Qu’est-ce que l’écologie politique ?
Article mis en ligne le 22 janvier 2010

Par Jean Zin

La question se pose d’autant plus de la nature de l’écologie-politique qu’il s’agit d’un mouvement émergent et non de l’application d’une doctrine préalable. On peut dire que son corps de doctrine s’est constitué en marchant, ce qui justifie l’approche historique qu’en donne Alain Lipietz dans son petit livre éponyme.

L’inconvénient de cette approche est cependant de ne pouvoir sortir de la confusion initiale et du volontarisme dont l’écologie-politique a tant de peine à se débarrasser, réduite à une aspiration morale, à une pure question de valeurs, un désir d’harmonie sinon d’amour des hommes et des bêtes, au lieu d’une responsabilité incontournable qui en fait plutôt un enjeu cognitif vital. Il ne s’agit pas de préférences personnelles : on n’a pas le choix ! La réduction de l’écologie-politique à l’amour de la nature est à la fois inévitable et intenable. Il faut l’affirmer haut et fort, on n’a pas besoin de faire de sentimentalisme pour prendre l’écologie-politique au sérieux, notamment sa dimension politique qui introduit dès lors la division entre les écologistes qu’on ne peut absolument pas rassembler en un seul courant qui irait de l’écologie profonde à l’écologie sociale.

Il y a nécessité d’une définition plus conceptuelle et critique de l’écologie-politique, certes moins habituelle, comme retour au réel et nouveau stade cognitif, celui de la post-modernité et de l’unification du monde dont on est devenu responsables, intégrant la contradiction entre nature et culture ainsi qu’en posant des limites aux possibles, à nos capacités techniques de transformation du monde comme de nous-mêmes.

Notre époque en quête de nouvelles spiritualités est imprégnée, depuis le mouvement hippie au moins, d’une idéologie écolo très naïve mais qui a toutes les raisons de perdurer auprès des jeunes urbains. Dès lors, les écologistes sont invariablement identifiés à ce retour à la nature de sortes de boy scouts qui restent pourtant plus que marginaux. Sans aller jusque là, on leur imputera au moins une forme ou une autre de primitivisme ou de régression. Il n’est certes pas si facile de s’en défaire quand on prétend défendre notre « monde vécu » ou quelque nature originaire, l’indispensable critique de la technique et du progrès glissant facilement à la technophobie comme au conservatisme le plus réactionnaire.

Pendant que les gentils écolos occupent héroïquement la scène, on voit arriver en coulisse une toute autre écologie en costard cravate, plus du tout utopique celle-là, et plutôt technophile, celle du capitalisme vert engagé dans un nouveau cycle de croissance. Ces divergences d’approche prouvent du moins que l’écologie ne se réduit pas à ce que ses partisans en font, mais elles témoignent surtout de l’absence de la dimension politique dans ces approches spirituelles ou marchandes.

De son côté, l’écologie-politique ne peut se limiter à l’environnementalisme au moins parce qu’elle est supposée remonter aux causes (humaines) et adopter un point de vue global (collectif), mais avant tout à cause de l’enjeu politique qui a été souligné par André Gorz dans son texte inaugural « leur écologie et la nôtre » que nous avions mis en exergue du premier EcoRev’. Non seulement ce texte introduit la division dans l’écologie, en particulier avec l’opposition à l’expertocratie, mais il se situe clairement dans la continuité des luttes d’émancipation et dans le camp de l’anti-capitalisme. Avec de grandes différences toutefois, qu’on peut caractériser comme post-totalitaires, le paradigme écologiste valorisant notamment la diversité, la décentralisation, le local, à rebours des idéologies collectivistes précédentes, mais on ne peut nier l’existence de luttes politiques dans l’écologie.

Il y a une opposition frontale entre différentes tendances de l’écologie qui sont largement incompatibles et dont il faut expliciter les divergences qui sont loin d’être claires pour tout le monde puisqu’on essaie de les concilier alors qu’elles sont fondamentalement contradictoires dans leur conception même de la liberté. C’est bien, en effet, notre liberté qui est en jeu dans cette politisation de l’écologie. C’est pourquoi, dès 1993, en préalable à mon engagement écologiste, j’avais cru devoir distinguer explicitement les écologistes en fonction de la place donnée à la liberté : 1) les fondamentalistes ou écologistes de droite qui défendent les lois de la nature, les hiérarchies naturelles, et pour qui la liberté humaine représente le mal contre lequel il faut se prémunir, 2) les environnementalistes centristes ou libéraux qui défendent la qualité de la vie et les produits écologiques mais pour qui la liberté est instrumentalisée, ravalée au rang de moyen pour le marché. 3) la véritable écologie-politique comme prise en charge par le politique des effets globaux de nos actions en vu de renforcer notre auto-nomie (nous donner nos propres règles avant d’y être forcés). Dans la continuité des luttes sociales, c’est la conscience de notre solidarité globale tout comme de nos limites, constituant indubitablement un progrès de la raison. Cette fois la liberté est un projet collectif d’émancipation.

On ne peut surestimer ce qui oppose ces différentes écologies puisqu’il y a une complicité certaine de l’écologie avec le libéralisme le plus brutal (Malthus, Spencer), tout comme avec le nazisme (on le répète assez). Il n’est pas question de se mélanger avec des idéologies tellement contraires à nos objectifs.

