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Pic en vue ? Matière à réfléchir

Pic ?1 Faux-plat ? Simple col avant le prochain pic – col Sud de l’Everest ? Les pic-ologues hésitent. Janvier 2019 : un blog francophone2 annonce un possible pic dans la production mondiale de ciment en 2014-2015. Un autre, plus téméraire dans ses prédictions, pensait déjà le détecter en février 20173. Indéniablement, la pente raide s’est arrêtée sur un petit plateau en 2015. Ce changement est d’autant plus remarquable que la courbe avait quasi toujours eu une dérivée positive depuis les années 1920, que des événements aussi importants que les crises financières (1929 ou 2008) ou la Seconde Guerre mondiale n’avaient pas infléchi le signe, et que même la dérivée seconde restait positive (« raideur » toujours plus importante). Alors qu’on s’orientait, apparemment, vers une asymptote verticale, on a eu droit à un plateau – voire une légère décroissance. Il y a là une vraie discontinuité : un pic.

production globale de ciment

Les raisons du pic ? La Chine, 57% de la demande globale en 2015. Comparaison affolante : ce pays a consommé entre 2011 et 2013, donc en trois ans, autant de ciment que toute l’économie américaine au XXème siècle4. Vous avez bien lu : en-trois-ans. Que ce pays consomme un peu moins et la courbe mondiale s’aplatit. La même explication, quasi triviale, vaut pour l’accroissement de la hausse depuis le début des années 2000 (1,5 Giga tonnes5 en 2000 à plus de 4 Gt en 2015). On peut encore rappeler, histoire de rajouter du vertige au vertige, que la consommation de ciment en Chine a été multipliée par 9000 entre 1920 et 2013 et par 3600 depuis 1949 (Cao et al., 2017). Evidemment, cette réponse ne peut que laisser insatisfait. La Chine n’est pas un monolithe – on ne rappellera pas toutes les différences socio-économiques entre sa côte, les nouvelles villes du centre et les régions les plus à l’Ouest du pays. En outre, cette courbe agrégée au niveau mondial cache l’explosion de la consommation dans certains pays6 et la baisse, parfois depuis des décennies7, dans d’autres. Enfin, il ne faut pas oublier que les courbes peuvent baisser… pour mieux repartir à la hausse8.

Au-delà des spéculations sur le tassement dans cette courbe, comment penser ce graphe ? Là où pic-ologues et collapsologues prospectent le futur – les uns s’interrogeant sur la fin de la croissance9, les autres y trouvant un énième signe de l’effondrement présent – nous nous proposons de réfléchir à quelques racines et quelques effets concrets de cette courbe. Quelles histoires environnementales et politiques l’accompagnent ? Peut-on donner une épaisseur socio-historique à ce chiffre : quatre milliards de tonnes de ciment consommées par an dans le monde ?

De quoi le ciment est-il le nom  

En amont du ciment contemporain, il y a des siècles d’histoire des sciences et techniques, de débats sur la « solidité » des matériaux de construction, des industriels en compétition, des milliers de brevets, des académies des sciences, des ingénieurs des Ponts et Chaussées, des instruments de mesure, etc. Nous passerons rapidement sur cette longue histoire – qui mériterait pourtant une attention particulière – pour rappeler l’univers du ciment, illustrer les liens aux énergies fossiles et, surtout, discuter sa destination : le béton.

