gauche. Pour conclure des accords électoraux et former des gouvernements avec leurs alliés socialistes, les écologistes ont accepté de ravaler leur exigence d’abandon du nucléaire. Ils gobèrent encore quel­ques couleuvres lors du Grenelle de l’environnement. Contrairement à une idée répandue, le nucléaire ne fut pas exclu des discussions, tient à préciser Yannick Jadot, à l’époque membre du groupe de travail « énergie-climat ». Il reconnaît cependant avoir été floué. « La question du nucléaire n’ayant pas fait l’objet d’un consensus, aucune décision sur le sujet ne fut validée. Mais, avec les économies d’énergie et le développement des énergies renouvelables prévus par l’accord, il nous semblait que l’option nucléaire n’avait plus de sens. » Trois ans plus tard, le photovoltaïque est à l’arrêt, l’éolien offsho­re n’a pas encore émergé et la décision de construire un second EPR a définitivement ruiné les calculs des écologistes.

A défaut de pouvoir influer sur les choix énergétiques, la loi de 2006 « relative à la transparence et à la sécurité en matière nucléaire » promet de rendre l’information accessible au grand public. Avec, au sommet du dispositif, la création de la fameuse Autorité de sûreté nucléaire, dirigée par un collège de cinq commissaires – irrévocables –, dont trois sont nommés par le président de la République, les deux autres par les pré­sidents de l’Assemblée nationale et du Sénat... Vous avez dit indépendance ? Sur le terrain, la loi renforce le rôle des CLI (Commissions locales d’information) établies sur chaque site nucléaire, aux réunions desquelles tout citoyen peut assister. Las, dans un remarquable documentaire, Au pays du nucléaire, Esther Hoffenberg montre que ces assemblées sont surtout l’occasion d’aligner des heures de langue de bois. Quand un « spectateur » pose une question trop politique ou revendicative, les responsables du site se réfugient derrière des arguments et un jargon techniques. Si, au con­traire, un expert de Greenpeace produit un argumentaire scientifiquement étayé, ils éludent en prétextant la complexité d’une question qui n’intéresse pas le public. De même, les réunions publiques sur l’EPR sombrèrent dans l’indifférence après avoir été boycottées par les ­associations écologistes, qui estimaient les jeux déjà faits. Effectivement, on découvrait peu après que le préfet de la Manche avait « autorisé le démarrage des travaux de terrassement et de bétonnage préparatoires à la construction de l’EPR de Flamanville avant l’avis des commissaires-enquêteurs et la signature du décret d’autorisation ministérielle » (Le Monde, 26 octobre 2006).

Hypocrisie, tromperie, voire barbouzerie (Yannick Jadot mis sur écoute par EDF)... Le nucléaire français n’a rien perdu des réflexes acquis au temps des Trente Glorieuses. Pourtant, le contexte a changé. Avec la libéralisation du marché de l’énergie, la privatisation partielle d’EDF et l’apparition de concurrents com­me GDF-Suez, le secret est aujour­d’hui motivé par un souci de rentabilité et de conquête de parts de marché. EDF a adopté les métho­des du privé, « en sous-traitant les ­ris­ques et en les diluant », selon le réali­sateur Alain de Halleux, qui a enquê­té sur les intérimaires du nuclé­aire [2]. Si un accident devait survenir en France, il risque moins d’être causé par un tsunami que par un défaut de maintenance. « Et s’il devait y avoir un procès de cet accident, il durerait trois siècles. »


R.A.S. nucléaire rien à signaler Bande Annonce... par LE-PETIT-BULLETIN
R.A.S. nucléaire rien à signaler Bande Annonce... par LE-PETIT-BULLETIN

Pour étouffer tout débat et travail­ler à l’acceptation politique du nuclé­aire, l’industrie mise aussi sur les moyens modernes de communication. Fini les reportages de l’ORTF émerveillés par les prouesses du génie français, comme lors de la mise en service de la centrale de Brennilis, en 1967 [3]. Aujourd’hui, les entreprises du secteur sponsorisent des sports très « nature » (athlétisme et voile pour Areva, natation et équipe olympique pour EDF). Quelques jours avant la catastrophe japonaise s’achevait une campagne de pub d’Areva qui, pour 20 millions d’euros, vantait les mérites d’une énergie pro­pre (« avec moins de CO2 ») dans un spot où apparaissait une très jolie centrale nucléaire construite au ras de la mer... Face à de tels déferlements, les associations écologistes peinent à se faire entendre. Mais ce n’est pas tant une question de moyens que de rhétorique – rhétorique dont on a pu apprécier le déploiement dans les médias depuis le début de la catastrophe. « Les communicants se comportent comme des gendarmes du langage », déplore la réalisatrice Esther Hoffenberg. Banalisation et euphémisme sont leurs armes favorites. Le nucléaire est présenté comme une énergie « renou­velable » (alors que l’uranium est disponible en quantité limitée), le « recyclage » et l’« entreposage » se substituent au retraitement et au stockage des déchets radioactifs. Appliqué au cas japonais, cela donne ces paroles surréalistes, prononcées par Anne Lauvergeon au JT de France 2, trois jours après le début du drame : « C’est une catastrophe naturelle, pas nucléaire, qui se déroule au Japon. [...] C’est quelque chose de très connu. [...] C’est classique. [...] Les enseignements, on les a déjà tirés. »

