Razzia sur les terres agricoles
Article mis en ligne le 19 octobre 2009

En Afrique, en Asie, en Europe de l’Est, de gigantesques surfaces cultivables passent sous la coupe d’entreprises ou d’Etats étrangers. Le phénomène prend une telle ampleur que les économistes n’hésitent pas à parler d’une « troisième vague de délocalisations ». Echappant à tout contrôle, cet accaparement des terres fait peser de lourdes menaces sur les équilibres locaux.

L’hiver dernier, l’annonce de la « location » sur quatre-vingt-dix-neuf ans par le coréen Daewoo de la moitié des terres arables de Madagascar a résonné comme un coup de tonnerre. « Avec Daewoo, tout le monde s’est réveillé ! », se souvient-on à l’Agence française de développement. Avec 1,3 million d’hectares - l’équivalent de la moitié de la Belgique -, échangés gratuitement contre des emplois et des infrastructures, il y avait de quoi…

Certes, la mainmise des pays riches sur les terres agricoles de pays pauvres ou émergents n’est pas nouvelle : partout, le fait colonial a fait ses preuves en la matière… Les républiques bananières d’Amérique centrale ne datent pas d’hier, l’Amazonie est vouée aux prédateurs et les stars d’Hollywood se sont depuis longtemps taillé de petits empires en Patagonie. Progressivement, et pour les mêmes résultats, on est passé de la canonnière au carnet de chèques et aux avocats. La nouveauté, c’est que ces transactions prennent aujourd’hui une ampleur inédite.

Un phénomène massif et global

Aux yeux des observateurs comme des politiques, l’accélération du phénomène est tout simplement sidérante. Le nombre de « deals » explose et ils concernent des surfaces de plus en plus importantes. Face à ce tsunami, les économistes n’hésitent plus à parler de « troisième vague de délocalisations », après celle des usines dans les années 1980, puis de la high-tech dans les années 1990. Pour le décrire, on a même inventé un terme : le « landgrab », ou « accaparement des terres ».

On compterait de 5 à 10 gros contrats de vente ou de location de terres arables par jour, selon l’ONG espagnole Grain, qui s’en remet aux sources de presse faute de statistiques officielles. Pour la FAO (l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) et l’IIED de Londres (International Institute for Environment and Development), il ne s’agit pourtant que de « la pointe de l’iceberg ». On estime ainsi à 10 millions d’hectares les terres cédées en 2008 et, selon l’International Land Coalition, qui regroupe ONG et agences intergouvernementales, 30 millions d’hectares auraient fait l’objet de négociations au premier semestre 2009, soit l’équivalent de la surface cultivable de la France. L’unité de base des contrats est passée à la centaine de milliers d’hectares et le phénomène est désormais mondial. Il met « sous pression les meilleures terres, proches des marchés et irriguées »,et percute de front un élément central de l’identité, des modes de vie et de la sécurité alimentaire de sociétés entières, souligne la FAO. Avec à la clef, parfois, des réactions explosives : à Madagascar, la poussée de fièvre qui a suivi l’affaire Daewoo compte pour une bonne part dans le départ du pouvoir du président Ravalomanana.

Face à ce mouvement de fond, chercheurs et politiques semblent pris de court. La France « espère définir une position sur le sujet d’ici à la fin de l’année », indique un haut fonctionnaire. Partout se constituent des groupes de recherche et la Banque mondiale vient juste de lancer une vaste étude portant sur 17 pays.

Qui achète ?

Tout le monde s’y met. Car la terre - et l’eau qui va avec - s’impose désormais aux côtés du pétrole comme un instrument de puissance et de sécurité économique. La rareté pointe son nez. En 2007, les prix des produits alimentaires ont en moyenne doublé sur un an et leur baisse séculaire semble enrayée pour toujours . « On se dit qu’on peut tout acheter et le climat est délétère. Au Sénégal, au Mali, on rencontre des Russes qui se disent Espagnols et sont accompagnés par des banques anglaises », s’amuse un expert. Ambiance…

Les Etats ou leurs bras armés (sociétés publiques, fonds souverains…) arrivent en tête des clients : ils souhaitent garantir sur le long terme leurs approvisionnements et ne plus dépendre de marchés trop instables. Un gros bloc d’« acheteurs » d’espaces extraterritoriaux se dessine ainsi : parce qu’ils manquent totalement d’eau et de potentiel agricole, comme l’Arabie saoudite et les autres riches producteurs d’hydrocarbures (monarchies du Golfe, Libye…), l’Egypte ou la Jordanie ; ou parce qu’ils ne peuvent répondre aux besoins croissants de leurs populations, comme la Chine, l’Inde, la Malaisie, la Corée du Sud ou le Japon, qui importent déjà 60 % de leur alimentation. Pékin se montre un champion en la matière, avec une trentaine d’accords agricoles fin 2008, portant sur le riz, le soja, le maïs et des cultures énergétiques comme la canne à sucre, le mil et le sorgho.