Avant ce que nous nommons aujourd’hui « ciment » il y a, au XIXème siècle, la chaux hydraulique artificielle. Celle-ci s’avère être le point d’aboutissement d’innombrables recherches menées en France et en Angleterre afin de produire un liant fiable. Les liants étaient jusqu’alors soit des pâtes d’argile, soit de la chaux, employés purs ou avec du sable. L’argile se trouvait en abondance et la chaux pouvait être facilement obtenue par la cuisson du calcaire à une température relativement peu élevée. Plusieurs milliers de chaufourniers produisaient cette chaux « grasse » dans des fours de petites dimensions en France au début du XIXème. La fabrication de toute chaux passe en effet par un processus de calcination (Figure 1) : CaCO3 -> CaO + CO2. Il se forme alors de la chaux vive (CaO) provenant de la décomposition du carbonate de calcium, constituant principal du calcaire. À l’issue de cette étape, les chaux sont hydratées, réaction qui s’accompagne d’un fort dégagement de chaleur et provoque la pulvérisation du produit. L’ingrédient clé dans l’histoire de la chaux hydraulique « artificielle » est la silice présente dans l’argile. Cette trouvaille reviendrait à l’ingénieur Louis Vicat (1817), qui détermine dans quelle proportion celle-ci doit être mêlée au calcaire pour donner de bons rendements. L’intérêt majeur du mélange (80% calcaire et 20% argile) : il a la propriété de faire prise et même de durcir sous l’eau10. Aussi, la construction se trouve partiellement libérée des contraintes géologiques. Alors qu’auparavant seules les matières premières « d’origine contrôlée11» étaient autorisées, désormais « tout entrepreneur pouvait, sur la foi d’une formule bien appliquée, produire sur place le meilleur mortier, quelle que fût la qualité des calcaires extraits, et donc assurer, par le biais d’une cuisson attentive et d’une combinaison sélective des matières premières, la solidité des ouvrages12 ». 

processus de calcination
Figure 1 – Tiré du site internet http://www.c-e-s-a.fr/chaux-de-saint-astier/les-chaux-de-saint-astier-quest-ce-que-la-chaux/

La chaux hydraulique artificielle va, à partir des années 1860, intégrer la construction, sous le nom de « ciment Portland »13. Le béton, mélange de ciment, d’eau et de granulats (sables et graviers), intègre peu à peu les travaux publics – ponts, aqueducs, réservoirs, silos, prisons, hospices, citernes, voûtes de caves, fondations, etc. Ce changement est à mettre en rapport avec les progrès réalisés dans la fabrication des fours et à l’utilisation du charbon comme combustible. Les premiers fours étaient des fours statiques et verticaux, identiques à ceux utilisés pour la fabrication de la chaux, nourris par des combustibles qui varient selon la localité et la forme du four. A la toute fin du XIXème siècle, l’artisan de chaufournerie cède la place à l’industriel avec le passage à des fours rotatifs horizontaux, plus onéreux mais plus puissants que les précédents. L’industrie française naissante connaît un fort mouvement de concentration et la quasi-totalité de la production de ciment, autour de 1900, est assurée par 29 usines dans 3 départements (Simonnet, 2005, p. 62). Les lourds investissements initiaux, pour les fours notamment, et la nécessité d’atteindre une taille critique font de cette activité une des plus capitalistiques de l’industrie.  Le mouvement de concentration s’est poursuivi tout au long du XXème siècle pour aboutir, en France en 2018, à un oligopole de 5 producteurs majeurs : Lafarge, Eqiom, Vicat, Calcia et Kerneos.

Une fois que le ciment et le fer sont industrialisés, fin du XIXème siècle, le béton armé rentre en scène. S’ouvre une période de reconnaissance scientifique, académique (premiers cours et manuels de béton armé à l’Ecole des Ponts et Chaussées), mais aussi celle de la diffusion massive (revues, publications) et explicitement capitaliste (brevets14 et systèmes) de cette nouvelle façon de construire. Le béton qui servait très majoritairement les travaux publics et l’équipement industriel jusque-là, pénètre alors massivement le bâtiment – l’acier que contient le béton armé symbolise le passage de l’horizontal au vertical. A partir des années 1950, le béton pénètre tout le secteur du Bâtiment et Travaux Publics (BTP) – barrages, logements sociaux, stations balnéaires (et de ski), (aéro)ports, villes nouvelles, etc.

Si 90% des ouvrages en France contiennent aujourd’hui du béton (Syndicat français de l’industrie cimentière), le ciment ne représente que 13% de la masse d’un béton standard : ce qui compte, en poids, c’est le granulat (75-80%). La quantité de ciment consommé ne peut être désolidarisée de toute l’eau, du granulat et du combustible nécessaire à la production de béton. Les grandes multinationales ne s’occupent d’ailleurs pas que de ciment. Car si ce liant est le point sensible de l’univers du BTP, il n’en constitue qu’un élément (après tout : pas de béton sans ciment, certes, mais pas de béton sans granulat non plus). Pour un aperçu de l’étendue de l’univers du ciment, il faut suivre les tentacules des cimentiers. Prenons Heidelberg Cement Group en France : elle possède une centaine de carrières de granulats (entreprise GSM), dix cimenteries (Ciments Calcia) et les carrières (calcaire et argile) associées, des camions (Tratel) citerne/benne/toupies, 168 usines de béton prêt à l’emploi (Unibéton), des usines à chaux (Socli), etc.