Affligeant ? Oui, mais plus révoltante encore se révèle la pratique de la dissimulation. La tradition d’occultation reprochée à Tepco, l’exploi­tant privé de la centrale de Fukushima, n’épargne pas EDF et Areva, au­teurs d’une longue série de cachot­teries. Après la panne provoquée par la tempête de 1999 à la centrale du Blayais, en Gironde, il fallut deux semaines pour savoir ce qui s’était vraiment passé. Un an plus tôt, on découvrait qu’EDF et la Cogema (ancêtre d’Areva) avaient sciemment dissimulé la pollution radioactive engendrée par le transport des déchets partant de la gare de Valognes. Le mois dernier, il fallut une campagne du réseau Sortir du nucléaire pour qu’EDF reconnaisse une « anomalie générique » sur dix-neuf de ses réacteurs. On se souvient aussi d’une information livrée au compte-gouttes lors de la fuite à la centrale du Tricastin, en 2008.
“80 % de notre énergie vient du nucléaire” ?
Non. En réalité, c’est l’électricité qui est produite
à 80 % par les centrales, celles-ci couvrant seulement
16 % de notre consommation totale d’énergie.

Que des industriels emploient des moyens déloyaux pour protéger leur business reste toutefois dans l’ordre des choses. L’art du mensonge pratiqué par nos responsables politiques, lui, ne souffre aucune excuse. Peut-on encore parler de lapsus quand ils se relaient à la télé pour affirmer que « 80 % de notre énergie vient du nucléaire » ? En réalité, c’est l’électricité qui est produite à 80 % par les centrales, celles-ci couvrant seulement 16 % de notre consommation totale d’énergie, largement constituée de pétrole (les voitures ne roulent pas encore à l’électricité). Nous prennent-ils pour des idiots quand ils dégainent l’argument ultime, « l’indépendance énergétique de la France » ? La dernière mine d’uranium de l’He­xagone a fermé dans les années 1990. Aujourd’hui, toute la matière première nécessaire à l’alimentation de nos réacteurs vient de l’étranger, au prix de compromissions avec des despotes et au mépris de la santé des populations locales [4].

L’extrême gravité de la situation au Japon est en train de mettre à bas ces constructions médiatiques, ce déni de démocratie. La stratégie des industriels consistant à rassurer sur les risques encourus sans jamais en ­expliquer la nature perd son efficacité : les conséquences d’un accident s’étalent sous nos yeux. Difficile aussi de formuler la célèbre et abusive alternative, « le nucléaire ou la bougie » : aujourd’hui, les Japonais ont le nucléaire ET la bougie. Le vieil antagonisme entre « pro » et « anti »-nucléaires, entretenu par les tenants de l’atome pour neutraliser le débat, ne tient plus : un tsunami aux antipodes prouve que nous sommes tous « dans » le nucléaire. Et pour longtemps. Il faudrait plusieurs décennies pour stopper et démanteler les réacteurs, des dizaines de milliers d’années pour que leurs déchets deviennent inoffensifs.

Plus prosaïquement, le grand public a découvert des évidences largement ignorées. Par exemple, que la planète ne comptait pas seulement quatre cent quarante réacteurs nucléaires mais aussi, fatalement, quatre cent quarante piscines de refroidissement représentant un danger à peu près équivalent. Des affirmations infondées se trouvent enfin pulvérisées. Depuis 1986 et l’accident de Tchernobyl, les autorités « compétentes » répétaient que les réacteurs occidentaux étaient beaucoup plus sûrs que ceux du régi­me soviétique en faillite, car ils possédaient une enceinte de confinement qui nous protégerait des retombées en cas d’accident.

A Fukushima, non seulement ces enceintes de confinement n’ont pas résisté aux explosions, mais en plus elles ont constitué un obstacle aux tentatives de refroidissement des réacteurs en fusion... Impossible de conserver une foi aveugle dans la technologie salvatrice. L’inquiétude du public est moins que jamais le fruit de « l’émotion », comme le rabâchent certains, mais bien de la raison. Le mythe nucléaire s’effondre, entraînant l’humanité entière dans une ère incertaine.
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Samuel Gontier
Télérama n° 3193