Mais le privé n’est pas en reste. Le secteur agricole alimentaire offre des perspectives insoupçonnées et l’évolution du climat, l’écologie, la crise de l’énergie et les crédits carbone ont mis à la mode les biocarburants, qui exigent de nouveaux et vastes espaces cultivables pour remplacer le pétrole. Les taux de rendement annuels sont élevés (+ 400 % en Afrique…) et la spéculation bat son plein. On trouve sur ce créneau les grands acteurs traditionnels de l’agroalimentaire (les suédois Blach Earth Farming et Alpcot-Agro en Russie, le britannique Lonrho en Angola, ou un conglomérat sud-africain, Agri SA, qui règne sur 10 millions d’hectares en République démocratique du Congo, mais aussi de manière plus surprenante des industriels (Hyundai et Daewoo) et des poids lourds de la finance internationale. La crise financière est passée par là. Délaissant pour un temps les marchés dérivés, les fonds de pension, les fonds d’investissement et les grandes banques ont trouvé de nouvelles valeurs refuges. La société new-yorkaise Black Rock Inc. a ainsi monté l’an dernier un énorme fonds spéculatif agricole, Morgan Stanley et Renaissance Capital sont en Ukraine ou au Brésil, Deutsche Bank et Goldman Sachs ont investi dans l’élevage… en Chine.

Qui vend ?

Sous-exploitée sur le plan agricole, l’Afrique est dans le viseur des investisseurs. Jusqu’à la caricature : l’Ethiopie reçoit d’une main l’aide du Programme alimentaire mondial, un organe des Nations unies, et permet d’un autre côté à l’Arabie saoudite de cultiver sur son sol blé, riz et orge… Soudan, Mali, Ethiopie, République démocratique du Congo, Mozambique sont en tête du hit-parade du continent. Mais de plus petits pays comme le Sénégal, la Tanzanie, le Malawi, l’Ouganda, la Zambie, le Zimbabwe s’y sont mis aussi. Les objectifs sont quasiment toujours les mêmes : riz, maïs, sésame, huile de palme et agrocarburants. Et si l’Amérique latine est une terre d’élection déjà traditionnelle pour ces investissements, l’Asie constitue un nouvel horizon : Indonésie, Pakistan, Birmanie, Philippines, Laos, Thaïlande, Vietnam, Mongolie, Kazakhstan, Sibérie et même la petite Papouasie, en passe de devenir un grenier à céréales pour l’Arabie saoudite. Sans oublier la grande Europe continentale, riche en blé et en colza, avec l’Ukraine et la Roumanie, où investissent même des agriculteurs français.

Mais pourquoi vendre ou louer ses ­terres ? Paradoxalement moins pour le « cash » alimentant le budget national que pour le développement en termes d’infrastructures, d’emploi, de technologie, de semences et d’ouverture au marché mondial. Pour la plupart soumis pendant des années à des plans d’ajustement structurels, ces pays n’ont pas investi comme ils auraient dû le faire dans leur agriculture. Leurs rendements agricoles ont été divisés par trois depuis les années 1960. Conséquence : les pays vendeurs ou loueurs sont souvent eux-mêmes demandeurs et n’hésitent pas à solliciter des acheteurs.

Comment gérer ce nouveau marché ?

« On présente ces contrats comme “ gagnant-gagnant ”, mais c’est de la foutaise ! », s’agace Michel Merlet, directeur de l’ONG Agter. Si les Etats sont preneurs, les oppositions locales sont fortes. Et les accords tournent parfois au néocolonialisme. L’ONG Grain pointe ainsi du doigt Pékin, qui arrive avec sa propre main-d’oeuvre et des semences peu adaptées, qui n’hésite pas à bouleverser la biodiversité d’origine et s’asseoit sur les règles sociales locales. Le productivisme importé conduit quant à lui à une diminution de l’emploi. Tout le contraire des délocalisations industrielles ! Surtout, de quelle terre parle-t-on ? Pas facile de déterminer les droits fonciers des ruraux dans ces pays en développement ou émergents : les lois sont floues ou se superposent, les droits d’usage ne sont pas codifiés, les cadastres sont inexistants et les « sans-terre » très nombreux. « Il faut des lois modernes reconnaissant les droits des agriculteurs en place. Or, actuellement, c’est un vrai capharnaüm. Au Mali, un pays grand comme 5 fois la France, il n’y a que 20 notaires, qui ne travaillent qu’en zone urbaine ! Depuis les indépendances, les gouvernements ne se sont pas attaqués à ce problème et considèrent que la terre appartient à l’Etat », note Vatché Papazian, ingénieur spécialiste du développement rural à l’AFD. « La terre a été cédée par les colonisateurs aux nouveaux Etats souverains comme l’a été le pétrole ! », observe Michel Merlet.

La plupart des experts craignent que toute tentative de régulation ne soit vaine. Parant au plus pressé, les politiques commencent à donner des signaux et souhaitent voir des codes de bonne conduite adoptés par les Etats comme par les clients. Le Japon se fait depuis quelques mois le héraut de cette cause ; l’Union africaine se penche sur le problème ; la question s’est retrouvée en bonne place lors du G8 de juillet dernier en Italie ; et l’Assemblée générale des Nations unies vient de s’en emparer. Objectif affiché : éviter que le phénomène ne dégénère et finisse par engendrer de la violence.

DANIEL BASTIEN, Les Echos