Complétons la démonstration sur ce représentant du capitalisme fossile en évoquant son lien à la question climatique. Si l’industrie cimentière vante, entreprise de greenwashing vieille de plusieurs décennies15, ses efforts pour un « ciment vert((Récemment, alors que le journal The Guardian réalisait une série d’articles sur le béton, l’association mondiale de ciment et béton se plaignait du traitement reçu, alors même que la profession réalise des « efforts considérables ». https://www.theguardian.com/cities/2019/mar/01/were-wholly-disappointed-the-industry-responds-to-guardian-concrete-week)) », elle échoue en grande partie du fait de la « décarbonatation » : entre 650 et 900°C, les carbonates libèrent le gaz carbonique. C’est que la formule susmentionnée, qui traduit la décomposition de l’oxyde de carbone calcaire, fait apparaître du CaO mais aussi du CO2 ! En France, 2014, l’industrie cimentière affirme que 64% de ses émissions sont dues à la décarbonatation. Le reste vient de l’énergie utilisée pour chauffer les fours, l’extraction (le broyeur consomme à lui seul 20 à 30% de l’énergie électrique totale de l’usine) et le transport (à 88% par route en France en 2014). Depuis le XIXème siècle, des économies d’énergie ne cessent d’être apportées au processus (le plus souvent pour réduire les coûts16) sans toutefois pouvoir réduire l’émission de CO2 qui résulte de cette réaction chimique : la fabrication d’une tonne de ciment relâche aujourd’hui 800 kg à 900 kg de CO2. Si l’industrie cimentière était un pays, elle serait troisième sur le podium des émetteurs avec 7 à 8% des émissions mondiales de CO2.

Des flux de matières à l’accumulation de stocks

extraction mondiale ciment
Figure 2 – Image tirée de Krausmann et al. (2018)

Retour au 4 Gt de ciment de 2015 : comment les situer dans les volumes de matières du système économique mondial ? La Figure 2 montre l’évolution de l’extraction mondiale annuelle qui a été multipliée par 12 entre 1900 et 2015 (un peu moins de 8 Gt en 1900, 89 Gt en 2015). En cumulatif : 3400 Gt de matières ont été extraites depuis 1900 (Krausmann et al., 2018). Les courbes ressemblent à celle du ciment : (quasi toujours) croissantes et convexes. Un fait absolument remarquable : après « la grande accélération » dans les décennies d’après-guerre, une « très grande accélération » a commencé en 2002 ! Depuis 2002, on a extrait 1000 Gt de matières, la hausse entre 2002 et 2015, en treize ans à peine, est de 53% (Krausmann et al., 2018). La croissance de la population ou du PIB sont inférieures à celle de l’extraction de matériaux de construction. Un des faits majeurs du XXème siècle est le passage d’une extraction de matières dissipatives (la grande majorité de la biomasse et des énergies fossiles) à des matières non-dissipatives (essentiellement des matériaux de construction). Au niveau mondial, la part de l’extraction qui consiste en des matières pour un usage dissipatif est de 72% en 1900, 50% en 1993 (quand les courbes se croisent) et 41% en 2015. En pourcentage, on extrait de plus en plus pour construire, de moins en moins pour se nourrir, et même pour fournir l’énergie nécessaire au système économique. Ce qui change fondamentalement, c’est l’extraction de matériaux destinés à la construction (avec un premier bond entre 1950 et 1973 ; un autre depuis 2002). Ce changement dans la nature des matières extraites a pour conséquence logique une hausse des stocks de matières, c’est-à-dire de la masse d’environnement bâti. Pour la même période, de 1900 à 2015, on observe une multiplication par 27 pour les stocks (environ 1000 milliards de tonnes aujourd’hui, le dixième aux Etats-Unis). La hausse des additions nettes aux stocks17 est encore plus forte : multiplication par 69 entre 1905 et 2015. Dans cette période de 115 ans, 40% de l’addition nette aux stocks se fait entre 2002 et 2015.