Rien de commun entre une écologie-politique responsable tournée vers l’avenir et les nostalgies d’une nature perdue. Mais alors, si on est en si mauvaise compagnie, pourquoi donc garder le nom d’écologie, demandera-t-on ? C’est que l’écologie y reste centrale, non seulement par les menaces auxquelles il faut faire face mais tout autant par la notion d’écosystème qui change nos façons de penser. La seule chose qui réunit ces différents écologistes, c’est la conscience des problèmes écologiques, quoiqu’avec des diagnostics assez éloignés : tout est là, la vérité n’est pas donnée et les convictions sont diverses, affirmées avec d’autant plus de force qu’on n’y connaît rien ! Les réponses apportées sont en tout cas absolument opposées, même si l’attention portée aux écosystèmes impose un certain nombre de faits et de mécanismes participant d’un nouveau paradigme cognitif bien plus que moral, modifiant nos conceptions, notre compréhension du monde plus que nos valeurs.

On peut définir l’écologie-politique par la préservation de l’avenir et donc comme le passage de l’histoire subie à l’histoire conçue en assumant la responsabilité collective de nos actes. C’est ce qui fait la nouveauté de cette idéologie mais pourrait la rapprocher aussi des autres idéologies qui se projetaient elles aussi dans l’avenir supposé radieux au nom de quelque valeur. Une des différences notables, cependant, et pas assez comprise des écologistes eux-mêmes, c’est de mettre une limite à notre volontarisme comme à l’artificialisation du monde avec la nécessité de la préservation de nos conditions d’existence et la régulation des flux matériels. Tout au contraire des utopies volontaristes voulant forger un homme nouveau, l’écologie-politique se doit de coller à la réalité et d’agir avec prudence, en tenant compte des hommes tels qu’ils sont comme des rapports de force effectifs même si elle est tenue à une certaine radicalité des réponses à donner, qui ne peuvent se limiter en effet aux dysfonctionnements les plus voyants. La question n’est pas tant celle de ce qu’on voudrait que du possible et du nécessaire.

Plus même qu’un marxisme trop empreint encore de religiosité, l’écologie-politique est un matérialisme intégral, bien que non réductionniste, et même un matérialisme dialectique en tant qu’il intègre la contradiction et la part du négatif. Le caractère le plus évident de l’écologie et qui la spécifie, c’est en effet de partir du négatif de notre industrie et du progrès, alors qu’elle a le plus grand mal à y donner une réponse positive ! Cette expression du négatif est une exigence cognitive préalable d’une prise de conscience qui doit partir du réel, des effets non voulus de nos entreprises (les fameuses externalités négatives !) et non pas de nos supposées bonnes intentions.

L’écologie-politique correspond au stade cognitif d’une modernité réflexive, c’est-à-dire d’une post-modernité qui intègre la durée et parvient à se critiquer elle-même, prise de conscience des limites du progrès technico-économique et de ses dangers comme de son coût écologique et de sa dimension globale. La post-modernité n’est pas un retour en arrière pour autant mais une modernité plus précautionneuse et moins triomphante qui s’interroge sur ses conséquences futures.

L’écologie-politique qui relie nature et culture, local et global, est aussi la négation de la séparation des sphères technologiques, écologiques, économiques, politiques et sociales malgré leur autonomie relative. La négation de la séparation, reste bien sûr tout aussi relative : ce n’est pas parce que la biosphère nous réunit tous qu’il n’y a pas de séparation entre nous et que nous ne ferions qu’un avec la nature que nous dévastons. Il s’agit seulement de comprendre nos interdépendances, de nous adapter à notre environnement et ne pas scier la branche sur laquelle nous sommes assis !

Plutôt qu’une « éthique de responsabilité » un peu trop individuelle, il faudrait parler d’une « politique de responsabilité collective » envers les générations futures et les conséquences de nos actions, en premier lieu la prise en compte du négatif de notre industrie (pollutions, externalités négatives, épuisement des ressources) ainsi que la perturbation des équilibres écologiques qu’elle engendre (réchauffement climatique, déforestation, perte de la biodiversité, OGM, etc.). Cette responsabilité de l’avenir commun est aussi l’affirmation de notre solidarité actuelle et de l’exigence de développement humain comme développement de notre autonomie effective. Ce n’est pas en tant que valeurs morales mais bien en tant que politique qu’on peut reprendre la devise écologiste « autonomie, solidarité, responsabilité » et donner ainsi un sens plus concret à celle de la République.

Les différences entre écologistes se manifestent justement sur le plan politique, dès qu’on en vient aux solutions préconisées. Pour nous, comme pour André Gorz, l’écologie-politique implique de sortir du productivisme capitaliste et du laisser-faire libéral, tout en préservant l’autonomie individuelle aussi bien que la solidarité sociale. Ce n’est pas la collectivisation des entreprises, ni même l’autogestion mais le revenu garanti qui permet de sortir du salariat et de passer du travail subi au travail choisi et de la sécurité sociale au développement humain grâce aux institutions du travail autonome, en premier lieu des coopératives municipales qui participent aussi à l’autre axe d’une politique écologiste, une nécessaire relocalisation de l’économie qui s’appuie principalement sur des monnaies locales

L’écologie-politique devrait signifier enfin une façon plus écologique (post-totalitaire) de faire de la politique : une démocratie des minorités, ancrée dans le local et le face à face, à l’opposée de toute dictature majoritaire, et pouvant constituer à terme une véritable démocratie cognitive en interaction entre agir local et pensée globale. Inutile de préciser qu’on en est loin, y compris chez les écologistes !

Au moment où les préoccupations écologiques deviennent hégémoniques, il ne faudrait pas se tromper d’écologie ni se laisser faire par tous les obscurantismes. L’enjeu, c’est la liberté, la solidarité, la justice, la raison et non pas la Nature, l’authenticité, l’originaire. Il ne s’agit pas de revenir en arrière, ni de foncer tête baissée dans une course en avant, encore moins de rêver vainement de quelque utopie mais de prendre en main notre destin et tenter de se préserver des risques que nous avons nous-mêmes provoqués, afin de continuer l’aventure humaine et l’histoire de l’émancipation...

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