Pourquoi les abeilles tombent comme des mouches ?
Article mis en ligne le 18 mai 2010
dernière modification le 27 mai 2010

un documentaire sur la mortalité inquiétante des abeilles sur arte le 18 mai à 20h30

Des colonies entières qui disparaissent, des ruches décimées... l’apiculture est en crise et la polémique enfle. Comment expliquer cette hécatombe, qui frappe aussi bien les butineuses européennes que leurs cousines américaines ou chinoises ? Mystère, mystère… Mais les suspects ne manquent pas.

Dans le brouhaha de la ville, il est difficile à surprendre. Incongru aussi, en plein cœur de ce Chinatown ultra-urbanisé, dans le 13e arrondissement de la capitale, où d’immenses barres d’immeubles se disputent un coin de ciel nuageux. C’est pourtant bien un bourdonnement d’abeilles que l’on perçoit, sitôt pénétré l’appartement d’Armand Malvesin, miroitier à la retraite. Le plus distrait des visiteurs aurait d’ailleurs du mal à ne rien remarquer. Elles sont partout : figurines en bois au-dessus de l’évier, magnets sur le frigo, motifs au crochet sur la table d’entrée. Et puis, en pleine activité, dans la ruche d’observation qui trône sur un mur de la cuisine – « Notre télé à nous » –, et dehors, sur le petit balcon, entre deux jardinières.

« Je préparais ma retraite et je voulais m’occuper », raconte Armand. C’était il y a vingt-cinq ans : depuis, des générations de butineuses font l’aller-retour entre les fleurs du parc de Choisy, les tilleuls de la rue de Tolbiac et les ruches du balconnet, pour le plus grand bonheur de monsieur et madame, qui se sont rencontrés « grâce aux abeilles ». Mais, depuis deux ans, les abeilles d’Armand et Michèle vont mal. Au nombre de sept en 2007, les ruchers sont tombés à cinq au printemps 2008. Au printemps 2009, il n’en restait plus qu’un. « Les abeilles disparaissent progressivement au fil de la saison, sans laisser de cadavre. » La faute à un virus, un parasite inconnus ? Aux antennes-relais installées sur un toit voisin, à une cinquantaine de mètres, et dont la puissance a doublé, « précisément il y a deux ans » ? Mystère, en l’absence d’enquête précise et de cadavre. Mais Armand en est sûr : « Quelque chose est en train de se détraquer, même en ville. »
“Les pertes varient d’une région à l’autre,
et peuvent atteindre jusqu’à 80 %
dans certains ruchers”.

Ce « quelque-chose », ils sont nombreux à en témoigner : des apiculteurs professionnels ou amateurs, des sédentaires ou transhumants, des « bio » ou conventionnels, qui assistent tous, impuissants, au dépérissement de leurs colonies depuis une bonne vingtaine d’années. « Les pertes varient d’une région à l’autre, d’une année sur l’autre, et peuvent atteindre jusqu’à 80 % dans certains ruchers, explique Fabrice Allier (Centre national du développement apicole), qui a réalisé la première enquête rigoureuse à l’échelle nationale durant l’hiver 2007-2008. Cet hiver-là, on a enregistré un taux de pertes de 30 %. » Soit bien plus que la moyenne normalement observée, de 5 à 10 %. Les abeilles françaises ne sont pas les seules touchées. L’hécatombe frappe les butineuses européennes, comme les américaines ou les chinoises. Et jusqu’aux nombreuses cousines sauvages de l’abeille d’élevage Apis mellifera, elles aussi en train de décliner.

On a tout dit, ou presque, des scènes de crimes et de leur diversité. Tantôt, ce sont des colonies entières qui se volatilisent sans qu’on retrouve un cadavre, phénomène inédit que les Américains ont baptisé « syndrome d’effondrement des colonies ». Tantôt, c’est une ruche qui s’affaiblit, avec des abeilles de moins en moins productives. Ailleurs, c’est un tapis d’ouvrières retrouvées mortes devant la ruche... Mais l’assassin ? Quinze ans après les premières alertes, des trésors de connaissances accumulées et une médiatisation exceptionnelle, le dépérissement des butineuses reste un casse-tête. Car la plupart des scientifiques n’ont glané qu’une poignée de certitudes, dont celle-ci : LE coupable unique, le serial killer obnubilé par Maya l’abeille, n’existe pas. Tout indique que les butineuses meurent sous les coups conjugués de plusieurs assassins, soit, dans leur jargon, d’« une série de causes multifactorielles ». Prudentissime, le récent rapport de l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (l’Afssa), régulièrement accusée de faire le jeu de l’industrie agrochimique, en a même énoncé une quarantaine.