Signe d’une époque où le gigantisme est la norme, on peine à concevoir ces quantités. Au contraire des flux monétaires des marchés financiers, les chiffres sont ici bien consistants et palpables. Les stocks de l’UE des 25 en 2009 (Wiendehofer et al. , 2016) indiquent « ce qui pèse » : 35 Gt pour les bâtiments résidentiels ; 39 Gt pour le réseau routier ; 1 Gt pour le réseau ferré (Figure 4). Le poids de quelques infrastructures chinoises en million de mde béton18 : un pour le plus long pont du monde (Hong Kong – Macao) ; 27 pour le plus grand barrage du monde (Trois Gorges) ; 65 pour le canal Nord-Sud, qui doit acheminer de l’eau vers les régions désertiques du Nord((Plus grand chantier du monde, sur plus de 4000km, son coût total est de 80 milliards $. Voir le superbe film d’Antoine Boutet (2015) : Sud eau nord déplacer.)). La liste semble infinie : nouvelles routes de la Soie, nouvel aéroport de Pékin, etc., etc.

Un héritage de masse à entretenir

accumulation mondiale des stocks
Figure 3 – Accumulation de stocks à l’échelle mondiale (Krausmann et al., 2018)

Passer des flux aux stocks de matières offre de nouvelles perspectives et fait ressortir l’ampleur du poids des infrastructures. Si on examine les grandes composantes des stocks mondiaux de matières (Figure 3), on trouve sur le podium : du béton (granulat + ciment), de l’asphalte (granulat + bitume) et des granulats. L’enseignement est le suivant : bien plus que le béton, c’est le sable et le gravier qui représentent la matière de l’économie capitaliste mondiale (en France, à peine 33% du granulat est destiné au béton). L’extractivisme mondial est donc prioritairement19 destinée aux sous-couches des routes, au remblai, à l’endiguement, etc. Le béton est central dans cette histoire, mais finalement secondaire en poids.

Pour illustrer ce besoin de granulat, on peut prendre l’exemple de l’expansion de la voiture aux Etats-Unis. Miatto et al. (2017) montrent que le grand changement dans le réseau routier américain vient d’abord du nombre de voitures (multiplié par 3400 entre 1905 et 2015). Le réseau et la population augmentent peu en comparaison (multiplication inférieure à 2 et 4). Comme il y a beaucoup plus de véhicules, qu’ils sont plus lourds20 et roulent plus vite, le contenu et le revêtement d’une route changent radicalement. On passe de 91% de routes non pavées en 1905, à moins de 50% en 1945 et 6% en 2015. Il y a, en moyenne, 13 fois plus de tonnes par kilomètre de route21! De plus, les routes s’usent beaucoup plus vite et le coût de maintenance, exprimé en tonnes extraites par an, est très élevé. Les flux de matières servent à entretenir les routes plus qu’à en construire de nouvelles. C’est un cercle vicieux cumulatif général : le granulat extrait (flux) sert à construire les infrastructures mondiales (stock) qui demandent du granulat (flux) pour être maintenues.

Les chiffres pour l’entretien des stocks de l’UE en 200924 fournissent une autre idée des flux d’entretien (Wiendehofer et al., 2016). Les « input » représentent 1,9 Gt dont quasiment la moitié sert à la seule maintenance du réseau routier ! Environ 11% de ce flux va à la maintenance des bâtiments résidentiels. Le reste sert à l’expansion du stock (réseaux routier, ferré et bâtiments résidentiels). En supposant que la totalité des matières recyclées soient utilisées comme nouveaux inputs pour alimenter les stocks, hypothèse la plus conservatrice, alors 42% de la consommation totale des matériaux de construction en 2009 consiste en des minerais qui servent à la seule expansion et maintenance du stock de routes et de bâtiments résidentiels (le reste va aux ponts, aéroports, ports, tunnels, bâtiments publics, centres commerciaux, bureaux, réseaux souterrains, etc.).

flux de matieres dans l ue
Figure 4 – Flux de matières pour quelques stocks dans l’UE. Image tirée de Wiedenhofer et al. (2016).

La logique de l’accumulation de stocks, reflet de l’accumulation de capital, nous ancre dans une impasse. Du fait de l’inertie des infrastructures (on ne « supprime » pas souvent des routes), il y a des effets de verrouillage (lock-in) importants. Quelques chercheurs ont imaginé un « scénario soutenable22» qui a le mérite de nous révéler l’ampleur des dépendances au sentier (et du désastre) puisqu’il prévoit une hausse de 42% des stocks d’ici 2050 ! Le scénario de « stabilisation » promet, lui, un quasi doublement des stocks. Un scénario de convergence des trajectoires vers celle des pays riches mène à une extraction d’environ 220 Gt en 2050. Quoi qu’il arrive, les stocks (donc les flux) continueront à croître. En outre, de récents travaux (Pauliuk et Müller, 2014 ; Lin et al., 2017) prouvent que la dynamique des stocks conditionne l’effectivité à long terme des politiques de lutte contre le changement climatique.

Réservoir de déchets

Mettre les stocks au centre de l’analyse permet également de capter ce qui en sort : des déchets et des matières qui réintègrent le système économique (comme flux rentrant, mais non issus d’un environnement « naturel »). Le flux output pour l’UE, lui aussi considérable (1269 Mt, contre 1907Mt pour le flux input), se répartit comme suit : 45% consiste en des déchets de démolition de routes (573 Mt) ; 9% consiste en des déchets des bâtiments résidentiels (112 Mt) ; 46%de ce flux est du minerai de construction réutilisé. Au total, pour l’UE, plus de 685 millions de tonnes de déchets sont rejetés chaque année, provenant du seul stock de routes et de bâtimentsrésidentiels (Figure 4). En France, 200-250 Mt de déchets inertes23 sont produites chaque année (185,3 Mt des travaux publics et 42,2 Mt pour le bâtiment en 2014).

Cercle vicieux qui peut se présenter sous forme vertueuse : c’est que les déchets réutilisés permettent d’éviter de l’extraction « nouvelle » ! Ainsi, le « faible » taux de construction de nouvelles routes aux USA a permis d’absorber une part importante des déchets du secteur de la construction. La question du recyclage s’avère paradoxale : forte réutilisation des matériaux de démolition, très faible recyclage du béton. Si les immenses flux de matières issus de l’entretien des routes et du bâtiment peuvent servir de remblais (notamment pour les routes), le béton armé ne se recycle pas en pratique. Les professionnels du marketing affirmeront qu’il existe en théorie des cas où du béton armé est entièrement recyclé24. En théorie, c’est possible mais en pratique le coût reste trop élevé, et le béton armé effectivement produit n’est jamais issu du recyclage – en France, les 20 Mt de bétons de déconstruction sont majoritairement réutilisés comme remblais. Ainsi, le granulat réellement recyclé reste l’exception plutôt que la règle (6-8% du granulat en France) et va servir très majoritairement comme remblais.

flux des dechets issus des stocks
Figure 5 – Graphe tiré de Wiendenhofer et al. (2019)

Le fait que de plus en plus de matières extraites se transforment en stock implique qu’une part considérable de la matière retourne à « l’environnement » avec un décalage temporel important (des décennies). Comme les flux de déchets issus du secteur de la construction et démolition vont fortement augmenter au cours des prochaines années, la maintenance des routes risque de ne pas être suffisante pour tout absorber. Même le scénario (déjà mentionné) le plus favorable promet une hausse des flux des déchets issus des stocks (en vert sur la Figure 5).

Les milliers de débats sur la « dématérialisation de l’économie » passent à côté d’un fait crucial : plus que les flux, ce sont les stocks (flux temporairement ossifiés) qui comptent. Ces stocks conditionnent les flux : indispensable « input » pour entretenir les stocks ; inévitable « output » du fait de la durée de vie finie des infrastructures. La taille des stocks (en particulier les réseaux routiers) et leur durée de vie25 sont les deux facteurs les plus déterminants pour évaluer les flux nécessaires au renouvellement et à leur maintenance. Les mesures pour améliorer « l’efficacité » des futures constructions, souvent mises en avant par le secteur du bâtiment et certaines politiques publiques, n’atteindront pas les objectifs de découplage (matériel ou énergétique). Les pays capitalistes avancés font aujourd’hui face à l’alternative infernale26 suivante : construire davantage, et accentuer la dépendance au sentier, pour absorber les flux de déchets (et être certifié « économie circulaire » ?) ou cesser la construction (de nouveaux stocks) quitte à devoir gérer des montagnes de déchets inertes.