Mais trois grandes familles de suspects ont bel et bien été cernées. Les pesticides. La dégradation de l’environnement - pratiques agricoles, raréfaction des fleurs, changement climatique... Et enfin les maladies, virus et autres parasites, avec en tête le redoutable Varroa destructor, un acarien qui suce l’hémolymphe des abeilles - l’équivalent du sang - , suivi de plus en plus près du Vespa velutina, un frelon asiatique fraîchement débarqué sur le sol français et qui ne cesse de faire de nouvelles victimes. En revanche, la piste des ondes à haute fréquence, évoquée par les Malvesin mais peu étudiée, a pour l’instant été écartée.
“Les abeilles sont extrêmement sensibles,
ce qui en fait des ‘sonnettes d’alarme’
de dérèglements invisibles.”

Alors, la messe est dite ? « Les grandes causes éventuelles sont identifiées, reconnaît Yves Le Conte, apidologue à l’Institut national de la recherche agronomique (Inra). Et l’on sait que ces divers stress pour les abeilles sont désastreux, car ces dernières sont extrêmement sensibles, ce qui en fait, comme disent les apiculteurs, des « sentinelles », des « sonnettes d’alarme » de dérèglements invisibles. Mais quelle est la cause première ? Impossible de trancher aujourd’hui. » Résultat, personne ne s’accorde sur ce mystère apicole. Tout juste reconnaît-on que les interactions entre les différents suspects sont « continues, rapides et plutôt imprévisibles », résume Yves Le Conte. D’où un foisonnement de scénarios échafaudés aux quatre coins du monde... et au final, l’une des polémiques les plus virulentes qui soient, notamment en France.

Pour l’Afssa, la varroase est bien LE facteur de risque majeur de mortalité hivernale des colonies. Pour la grande majorité des apiculteurs français et d’autres scientifiques, les traitements chimiques arrivent au contraire en tête, l’impact des maladies et parasites n’étant que la conséquence de ruches déjà affaiblies. L’un des principaux syndicats de la filière, l’Unaf, en pointe dans la bataille contre les pesticides et à l’origine d’une campagne très médiatisée, « L’abeille, sentinelle de l’environnement », a ainsi rué dans les brancards en découvrant le rapport de l’Afssa. « Insister sur une multitude de causes laisse supposer que la « vraie » n’a pas encore été identifiée, tempête Henri Clément, président de l’Unaf. Mais c’est faux ! Et si le principal coupable est le varroa, comment expliquer que les abeilles sauvages - qu’il n’affecte pas - déclinent aussi ? »

Bref, difficile de rendre compte de la crise apicole « sans être pris en tenaille entre les syndicats des apiculteurs et l’industrie agrochimique », constate le journaliste Vincent Tardieu, qui s’apprête à publier un livre passionnant et rigoureux, fruit de trois ans d’enquête. « Plus d’une fois, je me suis senti pris en otage, manipulé. Avec le détestable sentiment de servir de porte-voix à chacune des parties... »
“C’est sûr que le métier a changé,
dans un contexte agricole devenu
ultradépendant de la chimie.”

Ce climat polémique, passionnel, illustre une autre réalité : celle de la menace, réelle, qui pèse sur toute une filière. Tandis que les uns et les autres sondent la hiérarchie des responsabilités et échafaudent les hypothèses, la colère et le désarroi des apiculteurs ne se dissipent pas. Car au travers de cette crise se dessine l’histoire de la gestion de l’espace rural : celle d’une métamorphose des méthodes de culture, menée au pas de charge depuis une cinquantaine d’années, et dont les hommes et les abeilles sont ressortis groggy. « C’est sûr que le métier a changé, dans un contexte agricole devenu ultradépendant de la chimie, raconte Olivier Belval, un apiculteur bio installé dans la garrigue ardéchoise. Jusqu’aux années 70, on bougeait peu les ruches, et les apiculteurs se contentaient souvent de récolter le miel. Puis les « grandes cultures », et avec elles les pesticides, ont transformé les paysages. On a développé la transhumance pour que les abeilles trouvent à se nourrir, et pour leur éviter les zones « à risque ». On a aussi dû s’adapter à toutes ces terres en déshérence, à la disparition des haies favorables aux insectes, aux dérèglements du climat. Il y a une dizaine d’années, on installait nos ruches sur les châtaigniers, puis sur les lavandes. En 2009, ils ont fleuri en même temps... ».

Au terme d’une bataille de près de dix ans, les apiculteurs ont certes obtenu l’interdiction de deux insecticides, le Gaucho et le Régent. « Cette mobilisation nous a permis de nous professionnaliser. Et la situation s’est améliorée dans les zones où ces insecticides neurotoxiques ne sont plus employés, assure Henri Clément. Cependant, rien n’est acquis. Un autre insecticide, le Cruiser, est suspendu jusqu’à l’automne. Mais après ? Et quid des autres préparations ? Quand respectera-t-on la directive européenne 91/414, qui impose une véritable homologation avant autorisation de mise sur le marché ? Quand on voit la diffusion des produits phytosanitaires des sols aux cours d’eau, on peut parier que l’ensemble de la flore est contaminée. Voilà quarante ans que les abeilles et les nombreux autres insectes pollinisateurs - dont les abeilles sauvages, les papillons et les bourdons - sont exposés à toute une panoplie de molécules chimiques... Le problème, c’est qu’il n’y a jamais eu d’étude d’impact sur la combinaison des molécules entre elles. Et en attendant, les abeilles meurent dans les campagnes et se portent bien en ville ! »
“En ville, pas trace de pesticide, pas de monoculture
et des bonnes températures. Je n’ai jamais traité
mes ruches, et ça fonctionne parfaitement !”