Penser les traces (panser les traces)

Les courbes fascinent. Celle du ciment, mais aussi celles du plastique, du pétrole, des métaux rares et de bien d’autres matières (Smil, 2014). Pourtant, les courbes ne s’animent pas toutes seules. Un graphe ressemble à une tombe en béton : cela ne dit rien. Parfois ça pique, parfois ça va piquer, parfois ça a déjà piqué. Si ces chiffres peuvent, à condition d’être insérés dans un récit socio-politique consistant, raconter une histoire, ils ne doivent pas constituer le cadre du débat sur les crises écologiques ambiantes. Car le risque est grand de tomber dans une discussion technocratique qui se soucie peu des responsabilités pour se focaliser sur le prescriptif. Les courbes sans histoires, les effets sans causes, aboutissent à des : il « faut » – faire baisser cette courbe, rester sous tel chiffre, etc. Les citoyens n’auront qu’à obéir « puisqu’il y a urgence ». Depuis quelques années, des dizaines d’articles sur les flux de matières viennent alimenter les politiques publiques. Les solutions encouragées restent très majoritairement d’ordre technique – « corriger » les trajectoires sans débattre des causes. On peut, sans difficulté, imaginer le jour où « les experts » nous présenteront une nouvelle limite à ne pas dépasser : «bilan matière» par habitant. Bilan traduit en « il faut » par des politiciens. Et tout pourrait continuer comme avant. Imaginons, par un exercice de pensée, que ces graphes n’existent pas. Imaginons que nous n’ayons pas cet outil. Il n’y aurait, alors, plus de crise écologique ? Imaginons que l’industrie cimentière, par on ne sait quel miracle, réduise fortement ses émissions de CO2, les dégâts seraient-ils résolus en une quelconque façon ? Non, bien sûr : les traces, dans les territoires, du « bon béton vert » seront tout aussi présentes que celles du « mauvais béton brun ». Pour qui construit-on et pour quoi ? A qui servirait ce « béton vert » ou des « routes vertes » ? A fluidifier davantage le capitalisme27, à coloniser d’autres territoires par de vertes infrastructures ?

Le ciment nous a servi de prétexte pour souligner ses liens avec le capitalisme fossile mais, aussi et surtout, le poids des infrastructures qui s’empilent au sein du système économique mondial. Celles-ci nécessitent structurellement une extraction massive et engendrent nécessairement des déchets. Pour produire cet espace global bien particulier, de la matière doit être extraite localement quelque part. Les infrastructures tracent la terre de bien des façons : « trous » des carrières, montagnes de déchets inertes, villes tentaculaires, etc. D’où les luttes socio-environnementales : contre les projets d’extraction, les infrastructures inutiles, pour préserver des territoires, etc. Toutes ces traces nous affectent, plient nos corps, canalisent nos actions, nos routines et nos rapports au monde. Notre recherche montre qu’il sera au moins aussi compliqué de transformer cette infrastructure matérielle, solidement ancrée dans le sol, que de produire des imaginaires et des représentations post-capitalistes (et penser leur articulation). Il ne faut pas se raconter d’histoire : tout projet anti/post-capitaliste devra composer avec l’héritage des idéologies productivistes et leur traduction matérielle – il devra penser à partir des traces matérielles et des imaginaires que produisent ces infrastructures. Il y a là, loin des pics, des chantiers à investir pour espérer faire dérailler la production d’alternatives infernales, et entrouvrir des perspectives un peu moins pesantes.

Pour aller plus loin

  • Archives du Syndicat Français de l’Industrie Cimentière.
  • Archives de l’Union nationale des industries de carrières et matériaux de construction.
  • Cao, Z., L. Shen, L. Liu, J. Zhao, S. Zhong, H. Kong, et Y. Sun. « Estimating the In-Use Cement Stock in China: 1920–2013 ». Resources, Conservation and Recycling 122 (2017): 21‑31.
  • Genestier, P., Gras, P., Sacré béton !, Éditions Libel, Lyon, 2015
  • Guillerme, A., Bâtir la ville ; révolutions industrielles dans les matériaux de construction, France – Grande Bretagne, 1760-1840, Paris, Champ Vallon, 1995
  • Krausmann, F., C. Lauk, W. Haas, et D. Wiedenhofer. « From Resource Extraction to Outflows of Wastes and Emissions: The Socioeconomic Metabolism of the Global Economy, 1900–2015 ». Global Environmental Change 52 (2018): 131‑40.
  • Lin, C., G. Liu, et D. B. Müller. « Characterizing the role of built environment stocks in human development and emission growth ». Resources, Conservation and Recycling 123 (2017): 67‑72.
  • Magalhães, N., Fressoz, J.B., Jarrige, F., Le Roux, T., Levillain, G., Lyautey, M., Noblet, G., Bonneuil, C., 2019. The Physical Economy of France (1830–2015). The History of a Parasite? Ecological Economics 157, (2019): 291– 300.
  • Miatto, A., H. Schandl, D. Wiedenhofer, F. Krausmann, et H. Tanikawa. « Modeling Material Flows and Stocks of the Road Network in the United States 1905–2015 ». Resources, Conservation and Recycling 127 (2017): 168‑78.
  • Pauliuk, S., et D. B. Müller. « The role of in-use stocks in the social metabolism and in climate change mitigation ». Global Environmental Change 24 (2014): 132‑42.
  • Simonnet, C., Le Béton, histoire d’un matériau. Économie, technique, architecture, Paris, éd. Parenthèses, 2005
  • Smil V. Making the Modern World: Materials and Dematerialization, Wiley, 2014
  • Wiedenhofer, D., W. Haas, M. Neundlinger, et N. Eisenmenger. « Material Stocks and Sustainable Development ». In Social Ecology, édité par H. Haberl, M. Fischer-Kowalski, F. Krausmann, et V. Winiwarter, 277‑91. Cham: Springer International Publishing, 2016.
  • Wiedenhofer, D., T. Fishman, C. Lauk, W. Haas, et F. Krausmann. « Integrating Material Stock Dynamics Into Economy-Wide Material Flow Accounting: Concepts, Modelling, and Global Application for 1900–2050 ». Ecological Economics 156 (2019): 121‑33.