Il y a bien le cas des Malvesin, « des copains ». « Mais à part ça, à Paris, tout va bien », dit Jean Paucton. Pionnier de l’apiculture urbaine, cet ancien accessoiriste de l’Opéra de Paris a semé des ruches au début des années 80 : sur son balcon, sur les toits de Garnier, de l’opéra Bastille et du centre Pompidou. « Et dans ma maison de campagne creusoise. Là, j’ai vu la production fléchir à partir de 1995. » A Paris, en revanche, les ruches de Jean Paucton ont prospéré. « En ville, pas trace de pesticide, pas de monoculture et des bonnes températures. Je n’ai jamais traité mes ruches, et ça fonctionne parfaitement ! Il faudra bien qu’on se décide à sortir de cette logique industrielle. Chez nos collègues semenciers et cultivateurs, mais chez nous aussi ! »

Car les agriculteurs ne sont pas les seuls à avoir succombé aux traitements chimiques. Les éleveurs d’abeilles y ont aussi recours, en particulier pour venir à bout de l’odieux varroa... avec des résultats parfois désastreux pour la survie de la ruche. Selon Benoît Siefert, du laboratoire Veto Pharma qui commercialise l’Apivar, l’un des seuls médicaments autorisés et encore efficaces, « à peine 30 à 40 % des ruches sont traitées avec des produits officiels. Pour le reste, une partie des apiculteurs emploie des produits naturels de type thymol. Une autre, des molécules chimiques interdites ou présentes dans d’autres types de traitements vétérinaires, par exemple pour les chiens, et qu’ils détournent pour leurs ruches ».
“On assiste à un appauvrissement génétique accéléré,
qui pourrait lui aussi contribuer
à fragiliser les abeilles.”

Evoquée à mi-voix également, l’intensification des pratiques apicoles modernes, sous la houlette d’apiculteurs professionnels devenus techniciens. Certes, on est loin de la situation américaine, où l’on pratique la transhumance des abeilles sur des milliers de kilomètres dans des camions réfrigérés et où on les gave de sirops et de protéines pour compenser leurs carences alimentaires. « Mais l’apiculture commerciale française a changé, résume Jean-Claude Bévillard, de France nature environnement, depuis les méthodes de nourrissement jusqu’au recours croissant aux importations de certaines races de reines meilleures pondeuses, plus compétitives. Les résultats sont là : la durée de vie moyenne d’une reine ne cesse de diminuer, et on assiste à un appauvrissement génétique accéléré, qui pourrait lui aussi contribuer à fragiliser les abeilles face aux maladies comme aux pesticides... »

Le journaliste Vincent Tardieu y voit même l’un des enseignements essentiels de la crise apicole : nous avons créé un système peu durable dans une partie des exploitations, à l’image des temps agricoles contemporains. « Lequel engendre une série de stress biologiques, par des échanges de reproducteurs de reines sans contrôle suffisant, par des migrations de colonies - aux Etats-Unis - dans un environnement trop pauvre en ressources et souvent pollué. Je crains que l’apiculture commerciale n’ait atteint ses limites. C’est certes dérisoire comparé aux autres filières d’élevage animal. Mais tout est relatif : la charge est trop lourde pour ce frêle « bétail » et son système « colonial », pour cet insecte si rétif à la vie domestique ! »
“80 % des espèces cultivées en Europe ont besoin
d’être pollinisées par des insectes,
des abeilles pour l’essentiel.”

L’enjeu est pourtant vital pour les butineuses et leurs bergers. D’autant que l’abeille assure une tâche cruciale : la pollinisation, permettant aux fleurs mâles et femelles d’une même espèce de se féconder. « Actuellement, plus de 80 % des espèces de plantes à fleurs dans le monde et 80 % des espèces cultivées en Europe ont besoin d’être pollinisées par des insectes, des abeilles pour l’essentiel, rappelle Bernard Vaissière, apidologue à l’Inra. Le déclin des pollinisateurs aura donc un énorme impact sur notre alimentation - et notre santé -, notre agriculture et, plus généralement, sur l’état de la biodiversité. Nous oublions trop souvent que les insectes sont la colonne vertébrale des écosystèmes terrestres. »

Sans nos butineuses domestiques et sauvages, c’est un désastre humain et financier en perspective, puisque leur contribution à la production alimentaire mondiale atteindrait 153 milliards d’euros par an, soit 9,5 % du chiffre alimentaire mondial... Sans butineuses, en effet, plus de romarin, de lavande ni de thym. Plus d’abricotiers ni d’amandiers. Adieu au colza et au tournesol. Disparus les fraises, les carottes ou les poireaux. Comme dit Armand Malvesin, « un vrai cauchemar ».
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Weronika Zarachowicz
Télérama n° 3108