Notes

  1. Les thématiques traitées dans ce texte font l’objet d’une thèse (en cours).[]
  2. https://energieetenvironnement.com/2019/01/17/le-monde-a-connu-un-pic-du-ciment-en-2015/?fbclid=IwAR1lDpz8LqVUqskNIS1UX-A7E-eBnwslEhVD_Mu9Nvp1Dlds1o-7otJmwg0; https://cassandralegacy.blogspot.com/2019/01/what-happened-in-2015-that-changed.html[]
  3. https://srsroccoreport.com/a-large-crack-appeared-in-the-global-markets-and-no-one-noticed/[]
  4. https://www.washingtonpost.com/news/wonk/wp/2015/03/24/how-china-used-more-cement-in-3-years-than-the-u-s-did-in-the-entire-20th-century/[]
  5. Une giga tonne (Gt) = un milliard de tonnes = 109 t. Un million de tonnes = 1 Mt = 106 t.[]
  6. Vietnam, Iran, Indonésie, Arabie Saoudite, quelques pays d’Afrique de l’Ouest, etc.[]
  7. La France connaît un « pic » de consommation de ciment au milieu des années 1970 (autour de 34 Mt).[]
  8. Les États-Unis ont atteint un pic en 2005, suivi d’une lourde chute en 2007-2009 avant de connaître une hausse faible mais continue depuis 2010. La France a vu sa consommation augmenter entre 1996 et 2007.[]
  9. Annoncée depuis les premiers « pics » pétroliers, la décroissance subie par un manque de ressources ne résiste pas à l’analyse des faits. Il n’y a pas de pénurie en vue pour les matières importantes à l’économie mondiale (Smil (2014, p. 158-165).[]
  10.  Guillerme (1995) montre que le mélange calcaire-silice est expérimenté en pratique, à plusieurs reprises, avec succès, notamment pour les routes en Champagne entre 1792 et 1802. On peut remonter à 1756, lorsque l’anglais John Smeaton découvre le rôle de l’argile dans l’hydraulicité des chaux et produit une chaux hydraulique sans pouzzolane. Guillerme suggère que l’ouvrage de Smeaton, traduit en 1810 en France et disponible à la bibliothèque de l’Ecole Impériale des Ponts et Chaussées, devait être connu de Vicat.[]
  11. Par exemple la pouzzolane (terre volcanique de la région de Naples) ou quelques carrières de pierre à chaux en France (Senonches, Boulogne). Ces matières s’avèrent trop éloignées des lieux de construction – donc inutiles.[]
  12. Simonnet, 2005, p. 22[]
  13. Un briquetier, Joseph Aspdin, fait breveter en 1824 en Angleterre le ciment « Portland ». Ce produit va connaître un immense succès notamment dans ses applications maritimes.[]
  14. On ne peut pas ne pas citer les brevets de Lambot (1846), Meunier (1867) – qui ne saisissent pas l’enjeu du matériau de construction dans leur invention – et surtout celui d’Hennebique (1892). Ce dernier concerne une simple languette en fer, l’étrier. « Il s’agit d’un système qui place explicitement les fers en fonction des contraintes, qui préconise l’emploi d’étriers pour relier les fers longitudinaux pour mieux répondre à l’effort tranchant et faciliter ainsi la mise en œuvre du béton. » (Gras, 2015, p. 47). Cette « astuce de chantier », ou « trouvaille de maçon », Hennebique en pense les applications, en déploie le potentiel économique à une échelle industrielle (via une importante propagande publicitaire et des bureaux d’études dispersés mondialement).[]
  15. Les revues du Centre d’information de l’industrie cimentière l’illustrent à merveille. Par exemple, dans un numéro de 1975, un article titre « L’industrie cimentière et la protection de l’environnement – des efforts considérables sont accomplis pour éviter de polluer l’atmosphère ».[]
  16. L’énergie représente parfois près des deux tiers du coût variable avec une nécessité de maintien d’une température élevée du four, indépendamment de la production.[]
  17. L’addition nette aux stocks s’obtient par la différence entre les stocks de deux années consécutives.[]
  18. Il faut environ deux tonnes de granulats pour un m3 de béton.[]
  19. En France, plus de 75% du granulat est destiné au génie civil, aux voiries et réseaux divers. Le bâtiment est secondaire en poids.[]
  20. Smil (2014, p. 132-133) montre que, malgré les gains sur le moteur, les voitures américaines et européennes ont vu leur poids augmenter au cours des dernières décennies (en partie du fait des exigences en « confort » – électronique, air conditionné, etc. – des clients).[]
  21. Un raisonnement analogue vaut pour la France où il faut environ 30 000 t de granulats pour un seul kilomètre d’autoroute ![]
  22. Scénario dont on peine à imaginer comment il adviendrait : « dématérialisation radicale » (-90% d’extraction de matériaux de construction) avec des améliorations très importantes dans les systèmes mondiaux de recyclage (les taux de recyclage et sous-cyclage autour de 90%).[]
  23. Les chiffres sont, encore, écrasants, au point que les ordures ménagères semblent ridicules à côté (autour de 20 Mt). Ces lunettes déformantes, qui n’accordent de l’importance qu’à ce qui est lourd, négligent le qualitatif (complexité et dangerosité de la matière).[]
  24. Très régulièrement on lira dans un magazine, spécialisé ou grand public, un article sur le « béton vert » (celui sur le « ciment vert » visera davantage les émissions de gaz à effet de serre).[]
  25. Raison pour laquelle certains experts s’alarment de la mauvaise qualité des constructions en Chine et y prévoient une forte hausse des déchets autour des années 2050.[]
  26. Évidemment, pas infernale pour tout le monde.[]
  27. Paradoxe ? Le capitalisme, qui cherche à tout rendre fluide et liquide, à supprimer les « rigidités » partout où il s’impose, a besoin d’un stock vertigineux de matières pour survivre.[]